Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VII/Seconde partie/Livre III/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Siam.

Le royaume de Siam est borné au nord par celui de Laos ; à l’est, par ceux de Camboge et de Keo ; au sud, par un grand golfe de son nom ; et à l’ouest, par la presqu’île de Malacca. Ses frontières s’étendent vers le nord jusque sous le 22e. degré ; et comme la rade qui termine son golfe est à peu près à 13 degrés et demi, il s’ensuit que toute cette étendue qui est peu connue des Européens, est d’environ cent soixante-dix lieues en ligne droite. Du levant au nord, le royaume est bordé par de hautes montagnes qui le séparent du royaume du Laos. Au nord et au couchant, d’autres montagnes le séparent des royaumes de Pégou et d’Ava. Cette double chaîne laisse entre elle une espèce de grande vallée, large, en quelques endroits, de quatre-vingts à cent lieues, qui, étant arrosée depuis Chiamai jusqu’à la mer, c’est-à- dire du nord au midi, par une belle rivière que les Siamois nomment Ménam, forme le corps ou la principale partie du royaume.

Les montagnes qui font les frontières communes d’Ava, de Pégou et de Siam, s’abaissent par degrés à mesure qu’elles s’étendent vers le sud, forment la presqu’île de l’Inde, au-delà du Gange, qui, se terminant à la ville de Sincapour, sépare les golfes de Siam et de Bengale, et qui, avec l’île de Sumatra, forme le célèbre détroit de Malacca ou de Sincapour. Plusieurs rivières, tombant de ces montages dans les golfes de Siam et de Bengale, rendent des côtes habitables. Les autres montagnes qui s’élèvent entre le royaume de Siam et celui de Laos, et qui s’étendent aussi vers le sud, vont, en s’abaissant peu à peu, se terminer au cap de Camboge, le plus oriental de tous ceux du continent d’Asie qui regardent le sud. C’est à la hauteur de ce cap que commence le golfe de Siam, et le royaume s’étend assez loin vers le midi de l’un et de l’autre côté du golfe, c’est-à-dire le long de la côte du Levant jusqu’après la rivière de Chauteboun, où commence le royaume de Camboge ; et vis-à-vis, c’est-à-dire dans la presqu’île au-delà du Gange, qui est au couchant du golfe de Siam, il s’étend jusqu’à Queda et jusqu’à Patane, terres des peuples malais, dont Malacca était autrefois la capitale.

Ainsi l’on compte environ deux cents lieues de côte sur le golfe de Siam, et cent quatre-vingts sur le golfe de Bengale : situation avantageuse qui ouvre aux naturels du pays la navigation sur toutes les mers de l’Orient. D’ailleurs la nature, qui a refusé toutes sortes de ports et de rades à la côte de Coromandel, dont le golfe de Bengale est bordé au couchant, en a donné un grand nombre à celle de Siam qui lui est opposée. Un grand nombre d’îles la couvrent et forment des asiles sûrs pour les vaisseaux, qui y trouvent de l’eau douce et du bois en abondance. Le roi de Siam les compte dans ses états, quoique ces peuples ne les aient jamais habitées, et qu’il n’ait pas assez de forces maritimes pour en détendre l’accès aux étrangers. La ville de Merguy est à la pointe nord-ouest d’une île grande et bien peuplée, que forme à l’extrémité de son cours une fort belle rivière, à laquelle on a donné le nom de Tenasserim, de celui d’une autre ville située sur ses bords, à quinze lieues de la mer. Cette rivière vient du nord. Après avoir traversé les royaumes d’Ava et de Pégou, et quelques parties des terres de Siam, elle se décharge dans le golfe de Bengale par trois embouchures, et forme l’île de Merguy, dont le port passe pour le plus beau de toutes les Indes.

On conçoit que la rivière de Ménam traversant le royaume de Siam entre les montagnes qui la bordent, c’est sur ses rives que les principales villes sont situées, et que le commerce ou d’autres commodités rassemblent la plus grande partie des habitans. Aussi le reste du pays est-il mal peuplé. Les Siamois ont même fort peu d’habitations sur les côtes maritimes, ou qui n’en soient éloignées au moins d’une petite journée. Tous les voyageurs conviennent que, par cette raison, ce qui s’écarte des rives du Ménam est peu connu des étrangers. De La Mare, ingénieur français, que le chevalier de Chaumont laissa au service du roi traça le cours du Ménam depuis la capitale du royaume jusqu’à la mer. C’est ce qu’on a de plus certain sur la disposition intérieure du pays, avec quelques éclaircissemens que Laloubère y a joints, et ce qu’on a lu de Louvo et de quelques autres lieux dans les deux Voyages du père Tachard.

Bancok qu’on a nommée plusieurs fois dans les relations précédentes, est située à sept lieues de la mer. De vastes jardins, qui composent le territoire de cette ville dans l’espace de quatre lieues, en remontant vers la ville de Siam jusqu’à Talacoan, fournissent à cette capitale une grande quantité de fruits, c’est-à-dire l’espèce de nourriture que les habitans, préfèrent à toutes les autres.

Comme un pays si chaud ne peut être habité qu’auprès des rivières, les Siamois l’ont entrecoupé d’un grand nombre de canaux, qu’ils appellent cloum. C’est par le moyen de ces canaux que la ville de Siam est non-seulement devenue une île, mais qu’elle se trouve placée au milieu de plusieurs îles ; ce qui rend sa situation très-singulière. L’île qui la renferme aujourd’hui est contenue elle-même dans ses murs. Sa hauteur, suivant l’observation des jésuites, est de 14 degrés 20 minutes 4 secondes, et sa longitude de 120 degrés 30 minutes. Elle approche, pour sa forme, d’une gibecière, dont le haut serait au levant, et le bas au couchant. La rivière la prend au nord, par plusieurs canaux qui entrent dans celui qui l’environne. Elle l’abandonne au midi, en se partageant entre d’autres canaux. Le palais du roi est au nord, sur le canal qui embrasse la ville. Il n’y a qu’une chaussée au levant, par laquelle on peut sortir de la ville comme par un isthme, sans avoir d’eau à passer.

La ville de Siam est très-spacieuse, si l’on ne considère que l’enceinte de ses murs ; mais à peine la sixième partie de cet espace est-elle habitée. C’est celle du sud-est. Le reste est désert, ou ne contient que des temples. À la vérité, les faubourgs, qui sont occupés par les étrangers, augmentent considérablement le nombre des habitans. Ses rues sont larges et droites, plantées d’arbres dans quelques endroits, et pavées de briques. Les maisons y sont basses et de bois, du moins celles des naturels du pays, que cette sorte d’édifices laisse exposés à toutes les incommodités d’une excessive chaleur. La plupart des rues sont arrosées de canaux étroits, qui ont fait comparer Siam à Venise, et sur lesquels on voit quantité de petits ponts de claies, la plupart très-mauvais, quelques-uns sont de briques, mais fort élevés et fort rudes.

Laloubère observe que le nom de Siam est inconnu aux Siamois. C’est un de ces noms dont les Portugais paraissent les inventeurs, et dont on a peine à découvrir l’origine. Ils l’emploient comme le nom de la nation, et non comme celui du royaume. Les Siamois se sont donné le nom de Taï, qui, dans leur langue, signifie libre, à peu près comme nos ancêtres se nommaient Francs ; et, meuang signifiant royaume en siamois, ils appellent leur pays Meuang-Taï, ou royaume des libres. La ville de Siam porte entre eux le nom de Sy-io-thi-ya. L’origine des Siamois n’est pas plus certaine que celle de leur nom. Ils affectent eux-mêmes de cacher leur histoire, qui est d’ailleurs pleine de fables, et dont les livres sont en petit nombre, parce qu’ils n’ont pas l’usage de l’imprimerie. L’année 1685, qui est celle du premier voyage de Tachard, passait parmi eux pour la 2229e. de leur ère, dont ils prennent l’époque à la mort de Sammono-Khodom, auteur de leur religion. Ils font régner leur premier roi l’an 1300 de cette ère, et comptent depuis cinquante-deux rois de différentes races. On ignore d’ailleurs s’ils ne font qu’un seul peuple descendu des premiers hommes qui ont habité le pays, ou si dans la suite quelque autre nation ne s’y est pas établie malgré les premiers habitans ; et la principale raison de ce doute vient des deux langues dont ils ont l’usage : l’une vulgaire, et l’autre connue seulement des savans. Ils assurent eux-mêmes que leurs lois sont étrangères et leur viennent du pays de Laos ; mais il y a d’autant moins de fond à faire sur cette tradition, que celle des peuples de Laos porte que leurs rois et la plupart de leurs lois viennent de Siam. Lequel des deux croire ?

Si l’on considère la situation du pays, dont les terres sont si basses, qu’elles paraissent échappées miraculeusement à la mer, les inondations qui s’y renouvellent tous les ans, le nombre presque infini d’insectes qu’elles y produisent, et la chaleur excessive du climat, il est difficile, suivant Laloubère, de se persuader que d’autres hommes aient pu se résoudre à l’habiter, que ceux qui sont venus du voisinage à mesure que les terres ont été défrichées. Il y a donc beaucoup d’apparence que les Siamois qui habitent le plat pays descendent de ceux qui occupent les montagnes du nord, et qu’on distingue encore par le nom de Taï-Yaï, ou de grands Siamois.

Cependant on remarque aujourd’hui que le sang siamois est fort mêlé de sang étranger. Sans compter les Pégouans et ceux de Laos, que le voisinage peut faire regarder comme une même nation, il paraît que la liberté du commerce et les guerres de la Chine, du Japon, du Tonquin, de la Cochinchine et des autres parties de l’Asie méridionale, ont amené à Siam un grand nombre de négocians ou de fugitifs, qui ont pris le parti de s’y établir. On compte dans la capitale jusqu’à quarante nations différentes, qui habitent différens quartiers de la ville ou des faubourgs. C’est du moins à ce nombre que les Siamois les font monter : mais peut-être faut-il le regarder comme une de ces exagérations qui sont familières aux Indiens. Laloubère raconte que les députés des étrangers, qu’on appelle à Siam les quarante nations, étant venus le saluer en qualité d’envoyé de France, il ne compta que vingt-une nations différentes. Il ajoute que le pays n’en est pas plus peuplé. Les Siamois tiennent tous les ans un compte exact des hommes, des femmes et des enfans : et dans un royaume d’une si grande étendue, ils n’avaient trouvé la dernière fois, de leur propre aveu, que dix-neuf cent mille âmes. À la vérité, il n’y faut pas comprendre un grand nombre de fugitifs, qui se retirent dans les forêts pour se mettre à couvert de l’oppression des grands.

Les habitans naturels sont plutôt petits que grands ; mais ils ont le corps bien fait. La forme de leur visage, dans les hommes comme dans les femmes, tient moins de l’ovale que de la losange. Il est large et élevé par le haut des joues ; mais tout d’un coup leur front se rétrécit et se termine presque autant en pointe que le menton. Ils ont les yeux petits, d’une vivacité médiocre ; le blanc en est ordinairement jaunâtre. Leurs joues sont creuses, parce qu’elles sont trop élevées par le haut ; leur bouche est grande, leurs lèvres sont grosses et pâles, et leurs dents noircies par l’usage du bétel. Leur teint est grossier, d’un brun mêlé de rouge ; à quoi le hâle contribue autant que la naissance. Ils ont le nez court et arrondi par le bout, et les oreilles fort grandes. C’est une partie essentielle de leur beauté que la grandeur des oreilles ; et ce goût est commun à tous les Orientaux, avec cette différence, que les uns tirent leurs oreilles par le bas pour les allonger, et ne les percent qu’autant qu’il est nécessaire pour y mettre des pendans ; au lieu que d’autres, après les avoir percées, agrandissent le trou peu à peu en y mettant des bâtons, dont ils augmentent la grosseur par degrés, comme dans le royaume de Laos, jusqu’à pouvoir y passer le poing. Celles des Siamois sont naturellement grandes, sans que l’art y contribue : ils ont les cheveux noirs, grossiers et plats. L’un et l’autre sexe les portent si courts, qu’ils ne descendent autour de leur tête qu’à la hauteur des oreilles. Les femmes ne mettent aucun fard ; mais Laloubère ayant observé qu’un seigneur avait les jambes bleues, d’un bleu mat, tel qu’il reste après l’impression de la poudre a tirer, on lui apprit que c’était une distinction particulière aux grands, qui ont plus ou moins de bleu, suivant leur dignité, et que le roi de Siam était bleu depuis la plante des pieds jusqu’au creux de l’estomac. Cependant d’autres l’assurèrent que c’était moins par grandeur que par superstition.

Les Siamois sont presque nus. Ils vont nu-pieds et nu-tête ; la bienséance leur fait porter seulement autour des reins et des cuisses, jusqu’au-dessous du genou, une pièce de toile peinte ; c’est une étoffe de soie, ou simple, ou bordée d’une broderie d’or ou d’argent.

Les mandarins portent avec leur pagne une chemise de mousseline qui leur sert de veste ou de justaucorps. Ils la dépouillent et se l’entortillent au milieu du corps quand ils abordent un mandarin supérieur en dignité pour lui témoigner qu’ils sont disposés à recevoir ses ordres. Ces chemises n’ont pas de collet. Elles sont ouvertes par-devant et laissent voir l’estomac. Les manches tombent presque jusqu’aux poignets, larges d’environ deux pieds de tour, sans être froncées par le bas ni par le haut. Le corps en est si étroit, que ne pouvant entrer et passer sur le pagne, il s’y arrête par plusieurs plis. Dans l’hiver, les seigneurs mettent quelquefois sur leurs épaules une pièce d’étoffe de toile peinte en manière de manteau ou en forme d’écharpe, dont ils passent les bouts autour de leurs bras.

Le roi de Siam porte une veste de quelque beau brocart, dont les manches sont fort étroites, et lui viennent jusqu’aux poignets. Elle est sous sa chemise, qui est ordinairement garnie de dentelle ou de point d’Europe. Il n’est permis à personne de porter cette sorte de veste, si le roi ne la donne lui-même. C’est un présent qu’il ne fait qu’à ses principaux officiers. Il leur donne aussi quelquefois une veste d’écarlate, qui ne doit servir qu’à la guerre ou à la chasse, et qui descend jusqu’aux genoux, avec huit ou dix boutons par-devant. Les manches en sont larges, mais sans ornement, et si courtes, qu’elles n’atteignent point aux coudes. C’est un usage général à Siam que le roi et tous ceux qui le suivent à la guerre ou à la chasse sont vêtus de rouge. Les chemises mêmes qu’on donne aux soldats sont teintes de cette couleur. Aux jours de cérémonies, ils paraissent sous les armes avec cet ornement.

Le bonnet blanc, haut et pointu, est une coiffure de cérémonie que le roi et ses officiers portent également ; mais le bonnet du roi de Siam est orné d’un cercle ou d’une couronne de pierreries, et ceux de ses officiers ont divers cercles d’or, d’argent ou de vermeil, qui font la distinction de leurs dignités. Ils ne les portent que devant le roi, ou dans leurs tribunaux, ou dans les occasions d’éclat. Leur usage est de les attacher avec un cordon qui leur passe sous le menton, et jamais ils ne les ôtent pour saluer.

Les mahométans leur ont porté l’usage des babouches, espèce de souliers pointus, sans talons et sans quartiers. Ils les quittent à la porte des appartemens, pour n’y porter aucune saleté. Mais devant le roi et les personnes du plus haut rang, le respect est une autre raison qui les oblige d’avoir les pieds nus. Ils n’estiment les chapeaux que pour les voyages. Le roi s’en fait faire de toutes sortes de couleurs. Ces délicatesses sont peu connues du peuple, qui ne daigne pas se couvrir la tête contre les ardeurs du soleil, ou qui n’emploie qu’un peu de toile ; encore ne prend-il ce soin que sur les rivières, où la réflexion du soleil est plus incommode.

Il y a quelque différence dans l’habillement des femmes. Elles attachent leur pagne autour du corps comme les hommes mais elles le laissent tomber dans sa largeur, pour former une jupe étroite qui leur descend jusqu’à la moitié des jambes ; au lieu que les hommes le relèvent entre les cuisses, en y repassant l’un des deux bouts, qu’ils laissent plus long que l’autre, et qu’ils font tenir par-derrière à leur ceinture. L’autre bout pend par-devant ; et n’ayant point de poches, ils y nouent souvent leurs bourses de bétel, à peu près comme on noue quelque chose dans le coin d’un mouchoir. Les plus propres portent deux pagnes l’une sur l’autre, pour conserver un air de netteté et de fraîcheur à celui qui est par-dessus. Au pagne près, les femmes sont tout-à-fait nues. Elles n’ont pas l’usage des chemises de mousseline. Dans les conditions relevées, elles portent l’écharpe, dont elles font passer quelquefois les bouts autour de leurs bras ; mais le bel air est de la mettre simplement sur leur sein, par le milieu, d’en abattre un peu les plis, et d’en laisser pendre les deux bouts derrière par-dessus les épaules. Cette nudité ne les rend point immodestes. Il y a peu de pays où les habitans des deux sexes aient plus de répugnance à montrer les parties de leur corps que la pudeur les oblige de cacher. Pendant que les envoyés de France étaient à Siam, il fallut donner aux soldats français des pagnes pour le bain. On ne put faire cesser autrement les plaintes du peuple, qui ne s’accoutumait point à les voir entrer nus dans la rivière.

Les enfans vont sans pagne jusqu’à l’âge de quatre à cinq ans. Mais quand ils l’ont une fois pris, on ne les découvre point pour les châtier. C’est une extrême infamie en Orient d’être frappé à nu sur les parties du corps qui sont ordinairement cachées ; et ce principe devrait nous servir de leçon. Les Siamois ne quittent pas même leurs habits pour se coucher. Ils ne font du moins que changer de pagne, comme ils en changent pour se baigner dans leurs rivières. Les femmes s’y baignent comme les hommes, et s’exercent comme eux à la nage.

Les pagnes d’une certaine beauté, c’est-à-dire de soie brodée ou de toile peinte fort fine, ne sont permis qu’à ceux qui les reçoivent du roi. C’est un usage commun de porter des bagues aux trois derniers doigts de la main, sans aucune règle qui en borne le nombre. Les colliers ne sont pas connus à Siam ; mais les femmes et les enfans de l’un et de l’autre sexe y connaissent l’usage des pendans d’oreilles. Ils sont ordinairement en forme de poire, d’or, d’argent, ou de vermeil. Les jeunes garçons et les jeunes filles de bonne maison portent des bracelets, mais seulement jusqu’à l’âge de six ou sept ans. Ils ont aussi des anneaux d’or ou d’argent aux bras et aux jambes.

Les Siamois sont d’une extrême propreté. Ils se parfument en plusieurs endroits du corps. Ils mettent sur leurs lèvres une espèce de pommade parfumée, qui leur donne encore plus de pâleur qu’elles n’en ont naturellement. Ils se baignent trois ou quatre fois le jour, et plus souvent. C’est une de leurs politesses de ne pas faire une visite un peu grave sans s’être lavés. Ils se font alors une marque blanche sur le haut de la poitrine, avec un peu de craie, pour faire connaître qu’ils sortent du bain.

Ils ont deux manières de le prendre : l’une en se mettant dans l’eau comme nous ; l’autre en se faisant répandre de l’eau sur le corps à diverses reprises. Cette seconde sorte de bain dure quelquefois plus d’une heure. Ils n’ont pas besoin de faire chauffer l’eau pour leurs bains domestiques, parce que naturellement elle demeure toujours assez chaude. Quoiqu’ils affectent de se noircir les dents, le soin qu’ils en prennent est extrême. Ils lavent leurs cheveux avec des eaux et des huiles parfumées. Ils ont des peignes de la Chine, qui ne sont qu’un amas de pointes et de dents liées étroitement avec du fil d’archal. Ils s’arrachent la barbe, et naturellement ils en ont peu ; mais ils se contentent de rendre leurs ongles nets, sans jamais les couper. Laloubère vit des danseuses de profession qui, pour se donner de la grâce, s’étaient ajusté au bout des doigts de longs ongles de cuivre jaune : on sait qu’à la Chine, du moins avant la conquête des Tartares, on ne se coupait ni les ongles , ni les cheveux, ni la barbe.

Si les Siamois sont simples dans leurs habits, ils ne le sont pas moins dans leurs logemens, dans leurs meubles et dans leur nourriture ; riches dans une pauvreté générale, puisqu’ils savent se contenter de peu. Leurs maisons sont petites, mais accompagnées d’assez grands enclos. Des claies de bambou fendu, souvent peu serrées, en font les planchers, les murs et les combles. Les piliers sur lesquels elles sont élevées pour éviter l’inondation sont des bambous plus gros que la jambe. Leur hauteur au-dessus de la terre est d’environ treize pieds, parce que l’eau s’élève quelquefois autant. Le nombre des piliers est de quatre ou six, sur lesquels ils mettent au travers d’autres bambous au lieu de poutres. L’escalier est une véritable échelle, qui pend en dehors comme celle de nos moulins à vent. Les étables mêmes sont en l’air, avec des rampes de claies, par où les animaux peuvent y monter. Le foyer des maisons est une corbeille pleine de terre, soutenue comme un trépied sur trois bâtons.

C’est dans les édifices de cette nature que les envoyés de France furent logés chaque nuit, en remontant depuis la mer jusqu’à la capitale. Il n’y a point d’hôtellerie dans le royaume de Siam. Laloubère parle d’un Français qui s’avisa de tenir auberge ; mais il ne put inspirer le même goût aux Siamois ; et jamais il ne vit entrer chez lui que des Européens. Les maisons qu’on bâtit pour les envoyés sur le bord de la rivière n’étaient pas sans agrément et sans commodité. Des claies, posées sur des piliers, et couvertes de nattes de jonc, faisaient non-seulement le plancher de chaque édifice, mais celui des cours ; la salle et les chambres étaient tapissées de toiles peintes, avec des plafonds de mousselines blanches, dont les extrémités tombaient en pente. Les nattes des appartemens étaient beaucoup plus fines que celles des cours ; et dans les chambres de lit on avait encore étendu des tapis par-dessus les nattes. La propreté régnait de toutes parts, mais sans magnificence. À Bancok, à Siam, à Louvo, où les Européens, les Chinois et les Maures ont bâti des maisons de briques, on logea les envoyés dans des maisons siamoises qui n’avaient pas été bâties pour eux. Ils virent néanmoins deux maisons de briques que le roi de Siam avait commencé à faire bâtir poux les ambassadeurs de France et de Portugal ; mais elles n’étaient pas achevées.

Les grands-officiers de la cour ont des maisons de menuiserie qu’on prendrait pour de grandes armoires, où ne logent que le maître, sa principale femme et leurs enfans. Chacune des autres femmes avec ses enfans, et chaque esclave avec sa famille, ont de petits logemens séparés, mais renfermés dans la même enceinte de bambou, qui composent autant de ménages différens. Un étage leur suffit, parce qu’ils ne sont pas gênés par l’espace, les Européens, les Chinois, et les Maures bâtissent des maisons de briques qu’on voit à côté de ces grands édifices, avec des appentis en forme de hangars couverts, qui arrêtent le soleil sans ôter l’air. D’autres ont des corps-de-logis doubles, qui reçoivent le jour l’un de l’autre, et qui se communiquent l’air avec moins de chaleur ; les chambres sont grandes et bien ornées ; celles du premier étage ont vue sur la salle basse, que son exhaussement devrait faire nommer salon, et qui est quelquefois entourée de bâtimens par lesquels elle reçoit le jour. C’est proprement à cette salle qu’on donne le nom de divan, mot arabe qui signifie salle de conseil ou de jugement. Mais il y a d’autres sortes de divans, qui, étant clos de trois côtés, manquent d’un quatrième mur, du côté par lequel on suppose que le soleil doit moins donner dans le cours de l’année. Devant cette ouverture, on élève un appentis de la hauteur du toit. L’intérieur du divan est souvent orné, du haut en bas, de petites niches où l’on met des vases de porcelaine. Sous l’appentis, on fait quelquefois jaillir une petite fontaine.

