Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VIII/Seconde partie/Livre IV/Chapitre I

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LIVRE QUATRIÈME,

CONTENANT LA CHINE.


CHAPITRE PREMIER.

Précis de différens voyages à la Chine,
depuis le treizième siècle jusqu’à nos jours.

C’est peu de temps après les conquêtes de Gengiskan dans l’Asie, et sous le règne des empereurs tartares, ses successeurs, que quelques Européens pénétrèrent dans la grande Tartarie et jusqu’à la Chine, non par la grande mer, dont la route n’était pas encore ouverte, mais en traversant par terre les contrées du nord qui avoisinent ce grand empire.

Un des premiers que ce chemin y conduisit, fut Rubruquis, cordelier flamand. Comme ses descriptions sont assez étendues et semées de détails intéressans, il fut long-temps avec Marc-Pol, le guide principal pour ces pays éloignés : l’objet de son voyage est remarquable. Dans le temps que saint Louis attendait dans l’île de Cypre le moment de s’embarquer pour la Syrie, quelques chrétiens d’Arménie, prêtres nestoriens, et quelques religieux missionnaires, qui étaient parvenus à la cour du khan des Tartares à la faveur des correspondances de commerce que la puissance de ce peuple conquérant ouvrait alors dans toutes les parties de l’Asie, firent écrire au roi de France que le khan voulait se convertir au christianisme, et qu’une ambassade de la part d’un prince tel que saint Louis achèverait de l’y déterminer. Ils firent même partir des envoyés d’un petit prince tartare qui habitait vers les frontières de la Perse, et qui assurèrent que leur maître s’était converti. Ces envoyés et les lettres des religieux persuadèrent saint Louis. Il se hâta de dépêcher vers le khan trois religieux jacobins, deux secrétaires, deux officiers de sa maison, et le cordelier Rubruquis. Saint Louis avait été fort mal informé. Le khan, nommé dans nos histoires Mangou-khan, avait à sa cour des prêtres de toutes les religions, des mahométans, des idolâtres, des nestoriens. Il s’amusait quelquefois de leurs querelles. Quant à sa croyance, il paraît que c’était l’unité d’un Dieu, et le culte rendu à des divinités inférieures, mêlé des superstitions des devins. C’est du moins ce qui résulte de sa profession de foi, telle que la rapporte l’ambassadeur cordelier.

« Les Mogols croient qu’il n’y a qu’un Dieu, et lui adressent des vœux sincères. Comme il a mis plusieurs doigts à la main, de même il a répandu diverses opinions dans l’esprit des hommes. Dieu a donné l’Écriture aux chrétiens, mais ils ne la pratiquent guère. On n’y trouve pas qu’il soit permis de se décrier les uns les autres, ni que pour de l’argent on doive abandonner les voies de la justice. » Rubruquis approuva toutes les parties de ce discours. Il entreprit ensuite de se justifier lui-même ; mais le khan l’interrompit en l’assurant qu’il ne prétendait faire aucune application personnelle. Il répéta : « Dieu vous a donné l’Écriture, et vous ne l’observez pas : il nous a donné les devins, nous suivons leurs préceptes , et nous vivons en paix. »

Cette audience se donnait à Caracorum, dans le désert de Coby. Rubruquis, en partant de Constantinople, s’était embarqué sur l’Euxin, avait débarqué en Crimée, traversé le Don et le Volga, puis le désert entre ce fleuve et l’Iaïk au nord de la mer Caspienne ; enfin les contrées qui s’étendent jusqu’à la mer d’Aral. Il voyagea ensuite dans le Turkestan, et arriva dans le pays des Mogols, où le khan tenait sa cour.

Quelques années après, Marco Polo, ou Marc-Pol, négociant vénitien et voyageur célèbre, que son commerce avait conduit dans l’Asie mineure, traversa l’Arménie, la Perse et le désert qui la sépare de la Tartarie, et pénétra jusqu’à la Chine. C’est lui qui, le premier, accrédita l’histoire du Vieux de la Montagne, répétée depuis par nos historiens. Il place ses états dans un pays qu’il appelle Mulebel, dans des montagnes voisines de la Perse : « Ce prince, nommé Aladin, entretenait, dit-il, dans une vallée, de beaux jardins et de jeunes filles d’une beauté charmante, à l’imitation du paradis de Mahomet. Son amusement était de faire transporter les jeunes hommes dans ce paradis, après les avoir endormis par quelque potion, et de leur faire goûter, à leur réveil, toutes sortes de plaisirs pendant quatre ou cinq jours. Ensuite, dans un autre accès de sommeil, il les renvoyait à leurs maîtres, qui, les entendant parler avec transport d’un lieu qu’ils prenaient effectivement pour le paradis, promettaient la jouissance continuelle de ce bonheur à ceux qui ne manqueraient pas de courage pour défendre leur prince. » Une si douce espérance les rendait capables de tout entreprendre ; et le Vieux de la Montagne se servit d’eux pour faire tuer plusieurs princes. Il avait deux lieutenans, l’un près de Damas, et l’autre dans le Kourdistan. Les étrangers qui passaient par ses terres étaient dépouillés de tout ce qu’ils possédaient. Mais Oulaou, ou Holagou, prit son château par famine, après trois ans de siége, et lui fit donner la mort. Observons que Marc-Pol n’est pas renommé par sa véracité, et que cette histoire n’a jamais eu d’autre garant que lui.

Quoique les relations de Marc-Pol aient paru, avec raison, suspectes à quelques égards, cependant ses observations ont été confirmées sur beaucoup d’articles, et nous réunirons ici ce qu’il a semé de plus curieux dans le récit de sa route depuis le désert jusqu’à la Chine. Les Tartares le nomment Lop, du nom d’une grande ville de la dépendance du khan, située à l’entrée du désert, dont la situation est entre l’est et le nord-est. Il ne faut pas moins d’un an, si l’on en croit Marc-Pol, pour arriver au bout de cette vaste solitude, ni moins d’un mois pour la traverser dans sa largeur : on n’y trouve que des sables et des montagnes stériles. Cependant il s’y présente de l’eau tous les jours, mais souvent en très-petite quantité, et fort amère en deux ou trois endroits. Les marchands qui traversent le désert de Lop sont obligés d’y porter des provisions : on n’y voit aucune espèce d’animaux.

Après avoir traversé ce désert de l’est au nord-est, on arrive dans la province de Taugal : celle de Kamoul, qui en dépend, renferme quantité de châteaux et de villes ; sa capitale porte le même nom. Ce pays touche à deux déserts : le grand, dont on vient de parler ; et le petit, qui n’a que trois journées de longueur. Kamoul produit abondamment tout ce qui est nécessaire à la vie. Les habitans sont idolâtres : leur temps se passe dans toutes sortes d’amusemens, tels que la danse. Lorsqu’un voyageur s’arrête dans quelques maisons, le maître ordonne à sa famille de lui obéir pendant tout le séjour qu’il y fait. Il quitte lui-même sa maison, et laisse à l’étranger l’usage de sa femme, de ses filles et de tout ce qui lui appartient. Les femmes du pays sont fort belles : Mangou-khan voulut les délivrer d’un asservissement si honteux ; mais, trois ans après, à l’occasion de quelque disgrâce qui était arrivée à la nation, et qu’elles regardèrent comme une punition du changement de leur usage, elles firent prier le khan de rétracter ses ordonnances. Il leur répondit : « Puisque vous désirez ce qui fait votre honte, je vous accorde votre demande. »

Marc-Pol rapporte une singulière coutume du Thibet : le goût des habitans ne leur faisant pas désirer la virginité dans leurs femmes, l’usage du pays est d’amener de jeunes filles aux étrangers pour leur servir d’amusement pendant leur séjour. Une fille, au départ de son galant, lui demande quelque petit présent, comme un témoignage de la satisfaction qu’il a reçue d’elle. On ne la voit plus paraître sans cette nouvelle preuve de sa complaisance, dont elle se fait un ornement ; et celles qui peuvent en montrer le plus jouissent d’une réputation distinguée ; mais le mariage les prive de cette liberté, et les hommes observent soigneusement entre eux de ne pas troubler le repos des maris.

Dans une autre contrée tartare, qu’il nomme Corouzan, il a observé des usages qui ne sont pas moins extraordinaires. Ceux qui ont commis des crimes portent sur eux du poison, et le prennent aussitôt qu’ils sont arrêtés, pour se garantir des tourmens d’une rigoureuse question ; mais les magistrats ont trouvé le moyen de le leur faire rejeter en leur faisant avaler de la fiente de chien. Avant qu’ils eussent été subjugués par le khan, ils poussaient la barbarie jusqu’à tuer les étrangers auxquels ils voyaient de l’esprit et de la beauté, dans l’espérance que ces qualités demeureraient à leur nation.

La province de Corouzan produit des serpens longs de dix brasses, et gros de quatre ou cinq pieds. Ils ont vers la tête deux petits pieds armés de griffes, les yeux plus grands que ceux d’un bœuf, et fort brillans, la gueule assez grande pour avaler un homme, les dents larges et tranchantes. La chaleur les oblige à se tenir cachés pendant le jour, mais ils cherchent leur proie pendant la nuit. Les habitans les prennent en semant des pointes de fer dans le sable, au long des traces qu’ils font pour aller boire : ils en mangent la chair, qu’ils trouvent délicieuse.