Le palais de Siam, celui de Louvo, et plusieurs pagodes, sont aussi de briques ; mais ces palais sont bas et n’ont qu’un étage, comme les maisons du peuple. Les pagodes ne sont pas assez exhaussées à proportion de leur grandeur ; elles ont moins de jour que nos églises ; leur forme d’ailleurs est celle de nos chapelles, mais sans voûte ni plafond ; seulement la charpente qui soutient les tuiles est vernissée de rouge, avec quelques filets d’or. Au reste les Siamois ne connaissent pas d’autre ornement extérieur pour les palais et les temples que dans les combles, qu’ils couvrent, ou de cette espèce d’étain bas qu’ils nomment calin, ou de tuiles vernissées de jaune à la manière de la Chine. Le palais de Siam ne laisse pas de se nommer palais d’or, parce qu’il a quelque dorure dans l’intérieur. Leurs escaliers méritent peu d’attention ; celui, par lequel on monte au salon de l’audience à Siam, n’a pas deux pieds de large ; il est de briques, tenant à un mur du côté droit, et sans aucun appui du côté gauche ; mais les seigneurs siamois n’ont besoin de rien pour s’appuyer, puisqu’ils le montent en se traînant sur les mains et sur les genoux, et si doucement, que, suivant l’expression de Laloubère, on dirait qu’ils veulent surprendre le roi leur maître. La porte du salon est carrée, mais basse, étroite et digne de l’escalier, parce qu’on suppose apparemment que personne n’y doit entrer que prosterné. L’entrée du salon de Louvo est moins basse ; mais, outre que ce palais est plus moderne, il passe pour une maison de campagne, où le monarque affecte moins de grandeur et de majesté que dans la capitale.

Ce qui fait la véritable dignité des grandes maisons siamoises, c’est qu’il n’y a point de plain-pied, quoiqu’elles n’aient qu’un étage. Dans le palais, par exemple, le logement du roi et des dames est plus élevé que tout le reste ; et plus une pièce en est proche, plus elle s’élève à l’égard de celle qui la précède ; il y a toujours quelques marches à monter de l’une à l’autre ; car les autres se suivent sur une même ligne. La même inégalité se trouve sur les toits, dont l’un est plus bas que l’autre, à mesure qu’il couvre une pièce plus basse. Cette succession de toits inégaux fait la distinction des degrés de grandeur. Le palais de Siam en a sept qui sortent ainsi l’un de l’autre. Les grands officiers en ont jusqu’à trois. Quelques tours carrées qui s’élèvent en divers endroits du palais ont aussi plusieurs combles. On remarque la même gradation dans les pagodes ; de trois toits, le plus élevé est celui sous lequel est placé l’idole ; les deux autres sont pour le peuple.

L’intérieur des palais du roi de Siam est peu connu des étrangers. Suivant Laloubère, il ne l’est pas plus des grands de la nation ; du moins s’il est vrai, comme on l’en assura, que personne ne pénètre plus loin que la salle de l’audience et celle du conseil, qui ne sont que deux premières pièces d’un grand corps de bâtiment, sans aucune sorte d’antichambre. Tachard fut introduit dans quelques appartemens plus enfoncés, surtout à Louvo ; mais il ne s’arrête point à les décrire, par respect apparemment pour l’usage qui en défend l’entrée. Il convient lui-même que les palais du roi ne sont habités que par ses femmes et par ses eunuques. Lorsque les envoyés de France dînèrent au palais de Siam, ce fut dans une cour fort agréable, sous de grands arbres, au bord d’un réservoir. À Louvo, ils dînèrent dans une salle du jardin dont les murs étaient revêtus d’un ciment fort blanc et fort poli. Cette salle avait une porte à chaque bout : elle était entourée d’un fossé large de deux à trois toises, et de cinq ou six pieds de profondeur, dans lequel il y avait une vingtaine de petits jets d’eau à distances égales, qui jaillissaient en arrosoir ; c’est-à-dire par des ajustages percés de trous fort petits, mais seulement à la hauteur des bords du fossé, parce qu’au lieu d’élever les eaux, on avait creusé la terre pour abaisser les bassins. Au milieu du jardin et dans les cours, on voit plusieurs de ces salles isolées, qui sont entourées d’un mur à hauteur d’appui. Le toit porte sur des piliers plantés dans le mur. Ces lieux sont pour les mandarins importans, qui s’y tiennent assis, les jambes croisées, occupés aux fonctions de leurs charges, ou attendant les ordres du prince. Les mandarins moins considérables sont assis à découvert, dans les cours ou dans les jardins ; et lorsqu’ils apprennent par certains signaux que le roi peut les voir, quoiqu’ils ne le voient pas eux-mêmes, ils se prosternent tous sur les genoux et sur les coudes.

Le jardin de Louvo n’est pas fort spacieux ; les compartimens en sont petits et formés par des briques ; les allées ne peuvent tenir plus de trois personnes de front ; mais tout étant planté de fleurs et de diverses sortes d’arbres, le mélange des salons et des jets d’eau lui donne un air agréable de simplicité et de fraîcheur.

Comme le roi fait souvent des chasses de plusieurs jours, il y a dans les forêts des palais de bambou, ou plutôt des tentes fixes, qui n’ont besoin que d’être meublées pour le recevoir.

Les siéges des Siamois sont des nattes de jonc plus ou moins fines ; ils ne peuvent avoir des tapis de pied, s’ils ne les reçoivent du roi, et ceux de drap uni sont fort honorables. Les personnes riches ont des coussins pour s’appuyer. Ce qui est de toile ou de laine en Europe est à Siam de toile de coton blanche ou peinte.

Ils n’ont à table ni nappe, ni serviette, ni cuillère, ni fourchette, ni couteau : on leur sert les morceaux tout coupés. Leur vaisselle est de porcelaine ou d’argile, avec quelques vases de cuivre. Le bois simple ou vernissé, le coco et le bambou font la matière de leurs autres ustensiles. S’ils ont quelques vases d’or ou d’argent, c’est en petit nombre, et la plupart les tiennent de la libéralité du roi, ou comme un meuble attaché à leurs charges. Leurs seaux à puiser de l’eau sont de bambou, fort proprement entrelacé. Le peuple, dans les marchés, cuit son riz dans un coco qui brûle en même temps, et qui par conséquent ne sert qu’une fois ; mais le riz achève de cuire avant que le coco soit tout-à-fait consumé.

Dans tous les repas que les envoyés firent au palais, ils virent une assez grande quantité de vaisselle d’argent, surtout de grands bassins ronds et profonds, dans lesquels on servait de grandes boîtes rondes, d’environ un pied de diamètre ; ces boîtes contenaient le riz. On servait au fruit des assiettes d’or qui avaient été faites exprès pour les festins que le roi avait donnés au chevalier de Chaumont. À la table de ce prince on ne sert jamais en vaisselle plate ; on croit devoir à sa dignité de ne lui rien présenter que dans des vases profonds ; d’ailleurs sa vaisselle la plus ordinaire, suivant l’usage de toutes les cours d’Asie, est de la porcelaine, qu’il tire abondamment de la Chine et du Japon.

On mange peu à Siam ; un Siamois fait bonne chère avec une livre de riz par jour, avec un peu de poisson sec ou salé, ce qui ne lui revient pas à plus de deux liards. L’arak, ou l’eau de vie de riz, ne coûte à Siam que deux sous la pinte de Paris. On ne sera pas surpris que les habitans du pays aient si peu d’inquiétude pour leur subsistance, et qu’on n’entende le soir que des chants et des cris de joie dans leurs maisons. Ils ont peine à faire de bonnes salaisons, parce que les viandes prennent difficilement le sel dans les régions trop chaudes ; mais ils aiment le poisson mal salé, et le poisson sec plus que le frais. Leur goût parait même assez vif pour le poisson pouri, comme pour les œufs couvis, pour les sauterelles, les rats, les lézards et la plupart des insectes. La nature semble tourner leur appétit aux alimens les plus faciles à digérer.

Leurs sauces consistent ordinairement dans un peu d’eau, avec des épices, de l’ail, de la ciboule, ou quelques herbes de bonne odeur, telles que le baume. Ils aiment fort une sauce liquide, composée de petites écrevisses pouries qu’ils appellent capi. On assura à Laloubère, avec des circonstances qui ne lui laissèrent aucun doute, que deux autres sortes de poissons, conservés dans des pots, où ils tournent bientôt en pâte liquide dans leur saumure, suivent exactement le flux et le reflux de la mer, haussant et baissant dans le vase, à mesure que la mer baisse ou s’élève.

Ce qui tient lieu de safran aux Siamois est une racine qui, étant réduite en poudre, en a le goût et la couleur. Ils croient fort sain pour leurs enfans de leur en jaunir le corps et le visage ; aussi ne voit-on dans les rues que des enfans qui ont le teint jaune.

Ils n’ont point de noix, d’olives, ni d’autre huile que celle de coco, qui est fort bonne dans sa fraîcheur. Le lait des buffles femelles leur donne plus de crème que celui de leurs vaches ; mais ils ne font aucune sorte de fromage. Le beurre n’est guère plus en usage à Siam. Il y prend difficilement consistance.

Ils ont plusieurs méthodes pour déguiser le poisson sec sans en varier l’apprêt ; par exemple, ils le coupent en filets menus et tortillés comme les vermicelli des Italiens ou les œufs filés des Espagnols. Ce qu’ils mangent le plus rarement, c’est la chair des animaux terrestres ; ils refusent même celle qu’on leur offre : s’ils en mangent quelquefois, ils préfèrent les boyaux, et ce qu’il y a de plus dégoûtant pour nous dans les intestins. On vend dans les marchés des insectes grillés ou rôtis. Siam n’a pas d’autre boucherie, ni d’autre lieu où l’on rôtisse. Le roi faisait donner aux Français la volaille et les autres animaux en vie. En général, toutes les viandes y sont coriaces, peu succulentes et fort indigestes. Les Européens mêmes qui passent quelque temps dans le pays en perdent insensiblement le goût ; il semble qu’à proportion que les climats sont plus chauds, la sobriété y devienne naturelle. Le gibier n’est pas moins en sûreté parmi les Siamois que les bestiaux et les animaux domestiques ; ils ne prennent plaisir ni à le tuer ni à lui ôter la liberté ; ils haïssent les chiens qui leur serviraient à le prendre ; d’ailleurs la hauteur des herbages et l’épaisseur des forêts leur rendent la chasse difficile. S’ils tuent des cerfs et d’autres bêtes, c’est pour en vendre les peaux aux Hollandais, qui en font un grand commerce au Japon. On doit juger que le prix des viandes n’est pas excessif à Siam. Une vache n’y vaut que dix sous dans les provinces, et un écu dans la capitale. Si le mouton se vend quatre écus, et le cabri deux ou trois écus, c’est que les Maures en font leur principale nourriture. Un porc n’y vaut que sept sous, parce que les Maures n’en mangent point. Les poules y valent environ vingt sous la douzaine. Tous les volatiles y multiplient d’autant plus facilement, que la chaleur du climat suffit presque seule pour les faire éclore.

Malgré la sobriété qui règne parmi les Siamois, on ne voit pas qu’ils vivent plus long-temps, ni qu’ils soient sujets à moins de maladies que nous. Les plus fréquentes sont le cours de ventre et les dysenteries, dont les Européens qui arrivent dans cette contrée ont encore plus de peine à se garantir. On voit quelquefois à Siam régner des fièvres chaudes qui produisent le transport au cerveau et des fluxions sur la poitrine. Les inflammations y sont rares, et la simple fièvre continue n’y est jamais mortelle, non plus que dans les autres pays de la zone torride. Les fièvres intermittentes y sont rares aussi, mais opiniâtres, quoique le frisson en soit fort court. On n’y voit presque point de ces maladies que nos médecins nomment froides. La toux, les coqueluches, et toutes sortes de fluxions et de rhumatismes ne sont pas moins fréquentes à Siam qu’en Europe ; ce qui n’a rien d’étonnant, si l’on considère que le temps y est tourné à la pluie pendant une grande partie de l’année ; mais la goutte, l’épilepsie, l’apoplexie, la paralysie, la phthisie, et toutes sortes de coliques, surtout la néphrétique, y sont des maux peu connus.

On y voit beaucoup de cancers, d’abcès et de fistules. Les érysipèles y sont si fréquens, que, de vingt hommes, dix-neuf en sont atteints, et quelques-uns dans plus de la moitié du corps. On y connaît à peine le scorbut, et presque aussi peu l’hydropisie ; mais rien n’y est si commun que ces maladies extraordinaires que le peuple attribue aux sortiléges. Les maux nés de la débauche y sont assez répandus, sans que les habitans paraissent informés s’ils sont anciens ou récens dans leur pays.

Entre plusieurs autres maux contagieux, celui qui mérite d’être regardé proprement comme la peste du pays, est la petite-vérole : elle fait souvent d’affreux ravages ; alors les Siamois enterrent les corps sans les brûler. Mais comme leur piété les porte toujours à rendre ce dernier honneur aux morts, ils les déterrent par la suite pour les consumer par le feu. Laloubère observe qu’ils laissent passer trois ans, et quelquefois plus, avant cette religieuse cérémonie. L’expérience, disent-ils, leur a fait connaître que cette contagion recommence lorsqu’ils déterrent un cadavre infecté.

La distinction la plus générale entre les Siamois est celle des personnes libres et des esclaves. On peut naître esclave ou le devenir. On le devient, ou pour dettes, ou pour avoir été pris dans une guerre, ou pour avoir été confisqué en justice : celui qui n’est esclave que pour dettes redevient libre en payant ; mais les enfans nés pendant l’esclavage de leurs parens demeurent dans l’ordre de leur naissance. On naît esclave lorsqu’on sort d’une mère esclave ; et dans l’esclavage, les enfans se partagent comme dans le divorce : le premier, le troisième, le cinquième et tous les autres impairs appartiennent au maître de la mère : le second, le quatrième et les autres en ordre pair appartiennent au père, s’il est libre, ou à son maître, s’il est esclave. Cependant il faut que le père et la mère n’aient eu commerce ensemble qu’avec le consentement du maître de la mère ; car, sans cette condition, tous les enfans appartiendraient à ce maître.

Le maître jouit d’un pouvoir absolu sur ses esclaves, à l’exception du droit de mort. Il les emploie à la culture de ses terres et de son jardin, ou à d’autres services domestiques, s’il n’aime mieux leur permettre de travailler pour gagner leur vie, sous un tribut qu’il en tire, depuis quatre jusqu’à huit ticals par an, c’est-à-dire depuis sept livres dix sous jusqu’à quinze.

La différence qu’il y a des esclaves du roi de Siam à ses sujets, c’est qu’il occupe toujours ses esclaves à des travaux personnels, et qu’il leur fournit la nourriture ; au lieu que ses sujets libres ne lui doivent chaque année que six mois de service à leurs propres dépens.

Les esclaves des particuliers ne doivent aucun service à ce prince ; et quoique cette raison puisse lui faire considérer comme une perte réelle la dégradation d’un homme libre qui tombe dans l’esclavage, il ne s’oppose jamais au cours de l’usage ou des lois.

On ne saurait distinguer proprement deux sortes de conditions dans le corps des Siamois libres. La noblesse parmi eux n’est que la possession actuelle des charges. Une famille qui s’y maintient long-temps en devient sans doute plus illustre et plus puissante : mais cette continuité de grandeur est assez rare. Celui qui perd sa charge n’a plus rien qui le distingue du peuple.

La distinction entre le peuple et les prêtres n’est pas moins passagère, parce que l’on peut toujours passer de l’un de ces états à l’autre. Les prêtres sont les talapoins. Ainsi sous le nom de peuple il faut entendre ici le corps libre de la nation, c’est-à-dire les officiers et les simples sujets.

Ce peuple est une milice dans laquelle chacun est enrôlé. Tous les Siamois libres sont soldats et doivent six mois de service à leur souverain. Le devoir de ce prince est de les armer et de leur donner des éléphans ou des chevaux, s’il veut qu’ils le servent à la guerre. Mais, comme il n’emploie jamais tous ses sujets dans ses armées, et qu’il n’est pas toujours en guerre avec ses voisins, il occupe pendant six mois de l’année, aux travaux qu’il juge à propos, les sujets qu’il n’emploie pas au métier des armes.

C’est pour ne laisser échapper personne au service personnel qu’on tient tous les ans un compte exact du peuple. Il est divisé en gens de main droite et gens de main gauche ; division singulière, et dont tant de nations, qui ont passé successivement en revue dans ce recueil, n’ont pas encore fourni d’exemple. Chacun sait de quel côté il doit se ranger dans ses fonctions. Les uns et les autres sont sous-divisés par bandes, dont chacune a son chef, qu’ils appellent naï. Ce mot est devenu un terme de civilité que les Siamois se donnent mutuellement, comme les Chinois se donnent celui de maître ou de précepteur.

Les enfans sont de la bande de leurs parens ; et si les parens sont de différentes bandes, les enfans impairs sont de celle de la mère, et les pairs de celle du père. Cependant il faut que le naï ait été averti du mariage, et qu’il y ait donné son consentement, sans quoi tous les enfans seraient de la bande maternelle. Ainsi, quoique les femmes et les talapoins soient dispensés du service, ils ne laissent pas d’êtres couchés sur les rôles du peuple ; les talapoins, parce qu’ils peuvent quitter leur profession, et qu’en revenant alors à la condition séculière, ils retombent sous le pouvoir de leurs naïs ; les femmes, parce qu’elles servent à régler de quelle bande sont leurs enfans.

C’est un privilège du naï de pouvoir prêter à son soldat plutôt que tout autre, et satisfaire le créancier de son soldat pour en faire son esclave lorsqu’il devient insolvable. Comme le roi donne un ballon à chaque officier avec des pagayeurs ou des rameurs, les naïs ont leurs pagayeurs dans chaque bande, qu’ils marquent au poignet d’un fer chaud, avec de l’encre par-dessus. On les nomme bao : mais ils ne lui doivent pas d’autre service ; et ce service ne dure que six mois. Plus sa bande est nombreuse, plus il est estimé puissant. Les charges et les emplois ne sont importans à Siam que par le nombre des sujets qui en dépendent. On distingue sept degrés entre les naïs, qui répondent au nombre de leurs soldats. Ainsi l’oc-maning, qui est le chef de dix mille hommes, est au-dessus de l’oc-pan, qui n’en commande que mille. Les titres de pa-ya, d’oc-ya, d’oc-pra, d’oc-louang et d’oc-coun, sont ceux des autres degrés : ils se donnent non-seulement aux gouverneurs, mais à tous les officiers du royaume, parce qu’ils sont tous naïs. Cependant on ne joint pas toujours le même titre au même office. Le barcalon, par exemple, qui est premier ministre, a quelquefois porté celui de pa-ya, et quelquefois celui d’oc-ya. Un Siamois revêtu de deux offices peut avoir aussi deux titres différens. Cette multiplication d’offices, qui entraîne celle des titres, a causé quelquefois de la confusion et de l’obscurité dans les relations de Siam.

Le roi de Siam n’élève personne aux dignités sans lui donner un nouveau nom, usage commun aux Chinois et à d’autres nations de l’Orient. Ce nom est toujours une louange de quelque vertu. Les étrangers eux-mêmes qui arrivent à la cour reçoivent un nom de faveur ou d’estime, sous lequel ils sont connus pendant le séjour qu’ils font à Siam.

Tous les offices y sont héréditaires ; ce qui semblerait contredire ce qu’on vient de voir plus haut, que la possession en est rarement durable et assurée, si l’on n’ajoutait que la moindre faute d’un officier, ou le seul caprice du souverain peut ôter les plus grandes charges aux familles. D’ailleurs elles ne rapportent aucune espèce d’appointemens ou de gages. Le roi loge ses officiers et leur donne quelque meubles, tels que des boîtes d’or ou d’argent pour le bétel ; quelques armes et un ballon ; des éléphans, des chevaux et des buffles ; des corvées, des esclaves et quelques terres labourables, qui lui reviennent avec l’office, lorsqu’il en prive celui qui le possède. Mais le principal gain des charges vient des concussions, qui paraissent autorisées dans toutes les parties du royaume par le silence de la cour. Tous les officiers sont d’intelligence pour s’enrichir aux dépens du peuple. Le commerce des présens est public. Un juge n’est pas puni pour en avoir accepté, s’il n’est ouvertement convaincu d’injustice. Les officiers inférieurs se voient eux-mêmes forcés d’en faire aux plus grands. Cependant ils sont tous engagés par un serment à l’observation fidèle de leurs devoirs. La forme du serment consiste à boire une certaine quantité d’eau, sur laquelle les talapoins prononcent des imprécations contre celui qui l’avale, s’il manque jamais aux engagemens qu’on lui fait contracter. La différence de nation et de religion ne dispense point de ce serment ceux qui entrent au service de l’état.

Les tribunaux siamois de judicature ne consistent proprement qu’en un seul officier, qui est le chef ou le président, parce que le droit de juger n’appartient qu’à lui. Cependant chaque tribunal est composé d’un grand nombre d’officiers subalternes qu’il doit consulter. La plus importante fonction de ce président est le gouvernement civil et militaire de son ressort, qu’il joint à l’administration de la justice. Comme ces grands emplois sont d’ailleurs héréditaires, il n’a pas été difficile à quelques-uns de ces gouverneurs, surtout aux plus éloignés de la cour, de se soustraire à la domination royale. Ainsi le gouverneur de Djohor a cessé d’obéir, et les Européens lui donnent même le nom de roi. Patane vit sous la domination d’une femme que le peuple de cette province élit dans une même famille, toujours veuve et vieille, afin qu’elle n’ait pas besoin de mari. Les Portugais et les Hollandais lui donnent aussi le nom de reine ; et pour unique marque de soumission, elle envoie de trois ans en trois ans, au roi de Siam, deux petits arbres, l’un d’or et l’autre d’argent, chargés tous deux de fleurs et de fruits.

Un gouverneur héréditaire porte le nom de tchaou-menang, qui signifie seigneur de ville ou de province. Les rois de Siam se sont efforcés de détruire les plus puissans tchaou-menangs. Ils ont substitué à leur place des gouverneurs par commission pour trois ans, sous le titre moins fastueux de pouran, c’est-à-dire de personne qui commande ; mais il reste encore plusieurs tchaou-menangs, dont les droits approchent beaucoup de ceux de la royauté. Outre les fruits de leurs concussions, ils partagent également avec le roi les rentes des terres labourables, qui s’appellent naa, c’est-à-dire campagnes ; et, suivant les anciennes lois, ces rentes sont d’un quart de tical pour quarante brasses carrées. Ils profitent de toutes les confiscations, de toutes les amendes au profit du fisc, et dix pour cent de toutes les condamnations. Le roi fournit au tchaou-menang des ministres pour l’exécution de ses ordres : ils l’accompagnent sans cesse. Les Siamois leur donnent le nom de keulai ou de bras peints, parce que l’usage est de leur déchiqueter les bras, et de mettre sous leurs plaies de la poudre à canon qui les peint d’un bleu noirâtre. Dans les gouvernemens maritimes, le tchaou-menang prend ses droits sur les vaisseaux marchands. À Tenasserim, c’est huit pour cent ; et sur les frontières ils s’arrogent tous les droits de souveraineté, jusqu’à lever des impôts sur le peuple. Ils exercent le commerce, mais sous le nom d’un secrétaire ou de quelque autre domestique ; ce qui fait juger que cette voie de s’enrichir leur est interdite par la loi.

Le pouran, ou le gouverneur par commission, jouit des mêmes honneurs que le tchaou-menang, avec la même autorité dans l’administration ; mais il est plus resserré par les émolumens. Le roi nomme des pourans, ou lorsqu’il veut abolir l’hérédité, ou lorsque le tchaou-menang est obligé à quelque longue absence. Dans le premier de ces deux cas, leurs appointemens leur sont assignés par la cour ; dans le second, ils partagent ceux du tchaou-menang, qui en conserve la moitié.

Les officiers ordinaires d’un tribunal de judicature sont au nombre de quinze ou seize, dont la plupart ont des fonctions différentes. Laloubère, qui paraît avoir approfondi soigneusement cet article, nous apprend que, dans les noms siamois, oc est un terme d’honneur qui se joint à tous les titres ; mais qu’un supérieur ne le donne jamais à un inférieur : ainsi le roi, parlant d’un oc-pa-ya, dira simplement pa-ya. Il ajoute que les Portugais ont traduit tous ces noms à leur gré, sans autre règle que leurs propres usages.

Le droit public de Siam est écrit dans trois volumes. Le premier, qui s’appelle pra-tamra, contient les noms, les fonctions et les prérogatives de tous les offices. Le second a pour titre pra-tamnon : c’est un recueil des constitutions des anciens rois. Le troisième, nommé pra-rayja-cammanot, renferme les constitutions du roi, père de celui qui occupait le trône à l’arrivée des Français.

Les Siamois n’ont qu’un même style pour tous les procès ; ils ne connaissent pas la division des affaires civiles et criminelles ; soit parce qu’il y a toujours quelque châtiment pour celui qui perd un procès purement civil, soit parce qu’en effet les différens de cette nature y sont très-rares.

Tous les procès se font par écrit, et l’on ne plaide pas sans avoir donné caution. Comme tout le peuple est divisé par bandes, et que les principaux naïs sont les officiers ou conseillers du tribunal, l’agresseur présente d’abord sa requête au naï de son village, qui la donne au naï conseiller ; et celui-ci la présente au gouverneur. Le devoir du tchaou-menang serait de la bien examiner, pour l’admettre ou la recevoir sur-le-champ, et d’imposer même un châtiment à celui qui l’aurait présentée sans raison ; mais cette exacte justice ne s’observe point à Siam.

La requête est admise, et renvoyée à quelqu’un des conseillers. La seule précaution du gouverneur est d’en compter les lignes et d’y mettre son sceau, afin qu’on n’y puisse rien altérer. Le conseiller la donne à son lieutenant et à son greffier, qui lui en font le rapport, dans la salle d’audience ; ensuite le greffier la rapporte : on la lit dans l’assemblée de tous les conseillers, mais sans que le gouverneur y daigne assister, ou prenne la moindre part à l’instruction du procès. On fait paraître les parties pour leur proposer un accommodement ; on les somme trois fois d’y consentir : sur leur refus, on ordonne que les témoins seront entendus par le greffier ; et dans une nouvelle séance, où le gouverneur n’assiste pas plus qu’à la première, le greffier lit les dépositions des témoins. Alors on procède aux opinions, qui ne sont que consultatives, et qu’on écrit successivement en commençant par celle du dernier conseiller. Le procès passe pour instruit ; il se fait une assemblée du conseil, en présence du gouverneur, à qui le greffier fait la lecture du procès et des opinions. Si le gouverneur y trouve quelque chose de douteux, il se fait donner des éclaircissemens ; après quoi il prononce en termes généraux que telle des parties sera condamnée par la loi.

L’oc-louang-pang lit aussitôt l’article de la loi qui regarde la matière du procès. Mais, à Siam comme en Europe, on ne s’accorde pas toujours sur le véritable sens de la loi ; on cherche à l’expliquer par les principes les plus communs de l’équité ; et sous prétexte de quelque changement dans les circonstances, la loi n’est jamais suivie. C’est enfin le gouverneur seul qui décide ; la sentence est prononcée aux parties : elle est mise par écrit. S’il arrivait qu’elle fût contraire à toute apparence de justice, le jockebat serait obligé d’en avertir la cour ; mais il n’a pas droit de s’opposer à l’exécution.

Les parties parlent devant le greffier, qui écrit tout ce qu’il entend ; elles s’expliquent par leur propre bouche ou par celle d’autrui ; mais celui qui fait l’office d’avocat doit être un des propres parens du plaideur. Le greffier reçoit aussi tous les titres ; mais aux yeux de tout le conseil, qui en compte les lignes et les ratures.

Dans les accusations graves, on a recours à la question pour suppléer au défaut des preuves communes ; elle est très-rigoureuse à Siam, et l’on y emploie plusieurs méthodes. Pour celle du feu, qui est la plus ordinaire, on allume un bûcher dans une fosse, de manière que la surface du bûcher soit de niveau avec les bords de la fosse. Sa longueur doit être de cinq brasses sur une de largeur. Les deux parties y passent nu-pieds d’un bout à l’autre ; et celui dont la plante des pieds résiste à l’ardeur du feu gagne son procès. Laloubère observe que, l’usage des Siamois étant d’aller nu-pieds, ils ont la plante si racornie, qu’avec assez de courage pour marcher ferme sur les charbons, il est assez ordinaire que le feu les épargne. Deux hommes marchent à côté de celui qui passe sur le feu, et s’appuient avec force sur ses épaules, pour l’empêcher de se dérober trop vite à cette épreuve ; mais il se peut que ce poids ne serve qu’à affaiblir l’action du feu sous les pieds.

Quelquefois la preuve du feu se fait avec de l’huile ou d’autres matières bouillantes, dans lesquelles les deux parties passent la main. Un Français qui se plaignait d’avoir été volé, sans en pouvoir donner des preuves, se laissa persuader de plonger sa main dans de l’étain fondu : il l’en tira presque consumée, tandis que le Siamois évita de se brûler, et fut renvoyé absous. À la vérité, cet adroit voleur fut convaincu par un autre événement ; mais ces aventures ne dégoûtent point les Siamois de leurs usages. Pour la preuve de l’eau, les deux adversaires se plongent en même temps dans l’eau, se tenant chacun à une perche, le long de laquelle ils descendent, et celui qui demeure le plus long-temps dans l’eau remporte l’avantage. C’est sans doute une des plus fortes raisons qui portent tous les habitans du pays à se familiariser dès leur jeunesse avec l’eau et le feu.

Ils ont une autre sorte de preuve, qui se fait avec de certaines pilules préparées par les talapoins, et accompagnées d’imprécations. Les deux parties en avalent une quantité réglée, et la marque de l’innocence ou du droit est de pouvoir les garder dans l’estomac sans les rendre.

Toutes ces preuves se font non-seulement devant les juges, mais devant le peuple ; et si les deux parties sortent de l’une avec égalité, on est obligé d’en subir une autre. Le roi même emploie ces méthodes dans ses jugemens, mais il y ajoute quelquefois celle de livrer les deux adversaires aux tigres, et celui que ces furieux animaux épargnent pendant quelques momens passe pour justifié. S’ils sont dévorés tous deux, on les croit tous deux coupables. La constance avec laquelle on leur voit souffrir ce genre de mort est incroyable dans une nation qui montre si peu de courage à la guerre.

Le droit des sentences capitales est réservé au roi seul, qui peut néanmoins les communiquer à des juges extraordinaires, ou pour des cas particuliers. Ce prince envoie quelquefois des commissaires dans les provinces pour faire justice de tous les grands crimes dans les lieux où ils ont été commis. Il leur donne, comme à la Chine, le pouvoir de déposer et de punir, même de mort, les officiers ordinaires qui méritent ce châtiment. Mais, dans toutes les autres commissions qu’il donne pour son service ou pour celui de l’état, il exempte rarement le commissaire de consulter les gouverneurs.

La peine ordinaire du vol est la condamnation au double, et quelquefois au triple, par portions égales entre le juge et la partie. Mais ce qui doit paraître singulier, c’est que les Siamois étendent la peine du vol à toute possession injuste. Ainsi quiconque perd un héritage par la voie des procès, non-seulement le rend à sa partie, mais paie le prix de ce qu’il rend, moitié à la partie, et moitié au juge.

On appelle yumrat le président du tribunal de la ville de Siam, auquel ressortissent tous les appels du royaume. Il porte d’ordinaire le titre d’oc-ya, et son tribunal est dans le palais du roi ; mais il ne suit pas le roi quand ce prince s’éloigne de sa capitale. Alors il rend la justice dans une tour de la ville, hors de l’enceinte du palais. C’est à lui seul qu’appartient le droit de juger ; mais la voie de l’appel est toujours ouverte au roi, lorsqu’on en veut faire les frais.

L’art de la guerre est d’autant plus ignoré à Siam, que les habitans n’y sont pas portés d’inclination. La vue d’une épée nue met en fuite cent Siamois. Laloubère assure que le ton assuré d’un Européen qui porte une épée au côté ou une canne à la main suffit pour leur faire oublier les ordres les plus exprès de leurs supérieurs. L’opinion de la métempsycose qui leur inspire l’horreur du sang sert encore à leur ôter le courage. Dans les guerres qu’ils ont avec leurs voisins, ils ne pensent qu’à faire des esclaves. Si les Pégouans, par exemple, entrent d’un côté sur les terres de Siam, les Siamois entrent par un autre endroit sur celles du Pégou, et les deux partis enlèvent des villages entiers pour l’esclavage.

Si les armées se rencontrent, elles ne tirent pas directement l’une sur l’autre. Une espèce de convention, qui n’a son principe que dans leur lâcheté mutuelle, les porte toujours à tirer plus haut. Celui des deux partis qui reçoit le premier des balles ne tarde guère à prendre la fuite. Lorsqu’il est question d’arrêter des troupes qui viennent sur eux, ils tirent plus bas qu’il ne faut, pour rendre leurs ennemis responsables de leur propre mort, s’ils s’approchent jusqu’à pouvoir être tués.

On apprit à Laloubère un fait qu’il croit certain, quoiqu’il ne soit pas surpris qu’on puisse le trouver incroyable. Un Provençal, nommé Cyprien, qu’il vit ensuite au service de la compagnie française à Surate, avait servi dans les armées du roi de Siam en qualité de courrier ; comme on lui défendait de tirer droit, il ne doutait pas que le général siamois ne trahît son maître. Dans une guerre contre le roi de Singor, sur la côte occidentale du royaume de Siam, il se lassa de voir deux armées en présence, qui semblaient se respecter mutuellement, ou manquer de hardiesse pour commencer l’attaque. Il se détermina, pendant la nuit, à passer seul au camp ennemi, pour enlever le roi de Singor dans sa tente. Cette témérité fut si heureuse, qu’ayant pris effectivement le prince, et l’ayant mené au général siamois, il termina une guerre qui durait depuis plus de vingt ans. Ce service demeura sans récompense ; et Cyprien, rebuté de quelques intrigues de cour qui avaient refroidi les généreuses inclinations du roi de Siam, prit le parti de se retirer à Surate.

Quoique la nature n’ait pas rendu les Siamois plus propres à la guerre, ils ne laissent pas de la faire souvent avec avantage, parce que leurs voisins ne sont ni plus puissans ni plus braves qu’eux. Cependant le roi n’entretient pas d’autres troupes qu’une garde étrangère. Le chevalier de Forbin avait enseigné l’exercice des armes à quatre cents Siamois ; et lorsqu’il eut quitté Siam, un Anglais, qui avait été sergent à Madras sur la côte de Coromandel, donna les mêmes leçons à huit cents autres Siamois. Mais ces soldats n’ont pas d’autre solde que l’exemption des corvées pour eux-mêmes et pour quelques personnes de leur famille. Comme ils ne peuvent se nourrir hors de chez eux, ils demeurent dans leurs villages, les uns autour de Bancok, les autres aux environs de Louvo, pour la sûreté de ces deux places, où, se rendant tour à tour par détachemens, ils font une garde continuelle. Dans les autres lieux du royaume qui ont besoin de défense, les garnisons sont composées de Siamois libres, qui servent par corvées, comme dans les autres occasions, et qui sont relevés par d’autres lorsqu’ils ont achevé leur temps.

Le royaume de Siam est naturellement si bien défendu par les forêts impénétrables, par la multitude des canaux dont il est coupé, et par ses inondations annuelles, que les habitans ont toujours négligé le secours des places fortes. Ils craindraient de les perdre et de ne les pouvoir reprendre. Celles qu’ils ont, en petit nombre, soutiendraient à peine la première insulte d’une troupe aguerrie. Quelques années avant l’ambassade du chevalier de Chaumont, le roi, souhaitant de faire construire un fort sur la frontière du Pégou, choisit pour l’exécution de cet important dessein un valet de la maison de Saint-Lazare de Paris, qui était passé à Siam au service des missions étrangères. Toute son habileté consistait à faire une saignée. Mais, après s’être défendu long-temps d’entreprendre un ouvrage dont il ignorait les principes, il ne put résister à l’ordre absolu du roi ; et pour prix de ce service il obtint le gouvernement de Jonsalam, qu’il exerça l’espace de trois ou quatre ans avec beaucoup d’approbation. Ensuite, ayant obtenu la permission de retourner à Siam, il eut pour successeur dans son emploi le maître d’hôtel du chevalier de Chaumont, qui se nommait Billy.

Les Siamois ont peu d’artillerie. Un Portugais de Macao, qui est mort à leur service, leur a fondu quelques pièces de canon, et les Français leur ont fait présent de quelques autres pièces ; mais ils entendent peu l’art d’en fondre eux-mêmes. Ils en font de fer battu à froid.

Leur cavalerie n’est composée que d’environ deux mille chevaux. Ils font consister leurs principales forces dans le grand nombre de leurs éléphans, que le père Tachard fait monter à plus de vingt mille ; mais ces animaux n’ayant ni mors ni bride, ne peuvent être gouvernés sûrement. D’ailleurs ils craignent tellement le feu, qu’ils ne s’y accoutument presque jamais ; et lorsqu’ils reçoivent quelque blessure, ils reviennent souvent sur leurs maîtres. On les exerce néanmoins à porter et à entendre tirer sur leur dos de petites pièces longues de trois pieds, et d’une livre de balles. L’infanterie siamoise est nue et mal armée.

Laloubère nous apprend leur ordre de bataille. Ils se rangent sur trois lignes, dont chacune est composée de trois gros bataillons carrés. Le roi ou le général se tient dans le bataillon du milieu, qui est composé des meilleures troupes, pour la sûreté de sa personne. Chaque chef de bataillon occupe aussi le centre de la troupe qu’il commande ; et si les neuf bataillons sont trop gros ; ils sont divisés en neuf autres, dans le même ordre que le reste de l’armée. Chaque bataillon a seize éléphans mâles à sa queue. Chacun de ces animaux porte son étendard particulier. Il est accompagné de deux éléphans femelles ; mais les uns et les autres, sont montés chacun de trois hommes armés, sans compter les éléphans de bagage, qui sont toujours en fort grand nombre. Les Siamois prétendent qu’on ne mène les éléphans femelles que pour la dignité des mâles ; mais il est certain qu’on aurait plus de peine à gouverner les mâles, s’ils n’étaient accompagnés des femelles.

L’artillerie, dans les lieux où les rivières manquent, est portée sur des charrettes tirées par des buffles ou des bœufs. Les Siamois n’ont points d’affûts. Le combat commence par quelques coups de canon. S’ils ne le terminent pas, on se met à portée d’employer la mousqueterie et les flèches, mais jamais on n’attaque avec assez de vigueur, et l’on ne se défend jamais avec assez de constance pour en venir aux dernières approches ou à la mêlée. Ceux que la frayeur saisit les premiers se rompent et s’enfuient dans les bois. À la vérité ils se rassemblent avec autant de facilité qu’ils se sont rompus. Si, dans quelque occasion, il devient absolument nécessaire de tenir ferme, on ne peut se promettre de les retenir qu’en mettant des officiers derrière chaque bataillon, avec ordre de tuer les fuyards. Les Macassars, les Ragipouts, les Malais et quelques autres nations, prennent de l’opium pour animer leur courage ; mais les Siamois rejettent ce secours par la crainte de devenir trop courageux. Cette lâcheté, qu’ils ne regardent pas même comme un sujet de reproche, les rend incapables d’entreprendre un siége ouvert. S’ils attaquent une place fortifiée, c’est par la trahison ou par la faim.

Ils sont encore plus faibles sur mer que sur terre. À peine le roi de Siam a-t-il cinq ou six vaisseaux, qu’il arme quelquefois en course, mais dont l’emploi principal est le commerce. Ses officiers de mer et ses matelots sont étrangers. Il leur recommande d’éviter les combats sanglans, et de se borner à la supercherie pour faire des prises. Avec ce petit nombre de vaisseaux, il a cinquante ou soixante galères, dont les ancres sont de bois. Ce ne sont que des bateaux médiocres et d’un seul pont, qui portent environ soixante hommes, rameurs ou soldats. Ces hommes se prennent par corvées, comme pour les autres services de l’état.

Les enfans des Siamois ont naturellement de la docilité et de la douceur ; on leur inspire dès le premier âge une extrême politesse. L’autorité despotique des pères sert beaucoup au succès de ses leçons ; aussi les parens répondent-ils au prince des fautes de leurs enfans : ils ont part à leurs châtimens, et la loi les oblige, de les livrer lorsqu’ils sont coupables. Un fils qui a pris la fuite après avoir mérité d’être puni ne manque jamais de revenir et de se livrer lui-même aussitôt que la colère ou la justice du prince tourne contre son père ou sa mère, ou même contre ses parens plus éloignés, lorsqu’ils sont plus âgés que lui.

On a déjà vu qu’à l’âge de sept ou huit ans, on met les enfans dans un couvent de talapoins, dont on leur fait prendre l’habit ; c’est une profession qu’ils sont toujours libres de quitter sans honte. Ces petits moines siamois portent le nom de nen ; ils reçoivent chaque jour de leur famille tout ce qui est nécessaire à leur nourriture, et ceux qui sont distingués par leur naissance ou par leur fortune ont un ou deux esclaves pour les servir.

On leur montre d’abord à lire, à écrire et à compter, parce que rien n’est plus nécessaire à des marchands, et qu’il n’y a point de Siamois qui ne fasse quelque commerce. On leur enseigne les principes de la religion et de la morale, en leur faisant apprendre la langue balie, qui est celle de leur religion et de leurs lois. Cette langue a quelque ressemblance avec un dialecte particulier du Coromandel ; mais ces lettres ne sont connues qu’à Siam ; elle s’écrit de la gauche à la droite, comme les langues de l’Europe. Il en est de même du siamois vulgaire : en quoi l’une et l’autre diffèrent de la plupart des langues asiatiques, qui s’écrivent de la droite à la gauche, et de celle des Chinois, qui conduisent la ligne du haut en bas, et qui, dans l’arrangement des lignes d’une même page, mettent la première à droite, et les autres de suite vers la gauche. D’ailleurs la langue siamoise tient beaucoup de celle de la Chine par le grand nombre de ses accens, et parce qu’elle est presque uniquement composée de monosyllabes.

Le siamois et le bali ont un alphabet de peu de lettres, dont on compose des syllabes et des mots ; mais le bali a ses déclinaisons, ses conjugaisons et ses dérivés, ce que le siamois n’a point. Dans cette seconde langue, l’arrangement seul marque le cas des noms. Quant aux conjugaisons, elle a seulement quatre ou cinq particules qui se mettent tantôt devant le verbe, tantôt après, pour signifier le nombre, les temps et les modes. Le dictionnaire siamois n’est guère moins simple ; c’est-à-dire que cette langue est peu abondante ; mais le tour de la phrase n’en est que plus difficile par ses variétés. Laloubère s’efforce de faire comprendre par des exemples la difficulté de ses tours : cœur bon, par exemple, signifie content ; ainsi pour dire si j’étais à Siam, je serais content, les Siamois diraient dans leur langue, si moi être ville de Siam, moi cœur bon beaucoup. Sii, qui signifie lumière, et par métaphore, beauté, se joint par une seconde métaphore à pak, qui signifie bouche, et sii-pak signifie les lèvres, comme si l’on disait la lumière ou la beauté de la bouche. La gloire du bois, signifie fleur. Le fils de l’eau veut dire en général tout ce qui s’engendre dans l’eau, sans être poisson, comme les crocodiles et toutes sortes d’insectes aquatiques. Dans d’autres expressions, le mot fils ne signifie que la petitesse des choses ; le fils des poids, signifie um petit poids : au contraire, le mot de mère s’emploie pour exprimer la grosseur ou la grandeur. De tout les mots de cette langue, le même voyageur ne connaît que po et qui aient quelque rapport aux nôtres. Ils signifient en siamois père et mère.

Après la lecture et l’écriture, l’arithmétique est presque l’unique étude de la jeunesse siamoise : elle a comme la nôtre dix caractères, dont le zéro est figuré de même, et prend les mêmes valeurs dans le même arrangement, c’est-à-dire que les nombres se placent de la droite à la gauche, suivant l’ordre naturel des puissances du nombre de dix. Le calcul des Siamois se fait avec la plume, différent de celui des Chinois, qui se servent d’un instrument dont Martini fait remonter l’invention jusqu’à deux mille six ou sept cents ans avant Jésus-Christ. En général, les marchands du pays sont si exercés à compter, qu’ils peuvent résoudre sur-le-champ des questions d’arithmétique très-difficiles ; mais ils ne reviennent jamais à ce qu’ils ne peuvent résoudre sur-le-champ. Le caractère essentiel des hommes dans les climats très-chauds ou très froids, est la paresse d’esprit et de corps, avec cette différence qu’elle dégénère en stupidité dans les pays trop froids, et que dans les pays trop chauds il y a toujours de l’esprit et de l’imagination ; mais de cette sorte d’esprit qui se lasse bientôt de la moindre application.

Les Siamois conçoivent facilement : leurs reparties sont vives et promptes, leurs objections justes. On croirait qu’un peu d’étude peut les rendre habiles dans les plus hautes sciences et dans les arts les plus difficiles ; mais leur paresse invincible détruit tout d’un coup cette espérance.

Ils sont naturellement poëtes : leur versification consiste, comme la nôtre, dans le nombre de syllabes et dans la rime. Entre plusieurs traductions de leurs poëtes et de leurs chansons, Laloubère n’en vit pas une dont le sens pût s’ajuster à nos idées ; il y entrevit néanmoins des peintures, celle, par exemple, d’un jardin agréable, dans lequel un amant offre une retraite à sa maîtresse. Outre les chansons d’amour, ils en ont d’historiques et de morales : un des frères du roi composait des poésies morales fort estimées, et les mettait lui-même en musique.

Si les Siamois naissent poëtes, ils sont bien éloignés de naître orateurs et de pouvoir le devenir. Leurs livres sont ou des narrations d’un style fort simple, ou des sentences d’un style coupé. On a déjà remarqué qu’ils n’ont point d’avocats. Les parties expliquent leur affaire au greffier, qui écrit simplement ce qu’on dicte. Les talapoins, dans leurs sermons, lisent le texte bali de leurs livres ; ils le traduisent et l’expliquent en siamois sans aucune sorte d’action. Tous les complimens ordinaires de la société sont à peu près dans les mêmes termes. Le roi même a ses paroles comptées dans les audiences de cérémonie. Il ne dit aux envoyés de France que ce qu’il avait dit au chevalier de Chaumont, et quelque temps auparavant à l’évêque d’Héliopolis.