Cinq journées à l’est du Corouzan, on trouve la province de Kardom. C’est un usage des habitans de s’incruster les dents de petites plaques d’or. Les hommes se font, avec une aiguille et de l’encre, des raies noires autour des jambes et des bras. Leur unique occupation est l’usage de la chasse et l’exercice des armes. Ils abandonnent les soins domestiques à leurs femmes et aux esclaves qu’ils prennent à la guerre, ou qu’ils achètent. Aussitôt qu’une femme a mis au monde un enfant, elle se lève, elle lave son fruit et l’habille. Le mari se met au lit avec l’enfant, s’y tient pendant quarante jours, et reçoit les visites, tandis que sa femme apporte les bouillons, prend soin des affaires et nourrit l’enfant de son sein.

Le séjour ordinaire des habitans est dans des montagnes sauvages, dont le mauvais air est mortel aux étrangers : ils se nourrissent de riz et de viande crue ; leur liqueur est du vin de riz ; ils n’ont pas d’idoles, mais ils rendent un culte au plus âgé de chaque famille, comme à l’être auquel ils doivent tout ce qu’ils sont et tout ce qu’ils possèdent. Ils n’ont aucune sorte de caractères : leurs contrats se font avec des tailles de bois, dont chaque partie garde la sienne, que le créancier remet après avoir été payé.

On ne connaît pas de médecins dans les provinces de Kaindou, de Vokham et de Corouzan. Si quelqu’un tombe malade, la famille appelle les prêtres, qui se mettent à chanter et à danser au son de leurs instrumens. Le diable, dit Marc-Pol, ne manque pas d’entrer dans le corps de quelqu’un d’entre eux. Les autres s’en aperçoivent, et finissent leur danse par consulter le possédé. Ils supplient l’esprit d’implorer la Divinité offensée, et promettent que, si le malade en revient, il leur offrira quelque partie de son sang. Lorsque le prêtre juge la maladie mortelle, il assure que la Divinité ne veut pas se laisser fléchir, parce que l’offense est trop grande ; mais s’il voit quelque apparence de guérison, il ordonne qu’un certain nombre d’autres prêtres, avec leurs femmes, aient à sacrifier un certain nombre de béliers à tête noire. Aussitôt on allume des flambeaux ; la maison est parfumée ; on égorge les béliers, qu’on fait cuire à l’eau ; le sang et le bouillon sont jetés en l’air, tandis que les prêtres recommencent à danser avec leurs femmes. Ils prétendent alors que la Divinité est apaisée ; et, se mettant à table, ils mangent avidement la chair des victimes.

Marc-Pol parle avec admiration d’une ville chinoise qu’il appelle Quin-Sai, capitale d’une province du même nom, et que les géographes ne savent où placer. Il faut observer que, Marc-Pol ayant écrit en vénitien, et étant traduit en latin, la plupart des noms qu’il cite sont étrangement défigurés. D’ailleurs il est prouvé que plusieurs contrées et plusieurs villes de la Chine ont changé de nom en changeant de maître ; enfin les invasions des Tartares ont ruiné beaucoup de pays, et fait disparaître beaucoup de villes florissantes, qui depuis ont été remplacées. Nous croyons ne devoir pas omettre ce que dit Marc-Pol de la ville de Quin-Sai, qui sans doute était une des principales de l’empire, et qui nous donnera une idée de ce qu’était la Chine au treizième siècle.

Marc-Pol, qui avait vu plusieurs fois Quin-Sai, en donne une description fort détaillée. Il fait observer que le mot de Quin-Sai signifie du ciel, et qu’en effet elle n’a rien d’égal dans le monde. « C’est un véritable paradis terrestre ; on lui donne cent milles de tour : cette grandeur extraordinaire vient principalement de ses rues et de ses canaux, qui sont fort larges ; elle a d’ailleurs de très-grands marchés. D’un côté de Quin-Sai est un lac d’eau douce, et de l’autre côté une grande rivière qui, entrant dans la ville par plusieurs endroits, et charriant toutes ses immondices, passe au travers du lac, et va se jeter dans l’Océan, à vingt-cinq milles est-nord-est. Elle a, près de son embouchure, une ville nommée Gampu, où mouillent les vaisseaux qui arrivent de l’Inde. Les canaux de Quin-Sai sont couverts d’une multitude de ponts, qu’on fait monter au nombre de douze mille, et dont quelques-uns sont si hauts, qu’un vaisseau passe dessous avec son mât dressé, tandis que les chariots et les chevaux passent par-dessus. Du côté qui restait ouvert, les anciens rois ont ceint la ville d’un large fossé, qui n’a pas moins de quarante milles de long, et qui reçoit son eau de la rivière. La terre qu’on en a tirée sert comme de rempart.