Les Siamois ignorent absolument toutes les parties de la philosophie, à l’exception de quelques principes de morale : ils n’ont aucune étude du droit. Les lois du pays ne s’apprennent que dans l’exercice actuel des emplois : elles sont renfermées dans quelques livres peu connus du public ; mais lorsqu’ils sont revêtus d’un office, on leur remet une copie des lois qui le concernent.

Leur médecine ne peut mériter le nom de science. Les principaux médecins du roi de Siam sont chinois. Il en a de siamois et de pégouans ; mais après l’arrivée du chevalier de Chaumont, il prit en cette qualité un missionnaire français nommé Paumau, auquel il donna tant de confiance, que tous les autres étaient obligés de rapporter chaque jour à cet oracle leurs observations sur la santé de leur maître, et de recevoir de lui les remèdes qu’ils employaient sous sa direction. La médecine siamoise consiste dans un nombre de recettes qui viennent de leurs ancêtres, sans aucun égard pour les symptômes particuliers des maladies. Ces aveugles méthodes ne laissent pas d’en guérir beaucoup, parce que la tempérance naturelle des Siamois contribue plus que l’art au rétablissement de leur santé ; mais comme il arrive souvent que la force du mal l’emporte, on ne manque point d’en attribuer la cause aux maléfices.

Quelqu’un tombe-t-il malade à Siam, il commence par une opération fort bizarre, qui est de se faire amollir le corps en se couchant à terre, et faisant monter sur lui quelque personne entendue qui le foule aux pieds. On assura Laloubère que, dans la grossesse même, les femmes emploient cette méthode pour accoucher plus facilement. Les anciens n’apportaient pas d’autres remèdes à la plénitude qu’une diète excessive ; et tel est encore l’usage des Chinois. Aujourd’hui les Siamois usent de la saignée, des ventouses scarifiées, et des sangsues. Avec quelques-uns des purgatifs connus en Europe, ils en ont d’autres qui sont particuliers à leurs pays ; mais ils ne connaissent pas l’ellébore, si familier aux anciens médecins grecs. D’ailleurs ils n’observent aucun temps pour les purgations ; dans leurs remèdes, ils emploient des minéraux et des simples. Les Européens leur ont appris les vertus et l’usage du quinquina : en général leurs remèdes sont fort chauds. Ils n’usent d’aucun rafraîchissement intérieur, mais ils se baignent dans la fièvre et dans toutes sortes de maladies. Il semble que tout ce qui concentre ou qui augmente la chaleur naturelle convienne à leur constitution. Leurs malades ne se nourrissent que de bouillie de riz, qu’ils font extrêmement liquide ; c’est ce que les Portugais des Indes appellent cangé. Les bouillons de viande sont mortels à Siam ; ils relâchent trop l’estomac : dans la convalescence, les Siamois préfèrent la chair de cochon à toutes les autres.

Leur ignorance dans la chirurgie est si profonde, qu’ils ont besoin des Européens, non-seulement pour le trépan et pour toutes les opérations difficiles, mais pour les simples saignées. Ils ignorent entièrement l’anatomie. Loin d’avoir tourné leur curiosité à la connaissance du corps animal, ils n’ouvrent les corps morts qu’après les avoir rôtis dans les funérailles. Le motif des talapoins pour les ouvrir est d’y trouver de quoi nourrir la superstition du peuple. Ils prétendent quelquefois avoir trouvé dans l’estomac des morts de grosses pièces de chair fraîche de porc ou de quelque autre animal, du poids d’environ huit ou dix livres, qu’ils supposent l’effet d’un sortilége, et propres à servir pour ces noires opérations.

La chimie n’est pas moins ignorée des Siamois, quoiqu’ils l’aiment avec passion, et que plusieurs d’entre eux se vantent d’en posséder les plus rares secrets. Siam, comme le reste de l’Orient, est rempli d’imposteurs et de dupes. Le roi de Siam, père de celui qui régnait à l’arrivée des Français, avait employé deux millions à la recherche de la pierre philosophale.

La musique est en honneur à Siam, mais sans méthode et sans principes. Les Siamois font des airs qu’ils ne savent pas noter. Ils n’ont ni tremblement ni cadence, non plus que les Castillans ; mais ils chantent quelquefois comme nous sans paroles ; ce qui paraît fort étrange en Castille. À la place des paroles, ils ne disent que noï , noï, comme nous ta la la la, etc. Le roi de Siam, ayant entendu, sans se montrer, plusieurs airs de violon français, n’en trouva pas le mouvement assez grave. Cependant Laloubère observe que les Siamois n’ont rien de fort grave dans leurs chants, et que, dans la marche même du roi, les airs de leurs instrumens sont assez vifs.

Ils ne connaissent pas plus que les Chinois la variété des chants pour les diverses parties, ou plutôt ils n’ont aucune diversité de parties, puisqu’ils chantent tous à l’unisson. Si l’on distingue dans quelques-uns de leurs instrumens une apparence de musique régulière, il faut supposer qu’ils les tiennent des étrangers. Les principaux sont de petits rebecs ou violons à trois cordes, qu’ils appellent tro, et des hautbois fort aigres, qu’ils nomment pi. Ils les accompagnent du son de quelques bassins de cuivre, sur chacun desquels on frappe un coup à certain temps de chaque mesure. Ces bassins sont suspendus par un cordon à une perche posée en travers sur deux fourches, et la baguette qui sert à frapper est un bâton de bois assez court. Ils mêlent à ces sons celui de deux espèces de tambours, qu’ils nomment tlounpounpan et tapon. Le bois du premier ressemble, pour la grandeur, à celui de nos tambours de basque ; mais il est garni de peau des deux côtés comme un véritable tambour, et de chaque côté du bois pend une balle de plomb au bout d’un cordon. Le bois du tlounpounpan est traversé par un bâton qui lui sert de manche, et par lequel on le tient. On roule ce manche entre les mains comme le bâton d’une chocolatière ; et par ce mouvement, les balles qui pendent de chaque côté frappent sur les deux peaux. La figure du tapon est celle d’un baril. On le porte pendu au cou par un cordon, et des deux côtés on bat sur les peaux à coups de poing.

Un autre instrument, qui se nomme patcoug, est composé de timbres placés de suite chacun sur un bâton court, et planté sur une demi-circonférence de bois, de la forme des jantes d’une petite roue de carrosse. Celui qui joue est assis au centre de la circonférence, les jambes croisées. Il frappe les timbres avec deux bâtons, dont il tient l’un de la main droite, et l’autre de la main gauche. L’étendue de cet instrument est d’une quinte redoublée, mais il n’a point de demi-ton, ni rien qui étouffe le son d’un timbre lorsqu’on en frappe un autre. C’était le bruit de tous ces instrumens ensemble que le P. Tachard ne trouvait pas sans agrément sur la rivière.

Les exercices du corps sont aussi négligés à Siam que ceux de l’esprit. On n’y voit personne qui connaisse l’art de manier un cheval. Les Siamois n’ont point d’armes, si le roi ne leur en donne ; et ce n’est qu’après avoir reçu de lui les premières qu’il leur est permis d’en acheter d’autres. Ils ne peuvent s’exercer à leur usage que par son ordre. À la guerre même, ils ne tirent point le mousquet debout, mais en mettant un genou à terre, et souvent ils achèvent de s’asseoir sur leur talon, en étendant devant eux la jambe qu’ils n’ont pas fléchie. À peine savent-ils marcher ou se tenir de bonne grâce sur leurs jambes. Ils ne tendent point aisément les jarrets, parce qu’ils sont accoutumés à les tenir tout-à-fait pliés. Les Français leur ont appris à se tenir debout sous les armes ; et jusqu’à l’arrivée du chevalier de Chaumont, leurs sentinelles mêmes s’asseyaient à terre. Loin de s’exercer à la course, ils ne connaissent pas le plaisir de marcher pour la promenade. En un mot, la course des ballons est leur unique exercice, et dès l’âge de quatre ou cinq ans, tout le monde apprend à manier la rame et la pagaie ; aussi les voit-on ramer trois jours et trois nuits avec une légèreté admirable, et presque sans aucun intervalle de repos, quoiqu’ils ne soient guère capables de supporter tout autre travail.

Ils sont mauvais artisans. Un ouvrier siamois n’ose aspirer à la moindre distinction dans son art. Sa réputation l’exposerait à se voir forcé de travailler gratuitement toute sa vie pour le service du roi. Comme ils sont employés indifféremment à toutes sortes d’ouvrages dans leurs six mois de corvées, chacun s’attache à faire un peu de tout, pour éviter les mauvais traitemens ; mais personne ne veut trop bien faire, parce que la servitude est le prix de l’habileté. Cinq cents ouvriers ne feraient pas dans l’espace de plusieurs mois ce qu’un petit nombre d’Européens achèveraient en peu de jours.

Voici les arts qu’ils connaissent. Ils sont assez bons menuisiers ; et comme ils n’ont pas de clous, ils entendent fort bien les assemblages. Ils se mêlent de sculpture, mais grossièrement. Les statues de leurs temples sont de fort mauvais goût. Ils savent cuire la brique et faire du ciment. En général, ils n’entendent pas mal la maçonnerie ; cependant leurs édifices de brique durent peu, faute de fondemens. Ils n’en font pas même à leurs fortifications. Siam n’a ni cristal fondu ni verre, et c’est une des choses qu’ils aiment le mieux.

Les Siamois savent fondre les métaux et jeter des ouvrages en moule. Ils revêtent fort bien leurs idoles d’une lame fort mince, ou d’or, ou d’argent, ou de cuivre, quoiqu’elles ne soient souvent que d’énormes masses de brique et de chaux. Laloubère avait apporté en France un petit Sammono-Kodom, revêtu d’une lame de cuivre doré. Certains meubles du roi, la garde de fer des sabres, et celle des poignards, dont il fait présent à quelques-uns de ses officiers, et quelquefois à des étrangers sont revêtus aussi d’une lame d’or. Ils n’ignorent pas tout-à-fait l’orfèvrerie ; mais ils ne savent ni polir les pierres précieuses, ni les mettre en œuvre.

Ils sont bons doreurs. Ils battent l’or assez bien. Toutes les lettres que le roi de Siam écrit à d’autres rois sont sur une feuille de ce métal, aussi mince que le papier. On y marque les lettres par compression avec un poinçon émoussé, qui ressemble à celui dont nous écrivons sur nos tablettes.

Ils n’emploient guère le fer que dans la première fonte, parce qu’ils n’entendent point l’art de forger. Leurs chevaux ne sont point ferrés, et n’ont ordinairement que des étriers de corde et de fort mauvais bridons. Ils n’ont pas de meilleures selles. L’art de corroyer et de préparer les peaux leur est absolument inconnu.

On fait peu de toiles de coton à Siam, et les couleurs en sont sans éclat. On n’y fabrique aucune étoffe de soie ni de laine, et nul ouvrage de tapisserie. La laine y est fort rare : mais les Siamois savent broder, et leurs dessins plaisent. Ils ne connaissent point la peinture à l’huile ; d’ailleurs sont mauvais peintres, et leur goût ne les porte point à représenter la nature. Une exacte imitation leur paraît trop facile. Ils veulent de l’extravagance dans la peinture, comme nous voulons du merveilleux dans la poésie. Ils imaginent des fleurs, des arbres, des oiseaux et d’autres animaux qui n’existèrent jamais. Ils donnent quelquefois aux figures humaines des attitudes impossibles ; et leur habileté consiste à répandre sur ces chimères un air de facilité qui les fasse paraître naturelles.

Les professions les plus communes à Siam sont la pêche pour la plus basse partie du peuple, et le commerce pour ceux à qui leur fortune permet de l’exercer. Mais le commerce du dehors étant réservé presque entièrement au roi, il n’y a point d’avantage considérable à tirer de celui du royaume. Cette même simplicité de mœurs, qui rend un grand nombre d’arts inutiles aux Siamois, leur ôte aussi le goût de la plupart des marchandises qui sont devenues nécessaires à l’Europe. Ils ont néanmoins des méthodes réglées pour le commerce. Dans les prêts, c’est toujours, un tiers qui écrit la promesse. Cette précaution suffit, parce qu’en justice la présomption est contre le débiteur qui nie, pour le double témoignage de celui qui produit la promesse, et de celui dont elle présente l’écriture.

Dans les petits commerces qui regardent les nécessités de la vie, la bonne foi règne si scrupuleusement, que le marchand ne compte point l’argent qu’il reçoit, ni l’acheteur la marchandise qu’il achète par compte. L’heure des marchés est depuis cinq heures du soir jusqu’à huit ou neuf. Les Siamois n’ont pas d’aunes, parce qu’ils achètent en pièces complètes les mousselines et les autres toiles. On est bien malheureux à Siam lorsqu’on y est réduit à prendre de la toile par ken, qui signifie coudée ; et pour ceux qui sont dans cette misère on n’emploie point effectivement d’autre mesure que le bras.

Cependant ils ont leur brasse, qui n’est que d’un pouce au-dessous de notre toise. Ils s’en servent dans les édifices, dans l’arpentage, et particulièrement à mesurer les chemins et les canaux où le roi passe. Ainsi, de Siam à Louvo, chaque lieue est marquée par un poteau, sur lequel le nombre est écrit. Le même usage s’observe dans l’Indoustan, où Bernier nous apprend que les cosses ou les demi-lieues sont distinguées par des tourelles ou par de petites pyramides. Le coco sert de mesure à Siam pour les grains et pour les liqueurs. Comme ces espèces de noix sont naturellement inégales, on mesure leur grandeur par la quantité de cauris qu’elles peuvent contenir. Un coco ne contiendra que cinq cents cauris, tandis qu’un autre en contient mille.

Toutes les monnaies d’argent siamoises sont de la même figure et frappées au même coin, sans autre différence que celle de leur grandeur. Leur figure est celle d’un petit cylindre ou d’un rouleau fort court, tellement plié par le milieu, que ses deux bouts reviennent l’un à côté de l’autre. Leur coin, qui est double sur chaque pièce, au milieu du rouleau, ne représente rien qui soit connu des Européens, et que les Siamois mêmes aient pu expliquer à Laloubère. La proportion de cette monnaie à la nôtre est telle, que leur tical, qui ne pèse qu’un demi-écu, ne laisse pas de valoir trente-sept sous et demi. Ils n’ont pas de montre d’or ni de cuivre. L’or à Siam est une marchandise de commerce : il vaut douze fois l’argent, lorsque les deux métaux sont d’égale finesse.

La basse monnaie de Siam consiste dans les petits coquillages, que les Européens ont nommés cauris, et les Siamois bia. Un fouan, qui est la huitième partie d’un tical, vaut huit cents cauris, c’est-à-dire que sept ou huit cauris valent à peine un denier.

L’usage du pays ne permet point aux filles de converser avec les garçons : elles sont sous la garde de leurs mères, qui châtient sévèrement cette liberté ; mais la nature, plus forte que la loi, les porte souvent à s’échapper, surtout vers la fin du jour. Elles sont en état d’avoir des enfans dès l’âge de douze ans, et quelquefois plus tôt : aussi les marie-t-on fort jeunes. Quoiqu’il se trouve des filles siamoises qui dédaignent le mariage pendant toute leur vie, on n’en voit aucune qui se consacre à la vie religieuse avant la vieillesse.

Les parens d’un jeune homme font demander une fille aux siens par des femmes âgées et d’une réputation bien établie. Si la réponse est favorable, elle n’empêche pas que le goût de la fille ne soit consulté ; mais ses parens prennent d’avance l’heure de la naissance du garçon, et donnent celle de la sienne. De part et d’autre on s’adresse aux devins pour savoir si le mariage durera sans divorce jusqu’à la mort. Ensuite le jeune homme rend trois visites à la fille, et lui présente un simple présent de bétel et de fruits. Si le mariage doit se conclure, les parens des deux côtés se trouvent à la troisième visite. On compte la dot de la femme et le bien du mari. Tout est délivré sur-le-champ, sans aucune sorte de contrat. Les nouveaux mariés reçoivent des présens de leur famille, et l’époux entre aussitôt dans les droits du mariage, indépendamment de la religion, qui n’a aucune part à cette cérémonie ; il est même défendu aux talapoins d’y assister. Cependant, quelques jours après ils vont jeter de l’eau bénite chez les nouveaux mariés, et réciter quelques prières en langue balie. La noce est accompagnée de festins et de spectacles où l’on appelle des danseurs de profession ; mais le mari, la femme et les parens n’y dansent jamais. La fête se fait chez les parens de la fille, et les jeunes mariés y passent quelques mois avant de s’établir dans leur propre maison. L’unique distinction pour la fille d’un mandarin, est de lui mettre sur la tête un cercle d’or que les mandarins portent à leurs bonnets de cérémonie.

La plus riche dot d’une fille siamoise n’est que de cent caris, qui reviennent à quinze mille livres. Les Siamois peuvent avoir plusieurs femmes ; mais le peuple s’accorde rarement cette liberté, et les grands ou les riches la prennent moins par débauche que par affectation de grandeur. D’ailleurs, entre plusieurs femmes, on distingue toujours la principale. Les autres, quoique permises par la loi, ne sont que des femmes achetées, et par conséquent esclaves, qui portent en siamois le nom de petites femmes ; et qui doivent être soumises à la première. Leurs enfans nomment leur père potchaou, c’est-à-dire père seigneur, et ceux de la femme principale lui donnent simplement le nom de po, qui signifie père. Le mariage est défendu à Siam dans les premiers degrés de parenté, où les cousins-germains ne sont pas compris. À l’égard des degrés d’alliance, un homme peut épouser successivement les deux sœurs ; mais les rois de Siam se dispensent de toute règle. Celui qui régnait pendant les voyages dont on a donné la relation avait épousé la princesse sa sœur. Il en avait une fille unique qui portait le nom de princesse-reine depuis la mort de sa mère ; et Laloubère, moins timide à juger que l’abbé de Choisy, paraît persuadé qu’il en avait fait aussi sa femme ou sa maîtresse.

Dans les familles particulières, la succession appartient entièrement à la femme principale, et se divise ensuite à portions égales entre ses enfans. Les petites femmes et leurs enfans peuvent être vendus par l’héritier légitime, et ne possèdent que ce qu’ils reçoivent de lui, ou ce que le père leur a donné avant sa mort, car l’usage des testamens est ignoré à Siam. Les filles nées des petites femmes sont vendues pour devenir petites femmes comme leurs mères.

Les principales richesses des Siamois consistent en meubles. Ils achètent rarement des terres, parce qu’ils n’en peuvent acquérir la pleine propriété. Quoique la loi du pays les rende héréditaires dans les familles, et qu’elle donne aux particuliers le droit de se les vendre entre eux, un droit supérieur, qui étend le domaine du souverain sur toutes les possessions de ses sujets, assure toujours au roi le pouvoir de reprendre les terres mêmes qu’il a vendues. Comme rien n’est excepté de ce droit tyrannique, les particuliers dérobent soigneusement leurs meubles à la connaissance de leur maître. Cette raison leur fait rechercher les diamans, qui sont un meuble aisé à cacher. Quelques seigneurs siamois donnent en mourant une partie de leur bien au roi pour assurer le reste à leurs enfans.

Mais la puissance du mari est absolue dans sa famille ; elle s’étend jusqu’au droit de vendre ses enfans et ses femmes, à l’exception de la principale, qu’il peut seulement répudier. Il est naturellement le maître du divorce ; cependant il ne le refuse guère à sa femme, lorsqu’elle s’obstine à le désirer ; il lui rend sa dot, et les enfans se partagent entre eux dans cet ordre : la mère a le premier, le troisième, et tous les autres impairs. Le père prend le second le quatrième et tous les autres dans l’ordre pair ; de sorte que, si le nombre total est impair, il en reste un de plus à la mère. Une veuve hérite du pouvoir de son mari, avec cette restriction, qu’elle ne peut vendre les enfans du rang pair. Les parens du père s’y opposent ; mais après le divorce, le père et la mère sont libres de vendre les enfans qui leur sont demeurés en partage dans l’ordre établi par la loi.

L’adultère est rare à Siam, moins parce que le droit des maris est de tuer leurs femmes, s’ils les surprennent dans le crime, ou de les vendre, s’ils peuvent les en convaincre, que par un effet naturel du genre de vie des femmes, qui ne sont corrompues ni par l’oisiveté, ni par le luxe de la table ou des habits, ni par le jeu et les spectacles. Pendant les corvées de leurs maris, qui durent six mois, elles les nourrissent de leur travail. Elles n’ont l’usage d’aucun jeu, et ne reçoivent aucune visite d’homme. Les spectacles ne sont pas fréquens, et n’ont ni jours marqués, ni prix certain, ni théâtres publics. Ainsi la sagesse parmi les femmes tourne heureusement en habitude ; cependant tous les mariages ne sont pas chastes : mais on assura du moins à Laloubère que tout autre débauche est rare parmi les Siamois.

« La jalousie, dit-il, n’est parmi eux qu’un pur sentiment de gloire qui augmente à proportion que leur fortune s’élève. » Les femmes du peuple jouissent d’une entière liberté : celles des grands vivent dans la retraite ; elles ne sortent que pour quelque visite de famille, ou pour assister aux exercices de religion. Dans ces occasions, elles paraissent à visage découvert, et lorsqu’elles vont à pied, on ne les distingue pas aisément des femmes de leur suite.

Le respect pour les vieillards n’est pas moins en honneur à Siam qu’à la Chine. De deux mandarins, le plus jeune, quoique le plus élevé en dignité, cède la première place à l’autre. Un mensonge est puni lorsqu’il s’adresse au supérieur. L’union et la dépendance sont des vertus si bien établies dans les familles, qu’un fils qui entreprendrait de plaider contre son père serait regardé comme un monstre. Aussi le mariage n’est-il pas un état redouté. L’intérêt n’y divise point les esprits, et la pauvreté n’y est jamais onéreuse. Les Français, dans leur séjour à Siam, n’y remarquèrent que trois mendians, gens fort âgés et sans parenté. Les Siamois ne souffrent jamais que leurs parens demandent l’aumône ; ils nourrissent charitablement leurs pauvres, lorsque ceux-ci ne peuvent subsister de leur travail. La mendicité n’est pas seulement honteuse à celui qui mendie, mais à toute sa famille.

Ils attachent encore plus d’opprobre au vol. Les plus proches parens d’un voleur n’osent prendre sa défense. « Il n’est pas étrange, suivant Laloubère, que le vol soit estimé infâme dans un pays où l’on peut vivre à si bon marché. » Ils mettent l’idée de la parfaite justice à ne pas ramasser les choses perdues ; c’est-à-dire, à ne pas profiter d’une occasion d’acquérir si facile. Il paraît cependant, par plusieurs traits que racontent les voyageurs, que les Siamois négligent rarement l’occasion de voler, malgré l’infamie qu’ils attachent au vol.

Le P. d’Espagnac, un des missionnaires jésuites du second voyage de Tachard, étant un jour seul dans le divan de leur maison, vit un Siamois qui vint prendre hardiment devant lui un beau tapis de Perse sur une table. Ce bon jésuite laissa faire le voleur, parce qu’étant apparemment dans la même prévention que Laloubère, il ne put se persuader que ce fût un vol. On sait que dans le voyage que Louis XIV fit faire en Flandre aux ambassadeurs de Siam un des mandarins qui les accompagnaient prit une vingtaine de jetons dans une maison où ils étaient priés à dîner. Le lendemain, ce mandarin persuadé que les jetons étaient de la monnaie, en donna un pour boire à un laquais. Son vol fut reconnu par son imprudence ; mais on n’en témoigna rien.

Laloubère raconte lui-même un autre trait qui prouve la force du penchant des Siamois pour le vol. Un officier des magasins du roi de Siam lui ayant volé quelque argent, ce prince ordonna que pour supplice on lui fit avaler trois ou quatre onces d’argent fondu. Il arriva que celui qui eut ordre de les ôter de la gorge du coupable mort ne put se défendre d’en dérober une partie. Le roi fit traiter ce second voleur comme le premier. Un troisième ne résista point à la tentation du même crime, c’est-à-dire qu’il déroba une partie de l’argent qu’il tira de la gorge du dernier mort. Le roi de Siam, en lui faisant grâce de la vie, dit : « C’est assez ; je ferais mourir tous mes sujets l’un après l’autre, si je ne me déterminais une fois à pardonner. »

La bonne foi règne pourtant, dit-on, dans le commerce ; mais l’usure est sans bornes : les lois n’y ont pas pourvu. L’avarice est le vice essentiel des Siamois ; avec cette odieuse aggravation qu’ils n’amassent des richesses que pour les enfouir. Ils ont d’ailleurs de la douceur, de la politesse, et peu d’inquiétude pour les événemens de la vie ; ils se possèdent long-temps ; mais, lorsqu’une fois leur colère s’allume, ils ont peut-être moins de retenue que les Européens. C’est principalement par la calomnie qu’ils exercent leurs haines secrètes et leurs vengeances. Ils ont horreur de l’effusion du sang ; cependant, si leur haine va jusqu’à la mort, ils assassinent ou ils empoisonnent.

La timidité, l’avarice, la dissimulation, la taciturnité et l’inclination au mensonge sont des vices naturels qui croissent avec eux. Ils sont opiniâtres dans leurs usages, par indolence autant que par respect pour les traditions de leurs ancêtres. Ils ont si peu de curiosité, qu’ils n’admirent rien. Ils sont orgueilleux avec ceux qui les ménagent, et rampans pour ceux qui les traitent avec hauteur. Ils sont rusés, inconstans, comme tous ceux qui sentent leur propre faiblesse.

Le lien d’une éternelle amitié parmi les Siamois, c’est d’avoir bu du même arak dans la même tasse. S’ils veulent se la jurer plus solennelle, ils goûtent du sang l’un de l’autre : pratique des anciens Scythes qui est en usage aussi chez les Chinois et parmi d’autres nations ; mais cette cérémonie ne les empêche pas toujours de se trahir.

Si l’on excepte le bœuf et le buffle, que les Siamois montent ordinairement, l’éléphant est leur seul animal domestique. La chasse des éléphans est libre à tout le monde ; mais on cherche uniquement à les prendre. On ne les coupe jamais. Pour le service ordinaire, les Siamois se servent des éléphans femelles ; ils emploient les mâles à la guerre. Leur pays n’est pas propre aux chevaux ; les pâturages sont trop marécageux et trop grossiers pour leur donner du courage et de la noblesse ; aussi n’ont-ils pas besoin d’être coupés pour devenir traitables. Le royaume n’a ni ânes ni mulets. Les Maures qui s’y sont établis ont quelques chameaux qu’ils achètent des étrangers.

On a déjà fait observer que le roi de Siam n’entretient pas plus de deux mille chevaux ; il en fait acheter ordinairement à Batavia ; mais ils sont petits, et, suivant la remarque d’un voyageur, aussi rétifs que les Javans sont mutins. Il est rare néanmoins que ce prince monte à cheval ; l’éléphant lui paraît une monture plus noble. Les Siamois le croient plus propre à la guerre ; il sait défendre son maître, le remettre sur son dos avec sa trompe lorsqu’il est tombé, et foule aux pieds son ennemi. Tachard vit au palais un éléphant de garde, c’est-à-dire tout équipé et prêt à marcher. Il n’y a point de chevaux pour le même usage. Dans l’endroit du palais qui sert d’écurie à cet éléphant, on voit un petit échafaud qui touche de plain-pied à l’appartement du roi, et d’où il se place aisément sur le dos de son éléphant. S’il veut être porté en chaise par des hommes, il entre aussi dans cette voiture par une fenêtre ou par une terrasse. Jamais ses sujets ne le voient marcher, si ce n’est les femmes de l’intérieur du palais.

Les chaises à porteurs de Siam n’ont aucune ressemblance avec les nôtres. Ce sont des siéges carrés et plats, plus ou moins élevés, qu’ils posent et qu’ils affermissent sur des civières. Quatre ou huit hommes, car la dignité consiste dans le nombre, les portent sur leurs épaules nues, et sont suivis par d’autres hommes qui les relèvent. Quelques-unes des chaises ont un dossier et des bras comme nos


fauteuils. D’autres sont entourées simplement d’une petite balustrade d’un demi-pied de haut, à l’exception du devant qui est ouvert, quoique les Siamois s’y tiennent toujours les jambes croisées. Les unes sont découvertes, d’autres ont une impériale. Dans toutes les occasions où les Français virent le roi de Siam sur un éléphant, son siége était sans impérial et tout ouvert par-devant. Aux côtés et par derrière s’élevaient jusqu’à la hauteur de ses épaules trois grands feuillages dorés, un peu recourbés en dehors par la pointe ; mais, lorsqu’il s’arrêtait, un homme à pied le mettait à couvert du soleil avec un fort haut parasol en forme de pique, dont le fer avait trois ou quatre pouces de diamètre ; et ce n’était pas une petite fatigue lorsque le vent donnait dessus. Cette sorte de parasol, qui n’est que pour le roi, se nomme pat-bouk.

On a lu, dans le premier voyage de Tachard, comment les Siamois montent sur l’éléphant. Ceux qui veulent le conduire eux-mêmes se mettent comme à cheval sur son cou, mais sans aucune sorte de selle. Ils lui piquent la tête avec un pic de fer ou d’argent, tantôt à droite, tantôt à gauche, et quelquefois au milieu du front, et lui disant de quel côté il doit tourner, quand il doit s’arrêter, et surtout quand il faut monter ou descendre. Cet animal est fort docile à la voix. Si l’on ne se donne pas la peine de le mener, on se place sur son dos ou dans une chaise, ou même sans chaise, et comme à poil, si l’on peut employer ce terme pour un animal qui n’en a point. Alors un domestique, qui est ordinairement celui qui a soin de le nourrir, se met sur son cou et lui sert de guide. Quelquefois un autre homme se place sur sa croupe.

Mais, quoique l’usage des éléphans soit si commun parmi les Siamois, leurs voyages les plus fréquens se font par eau dans des ballons. Le corps de ces barques n’est que d’un seul arbre, long quelquefois de seize à vingt toises. Deux hommes assis, les jambes croisées, l’un à côté de l’autre sur une planche qui traverse le ballon, suffisent pour en occuper toute la largeur. L’un pagaie à droite, et l’autre à gauche. Pagayer, c’est ramer avec la pagaie, espèce de rame courte qu’on tient à deux mains par le milieu et par le bout. Elle n’est point attachée au ballon ; et celui qui la manie a le visage tourné du côté vers lequel il s’avance, au lieu que nos rameurs tournent le dos à leur route. Un seul ballon contient quelquefois cent où cent vingt pagayeurs dans le même ordre, c’est-à-dire rangés deux à deux et les jambes croisées sur leurs planches ; mais les officiers subalternes ont des ballons beaucoup plus courts, et par conséquent moins de pagaies. Seize ou vingt sont le nombre ordinaire. Les pagayeurs ont des chants ou des cris mesurés, à l’aide desquels ils plongent la pagaie avec un mouvement de bras et d’épaules assez vigoureux mais facile et de bonne grâce. Le poids de cette espèce de chiourme sert de lest au ballon, et le tient presqu’à fleur d’eau : de là vient que les pagaies sont si courtes. L’impression que le ballon reçoit de tant d’hommes qui plongent en même temps la pagaie avec effort, produit un balancement agréable, qui se remarque encore mieux à la poupe et à la proue, parce qu’elles sont plus élevées, et qu’elles représentent le cou et la queue d’un dragon ou de quelque poisson monstrueux, dont les pagaies paraissent les ailes ou les nageoires. À la proue, un seul pagayeur occupe le premier rang, sans qu’il puisse avoir un compagnon à son côté, ni croiser même les jambes, dont il est obligé d’étendre l’une en dehors, par-dessus un bâton qui sort du côté de la proue. C’est lui qui donne le mouvement à tous les autres. Sa pagaie est un peu plus longue, parce qu’elle est plus éloignée de l’eau. Celui qui gouverne se tient debout à la poupe, dans un endroit où elle s’élève déjà beaucoup. Le gouvernail est une pagaie fort longue, qui ne tient point au ballon, et que celui qui gouverne soutient perpendiculairement dans l’eau, tantôt du côté droit, et tantôt du côté gauche.

Les femmes esclaves manient la pagaie aux ballons des dames. Dans les ballons ordinaires, on voit au centre une loge de bois sans peinture et sans vernis, qui peut contenir toute une famille, et quelquefois un appentis plus bas devant cette loge. Quantité de Siamois n’ont pas d’autre habitation ; mais les ballons de cérémonie, ou ceux du roi, que les Portugais appellent ballons d’état, n’ont au milieu qu’un siége qui occupe presque entièrement leur largeur, et qui ne peut contenir qu’une personne armée de la lance et du sabre. Si c’est un mandarin inférieur, il n’a qu’un simple parasol pour se mettre à couvert. Un mandarin plus considérable est sur un siége plus élevé, couvert de ce que les Portugais ont nommé chirole, et que les Siamois nomment coup. C’est une espèce de berceau ouvert par-devant et par-derrière, composé de bambous fendus et entrelacés, et revêtu d’un vernis noir ou rouge. Le vernis rouge appartient aux mandarins de la main droite, et le noir à ceux de la main gauche. Les bords de la chirole sont dorés de trois ou quatre pouces. C’est la forme de ces dorures qui ne sont pas pleines, et qu’on prendrait pour de la broderie, qui distingue le degré de la dignité du mandarin. On voit quelques chiroles couvertes d’étoffe ; mais elles ne servent que pour la pluie. Celui qui commande l’équipage se place, les jambes croisées, devant le siége du mandarin, à l’extrémité de l’estrade du siége. S’il arrive que le roi passe, le mandarin descend sur son estrade et s’y prosterne, et le ballon demeure immobile jusqu’à ce que celui du monarque ait disparu.

Les chiroles et les pagaies des ballons d’état sont dorées. Chaque chirole est soutenue par des colonnes, et surmontée de plusieurs ouvrages de sculpture en pyramides. Quelques-unes ont des appentis contre le soleil. Le ballon qui porte la personne du roi a quatre officiers pour commander l’équipage ; deux devant l’estrade, et deux derrière. Comme ces bâtimens sont fort étroits et fort propres à fendre l’eau, et que l’équipage en est nombreux, il est difficile de s’imaginer avec quelle rapidité ils voguent même contre le courant, et combien il y a de magnificence dans le spectacle d’un grand nombre de ballons qui voguent en bon ordre.

Ce qui porte proprement le nom de palanquin à Siam est une espèce de lit qui pend presque jusqu’à terre, muni d’une grosse barre que les hommes portent sur leurs épaules, et qui diffère peu de ce qu’on a représenté sous le nom de hamac dans les relations de l’Afrique. Cette voiture n’est permise qu’aux malades siamois et à quelques vieillards languissans ; mais on ne refuse point aux Européens la permission de s’en servir.

L’usage des parasols, que les Siamois nomment rouen, est un autre privilége que le roi n’accorde pas à tous ses sujets, quoique tous les Européens en jouissent sans distinction. Les parasols qui ressemblent aux nôtres, c’est-à-dire qui ne sont composés que d’une seule toile ronde, passent pour les moins honorables. Ceux qui ont plusieurs toiles autour d’un même manche, et qu’on prendrait pour plusieurs parasols l’un sur l’autre, n’appartiennent qu’au roi. Ceux qui se nomment clot, composés d’un seul rond, mais duquel pendent deux ou trois toiles peintes, l’une plus basse que l’autre, sont ceux que le roi de Siam donne aux sancrats, qui sont les supérieurs des talapoins. Il en fit donner de cette espèce aux envoyés de France. Les talapoins inférieurs ont des parasols en forme d’écran, qu’ils portent à la main. C’est une feuille de palmiste, coupée en rond et plissée, dont les plis sont liés d’un fil près de la tige ; et la tige , qu’ils rendent aussi tortue qu’un S, en est le manche. On les nomme talapat en siamois ; et, suivant l’observation de Laloubère, il y a beaucoup d’apparence que de là vient le nom de talapoin, qui n’est en usage que parmi les étrangers. Les Siamois ne connaissent que celui de tchaou-cou.

On se rappelle qu’à Paris, de nos jours, un homme essaya de s’ajuster des ailes et de voler, et ne réussit qu’à tomber dans la rivière. Si l’on en croit Laloubère, on est plus habile à Siam qu’à Paris. Il vit un saltimbanque qui, se jetant d’un bambou, sans autre secours que deux parasols, dont les manches étaient attachés à sa ceinture, se livrait au vent qui le portait au hasard, tantôt à terre, tantôt sur des arbres ou sur des maisons, et tantôt dans la rivière. Le roi, que ce spectacle amusait beaucoup, l’avait logé dans son palais, et l’avait élevé en dignité.

Le cerf-volant de papier, que les Siamois nomment vao, fait pendant l’hiver l’amusement de toutes les cours des Indes. À Siam, on y attache un feu qui paraît un astre au milieu de l’air. Quelquefois on y met une pièce d’or, qui appartient à ceux qui trouvent le cerf-volant, lorsque le cordon casse. Celui du roi est en l’air chaque nuit pendant les deux mois d’hiver ; et plusieurs mandarins sont nommés pour tenir alternativement le cordon.

Laloubère nous apprend que les Siamois ont sur leurs théâtres trois sortes de spectacles. Celui qu’ils appellent cone, est une danse à plusieurs entrées, au son du violon et de quelques autres instrumens. Les danseurs sont armés et masqués. C’est moins une danse que l’image d’un combat ; et quoique tout se passe en mouvemens violens ou en postures extravagantes, ils ne laissent pas d’y mêler quelque mots. La plupart de leurs masques sont hideux, et représentent ou des bêtes monstrueuses, ou des figures diaboliques.

Le second spectacle, qui se nomme lacone, est un poème mêlé de l’épique et du dramatique, qui dure pendant trois jours, depuis huit heures du matin jusqu’à sept heures du soir. Ce sont des histoires en vers, la plupart sérieuses, et chantées alternativement par divers acteurs qui ne quittent point la scène ; l’un chante le rôle de l’historien, et les autres celui des personnages que l’histoire fait parler.

Le rabam est une double danse d’hommes et de femmes, où tout est galant, sans aucune imagé de guerre. Ces danseurs et ces danseuses ont de faux ongles de cuivre jaune. Ils chantent dans leur langue en dansant ; ce qui les fatigue d’autant moins, que leur manière de danser n’est qu’une simple marche en rond, fort lente et sans aucun mouvement élevé mais avec diverses contorsions du corps et des bras. Pendant cette danse, deux autres acteurs entretiennent l’assemblée par diverses plaisanteries que l’un dit au nom des hommes, et l’autre au nom des femmes qui dansent.

Les Siamois ont des lutteurs et d’autres athlètes qui combattent à coups de coude et de poing. Dans le dernier de ces deux combats, ils se garnissent la main de trois ou quatre tours de corde, au lieu de l’ancien gantelet, et des anneaux de cuivre que ceux de Laos emploient dans les mêmes combats.

La course des bœufs est extrêmement singulière. On marque un espace carré d’environ cinq cents toises de longueur sur deux de large, avec quatre troncs d’arbres qu’on plante aux coins pour servir de bornes. C’est autour de ces bornes que se fait la course. Au milieu de l’espace on élève un échafaud pour les juges ; et pour marquer plus précisément le centre, qui est le point d’où les bœufs doivent partir, on y plante un poteau fort élevé. Quelquefois ce n’est qu’un bœuf qui court contre un autre bœuf, conduits l’un et l’autre par deux hommes qui courent à pied, et qui les tiennent par un cordon passé dans leurs naseaux. D’autres hommes, placés d’espace en espace, relaient fort habilement ceux qui courent ; mais plus souvent c’est une paire de bœufs attelés à une charrue qui courent contre une autre paire de bœufs attelés. Les deux paires sont conduites aussi par des hommes ; mais il faut qu’en même temps chaque charrue soit soutenue en l’air par un autre homme courant, et que jamais elle ne touche à terre. Ceux qui soutiennent les charrues ont des successeurs qui les relaient aussi.

Quoique les charrues courent toutes deux de même sens, tournant toujours à droite autour de l’espace, elles ne partent pas du même lieu. L’une part du côté de l’échafaud, et l’autre du côté opposé, pour courir mutuellement l’une après l’autre ; de sorte qu’en commençant leur course, elles sont éloignées l’une de l’autre de la moitié d’un tour, ou de la moitié de l’espace quelles doivent parcourir. Elles tournent ainsi plusieurs fois autour des quatre bornes, jusqu’à ce que l’une arrive à la queue de l’autre. Les spectateurs bordent le lieu du spectacle. Ces courses donnent souvent lieu à des paris considérables ; surtout entre les seigneurs, qui font nourrir et dresser pour cet exercice de petits bœufs bien taillés. On emploie aussi des buffles au lieu de bœufs.

Les Siamois aiment le jeu jusqu’à risquer leurs biens et leur liberté ou celle de leurs enfans pour satisfaire cette passion. Ils préfèrent à tous les autres jeux celui du trictrac, qu’ils jouent comme nous, et qu’ils ont peut-être appris des Portugais. Ils jouent aux échecs non-seulement à leur manière, qui est celle des Chinois, mais à celle de l’Europe, dont nous attribuons l’origine aux Orientaux. Ils ont divers jeux de hasard, entre lesquels Laloubère ne vit point de cartes.

Le tabac à fumer est un amusement si familier aux Siamois, que les femmes du premier rang n’y sont pas moins accoutumées que les hommes : ils en font peu d’usage en poudre. Quoique leur pays en fournisse abondamment, ils en tirent de Manille et de la Chine, qu’ils fument sans aucun adoucissement ; tandis que les Chinois et les Maures se croient obligés d’en faire passer la fumée par l’eau pour en diminuer la force. Le charme de l’oisiveté est d’autant plus nécessaire aux Siamois, qu’après leurs six mois de corvées, leur vie est tout-à-fait oisive. Comme la plupart n’ont pas de profession particulière, ils ne savent de quel travail s’occuper lorsqu’ils ont satisfait au service du roi ; ils sont accoutumés à recevoir leur nourriture de leurs femmes, de leurs mères, de leurs filles, qui labourent les terres, qui vendent ou achètent, et qui sont chargées de tous les soins domestiques. Une femme, suivant le témoignage de Laloubère, éveillera son mari à sept heures, et lui servira du riz et du poisson. Après avoir déjeuné, il continuera de dormir ; il dîne à midi ; il soupe à la fin du jour. Entre ces deux repas, il se livre encore au sommeil. La conversation, le jeu et l’amusement de fumer emportent le temps qui lui reste.

Les palais du roi de Siam ont trois enceintes ; et celles du palais de la capitale sont assez éloignées l’une de l’autre pour former de vastes cours. Tout ce qui est renfermé dans l’enceinte intérieure, c’est-à-dire le logement du roi, quelques cours et quelques jardins, porte le nom de vang en siamois. Le palais entier, avec toutes ses enceintes, se nomme prassat. Un Siamois n’entre jamais dans le vang, et n’en sort jamais sans se prosterner.

Les portes du palais sont toujours fermées, et chacune a son portier avec des armes : mais, au lieu de les porter, il les tient dans sa loge ; et si quelqu’un frappe, le portier en avertit l’officier qui commande dans les premières enceintes, et sans la permission duquel personne n’entre et ne sort ; mais personne n’entre armé, ni après avoir bu de l’arak, dans la crainte que le palais ne soit profané par des ivrognes. L’officier visite et flaire à la bouche tous ceux qui doivent entrer : cet office est double. Ceux qui en sont pourvus servent alternativement et par jour. Leur service dure vingt quatre heures, après lesquelles ils ont la liberté de se retirer dans leur famille : on leur donne le titre d’oc-mening-tchiou ou de pra-mening-tchiou ; le gouverneur du vang porte celui d’oc-yavang. Il réunit toutes les fonctions qui regardent la réparation des édifices, l’ordre qui doit être observé dans le palais, et la dépense qui se fait pour le roi, pour ses femmes, ses eunuques, et tous ceux qui sont entretenus dans le vang.

Entre les deux première enceintes, sous une espèce de hangar, on voit toujours un petit nombre de soldats accroupis et désarmés, du nombre de ces kenlais ou bras-peints, dont on a déjà rapporté les principales fonctions. L’officier qui les commande immédiatement, et qui est bras-peint lui-même, se nomme oncarac. Lui et ses gens sont les exécuteurs de la justice du roi, comme les officiers et les soldats des cohortes prétoriennes l’étaient de celle des empereurs romains ; mais ils ne laissent pas en même temps de veiller à la sûreté du monarque. On garde dans une chambre du palais de quoi les armer au besoin. Ils rament dans le ballon du corps, et le roi n’a point d’autre garde à pied. Leur office est héréditaire comme tous les emplois du royaume, et l’ancienne loi borne leur nombre à six cents.

Laloubère parle d’un officier dont il n’a pu se rappeler le titre, qui seul a le droit, dit-il, de ne pas se prosterner au salon devant le roi son maître ; ce qui rend sa dignité fort honorable. Elle consiste à tenir sans cesse les yeux attachés sur le prince, pour recevoir ses ordres, qu’il connaît à des signes établis, et qu’il fait entendre par d’autres signes aux officiers extérieurs.

Les véritables officiers de la chambre sont les femmes, qui jouissent seules du droit d’y entrer, et qui ne le partagent pas même avec les eunuques. Elles font le lit et la cuisine du roi : elles l’habillent et le servent à table ; mais en l’habillant, elles ne touchent jamais à sa tête. Les pourvoyeurs portent les provisions aux eunuques, qui les remettent aux femmes. Celle qui fait la cuisine n’emploie le sel et les épices que par poids, dans la crainte de se tromper pour la mesure.

Jamais les femmes du palais n’en sortent qu’avec le roi, et les eunuques ne peuvent aussi s’en éloigner sans un ordre exprès. On assura Laloubère que le nombre des eunuques blancs et noirs n’était que de huit ou dix. La reine de Siam, outre son titre qui la distingue des autres femmes du roi, a sur elles et sur les eunuques une autorité qui la fait regarder particulièrement comme leur souveraine. Elle juge leurs différens ; elle les fait châtier pour les maintenir en paix. On comprend sans peine que, si le roi favorise une de ses femmes, il sait la dérober à la jalousie de la reine.

On prend à Siam des filles pour le service du vang et pour les plaisirs du roi. Mais les Siamois n’y consentent jamais volontiers, parce qu’ils n’ont pas l’espérance de les revoir, et la plupart se rachètent de cette concussion à prix d’argent. Cet usage est si bien établi, que les officiers du palais prennent quantité de filles dans la seule vue de les faire racheter par leurs parens. Le nombre des femmes subalternes du roi ne monte guère à plus de dix, qu’il prend moins, comme on l’a déjà fait remarquer, par incontinence que par affectation de grandeur et de magnificence. Les Siamois ont été surpris qu’un aussi puissant roi que celui de France n’eût qu’une femme et qu’il n’eût pas d’éléphans.