» Entre une infinité de marchés qui sont distribués dans toute la ville, on en compte dix principaux, dont chacun forme un carré de deux milles. Ils sont à quatre milles de distance l’un de l’autre, et font tous face à la principale rue, qui a quarante brasses de largeur, et qui traverse toute la ville. On voit à Quin-Sai un grand nombre de palais avec leurs jardins, mêlés entre les maisons des marchands. La presse est si grande dans les rues, qu’on a peine à comprendre d’où l’on peut tirer assez de vivres pour nourrir tant de monde. Un officier de la douane assura Mare-Pol qu’il s’y consommait tous les jours trois somas de poivre, chaque soma contenant deux cent trente-trois livres ; par où l’on doit juger quelle devait être la quantité des autres provisions. Des deux côtés de la grande rue est un pavé large de dix brasses ; le milieu est de gravier, avec des passages pour l’eau. On aperçoit de tous côtés de longs chariots capables de contenir six personnes, et qui sont à louer, pour prendre l’air ou pour d’autres usages. Toutes les autres rues sont pavées en pierre. Derrière le marché coule un grand canal, bordé de spacieux magasins de pierre, pour les marchandises de l’Inde et d’autres lieux.

» Dans ces marchés, où quantité de rues aboutissent, il se rassemble trois fois la semaine quarante ou cinquante mille personnes qui apportent par les canaux une si grande abondance de toutes sortes de légumes, de viande et de gibier, que quatre canards s’y donnent pour quatre sous de Venise. Entre les fruits, on y trouve d’excellentes poires qui pèsent jusqu’à dix livres. Le raisin y vient de divers autres lieux, parce qu’il ne croît point de vignes aux environs de Quin-Sai ; mais on y apporte chaque jour, de la mer et du lac, une prodigieuse quantité de poisson frais. Tous les marchés sont environnés de maisons fort hautes, avec des boutiques où l’on vend toutes sortes de marchandises. Quelques-unes ont des bains d’eau froide et d’eau chaude ; les premiers, pour les habitans du pays, qui ont dès leur enfance l’usage de s’y laver tous les jours ; les autres, pour les étrangers qui ne sont pas accoutumés à l’eau froide.

» Il n’y a pas de ville au monde où l’on trouve tant de médecins, d’astrologues et de femmes publiques. À chaque coin des marchés est un palais où réside un magistrat qui juge tous les différens du commerce, et qui veille sur la garde des ponts.

» Les habitans du pays ont le teint blanc. La plupart sont vêtus de soie, qu’ils ont en fort grande abondance. Leurs maisons sont belles. Ils les ornent de peintures et de meubles précieux. Leur caractère est fort doux. On n’entend guère parler entre eux de querelles ni de disputes. lis vivent avec tant d’union, qu’on croirait chaque rue composée d’une même famille. L’état conjugal est si respecté, que la jalousie est une passion qu’ils connaissent peu. Ils regardent comme une infamie de prononcer un mot trop libre devant une femme mariée.

» Ils sont extrêmement civils pour les étrangers, et toujours prêts à les aider de leurs conseils dans toutes leurs affaires ; mais ils ont peu d’inclination pour la guerre : on ne voit même aucune arme dans leurs maisons. Les artisans sont divisés en douze principales professions, dont chacune a mille boutiques, et chaque boutique une maison pour le travail où le maître a sous lui depuis dix jusqu’à quarante ouvriers. Quoique la loi oblige un fils d’embrasser la profession de son père, elle permet à ceux qui se sont enrichis de se dispenser eux-mêmes du travail et de porter des habits fort riches, surtout à leurs femmes. Chaque rue a des tours de pierre pour mettre en sûreté les meubles et les marchandises dans les incendies, auxquels les maisons de bois sont fort exposées. Le lac est environné de beaux édifices, de grands palais, de temples et de monastères. Il a deux îles vers le centre, et chaque île un palais avec une multitude d’appartemens, où les habitans vont célébrer des mariages et d’autres fêtes. Les barques qui servent au passage ou à la promenade sont couvertes d’un pavillon plat qui forme une espèce de chambre peinte avec beaucoup de propreté. Les bateliers sont dessus avec leurs avirons, et n’ont pas besoin de voiles, parce que l’eau a peu de profondeur. Les habitans de la ville viennent se réjouir le soir dans ce lieu avec leurs femmes et leurs amis, s’ils n’aiment mieux s’amuser à parcourir la ville dans des chariots.

» On voit à Quin-Sai un grand nombre de riches hôpitaux fondés par les anciens rois. On y transporte ceux à qui la maladie ôte le pouvoir de travailler ; mais, lorsqu’ils sont rétablis, on les oblige de retourner au travail.