La reine a ses éléphans, ses ballons et des officiers qui les gouvernent ; mais elle n’est vue que de ses femmes et de ses eunuques. Dans les promenades qu’elle fait en ballon ou sur un éléphant, elle est dans une chaise fermée de rideaux, qui lui laissent la vue libre, mais qui l’empêchent d’être vue ; et ceux qui se rencontrent sur son passage doivent se prosterner. Elle a ses magasins, ses vaisseaux et ses finances ; elle exerce le commerce.

Les filles ne succèdent point à la couronne : à peine sont-elles au rang des personnes libres. L’héritier présomptif, suivant les lois, devrait toujours être le fils aîné de la reine. Mais, comme les Siamois ont peine à supporter qu’entre les princes du même rang le plus âgé se prosterne devant le plus jeune, il arrive souvent que l’aîné de tous les fils du roi obtient la préférence. Un voyageur assure que c’est la force qui en décide presque toujours. Les rois mêmes contribuent à rendre la succession incertaine, parce qu’au lieu de choisir constamment le fils aîné de la reine, ils suivent leur penchant pour le fils d’une maîtresse à laquelle ils ont donné leur affection.

Le royaume de Siam n’a point de chancelier. Chaque officier, qui a droit de donner par écrit des sentences ou des ordres sous le nom général de tava, possède un sceau que le roi lui donne. Ce prince a lui-même son sceau royal, qu’il ne confie à personne, et qu’il emploie pour tout ce qui vient immédiatement de lui. La figure des sceaux siamois est en relief : on les frotte d’une espèce d’encre rouge, et c’est avec la main qu’ils s’impriment. Un officier inférieur prend cette peine ; mais c’est à l’officier qui possède un sceau à le tirer de sa propre main de dessus l’empreinte.

Le pra-clang, ou, par une corruption de portugais, le barcalon, est l’officier qui a le département du commerce au-dehors et dans l’intérieur du royaume. C’est le surintendant des magasins du roi, ou, si l’on veut, son premier facteur. Ce titre est composé du nom bali, pra, qui signifie seigneur, et du mot clang, qui signifie magasin. Le barcalon passe aussi pour le ministre des affaires étrangères, parce qu’elles se réduisent presque uniquement au commerce. C’est à lui que les nations réfugiées à Siam s’adressent pour leurs affaires, parce que la plupart n’y sont attirées que par le commerce ; enfin c’est lui qui reçoit les revenus des villes du royaume.

Le commerce du roi avec ses sujets comme avec les étrangers fait une partie très-considérable de son revenu ; non-seulement il fait le commerce en gros, mais il a des boutiques dans les marchés pour vendre en détail.

Les toiles de coton font le principal objet de son commerce intérieur ; il les répand dans un grand nombre de magasins qu’il entretient dans les provinces. Autrefois les rois de Siam n’y envoyaient les provisions de toiles que de dix ans en dix ans, et dans une quantité modérée, qui laissait aux particuliers la liberté de faire le commerce aussitôt que les magasins royaux étaient épuisés. Aujourd’hui la cour en fournit sans cesse, et toujours plus qu’on ne peut en débiter. Il arrive quelquefois que, pour en vendre davantage, le roi force ses sujets d’habiller les enfans avant l’âge établi. Jusqu’au temps où les Hollandais ont pénétré dans le royaume de Laos et dans d’autres états voisins, le roi de Siam y faisait tout le commerce des toiles avec un profit considérable.

Cette espèce de métal qui se nomme calin appartient uniquement à la couronne, à l’exception de celui qu’on tire des mines de Jonsalam sur le golfe de Bengale. C’est une frontière éloignée, où les habitans jouissent de leurs anciens droits sur les mines, en payant au prince un léger tribut.

Tout l’ivoire vient au roi. Ses sujets sont obligés de lui vendre celui qu’ils n’emploient point à leurs propres usages, et les étrangers n’en peuvent acheter qu’à son magasin. Le commerce du salpêtre, du plomb et du sapan, est encore un droit royal.

L’arec, dont il sort une quantité considérable hors du royaume, ne peut être vendu aux étrangers que par le roi. Outre celui qu’il tire de ses revenus particuliers, il en achète de ses sujets.

Les marchandises de contrebande, telles que le soufre, la poudre et les armes, ne peuvent se vendre et s’acheter à Siam qu’au profit du roi, et dans son magasin. Ce prince s’est engagé, par un traité avec les Hollandais, à leur vendre toutes les peaux de bêtes ; mais ses sujets en détournent beaucoup, que les Hollandais achètent d’eux à meilleur prix.

Le reste du commerce est permis à tous les Siamois, c’est-à-dire qu’ils vendent librement du riz, du poisson, du sel, du sucre noir et candi, de l’ambre gris, du fer, du cuivre, de la cire, de la gomme dont on fait le vernis, de la nacre de perles, de ces nids d’oiseaux qui servent à la bonne chère, et qui viennent du Tonquin et de la Cochinchine, de la gomme gutte, de l’encens, de l’huile, du coco, du coton, de la cannelle, du nénuphar, de la casse, des tamarins, et d’autres productions domestiques ou étrangères. Chacun a la liberté de faire et de vendre du sel, et celle d’exercer la pêche et la chasse, avec des restrictions de police qui défendent les méthodes ruineuses.

Les talapouines, c’est-à-dire les femmes qui embrassent la vie religieuse, et qui observent à peu près la même règle que les hommes, n’ont pas d’autre habitation que celle des talapoins. Comme elles ne prennent jamais ce parti dans leur jeunesse, on regarde l’âge comme une caution suffisante pour leur continence.

Les nens ou les enfans talapoins sont dispersés dans chaque cellule, suivant le choix de leurs parens. Un talapoin n’en peut recevoir plus de trois. Quelques-uns vieillissent dans la condition de nens, qui n’est pas tout-à-fait religieuse, et le plus vieux est distingué parle titre de taten. Entre diverses fonctions, il a celle d’arracher les herbes qui croissent dans l’enclos du couvent : office qu’un talapoin ne peut exercer sans crime. En général, les nens servent le talapoin chez lequel ils sont logés. Ce sont les frères lais du couvent. Leur école est une grande salle de bambou, qui n’est employée qu’à cet usage. Mais chaque couvent offre une autre salle où le peuple porte ses aumônes, lorsque le temple est fermé, et qui sert aux talapoins pour leurs conférences ordinaires.

Le clocher est une tour de bois qui s’appelle horacang, et qui contient une cloche sans battant de fer, sur laquelle on frappe, pour la sonner, avec un marteau de bois.

Chaque couvent est sous la conduite d’un supérieur, qui porte le titre de tchaou-vat ; mais tous les supérieurs ne sont pas égaux en dignités. Le premier degré est celui de sancrat ; et de tous les sancrats, celui du palais est le plus révéré. Cependant ils n’ont aucune juridiction les uns sur les autres. Ce corps deviendrait redoutable, s’il n’avait qu’un chef, et s’il agissait de concert ou par les mêmes maximes. Nos missionnaires ont comparé les sancrats aux évêques, et les simples supérieurs aux curés.

Le roi donne aux principaux sancrats un nom, un parasol, une chaise et des hommes pour la porter ; mais ils n’emploient guère cet équipage que pour aller au palais.

L’esprit de leur institution est de se nourrir des péchés du peuple, et de racheter par une vie pénitente les péchés des fidèles qui leur font l’aumône. Ils ne mangent point en communauté ; et quoiqu’ils exercent l’hospitalité à l’égard des séculiers , sans excepter les chrétiens, il leur est défendu de se communiquer les aumônes qu’ils reçoivent, ou du moins de se les communiquer sur-le-champ, parce que chacun doit faire assez de bonnes œuvres pour être dispensé du précepte de l’aumône. Mais l’unique but de cet usage est apparemment de les assujettir tous à la fatigue de la quête ; car il leur est permis d’assister leurs confrères dans un véritable besoin. Ils ont deux loges, une à chaque côté de leur porte, pour recevoir les passans qui leur demandent une retraite pendant la nuit.

On distingue à Siam, comme dans le reste des Indes, deux sortes de talapoins : les uns qui vivent dans les bois, et les autres dans les villes. Les talapoins des bois mènent un vie qui paraîtrait insupportable, et qui le serait sans doute, au jugement de Laloubère, dans un climat moins chaud que Siam ou que la Thébaïde. Ceux des villes et ceux des bois sont obligés, sans exception, de garder le célibat sous peine du feu, tant qu’ils demeurent dans leur profession. Le roi, dont ils reconnaissent l’autorité, ne leur fait jamais grâce sur cet important article, parce qu’ayant de grands priviléges, et surtout l’exemption de six mois de corvées, leur profession deviendrait fort nuisible à l’état, si l’indolence naturelle des Siamois n’avait ce frein qui les empêche de l’embrasser. C’est dans la même vue qu’il les fait quelquefois examiner sur leur savoir, c’est-à-dire sur la langue du pays et sur les livres de la nation. À l’arrivée des Français, il venait d’en réduire plusieurs milliers à la condition séculière, parce qu’ils manquaient de savoir. Leur examinateur avait été Oc-Louang-Souracac, jeune mandarin de trente ans ; mais les talapoins des forêts avaient refusé de subir l’examen d’un séculier, et ne voulaient être soumis qu’à celui de leurs supérieurs.

Ils expliquent au peuple la doctrine qui est contenue dans leurs livres. Les jours marqués pour leurs prédications sont le lendemain de toutes les nouvelles et de toutes les pleines lunes. Lorsque la rivière est enflée par les pluies, et jusqu’à ce que l’inondation commence à baisser, ils prêchent chaque jour, depuis six heures du matin jusqu’à dîner, et depuis une heure après midi jusqu’à cinq heures du soir. Le prédicateur est assis les jambes croisées dans un fauteuil élevé, et plusieurs talapoins se succèdent dans cet office. Le peuple est assis aux temples ; il approuve la doctrine qu’on lui prêche par deux mots balis, qui signifient oui, monseigneur : chacun donne ensuite son aumône au prédicateur ; un talapoin qui prêche souvent ne manque jamais de s’enrichir. C’est le temps de l’inondation que les Européens ont nommé le carême des talapoins. Leur jeûne consiste à ne rien manger depuis midi, à l’exception du bétel, qu’ils peuvent mâcher ; mais cette abstinence doit leur coûter d’autant moins, que dans les autres temps ils ne mangent que du fruit le soir. Les Indiens sont naturellement si sobres, qu’ils peuvent soutenir un long jeûne avec le secours d’un peu de liqueur, dans laquelle ils mêlent de la poudre de quelque bois amer.

Après la récolte du riz, les talapoins vont passer les nuits pendant trois semaines à veiller au milieu des champs, sous de petites huttes qui forment entre elles un carré régulier : celle du supérieur occupe le centre et s’élève au-dessus des autres. Le jour, ils viennent visiter le temple et dormir dans leurs cellules. Aucun voyageur n’explique l’esprit de cet usage, ni ce que signifient des chapelets de cent huit grains, sur lesquels ils récitent des prières en langue balie. Dans leurs veilles nocturnes, ils ne font pas de feu pour écarter les bêtes féroces, quoique les Siamois ne voyagent point sans cette précaution. Aussi le peuple regarde-t-il comme un miracle que les talapoins ne soient pas dévorés. Ceux des forêts vivent dans la même sécurité ; ils n’ont ni couvens, ni temples, et le peuple est persuadé que les tigres, les éléphans et les rhinocéros, loin de les attaquer ou de leur nuire, leur lèchent les pieds et les mains, lorsqu’ils les trouvent endormis. Laloubère, admirant leur genre de vie, juge qu’ils passent la nuit dans des fourrés bien épais, pour se garantir de ces animaux. « D’ailleurs, si l’on trouvait, dit-il, les restes de quelque homme dévoré, on ne présumerait jamais que ce fût un talapoin ; ou si l’on en pouvait douter, on s’imaginerait qu’il aurait été méchant, sans en être moins persuadé que les bêtes respectent les bons.

Ils ont la tête et les pieds nus comme le reste du peuple. Leurs habits consistent dans un pagne, qu’ils portent, comme les séculiers, autour des reins et des cuisses, mais qui est de toile jaune, avec quatre autres pièces de toile qui distinguent leur profession. L’usage des chemises de mousseline et des vestes leur est interdit. Dans leurs quêtes, ils ont un bassin de fer pour recevoir ce qu’on leur donne ; mais ils doivent le porter dans un sac de toile, qui leur pend du côté gauche, aux deux bouts d’un cordon passé en bandoulière sur l’épaule droite.

Ils se rasent la barbe, la tête et les sourcils. Le talapat, espèce de petit parasol en forme d’écran, qu’ils ont sans cesse à la main, sert à les garantir de l’ardeur du soleil. Leurs supérieurs sont réduits à se raser eux-mêmes, parce qu’on ne peut les toucher à la tête sans leur manquer de respect. La même raison ne permet pas aux jeunes talapoins de raser les vieux ; mais les vieux rasent les jeunes, et se rendent le même office entre eux : les rasoirs siamois sont de cuivre.

Les jours réglés pour se raser sont ceux de la nouvelle et de la pleine lune. Tous les Siamois, religieux et laïques, sanctifient ces grands jours par le jeûne, c’est-à-dire qu’ils ne mangent point depuis midi. Le peuple s’abstient de la pêche, non en qualité de travail, puisque aucun autre travail n’est défendu, mais parce qu’il ne la croit pas tout-à-fait innocente ; il porte aux couvens, dans les mêmes jours, diverses sortes d’aumônes, dont les principales sont de l’argent, des fruits, des pagnes et des bêtes. Si les bêtes sont mortes, elles servent de nourriture aux talapoins ; mais ils sont obligés de laisser vivre et mourir autour du temple celles qu’on leur apporte en vie, et la loi ne leur permet d’en manger que lorsqu’elles meurent d’elles-mêmes. On voit même, près de plusieurs temples, un réservoir d’eau pour le poisson vivant qu’on leur apporte en aumône.

Ce qui s’offre à l’idole doit passer par les mains d’un talapoin, qui le met ordinairement sur l’autel, et qui le retire ensuite pour l’employer à son usage. Le peuple offre des bougies allumées, que les talapoins attachent aux genoux de la statue ; mais les sacrifices sanglans sont défendus, par la même loi qui ne permet de tuer aucun animal.

À la pleine lune du cinquième mois, les talapoins lavent l’idole avec des eaux parfumées, en observant par respect de ne pas lui mouiller la tête ; ils lavent ensuite leur sancrat ; le peuple va laver aussi les sancrats et les autres talapoins : dans les familles, les enfans lavent leurs parens, sans aucun égard pour le sexe. Cet usage s’observe aussi dans le pays de Laos, avec cette singularité, qu’on y lave le roi même dans une rivière.

Les talapoins n’ont pas d’horloges ; ils ne doivent se laver que lorsqu’il fait assez clair pour discerner les veines de leurs mains, dans la crainte de s’exposer, pendant l’obscurité, à tuer quelque insecte en mettant le pied dessus sans s’en apercevoir ; ainsi, quoique leur cloche les éveille avant le jour, ils ne s’en lèvent pas plus matin. Leur premier exercice est d’aller passer deux heures au temple avec leur supérieur ; ils y chantent ou récitent des prières en langue balie, assis les jambes croisées, et remuant sans cesse leur talapat, comme s’ils voulaient se donner du vent. Ils prononcent chaque syllabe à temps égaux et sur le même ton : en entrant dans le temple, ils se prosternent trois fois devant la statue.

Après la prière, ils se répandent l’espace d’une heure dans la ville pour y demander l’aumône ; mais jamais ils ne sortent du couvent sans saluer leur supérieur, en se prosternant devant lui jusqu’à toucher la terre de leur front. Comme il est assis les jambes croisées, ils prennent des deux mains l’un de ses pieds, qu’ils mettent sur leur tète. Pour demander l’aumône, ils se présentent en silence à la porte des maisons ; et si rien ne leur est offert, ils se retirent avec le même air de modestie : mais il est rare qu’on ne leur donne rien, et leurs parens fournissent d’ailleurs à tous leurs besoins. Quantité de couvens ont des jardins, des terres labourables et des esclaves pour les cultiver ; leurs terres sont libres d’impôt. Le roi n’y touche jamais quoiqu’il en ait la propriété, s’il ne s’en est dépouillé par écrit.

Au retour de la quête, les talapoins ont la liberté de déjeuner ; ils étudient ensuite ou s’occupent suivant leur goût et leurs talens, jusqu’à midi, qui est l’heure du dîner ; dans le cours de l’après-midi, ils instruisent les jeunes talapoins. Laloubère ajoute qu’ils en passent une partie à dormir. Vers la fin du jour, ils balaient le temple ; après quoi ils y emploient, comme le matin, deux heures à chanter. S’ils mangent le soir, c’est uniquement du fruit. Quoique leur journée paraisse remplie par cette variété d’exercices, ils trouvent le temps de se promener dans la ville pendant l’après-midi, et l’on ne traverse point une rue sans y rencontrer quelque talapoin.

Outre les esclaves qu’ils peuvent entretenir pour la culture des terres, chaque couvent a plusieurs valets, qui s’appellent tapacous, et qui sont véritablement séculiers. Ils ne laissent pas de porter l’habit religieux, avec cette seule différence que la couleur en est blanche. Leur office est de recevoir l’argent qu’on donne à leurs maîtres, parce que les talapoins n’en peuvent toucher sans crime, d’administrer les biens, et de faire, en un mot, tout ce que la loi ne permet point aux religieux de faire eux-mêmes.

Un Siamois qui veut embrasser cette profession s’adresse au supérieur de quelque couvent. Le droit de donner l’habit appartient aux sancrats seuls, qui marquent un jour pour cette cérémonie. Comme la condition d’un talapoin est lucrative, et qu’elle n’engage pas nécessairement pour toute la vie, il n’y a point de famille qui ne se réjouisse de la voir embrasser à leurs enfans. Les parens et les amis accompagnent le postulant avec des musiciens et des danseurs. Il entre dans le temple, où les femmes et les musiciens ne sont pas reçus. On lui rase la tête, les sourcils et la barbe. Le sancrat lui présente l’habit : il doit s’en revêtir lui-même, et laisser tomber l’habit séculier par dessous. Pendant qu’il est occupé de ce soin, le sancrat prononce plusieurs prières, qui sont apparemment l’essence de la consécration. Après quelques autres formalités, le nouveau talapoin, accompagné du même cortége, se rend au couvent qu’il a choisi pour sa demeure. Ses parens donnent un repas à tous les talapoins du couvent ; mais dès ce jour il ne doit plus voir de danses ni de spectacles profanes ; et quoique la fête soit célébrée par quantité de divertissemens qui s’exécutent devant le temple, il est défendu aux talapoins d’y jeter les yeux.

Les talapouines se nomment nang-tchii en langue siamoise. Elles n’ont pas besoin d’un sancrat pour leur donner l’habit, qui est blanc comme celui des tapacous ; aussi ne passent-elles pas tout-à-fait pour religieuses. Un simple supérieur préside à leur réception, comme à celle des nens ou des jeunes talapoins. Quoiqu’elles renoncent au mariage, on ne punit pas leur incontinence avec autant de rigueur que celle des hommes. Au lieu du feu, qui est le supplice d’un talapoin surpris avec une femme, on livre les talapouines à leur famille pour les châtier du bâton. Les religieux siamois de l’un et de l’autre sexe ne peuvent frapper personne.

L’élection des supérieurs sancrats, ou simples tchaou-vat, se fait dans chaque couvent à la pluralité des voix ; et le choix tombe ordinairement sur le plus vieux ou le plus savant talapoin. Si la piété porte un particulier à faire bâtir un temple, il choisit lui-même quelque vieux talapoin pour supérieur de ce nouvel établissement, et le couvent se forme autour du temple à mesure qu’il se présente de nouveaux habitans. Chaque cellule se bâtit à l’arrivée de celui qui doit l’occuper.

Ce n’est pas une petite entreprise que celle d’expliquer l’objet du culte des talapoins et la religion des Siamois. Tachard dit qu’elle est fort bizarre, et qu’elle ne peut être parfaitement connue que par les livres balis. La langue qui porte ce nom n’est entendue que par un petit nombre de docteurs talapoins, dont elle fait l’unique étude. Cependant le zèle des missionnaires leur a fait surmonter cet obstacle. Voici, suivant le père Tachard, ce qu’on a pu démêler dans une matière si obscure.

Les Siamois croient un Dieu ; mais ils entendent par ce grand nom un être composé d’esprit et de corps, dont le propre est de secourir les hommes ; et son secours consiste à leur donner une loi, à leur prescrire les moyens de bien vivre, à leur enseigner la véritable religion et les sciences qui sont nécessaires à leurs besoins. Les perfections qu’ils lui attribuent sont l’assemblage de toutes les vertus morales dans leur degré le plus éminent, qu’il doit à l’exercice continuel qu’il en a fait dans une infinité de corps par lesquels il a passé. Il est exempt de passions ; il ne ressent aucun mouvement qui puisse altérer sa tranquillité. Mais, avant d’arriver à ce sublime état, une application extrême à vaincre ses passions a produit un changement si prodigieux dans son corps que son sang en est devenu blanc. Il a le pouvoir de se montrer ou de se rendre invisible aux yeux des hommes. Son agilité est surprenante ; dans un instant, par la seule force de ses désirs, il peut se transporter d’une extrémité du monde à l’autre. Il sait tout ; et sa science ne consiste pas, comme la nôtre, dans une suite de raisonnemens, mais dans une vue claire et simple qui lui présente tout d’un coup les préceptes de la loi, les vices, les vertus et les secrets les plus cachés de la nature ; le passé, le présent et l’avenir, le ciel, la terre, le paradis, l’enfer, toutes les parties du monde que nous voyons, et ce qui se passe même dans d’autres mondes que nous ne connaissons pas. Il se représente avec clarté tout ce qui lui est arrivé depuis la première transfiguration de son âme jusqu’à la dernière. Il meurt enfin, et un autre dieu lui succède. Ce règne de chaque divinité dure un certain nombre d’années, jusqu’à ce que le nombre des élus que ses mérites doivent sanctifier soit entièrement rempli ; après quoi, disparaissant du monde, elle tombe dans un repos éternel qui n’est pourtant point un anéantissement. Celle qui succède entre dans tous ses droits et gouverne l’univers à sa place.

Les hommes peuvent devenir dieux : mais c’est après avoir acquis par de longues épreuves une vertu consommée. Ce n’est pas même assez d’avoir fait une quantité de bonnes œuvres dans les corps qui ont servi de demeure à leur âme, il faut qu’à chaque action ils se soient proposé de mériter la condition divine, en prenant à témoin de leurs bonnes œuvres les anges qui président aux quatre nations du monde ; qu’ils aient versé de l’eau en implorant le secours de l’ange gardienne de la terre, nommée Naang-phrato-rani : car ils établissent une différence de sexe parmi les anges. Ceux qui aspirent à devenir dieux, observent soigneusement cette pratique.

Outre l’état divin, qui est le suprême degré de la perfection, ils en admettent un moins élevé qu’ils appellent l’état de sainteté. Il suffit, pour être saint, qu’après avoir passé dans plusieurs corps, on ait acquis beaucoup de vertus, et que chaque action ait eu la sainteté pour objet. Les propriétés de cet état sont les mêmes que celles de l’état divin, avec cette différence que Dieu les a par lui-même, et que les saints les tiennent de lui par les instructions qu’il leur donne. La sainteté n’est consommée aussi que lorsque les saints meurent pour ne plus renaître, et que leurs âmes sont posées dans le paradis pour y jouir d’une félicité éternelle.