» Les marchés sont remplis d’astrologues, qu’on va consulter à chaque occasion. Il ne se fait pas un mariage, il ne naît pas un enfant sur lequel on ne les interroge pour savoir à quel bonheur on doit s’attendre. À la mort de quelque personne de distinction, la famille, vêtue de toile grossière, accompagne le corps jusqu’au bûcher, avec des instrumens de musique et des chants à l’honneur des idoles. Elle jette dans le feu diverses figures de papier.

» La plupart des ponts de Quin-Sai ont une garde de dix hommes, cinq pour le jour et cinq pour la nuit. Dans chaque corps-de-garde on place un grand bassin sur lequel on frappe les heures, qui commencent au lever du soleil, et qui finissent lorsqu’il se couche, pour, recommencer ainsi successivement. Les gardes font des patrouilles dans leur quartier. Ils doivent examiner s’il y a de la lumière dans quelque maison, ou s’il arrive à quelqu’un d’en sortir après le temps marqué pour la retraite de la nuit. Dans les incendies, la garde des ponts se rassemble de divers endroits pour mettre les meubles et les marchandises en sûreté, soit dans les barques ou dans les îles du lac, ou dans les tours dont on a parlé. Il n’est permis alors de sortir qu’à ceux dont les maisons sont en danger. »

Marc-Pol vit l’état du revenu de Quin-Sai, et le rôle des habitans tel qu’il fut dressé pendant le séjour qu’il fit en cette ville. On y comptait cent soixante tomans de feux ou de maisons ; chaque toman de dix mille : ce qui faisait seize cent mille familles. Il n’y avait dans ce nombre qu’une seule église nestorienne. Chaque maître de maison était obligé d’avoir en écrit sur sa porte les noms des personnes de l’un et de l’autre sexe, dont la famille était composée, et le nombre même de ses chevaux. Il devait marquer les accroissemens et les diminutions. Cet ordre s’observait dans toutes les villes du Katay. De même les maîtres d’hôtellerie étaient obligés d’écrire les noms de leurs hôtes, et le temps de leur départ, sur un livre qu’ils devaient envoyer chaque jour aux magistrats qui résidaient aux coins des marchés publics. Les pauvres, qui n’ont pas le pouvoir d’élever leurs enfans, sont libres de les vendre aux riches.

Le tableau que trace Marc-Pol des Tartares du treizième siècle, sous les successeurs de Gengis-khan, donne l’idée d’une nation beaucoup moins barbare qu’on ne serait porté à le croire, et prouve qu’il n’y a point de grande puissance sans police et sans gouvernement, et que toute conquête amène une législation. Il cite de Koublay-khan des traits de sagesse qui honoreraient l’administration la plus éclairée.

Les Tartares comptent le temps par un cycle de douze années, dont chacune porte le nom de quelque animal. Ainsi la première se nomme l’année du lion, la seconde celle du bœuf, la troisième celle du dragon, la quatrième celle du chien, etc. Un Tartare à qui l’on demande son âge répond qu’il est né à telle minute de telle heure et de tel jour de l’année du lion, etc.

Lorsqu’une fille et un garçon de différentes familles meurent sans avoir été mariés, l’usage des parens est de les marier après leur mort. On écrit le contrat, qui est brûlé avec les figures, les habits, la monnaie de papier, les domestiques, les bestiaux et les autres victimes consacrées aux funérailles. Tous ces biens, disent les Tartares, passent dans l’autre monde par le moyen de la fumée, et servent aux besoins des morts. Ils pensent aussi que ces mariages posthumes sont ratifiés dans le ciel.

Leurs troupes sont divisées en corps de dix, de cent, de mille et de dix mille hommes. Une compagnie de cent hommes porte le nom de fouck ; une escouade de dix, celui de toman. Ils ont toujours des gardes avancées pour se garantir de toutes sortes de surprises. Chaque cavalier mène dix-huit chevaux, dont les jumens font le plus grand nombre. Ils portent aussi en campagne leurs tentes légères pour se mettre à couvert des injures de l’air. Leur nourriture, dans ces expéditions, est du lait sec, qui forme une espèce de pâte. Ils font cuire le lait ; de la crème ils font du beurre ; le reste, ils le font sécher au soleil : chacun en porte dix livres dans un petit sac ; et le matin, lorsqu’on se met en marche, on en mêle une demi-livre avec de l’eau dans un petit flacon de cuir, où le mouvement du cheval en fait l’unique préparation pour le dîner. Dans les occasions où les Tartares attaquent une armée, ils voltigent de côté et d’autre, en se servant de leurs armes à feu ; quelquefois ils feignent de fuir, et chacun tire en fuyant. S’ils s’aperçoivent que l’ennemi s’ébranle, ils se réunissent pour le poursuivre ; mais, du temps de Marc-Pol, ils étaient mêlés avec d’autres nations dans toutes les parties de l’empire, ce qui rendait leurs usages moins uniformes.

La punition pour les petits larcins consiste à recevoir un certain nombre de coups de bâton, qui monte quelquefois jusqu’à cent, mais que le juge ordonne toujours par sept, c’est-à-dire que la sentence porte ou sept, ou dix-sept, ou vingt-sept, etc. ; mais s’il est question d’un cheval ou de quelque autre vol de cette importance, le coupable est coupé en deux, par le milieu du corps avec un sabre, à moins qu’il ne puisse racheter sa vie en restituant deux fois la valeur de ce qu’il a pris. Ils marquent leurs bestiaux avec un fer chaud, et les laissent sans garde dans les pâturages. Un criminel qui a mérité la prison n’y est jamais retenu plus de trois ans ; mais en lui rendant la liberté, on le marque à la joue.

À l’égard de leur religion, ils reconnaissent une divinité, et le mur de leur chambre n’est jamais sans une tablette, sur laquelle on lit en gros caractère : le grand Dieu du ciel. Ils brûlent chaque jour de l’encens devant cette espèce d’autel, et, levant la tête, ils grincent trois fois des dents, en priant ce grand Dieu de leur conserver la santé et la raison : c’est à quoi se bornent leurs demandes. Ils ont un autre dieu qu’ils nomment Notigay, et dont ils reconnaissent l’empire sur les choses terrestres, sur leurs familles, leurs troupeaux et leurs blés. Les honneurs qu’ils lui rendent ne sont pas différens de ceux qu’ils adressent au dieu du ciel ; ils lui demandent du beau temps, des fruits, des enfans, et d’autres biens.

Au delà de la Tartarie est la Région des Ténèbres ; c’est ainsi que Marc-Pol nomme la Sibérie, parce qu’en continuant d’avancer vers le nord, on n’est éclairé pendant la plus grande partie de l’hiver que par un faux jour ; le soleil ne s’y élève pas au-dessus de l’horizon. Les habitans de ce triste pays ont le teint pâle ; mais ils sont d’assez grande taille ; ils vivent sans chefs, et sont peu différens des bêtes. Les Tartares profitent souvent de l’obscurité de leur climat pour enlever leurs bestiaux et dérober leurs fourrures, qu’ils trouvent meilleures que celles de Tartarie. Ils prennent en été les animaux qui fournissent ces belles peaux, et les vont vendre jusqu’en Russie. Marc-Pol, tournant ses observations sur la Russie, en parle comme d’une vaste région qui s’étend jusqu’à l’Océan, et qui est bordée au nord par celle des Ténèbres. Les habitans sont chrétiens grecs ; ils sont blonds et d’une fort belle figure. Ils paient, dit Marc-Pol, un tribut aux Tartares de l’ouest. Leur pays produit en grande abondance des fourrures, de la cire, des minéraux, et beaucoup d’argent.

Koublay-khan avait quatre femmes légitimes, dont le fils aîné était reconnu pour l’héritier de la couronne impériale. Elles portaient le titre d’impératrice, et chacune avait sa cour composée de trois cents dames, et d’une infinité de servantes et d’eunuques. On comptait dans chaque cour jusqu’à dix mille domestiques. Les concubines étaient en grand nombre, et presque toutes de la tribu d’Oungut. Koublay envoyait, de deux en deux ans, des ambassadeurs à cette tribu pour en amener une recrue de quatre ou cinq cents jeunes beautés.

Lorsque ces belles filles étaient arrivées, il nommait des commissaires pour les examiner et fixer leur prix, depuis seize jusqu’à vingt-deux carats. Celles de vingt ou plus étaient présentées au khan, qui les faisait examiner encore par d’autres commissaires. Trente des plus parfaites étaient confiées aux femmes des barons pour reconnaître si elles ne ronflaient pas dans leur sommeil, si elles n’avaient pas quelque odeur désagréable, ou quelque autre défaut dans leur personne ou dans leur conduite. Cinq d’entre celles à qui il ne manquait rien pour plaire étaient destinées à passer successivement trois jours et trois nuits dans la chambre du khan. Les autres étaient logées dans un appartement voisin pour lui servir à boire et à manger, et tout ce qui leur était demandé par les cinq femmes de garde. Celles d’un prix inférieur étaient employés à la pâtisserie et à d’autres offices du palais. Quelquefois le khan les donnait en mariage à ses gentilshommes avec de riches dots.