Comme les Siamois sont assez éclairés pour reconnaître que le vice doit être puni et la vertu récompensée, ils croient un paradis, qu’ils placent dans le plus haut ciel, et un enfer, qu’ils mettent au centre de la terre ; mais ils ne peuvent se persuader que l’un et l’autre soient éternels. Ils divisent l’enfer en huit demeures, qui sont huit degrés de peine ; et le ciel en huit différens degrés de béatitude. Le ciel, dans leurs idées, est gouverné comme la terre ; ils y mettent des pays indépendans l’un de l’autre, des peuples et des rois. On y fait la guerre, on y donne des batailles. Le mariage même n’en est pas banni, du moins dans la première, la seconde et la troisième demeure, où les saints peuvent avoir des enfans. Dans la quatrième, ils sont au-dessus de tous les désirs sensuels ; et la pureté augmente ainsi jusqu’au dernier ciel, qui est proprement le paradis, nommé niruppan dans leur langue, où les âmes des dieux et des saints jouissent d’un bonheur inaltérable.

Ils soutiennent que tout ce qui arrive d’heureux ou de malheureux dans ce monde est l’effet des bonnes ou des mauvaises actions, et que le malheur ne se trouve jamais avec l’innocence. Ainsi les richesses, les honneurs, la santé, et tous les autres biens, sont la récompense d’une conduite vertueuse, dans la vie présente ou dans celle qu’on a déjà menée. L’infamie, la pauvreté, les maladies sont des punitions. Enfin, soit qu’on renaisse sous la figure d’homme ou d’animal, les avantages et les défauts naturels ont aussi leur source dans les vertus ou les vices qui ont précède cette naissance.

Les âmes des hommes qui renaissent dans le monde sortent du ciel, ou de l’enfer, ou du corps des animaux. Les premières apportent quelques avantages qui les distinguent, tels que la vertu, la santé, la beauté, l’esprit ou les richesses. Elles animent les corps des grands princes ou des personnages d’un mérite extraordinaire ; de là vient le respect qu’ils portent aux personnes élevées en dignité ou d’une naissance illustre ; ils les regardent comme destinées à l’état divin ou à l’état de sainteté, qu’ils ont déjà commencé à mériter par leurs bonnes œuvres. Ceux dont les âmes sortent du corps des animaux sont moins parfaits, mais ils le sont plus néanmoins que ceux qui viennent de l’enfer. Les derniers sont considérés comme des scélérats que leurs crimes rendent dignes de toutes sortes de malheurs. « De là vient, au jugement du père Tachard, l’horreur que les Siamois ont pour la croix de Jésus-Christ. S’il eût été juste, disent-ils, sa justice et ses bonnes œuvres l’eussent garanti du supplice honteux qu’il a souffert. »

Il n’y a pas d’action vertueuse qui ne soit récompensée dans le ciel, ni de crime qui ne soit puni dans l’enfer. Un homme qui meurt sur la terre acquiert une nouvelle vie dans le ciel, pour y jouir du bonheur qui est dû à ses bonnes œuvres : mais, après le temps de sa récompense, il meurt dans le ciel pour renaître dans l’enfer, s’il est chargé de quelque péché considérable ; ou s’il n’est coupable que d’une faute légère, il rentre dans le monde sous la figure de quelque animal ; et lorsqu’il a satisfait dans cet état à la justice, il redevient homme. Telle est l’explication que les talapoins donnent à la métempsycose, point fondamental de leur religion.

Ils admettent des esprits, mais corporels : les anges mêmes ont des corps de différens sexes. Ils peuvent avoir des enfans, mais ils ne sont jamais sanctifiés ni divinisés. Leur office est de veiller éternellement à la conservation des hommes et au gouvernement de l’univers. Ils sont distribués en sept ordres, les uns plus nobles et plus parfaits que les autres, placés dans autant de cieux différens. Chaque partie du monde, les astres mêmes, la terre, les villes, les montagnes, les forêts, le vent, la pluie, ont une de ces puissances qui les gouverne. Comme elles examinent avec une application continuelle la conduite des hommes pour tenir compte des actions qui méritent quelque récompense, c’est aux anges que les Siamois s’adressent dans leurs besoins, et qu’ils croient avoir obligation des grâces qu’ils reçoivent ; mais ils ne reconnaissent pas d’autres démons que les âmes des méchans, qui, sortant des enfers où elles ont été retenues, errent pendant quelque temps dans le monde, et prennent plaisir à nuire aux hommes. Ils mettent au nombre de ces esprits malheureux les enfans mort-nés, les mères qui meurent dans le travail de l’enfantement, et ceux qui sont tués en duel.

Ils racontent des choses merveilleuses de certains anachorètes, qu’ils nomment prarasis. Cette race de solitaires mène une vie très-sainte et très-austère, dans des lieux éloignés du commerce des hommes. Les livres siamois leur attribuent une parfaite connaissance des secrets les plus cachés de la nature, l’art de faire de l’or et les autres métaux précieux. Il n’y a point de miracle qui soit au-dessus de leurs forces ; ils prennent toutes sortes de formes ; ils s’élèvent dans l’air ; ils se transportent légèrement d’un lieu à un autre. Mais, quoiqu’ils puissent se rendre immortels, parce qu’ils connaissent les moyens de prolonger leur vie, ils la sacrifient à Dieu de mille ans en mille ans, par une offrande volontaire qu’ils lui font d’eux-mêmes sur un bûcher, à la réserve d’un seul qui reste pour ressusciter les autres. Il est également dangereux et difficile de trouver ces puissans ermites ; cependant les livres des talapoins enseignent le chemin et les moyens qu’il faut prendre pour arriver aux lieux qu’ils habitent.

Les cieux et la terre sont éternels : un Siamois s’étonne qu’on puisse leur accorder un commencement et une fin. La terre n’est pas ronde : ce n’est qu’une superficie plane qu’ils divisent en quatre parties carrées. Les eaux qui séparent ces parties sont d’une subtilité qui ne permet entre elles aucune sorte de communication ; mais tout cet espace est environné d’une muraille dont la force est égale à sa prodigieuse hauteur. Sur ce mur sont gravés en gros caractères tous les secrets de la nature ; et c’est là que les merveilleux ermites vont puiser leurs lumières, par la facilité qu’ils ont à s’y transporter. Les hommes des trois autres parties du monde ont le visage différent du nôtre. Dans la première, ils ont le visage carré ; ceux de la seconde l’ont rond, et ceux de la troisième triangulaire. Tous les biens y sont en abondance, sans aucun mélange de maux ; et les alimens y prennent le goût qu’on délire : aussi n’y peut-on exercer la charité ni d’autres vertus. Les habitans n’ayant aucune occasion de mériter, n’y peuvent acquérir la sainteté, ni se rendre dignes de récompense ou de punition ; ce qui leur fait désirer ardemment de renaître dans la partie que nous habitons, où les occasions se présentent sans cesse pour faire le bien : c’est une grâce qu’ils obtiennent, s’ils la demandent par les mérites du dieu qui a parcouru leur pays, quoiqu’il soit inaccessible pour nous.

Toute la masse de la terre a sous elle une étendue immense d’eaux qui la soutiennent comme la mer porte un navire. Un vent impétueux tient ces eaux suspendues, et ce vent, qui est éternel comme le monde, les repousse continuellement pour empêcher leur chute. Un temps viendra que le dieu des Siamois a prédit, où le feu du ciel, tombant sur la terre, réduira tout en cendres, et la terre purifiée sera rétablie dans son premier état. Cette doctrine dépend d’une autre explication. Les Siamois prétendent qu’autrefois les hommes avaient une taille gigantesque, jouissaient d’une santé parfaite pendant plusieurs siècles, n’ignoraient rien, et menaient une vie fort innocente. Tous ces avantages ayant diminué dans la suite des temps, l’espèce humaine continuera de dégénérer, et les hommes deviendront à la fin si petits et si faibles, qu’à peine auront-ils la hauteur d’un pied. Dans cet état, leur vie sera très-courte ; cependant ils croîtront en malice, et dans les derniers temps ils s’abandonneront aux crimes les plus honteux ; alors ils n’auront plus de lois ni de véritables connaissances. On croit déjà dans le royaume de Siam que la fin du monde approche, parce qu’il ne s’y trouve plus que de la corruption. Au reste, ces grands changemens arriveront aussi dans les animaux, qui avaient autrefois l’usage de la parole, et qui l’ont déjà perdu. Les Siamois donnent de la liberté aux bêtes : ils les croient capables de bien et de mal, et par conséquent de récompense et de punition.

La terre, couverte de cendre et de poussière sera purifiée par le souffle d’un vent impétueux qui enlèvera les restes de l’embrasement du monde ; ensuite elle exhalera une odeur si douce, qu’elle attirera du ciel un ange femelle qui mangera de la terre purifiée, et qui en concevra douze fils et douze filles par lesquels le monde sera repeuplé. Les hommes qui en naîtront seront d’abord ignorans et grossiers, et ne se connaîtront pas eux-mêmes : après s’être connus, ils ignoreront long-temps la loi ; mais enfin un dieu dissipera les ténèbres en leur enseignant la véritable religion et toutes les sciences. La loi sainte, inconnue depuis long-temps, revivra dans tous les esprits ; c’est l’unique emploi que la nation juge digne de Dieu. Elle estime au-dessous de lui le gouvernement du monde, et tous les soins qui regardent le corps des hommes et des animaux.

Ce renouvellement ou cette purification du monde recommencera de temps en temps dans le cours de l’éternité.

En réduisant les explications du père Tachard à cet extrait, on croit en avoir conservé ce qu’il juge nécessaire pour faire connaître le dieu que les Siamois adorent aujourd’hui ; ils l’appellent Sammono-khodom. Son histoire a des rapports singuliers avec le christianisme. On suppose d’abord qu’il naquit dieu par sa vertu propre, et qu’immédiatement après sa naissance, il acquit sans aucun maître, et par une simple vue de son esprit, une parfaite connaissance de ce qui regarde le ciel, la terre, le paradis, l’enfer, et tous les secrets de la nature ; qu’au même instant il se souvint de tout ce qu’il avait fait dans les différentes vies qu’il avait menées ; qu’après avoir enseigné de profonds mystères aux peuples, il les leur laissa par écrit dans ses livres pour l’instruction de la postérité.

C’est lui-même, suivant Tachard, qui raconte dans ses livres qu’étant devenu dieu, il souhaita un jour de manifester sa divinité aux hommes par quelque prodige extraordinaire. Il était assis alors sous un arbre nommé tomppo, que les Siamois respectent beaucoup par cette raison. Il se sentit porté en l’air dans un trône éclatant d’or et de pierreries, et les anges, descendant du ciel, lui rendirent les honneurs et les adorations qu’ils lui devaient. Son frère Thévathat et ses sectateurs ne purent voir sans jalousie sa gloire et sa majesté : ils conspirèrent sa perte avec tous les animaux, qu’ils liguèrent aussi contre lui ; mais il remporta une victoire éclatante. Cependant Thévathat, aspirant aussi à la divinité, refusa de se soumettre, et forma une nouvelle religion dans laquelle il engagea quantité de rois et de peuples. Ce fut l’origine d’un schisme qui divisa le monde en deux partis. Les Siamois nous mettent dans celui de Thévathat, d’où ils concluent qu’il ne faut pas s’étonner qu’étant ses disciples, nous ignorions tout ce qu’ils ont appris de Sammono-khodom, et que nos Écritures soient remplies de doutes et d’obscurités ; mais quoique Thévathat ne fût pas un véritable dieu, ils lui accordent d’avoir excellé dans plusieurs sciences, surtout dans les mathématiques et la géométrie : et comme nous avons reçu de lui ces connaissances, ils ne sont pas surpris que nous y ayons fait plus de progrès qu’eux. Enfin ce frère impie fut précipité au fond de l’enfer. Sammono-khodom raconte lui-même qu’ayant visité les huit demeures infernales, il reconnut Thévathat dans la huitième, c’est-à-dire dans le lieu où les plus grands criminels sont tourmentés. Il fait la description de son supplice. Il le vit attaché à une croix avec de gros clous qui lui perçaient les pieds et les mains avec d’insupportables douleurs ; sa tête était environnée d’une couronne d’épines ; son corps tout couvert de plaies, et, pour comble de misère, un feu très-ardent le brûlait sans le consumer. La pitié fit oublier à Sammono-khodom toutes les injures qu’il avait reçues de ce frère coupable. Il lui proposa d’adorer ces trois mots, Pputhang, Thamang, Sangkhang, mots sacrés et mystérieux que les Siamois respectent beaucoup, et dont le premier signifie Dieu ; le second, parole ou verbe de Dieu ; le troisième, imitation de Dieu. La grâce de Thévathat fut mise à cette condition ; mais, après avoir adoré les deux premiers mots, il refusa d’adorer le troisième, parce qu’il signifie imitateur de Dieu ou prêtre, et que les prêtres sont des hommes pécheurs qui ne méritent pas ce respect. Il fut abandonné à son obstination, et son châtiment dure encore.

Tachard observe qu’entre plusieurs obstacles qui éloignent les Siamois de l’Évangile, rien ne leur inspire tant d’aversion que cette sorte de ressemblance qu’ils croient trouver sur quelques points entre leur religion et la nôtre, et qui leur persuade que ce Thévathat n’est pas différent de Jésus-Christ. Ils regardent le crucifix comme une image parfaite du châtiment de Thévathat ; et lorsqu’un missionnaire entreprend de leur expliquer les articles de notre foi, ils lui répondent qu’ils n’ont pas besoin de ses instructions ; et qu’ils savent déjà tout ce qu’il croit leur apprendre.

On lit dans les écrits de Sammono-khodom que, depuis qu’il avait aspiré à devenir dieu, il était revenu cinq cent cinquante fois au monde sous différentes figures ; que dans chaque renaissance il avait toujours été le premier, et comme le prince des animaux sous la figure desquels il naissait ; que souvent il avait donné sa vie pour ses sujets, et qu’étant singe, il avait délivré une ville d’un monstre horrible qui la désolait par ses ravages ; qu’il avait été un roi très-puissant ; qu’avant d’avoir obtenu le souverain domaine de l’univers, il s’était retiré avec sa femme et ses deux enfans dans des solitudes écartées, où il était mort au monde et à ses passions, jusqu’à souffrir sans émotion qu’un bramine qui voulait éprouver sa constance lui enlevât son fils et sa fille, et les tourmentât devant lui ; qu’il avait donné sa femme à un pauvre qui lui demandait l’aumône, et qu’enfin, après s’être crevé les yeux, il s’était sacrifié lui-même en distribuant sa chair aux animaux pour les soulager dans une faim pressante. Telles sont les actions vertueuses dont les talapoins proposent l’imitation au peuple.

Dans son apothéose, son âme monta au huitième ciel, pour n’être plus sujette aux misères humaines, et pour y jouir d’une félicité parfaite ; elle ne renaîtra jamais. Ce que les Siamois nomment anéantissement, n’est pas une véritable destruction ; mais une âme ne paraît plus sur la terre quoiqu’elle vive au ciel. Le corps de Sammono-khodom fut brûlé, et ses disciples ont conservé jusqu’à présent ses os, dont une partie est dans le royaume de Siam, et l’autre dans celui du Pégou. On leur attribue des vertus merveilleuses. Avant sa mort, il ordonna qu’on fît son portrait, et qu’on lui rendît sans cesse les honneurs dus à sa divinité.

Toute sa loi est comprise, comme la nôtre, dans dix préceptes, mais beaucoup plus sévères. Les circonstances et la nécessité même n’excusent pas le péché. Plusieurs articles qui ne sont parmi nous que de perfection et de conseil, passent chez les Siamois pour des commandemens indispensables. L’usage de toute liqueur capable d’enivrer leur est interdit. Le vin ne leur est pas permis dans les plus pressans besoins. Ils ne peuvent tuer aucun animal ; ils ont des préceptes de propreté et de bienséance qu’ils ne respectent pas moins que ceux de la vertu.

Sans vœu, sans aucun lien qui attache les talapoins à leur condition, ils sont assujettis au plus rigoureux joug de l’obéissance et de la chasteté. Laloubère y a joint même celui de la pauvreté ; car il leur est défendu d’avoir plus d’un vêtement, et d’en avoir de précieux ; de garder aucun aliment du soir au lendemain ; de toucher à l’or et à l’argent, ni d’en désirer ; mais, comme ils sont toujours libres d’abandonner leur profession, ils ont l’art, en menant une vie réglée, d’amasser de quoi vivre lorsqu’ils abandonnent leur état.

Passons aux funérailles des Siamois. Aussitôt qu’un malade, a rendu le dernier soupir, on enferme son corps dans une bière de bois, dont on fait vernir ou même dorer le dehors ; mais comme les vernis de Siam, moins bons que ceux de la Chine, n’empêchent pas toujours que l’odeur ne se fasse sentir par les fentes, on s’efforce de consumer les intestins du mort avec du mercure qu’on lui verse dans la bouche. Les plus riches ont des bières de plomb, qu’ils font aussi dorer. La bière est placée avec respect sur quelque chose d’élevé, tel qu’un bois de lit soutenu par des pieds, pour attendre le chef de la famille, s’il est absent, ou pour se donner le temps de préparer les honneurs funèbres. On y brûle des bougies et des parfums. Chaque nuit un certain nombre de talapoins, rangés dans la chambre le long des murs, chantent en langue balie. On les nourrit, et leur service est payé. Leurs chants sont des moralités et des leçons sur le chemin du ciel qu’ils enseignent à l’âme du mort.

La famille choisit un lieu commode à la campagne, pour y rendre au corps les derniers devoirs, qui consistent à le brûler avec diverses cérémonies. Ce lieu est ordinairement près de quelque temple que le mort ou quelqu’un de ses ancêtres ont fait bâtir. On forme une enceinte de bambou, avec quelques ornemens d’architecture à peu près du même ouvrage que les berceaux et les cabinets de nos jardins, ornée de papiers peints ou dorés, qu’on découpe pour représenter des maisons, des meubles et des animaux domestiques et sauvages. Le centre de cet enclos est occupé par le bûcher, que les familles composent de bois odoriférans, tels que le sandal blanc ou jaune, et le bois d’aigle. On fait consister le plus grand honneur à donner beaucoup d’élévation au bûcher, non à force d’y mettre du bois, mais par de grands échafaudages sur lesquels on met de la terre, et le bûcher par-dessus. Laloubère raconte qu’aux funérailles de la dernière reine, l’échafaud fut élevé si glorieusement, qu’on fut obligé d’employer une machine européenne pour lever la bière à cette hauteur.

Le corps est porté au son d’un grand nombre d’instrumens. Il marche à la tête du convoi, qui est composé de toute la famille et des amis du mort, hommes et femmes vêtus de blanc, la tête voilée d’une toile blanche. Le chemin se fait par eau, lorsqu’on peut éviter les voyages de terre. Dans les plus magnifiques funérailles, on porte de grandes machines de bambou couvertes de papier peint et doré, qui représentent non-seulement des palais, des meubles, des éléphans, et d’autres animaux ordinaires, mais des monstres bizarres, dont quelques-uns approchent de la forme humaine. On ne brûle pas la bière. Le corps est placé nu sur le bûcher, et les talapoins du couvent le plus proche chantent pendant un quart d’heure, après lequel ils se retirent sans paraître davantage. Ce n’est pas par des vues de religion qu’on les appelle à cette scène, mais seulement pour la rendre plus magnifique. On donne à la cérémonie un air de fête et quoique les parens y fassent quelques lamentations, Laboulère assure qu’on n’y loue pas de pleureuses. Après le départ des talapoins, on voit commencer les spectacles, qui durent tout le jour sur différens théâtres. Vers midi, un valet des talapoins met le feu au bûcher, qu’on ne laisse brûler ordinairement que l’espace de deux heures. Si c’est le corps d’un prince du sang ou de quelque seigneur que le roi a nommé, c’est le monarque lui-même qui met le feu au bûcher, sans sortir de son palais, en lâchant un flambeau allumé le long d’une corde que l’on tend depuis ses fenêtres jusqu’au lieu de l’exécution. Jamais le feu ne consume entièrement le corps : il ne fait que le rôtir, et souvent fort mal. Les restes sont renfermés dans la bière, et déposés sous une des pyramides qu’on voit autour des temples. Quelquefois on y enterre avec le mort des pierreries et d’autres richesses, dans la confiance qu’on a pour des lieux que la religion rend inviolables. Ceux qui n’ont ni temple ni pyramide gardent quelquefois chez eux les restes mal brûlés de leurs parens ; mais on voit peu de Siamois assez riches pour bâtir un temple qui n’emploient quelque partie de leur bien à cet établissement, et qui n’y enfouissent les richesses qui leur restent. Les plus pauvres font faire au moins quelque idole qu’ils donnent aux temples déjà bâtis. Si leur pauvreté va jusqu’à ne pouvoir brûler leurs parens, ils les enterrent avec le secours des talapoins ; mais, comme ces religieux ne marchent jamais sans salaire, ceux qui n’ont pas même de quoi les payer exposent le corps de leurs proches dans quelque lieu éminent pour servir de pâture aux oiseaux de proie.

Il arrive quelquefois qu’un Siamois élevé en dignité fait déterrer le corps de son père, quoique mort depuis long-temps, pour lui faire de magnifiques funérailles, si celles qu’on lui a faites au temps de sa mort n’étaient pas dignes de l’élévation présente de sa famille. On a déjà remarqué que, dans les maladies épidémiques, l’usage est d’enterrer les corps sans les brûler, mais qu’on les déterre quelques années après pour leur rendre cet honneur. La loi défend de brûler ceux que la justice condamne à mourir, les enfans mort-nés, les femmes qui meurent en couche, ceux qui périssent par l’eau ou par quelque désastre extraordinaire, tel que la foudre. Les Siamois mettent ces malheureux au rang des coupables, parce que, dans leurs principes, il ne peut arriver de malheur à l’innocence.

Le deuil n’est pas forcé à Siam. Chacun a la liberté d’en régler les marques sur le sentiment de sa douleur. Aussi voit-on plus souvent les pères et les mères en deuil pour la mort de leurs enfans que les enfans pour celle de leurs pères. Quelquefois un père et une mère embrassent la vie religieuse après avoir perdu ce qui les attachait au monde ou se rasent du moins la tête l’un à l’autre ; car il n’y a que les véritables talapoins qui puissent se raser aussi les sourcils. On ne lit dans aucun voyageur, et toutes les recherches de Laloubère n’ont pu lui faire découvrir que les Siamois invoquent leurs parens morts ; mais ils se croient souvent tourmentés par leurs apparitions. La crainte plutôt que la piété les engage alors à porter près de leurs tombeaux des viandes que les animaux mangent, ou à faire pour eux des libéralités aux talapoins, qui leur prêchent que l’aumône rachète les péchés des morts et des vivans.

Toutes les relations s’accordent à représenter le royaume de Siam comme un pays presque inculte. Dans les parties qui sont éloignées des rivières, il est couvert de bois. Celles qui sont mieux arrosées, et que l’inondation régulière sert encore plus à rendre fertiles, produisent assez abondamment tout ce que le travail des habitans leur confie. Laloubère attribue principalement leur fécondité au limon que les pluies entraînent des montagnes.