Aux grands jours de fête, la table du khan est placée du côté septentrional de la salle, où il s’assied le visage tourné au sud. À sa droite est la première impératrice ; ses fils et les autres princes du sang sont à sa gauche, mais leurs tables sont si bas au-dessous de la sienne, qu’à peine leurs têtes toucheraient-elles à ses pieds : cependant la place du fils aîné est plus haute que celle des autres. Le même ordre s’observe pour les femmes : celles des princes du sang sont assises du côté gauche, plus bas que l’impératrice, et sont au-dessus de celles des seigneurs et des officiers, qui les suivent dans le degré convenable à leur rang, mais la plupart assises sur des tapis, parce que les tables ne suffisent pas pour le nombre. À chaque porte sont placés deux gardes d’une taille extraordinaire, avec des bâtons à la main, pour empêcher qu’on ne touche au seuil. Si quelqu’un avait cette hardiesse, ils doivent le dépouiller de ses habits, qu’il est obligé de racheter par une somme d’argent, ou en recevant un certain nombre de coups. Tous les domestiques ont la bouche couverte d’une pièce d’étoffe de soie, afin que les alimens ou les liqueurs du khan ne soient pas souillés de leur haleine. Lorsqu’il demande à boire, la demoiselle qui présente la coupe fait trois pas en arrière et fléchit les genoux : à ce signe tous les barons et le reste de l’assemblée se prosternent, et la musique se fait entendre.

Les Tartares n’épargnent rien pour célébrer avec éclat le jour de la naissance du khan. La fête du nouvel an, qui commence au mois de février, est encore plus solennelle. Tout le monde paraît en habit blanc, qui passe pour une couleur heureuse, dans l’espérance que la fortune leur sera favorable pendant toute l’année. C’est le jour auquel les gouverneurs des provinces et des villes envoient à l’empereur des présens en or et en soie, des perles et des pierres précieuses, des étoffes blanches, des chevaux, et autres dons de la même couleur. L’usage des Tartares entre eux est aussi de se faire des présens de couleur blanche. Les personnes aisées s’envoient mutuellement neuf fois neuf, c’est-à-dire, quatre-vingt-une choses de la même nature, soit en or ou en étoffe, ou en toute autre espèce. Cet usage procure quelquefois cent mille chevaux au khan. C’est dans la même fête que les cinq mille éléphans de l’empereur sont amenés à la cour couverts de tapis brodés, et portant chacun deux malles remplies de vases d’or et d’argent. Les chameaux paraissent aussi en caparaçons de soie, chargés des ustensiles qui servent aux emplois du palais.

Dès le matin de ce grand jour, les rois, les barons, les généraux, les soldats, les médecins, les astrologues, les fauconniers, les gouverneurs de provinces et les autres officiers de l’empire, s’assemblent dans la grande salle du palais, et, faute d’espace, dans une cour voisine où le khan peut les voir. Lorsqu’ils sont tous placés dans l’ordre de leurs emplois, un grand homme, à qui Marc-Pol attribue l’air d’un évêque , se lève et crie d’une voix haute : « Prosternez-vous et adorez. » Aussitôt toute l’assemblée se prosterne et baisse le front jusqu’à terre. Le même officier répond : « Que le ciel maintienne notre maître en vie et en bonne santé. » On recommence quatre fois cette cérémonie ; ensuite le prélat s’approche de l’autel richement orné, où le nom du khan est écrit sur une tablette rouge : il prend un encensoir, dont il parfume avec beaucoup de respect l’autel et le nom. Chacun reprend sa place. On apporte alors tous les présens, après quoi les tables sont couvertes, et l’empereur donne un grand festin à l’assemblée. Pour dernière scène, on amène un lion apprivoisé, qui, se couchant aux pieds du khan comme un agneau, semble le reconnaître pour son maître.

Dans l’espace d’un mille autour du palais où le khan fait sa résidence, il règne un si profond silence, qu’on n’y entend jamais le moindre bruit : on n’a pas même la liberté de cracher dans le palais, et les barons font porter près d’eux, pour cet usage, un petit vase couvert. Ils sont obligés d’ôter leurs bottines et d’en prendre de cuir blanc, pour ne pas souiller les tapis qui couvrent le pavé de chaque salle.

Pendant les trois mois que l’empereur passe à Cambalu, les chasseurs qui lui appartiennent dans toutes les provinces voisines du Catay sont continuellement occupés à la chasse. Ceux qui ne sont pas à plus de trente journées de la cour impériale envoient au khan, par des barques et des fourgons, toutes sortes de gros gibier, tel que, des cerfs, des ours, des chevreuils, des sangliers, des daims, etc. Tous ces animaux arrivent sans corruption, parce qu’on a pris soin de les éventrer ; mais les chasseurs qui sont à quarante journées de la cour n’envoient que les peaux pour les armures et pour d’autres usages. On dresse pour les chasses du khan des loups, des léopards et des lions. Le poil de ces lions offre des étoiles de diverses couleurs, blanches, noires et rouges. On est surpris de la force et de l’adresse avec laquelle ils prennent des taureaux et des ânes sauvages, des ours et des animaux de cette grosseur. On en porte deux dans un chariot, avec un chien dont on se sert pour les apprivoiser, et l’on observe de marcher contre le vent, afin que les bêtes ne s’aperçoivent pas de leur approche à l’odeur. Le khan fait apprivoiser aussi des aigles qui prennent le lièvre, le chevreuil, le daim et le renard : il s’en trouve de si fiers, qu’ils attaquent les loups, qu’ils incommodent assez pour donner aux chasseurs le moyen de les prendre sans peine et sans danger. Cette méthode d’apprivoiser l’animal de proie, de plier la fierté de l’hôte des forêts, et de changer des monstres féroces en troupeaux esclaves et en chasseurs disciplinés, cette coutume des nations sauvages, inconnue aux peuples policés, a quelque chose d’imposant et de guerrier qui tient à la dignité de l’homme, et qui semble lui rendre son empire naturel sur tous les êtres animés qui peuplent ce globe.