Les Siamois ne connaissent que trois saisons : l’hiver, le petit été, et le grand été. La première, qui ne dure que deux mois, répond à nos mois de décembre et de janvier. La seconde est composée des trois suivans, et les sept autres forment le grand été. Ainsi l’hiver des Siamois arrive à peu près au même temps que le nôtre, parce qu’ils sont comme nous au nord de la ligne ; mais il est aussi chaud que notre plus grand été. Aussi, dans tout autre temps que celui de l’inondation, couvrent-ils toujours les plantes de leurs jardins contre l’ardeur du soleil, comme nous couvrons les nôtres contre le froid de la nuit ou de l’hiver. Cependant, pour les besoins du corps, la diminution du chaud leur paraît un froid assez incommode. Le petit été est leur printemps. Ils n’ont pas d’automne ; au lieu d’un seul grand été, ils en pourraient compter deux, à l’imitation des anciens qui ont parlé des Indes, puisque deux fois l’année ils ont le soleil perpendiculairement sur leur tête.

L’hiver est sec à Siam, et l’été pluvieux. Combien de fois a-ton remarqué que la zone torride serait sans doute inhabitable, si le soleil n’y entraînait toujours après lui des nuages et des pluies, et si le vent n’y soufflait sans cesse de l’un des pôles, quand le soleil est vers l’autre ! Ainsi, dans le royaume de Siam, le soleil étant pendant l’hiver au midi nos voyageurs se contentent de dire qu’ils ne ressemblent point aux nôtres. Cependant Laloubère vit dans leurs mains d’excellentes patates et des ciboules ; mais il n’y vit point d’ognons. Il vit de grosses raves, de petits concombres, de petites citrouilles dont le dedans était rouge, des melons d’eau, du persil, du baume et de l’oseille. Nos racines, et la plupart des herbes dont nous composons nos salades leur sont inconnues, quoiqu’il y ait apparence que toutes ces plantes qui croissent à Batavia ne réussiraient pas moins dans le royaume de Siam.

Les tubéreuses y sont fort communes. On y voit assez d’œillets, mais peu de roses ; et ces fleurs y ont beaucoup moins d’odeur qu’en Europe. Le jasmin y est si rare, qu’il ne s’en trouve, dit-on, que dans les jardins du roi. Les amarantes et les tricolors le sont moins ; mais à la place de nos autres fleurs que le pays ne produit point, ou qu’on n’y a jamais portées, on y en trouve un grand nombre qui lui sont particulières, et qui ne sont pas moins agréables par leur couleur et leur forme que par leur odeur. Quelques-unes ne font sentir leur parfum que la nuit, parce qu’il se dissipe dans la chaleur du jour.

Les vastes forêts dont le royaume de Siam est couvert fournissent aux habitans une grande variété d’excellens arbres. On ne parle pas du bambou, ni de quantité d’autres qui leur sont communs avec tous les autres pays des Indes ; mais, entre les cotonniers qu’ils ont en abondance, on vante beaucoup celui qui se nomme capoc. Il produit une espèce d’ouate si fine, qu’on ne peut la filer, et qui leur tient lieu de duvet. Ils tirent de certains arbres diverses huiles qu’ils mêlent dans leur ciment, pour le rendre plus onctueux et plus durable. Un mur qui en est revêtu a plus de blancheur et n’a guère moins d’éclat que le marbre. Un vase de cette matière conserve mieux l’eau que la terre glaise ; leur mortier est meilleur aussi que le nôtre, parce que dans l’eau qu’ils y emploient ils font bouillir l’écorce de certains arbres avec des peaux de bœuf ou de buffle, et qu’ils y mêlent même du sucre. Une espèce d’arbres fort communs dans leurs forêts jette cette gomme qui fait le corps des plus beaux vernis de la Chine et du Japon ; mais les Siamois ignorent l’art de la mettre en œuvre.

Ils font du papier, non-seulement de vieux linges de coton, mais aussi de l’écorce d’un arbre qu’ils nomment ton-coë, et qu’ils pilent comme le linge. Quoiqu’il n’ait pas la blancheur du nôtre, ils écrivent dessus avec de l’encre de la Chine. Souvent ils le noircissent, pour écrire avec une espèce de craie, qui n’est que de la terre glaise séchée au soleil. Ils écrivent aussi avec un stylet ou un poinçon sur les feuilles d’une sorte d’arbre qui a beaucoup de ressemblance avec le palmier, et qui se nomme tan.

Les bois de construction pour les maisons et les vaisseaux, et d’ornement pour la sculpture et la menuiserie, sont d’une excellence et d’une variété singulières. Il s’en trouve de léger et de fort pesant, d’aisé à fendre, et d’autre qui ne se fend point, quelques clous et quelques chevilles qu’il reçoive. Le dernier, que les Européens ont nommé bois-marie, est meilleur qu’aucun autre pour les courbes de navire. L’arbre que les Portugais appellent arvore de raiz, et les Siamois copaï, a cette propriété commune avec le palétuvier d’Afrique, que de ses branches on voit pendre jusqu’à terre plusieurs filets, qui, prenant racine, deviennent autant de nouveaux troncs. Il se forme ainsi une espèce de labyrinthe de ces tiges, qui se multiplient toujours, et qui tiennent les unes aux autres par les branches d’où elles sont tombées.

Il se trouve à Siam des arbres si hauts et si droits, qu’un seul suffit pour faire un ballon de seize à vingt toises de longueur. On creuse le tronc, on l’élargit à l’aide du feu, ensuite on relève ses côtés par un bordage, c’est-à-dire par une planche de même longueur. On attache aux deux bouts une proue et une poupe fort hautes, un peu recourbées en dehors, et souvent ornées de sculpture et de dorure, et de quelques nacres de perles en pièces de rapport.

Laloubère admire que, parmi tant d’espèces de bois, les Siamois n’en aient pas une seule que nous connaissions en Europe. Ils n’ont pu élever de mûriers : le pays est par conséquent sans vers à soie. Ils n’ont pas de lin, et les Indiens en font peu de cas. Le coton, qu’ils ont en abondance, leur paraît plus agréable et plus sain, parce que la toile de coton ne se refroidit pas comme celle du lin lorsqu’elle est mouillée de sueur.

Le bois d’aigle n’est pas rare à Siam, et passe pour meilleur qu’en tout autre pays, quoique inférieur au calambac de la Cochinchine. Laloubère nous apprend qu’il ne se trouve que par morceaux, qui sont des parties corrompues dans les arbres d’une certaine espèce. Tout arbre n’est pas attaqué de cette précieuse corruption ; et comme elle n’arrive pas non plus aux mêmes parties, c’est une recherche assez difficile dans les forêts de Siam.

Le thé, dont les Siamois font beaucoup d’usage, leur vient de la Chine ; le café, de l’Arabie, et le chocolat, de Manille, capitale des Philippines, où les Espagnols le portent des Indes occidentales ; mais l’arec et le bétel, qu’ils cultivent soigneusement, sont si communs dans le pays, que jamais on n’est exposé à manquer d’un secours dont l’habitude a fait une nécessité à tous les Indiens.

Tous les arbres fruitiers des Indes croissent heureusement à Siam, et ne laissent manquer les habitans d’aucune de ces espèces de fruits. On remarque en général que la plupart ont tant d’odeur et de goût, qu’on ne le trouve délicieux qu’après s’y être accoutumé. Au contraire, les fruits d’Europe paraissent sans goût et sans odeur lorsqu’on est accoutumé aux fruits des Indes. Laloubère, parlant des fruits de Siam, assure qu’à l’exception des oranges, des citrons et des grenades, les Siamois n’ont aucun des fruits que nous connaissons. Il n’a pas même reconnu nos figues dans celles qu’ils estiment le plus. Les melons de Siam ne sont pas non plus de vrais melons ; mais le même auteur ne trouve au sucre siamois, qui croît en abondance dans les plus belles cannes du monde, que le défaut d’être mal préparé. Les Orientaux n’ont pas d’autre sucre purifié que le candi. On a planté quelques vignes dans les jardins du roi de Siam, qui n’ont donné qu’un petit nombre de mauvaises grappes, dont le grain croît petit, et d’un goût que les Français trouvaient amer.

Les Indes orientales n’ont pas de pays qui ait la réputation d’être plus riche en mines que le royaume de Siam. La multitude d’idoles et d’autres ouvrages de fonte qu’on y voit de toutes parts persuade en effet qu’elles étaient anciennement mieux exploitées qu’aujourd’hui. On croit même que les Siamois en tiraient cette grande quantité d’or dont la superstition leur a fait orner jusqu’aux lambris et aux combles de leurs temples. Ils découvrent souvent des puits autrefois creusés, et les restes de quantité de fourneaux, qui peuvent avoir été abandonnés pendant les anciennes guerres du Pégou. Cependant les derniers rois n’ont pu rencontrer aucune veine d’or ou d’argent qui valût le travail qu’ils y ont employé. Celui qui régnait à l’arrivée des envoyés de France s’était servi de quelques Européens pour cette recherche, surtout d’un Espagnol venu du Mexique, qui avait trouvé pendant vingt ans de grands avantages à flatter l’avarice de ce prince par des promesses imaginaires. Elles n’ont abouti qu’à découvrir quelques mines de cuivre assez pauvres, quoique mêlées d’un peu d’or et d’argent. À peine cinq cents livres de mine rendaient-elles une once de métal ; et le chef de l’entreprise, non plus que les Siamois, n’étaient pas capables d’en faire la séparation. Le roi de Siam, pour rendre ce mélange plus précieux, y fait ajouter de l’or : c’est ce que toutes nos relations appellent du tombac. On prétend que les mines de Bornéo en produisent naturellement d’assez riche ; mais ce qui en fait la valeur, c’est la quantité d’or dont il est mêlé.

Laloubère ramena de Siam un médecin provençal nommé Vincent, qui, étant sorti de France pour aller en Perse, s’était laissé conduire à Siam par le bruit du premier voyage des Français. Comme il entendait les mathématiques et la chimie, il y fut retenu pour travailler aux mines. Son exemple servit à rectifier un peu les opérations des Siamois. Il leur fit apercevoir au sommet d’une montagne une mine de fort bon acier, qui avait été découverte anciennement. Il leur en découvrit une de cristal, une d’antimoine, une d’émeril, et quelques autres, avec une carrière de marbre blanc ; mais il ne leur indiqua point une mine d’or qu’il trouva seul, et qu’il jugea fort riche, sans avoir eu le temps d’en faire l’essai. Plusieurs Siamois, la plupart talapoins, venaient le consulter secrètement sur l’art de purifier et de séparer les métaux. Ils lui apportaient des montres de mines dont il tirait une assez grande quantité d’argent pur, et de quelques autres un mélange de divers métaux.

À l’égard de l’étain et du plomb, les Siamois en exploitent depuis long-temps des mines très-abondantes, dont ils tirent un assez grand revenu. Leur étain, que les Portugais ont nommé calin, se débite dans toutes les Indes : il est mou, mal purifié, et tel qu’on le voit dans les boîtes à thé communes qui nous viennent des régions orientales. Pour le rendre plus dur et plus blanc, comme on le voit aussi dans les plus belles boîtes à thé, ils y mêlent de la cadmie, espèce de pierre minérale qui se réduit facilement en poudre, et qui, étant fondue avec le cuivre, sert à le rendre jaune ; mais elle rend l’un et l’autre de ces deux métaux plus cassans et plus aigres. L’étain blanchi avec de la cadmie se nomme toutenague.

Ils ont dans leurs montagnes de l’agate très-fine. Quelques talapoins qui font leur étude de ces recherches montrèrent à Vincent des saphirs et des diamans sortis de leurs mines. On assura Laloubère que divers particuliers, ayant présenté aux officiers du roi quelques diamans qu’ils avaient trouvés, s’étaient retirés au Pégou, dans le chagrin de n’avoir reçu aucune récompense.

La ville de Campeng-pet, célèbre par ses excellentes mines d’acier, en fournit assez pour faire des couteaux, des armes et d’autres instrumens à l’usage du pays. Les couteaux siamois, qui ne sont pas regardés comme une arme, quoiqu’ils puissent en servir au besoin, ont une lame d’un pied de long et large de trois ou quatre doigts. On connaît peu de mines de fer à Siam, et les habitans entendent mal l’art de le forger ; aussi n’ont-ils pour leurs galères que des ancres de bois, auxquelles ils attachent de grosses pierres. Ils n’ont pas d’épingles, d’aiguilles, de clous, de ciseaux ni de serrures. Quoique leurs maisons soient de bois, ils n’emploient pas un clou à les bâtir. Chacun se fait des épingles de bambou, comme nos ancêtres en faisaient d’épines. Leurs cadenas viennent du Japon, les uns de fer, qui sont excellens, d’autres de cuivre, la plupart fort mauvais.

Ils font de la poudre à canon, mais très-mauvaise aussi ; ce qui n’empêche pas que le roi n’en vende beaucoup aux étrangers. On en rejette le défaut sur la qualité du salpêtre qu’ils tirent de leurs rochers, où il se forme de la fiente des chauves-souris, animaux qui sont en fort grand nombre et très-gros dans toutes les Indes.

L’inondation annuelle, qui fait périr la plupart des insectes, sert aussi à les faire renaître en plus grand nombre aussitôt que les eaux commencent à se retirer. Les maringouins, ou les mousquites, ont tant de force à Siam, que les bas de peau les plus épais ne garantissent pas les jambes de leurs piqûres. Cependant les naturels du pays n’y sont pas si maltraités que les Européens. Un voyageur observe que la nature apprend aux animaux siamois les moyens d’éviter l’inondation. Les oiseaux qui ne perchent pas en Europe, tels que les perdrix et les pigeons, n’ont pas à Siam de retraite plus familière que les arbres. Les fourmis, doublement prudentes, y font leurs nids et leurs magasins sur les arbres.

En parlant des animaux, le premier rang est dû sans doute à l’éléphant, qui paraît l’avoir reçu de la nature par ses merveilleuses qualités autant que par la supériorité de sa taille ; mais c’est un article épuisé dans les relations d’Afrique, et qui ne demande à être rappelé que pour faire observer, avec tous les voyageurs, que, de tous les pays connus, Siam est tout à la fois celui qui contient le plus d’éléphans, qui en tire le plus d’utilité, et qui leur rend le plus d’honneur. Les Siamois parlent d’un éléphant comme d’un homme : ils le croient parfaitement raisonnable, et l’unique avantage qu’ils donnent sur ces animaux à l’espèce humaine, est celui de la parole. Il suffira de rapporter ici la manière dont ils les prennent, sur le témoignage de Laloubère, qui eut la curiosité d’assister à ce spectacle. Comme les forêts de Siam sont remplies d’éléphans sauvages, la difficulté ne consiste que dans le choix d’un lieu convenable aux piéges qu’on leur dresse.

On fait une espèce de tranchée composée de deux terrasses, qu’on élève presqu’à plomb de chaque côté, et sur lesquelles un simple spectateur peut se tenir sans danger. Dans le fond qui est entre ces terrasses on plante un double rang de troncs d’arbres, hauts d’environ dix pieds, assez gros pour résister aux efforts de l’éléphant, et si serrés, qu’il ne reste de place entre deux que pour le passage d’un homme. On a des éléphans femelles exercés à cette espèce de chasse, qu’on laisse paître librement aux environs. Ceux qui les mènent se couvrent de feuilles, pour ne pas effaroucher les éléphans sauvages, et ces femelles ont assez d’intelligence pour appeler les mâles par leurs cris. Lorsqu’il en paraît un, elles s’engagent aussitôt dans la tranchée, où le mâle ne manque pas de les suivre. L’issue de l’espace est un corridor étroit, et composé aussi de gros troncs d’arbres. Dès que l’éléphant sauvage est entré dans ce corridor, il est pris, parce que la porte qui lui sert d’entrée, et qu’il ouvre en la poussant devant lui avec sa trompe, se referme de son propre poids, et qu’une autre porte par laquelle il doit sortir se trouve fermée. D’ailleurs ce lieu est si étroit, qu’il ne peut entièrement s’y tourner ; ainsi la difficulté se réduit à l’engager seul dans le corridor. Plusieurs hommes qui se tiennent derrière les troncs entrent dans la tranchée, et le harcèlent avec beaucoup d’ardeur. Ceux qu’il poursuit dans sa colère se réfugient derrière les troncs, entre lesquels il pousse inutilement sa trompe, et contre lesquels il casse quelquefois le bout de ses dents ; mais pendant qu’il s’attache à ceux qui l’ont irrité, d’autres lui jettent de longs lacets dont ils retiennent l’un des bouts, et les lui jettent avec tant d’adresse, qu’il ne manque presque jamais d’y engager un de ses pieds de derrière. Ces lacets sont de grosses cordes, dont l’un des bouts est passé dans l’autre en nœud coulant. L’éléphant en traîne quelquefois un grand nombre à chaque pied de derrière ; car, lorsqu’une fois le lacet est serré au-dessus du pied, on en lâche le bout pour n’être pas entraîné par les efforts d’un animal si robuste. Plus il s’irrite, moins il marque d’attention pour les femelles. Cependant, pour le faire sortir de l’espace, un homme monté sur une autre femelle y entre, en sort, et rentre plusieurs fois parle corridor. Cette femelle appelle chaque fois les autres par un coup sec de sa trompe qu’elle donne contre terre ; enfin les autres femelles la suivent, et l’on cesse alors d’irriter l’éléphant sauvage, qui, revenant bientôt à lui-même, se détermine à les suivre aussi. Il pousse devant lui avec sa trompe la première porte du corridor par laquelle il les a vues passer : il y entre à son tour, mais il n’y trouve pas les femelles, qu’on a déjà fait sortir successivement par l’autre porte. Aussitôt qu’il y est entré, on lui jette sur le dos plusieurs seaux d’eau pour le rafraîchir ; et dans le même instant, avec une promptitude et une adresse incroyables, on le lie aux troncs du corridor avec les lacets qu’il traîne à ses pieds. Ensuite on fait entrer à reculons, par l’autre porte, un mâle apprivoisé, au cou duquel on le lie aussi par le cou ; on le détache alors des troncs, pour lui laisser la liberté de suivre l’éléphant privé, qui le traîne presque autant qu’il le conduit. En sortant, il se trouve entre deux autres éléphans qu’on a placés des deux côtés de la porte, et qui aident, comme le premier, à le mener sous un hangar voisin, où il est attaché de fort près par le cou à un gros pivot. Il demeure vingt-quatre heures dans cet état. Pendant ce temps, on lui mène deux ou trois des éléphans privés pour lui tenir compagnie : de là il se laisse conduire assez facilement dans la loge qu’on lui a destinée. On assura Laloubère que les plus sauvages prennent leur parti en huit jours, et s’accoutument à l’esclavage.

Les Siamois prétendent que les éléphans sont sensibles à l’air de grandeur ; qu’ils aiment à voir autour d’eux plusieurs valets pour les servir, et des femelles pour leurs maîtresses, quoiqu’ils ne désirent leur commerce que dans les forêts, lorsqu’ils sont en pleine liberté ; que sans ce faste ils s’affligent de leur condition, et que, s’ils font quelque faute considérable, le plus rude châtiment qu’on puisse leur imposer est de retrancher leur maison, de leur ôter leurs femelles, et de rendre, en un mot, leur état moins fastueux qu’ils n’y étaient accoutumés. Laloubère rapporte qu’un éléphant qu’on avait puni par cette voie, ayant trouvé l’occasion de se mettre en liberté, retourna au palais d’où il avait été chassé, rentra dans son ancienne loge, et tua l’éléphant qu’on avait mis à sa place.

Les rhinocéros doivent être aussi en fort grand nombre dans les forêts de Siam, puisque Gervaise assure que les Siamois en font un fort grand trafic avec les nations voisines.

Voici la description qu’il en donne : « Cet animal farouche et cruel est, dit-il, de la hauteur d’un grand âne. Il aurait la tête à peu près de même, s’il n’avait pas au-dessus du nez une corne d’environ une palme de longueur ; chacun de ses pieds se divise comme en cinq doigts, qui ont chacun la forme et la grosseur du pied même de l’âne. Sa peau est brune, horrible à voir, et si dure, qu’elle est à l’épreuve du mousquet : elle lui pend des deux côtés presqu’à terre ; mais elle s’enfle, et le rend gros comme un taureau lorsqu’il est en colère. On le tue difficilement ; jamais on ne l’attaque sans péril. Comme il aime les lieux marécageux, les chasseurs observent quand il s’y retire ; et, se cachant dans les buissons au-dessous du vent ils attendent qu’il soit couché, soit pour s’endormir, soit pour se vautrer dans la fange, et le tirent près des oreilles, seul endroit par lequel il puisse être blessé mortellement. Une de ses propriétés est de découvrir tout par l’odorat. Au reste, toutes les parties de son corps sont médicinales : sa corne est surtout un puissant antidote contre toutes sortes de poisons ; elle se vend quelquefois jusqu’à cent écus : on tire même quelque utilité de son sang, qu’on ramasse avec soin pour en faire un remède qui guérit les maux de poitrine et plusieurs autres. »

Entre quelques animaux qui paraissent propres au royaume de Siam, Gervaise admire certains oiseaux plus grands, dit-il, que les autruches, et dont le bec a deux pieds de long : c’est l’oiseau que les naturalistes appellent grand-gosier ou pélican, et les Siamois noktho.

Le mélange de la chaleur et de l’humidité produit à Siam des serpens d’une monstrueuse longueur : il n’est pas rare de leur voir plus de vingt pieds de long, et plus d’un pied et demi de diamètre ; mais les plus grands ne sont pas les plus venimeux. Gervaise parle avec horreur de celui qui n’a guère plus d’un demi-pied de long, et qui n’est pas si gros que le doigt, mais dont le venin est fort subtil, et que sa petitesse aide à s’insinuer partout. Le même écrivain a vu dans le royaume de Siam des serpens de toutes les couleurs, et plusieurs sortes de scorpions, dont l’un est de la grosseur d’une grosse écrevisse et d’un poil gris noirâtre, qui se hérisse lorsqu’on en approche. Il parle de deux sortes d’insectes très-dangereux : l’un qu’on appelle cent-pieds, et dont le venin est au moins aussi puissant que celui du scorpion ; il est noir, et long d’un pied : l’autre, plus terrible encore, qui se nomme tocquet, parce qu’à certaines heures de la nuit il jette un cri qui exprime le son de ce mot ; il a la figure du lézard, la tête large et plate, la peau de diverses couleurs très-vives. On le voit nuit et jour sur le toit des maisons, où il fait la guerre aux rats : sa morsure est mortelle, si l’on ne coupe pas sur-le-champ la partie blessée ; mais heureusement il n’attaque jamais le premier.

Entre les poissons qui sont propres à la grande rivière de Siam, le plus commun est celui que les Européens ont nommé caboche, et dont les nations voisines font tant de cas, qu’il fait un objet considérable du commerce. Les Hollandais même en font de grandes provisions pour Batavia ; et, séché au soleil, il leur tient lieu, suivant Gervaise, de jambon de Mayence. Ce poisson est long d’un pied et demi, et gros de dix ou douze pouces ; il a la tête un peu plate et presque carrée. On en distingue deux sortes : l’un gris cendré, et l’autre noir, qui est le meilleur. En général, tous les poissons de cette rivière n’ont presque rien de semblable aux nôtres, et sont de bien meilleur goût. Elle en produit aussi de fort dangereux, sans y comprendre un grand nombre de crocodiles, qui font également la guerre aux hommes et aux animaux. On a vu plusieurs personnes mourir subitement pour avoir été piquées par de petits insectes aquatiques.