Bayern et Mingan, deux frères du khan, qui portaient le titre de chivichis, c’est-à-dire d’intendans des chasses, commandaient chacun dix mille hommes. Ces deux corps avaient leur livrée de chasse ; l’un, rouge ; l’autre, bleu céleste. Ils nourrissaient cinq mille chiens de meute et d’autres espèces différentes. Dans les chasses, un des deux corps marchait à la droite de l’empereur, l’autre à sa gauche : ils occupaient ainsi l’espace d’une journée de chemin dans la plaine ; de sorte qu’il n’y avait pas de bête qui pût leur échapper. Le khan, marchant au milieu d’eux, prenait beaucoup de plaisir à voir poursuivre les cerfs et les ours par ses chiens. Depuis le commencement d’octobre jusqu’à la fin de mars, les chivichis étaient obligés de fournir chaque jour à la cour un millier de têtes de bêtes, sans y comprendre les cailles et le poisson. Par une tête, on entendait ce qui suffit pour la nourriture de trois hommes.

Au mois de mars, le grand-khan s’éloignait de Cambalu l’espace d’environ deux journées, en tirant au nord-est vers l’Océan ; il était suivi de dix mille fauconniers qui, portant des faucons, des gerfauts, des éperviers et d’autres oiseaux de proie, se divisaient en compagnies de cent ou deux cents pour commencer la chasse. La plupart des oiseaux qui se prenaient étaient apportés aux pieds du monarque qui, étant incommodé de la goutte, était assis dans une litière portée par deux éléphans : cette voiture était couverte de peaux de lions, et doublée de drap d’or. Le khan avait près de sa personne douze faucons choisis, et douze courtisans de ses favoris ; il était environné d’une partie de sa garde et d’un grand nombre d’hommes à cheval, qui avertissaient les douze fauconniers lorsqu’ils voyaient paraître des faisans, des grues ou d’autres oiseaux : on découvrait alors la litière, on lâchait les faucons, et sa majesté paraissait fort amusée de ce spectacle.

Outre les deux corps de dix mille hommes, il y en avait un troisième du même nombre qui suivait les faucons deux à deux lorsqu’ils avaient pris l’essor, pour les aider dans l’occasion. Ils portaient le nom de taskaols, qui signifie observateurs ou marqueurs. Leur principal emploi était de rappeler les faucons avec un sifflet. Chaque faucon portait au pied une petite plaque d’argent, sur laquelle était le nom de son maître : s’il arrivait que la marque s’égarât et qu’il ne pût être reconnu, celui qui le trouvait devait le rendre à un baron nommé bulangazi, c’est-à-dire gardien des choses qui n’ont pas de maître, sous peine d’être traité comme un voleur. Tout ce qui se perdait pendant la chasse devait être porté au bulangazi, qui avait, pour cette raison, son quartier sur une éminence, avec une enseigne déployée pour le faire reconnaître.

La chasse continuant ainsi pendant tout le cours de la route, on arrivait enfin dans une grande plaine nommée Kakzaromodin, où l’on avait préparé un camp de dix mille tentes, qui avait dans l’éloignement l’apparence d’une grande ville. La principale tente était celle du khan, composée de plusieurs parties, dont la première pouvait contenir dix mille soldats, sans y comprendre les barons et les autres seigneurs : la porte faisait face au sud. À l’est était une autre tente, qui servait de salle d’audience : celle d’après était la chambre de lit du khan, dont le pavillon était soutenu par trois piliers d’une belle sculpture, couverts de peaux de lions rayées pour les garantir de la pluie : l’intérieur était tendu des plus riches peaux d’hermine et de martre. Marc-Pol remarque ici que les Tartares donnent à la peau de martre le nom de reine des peaux, et qu’elles sont quelquefois si chères, qu’une paire de vestes revient à deux mille sultanins d’or. Les cordes qui soutiennent le pavillon sont de soie. Il y a aussi des tentes pour les femmes, les enfans et les concubines du khan. Plus loin sont celles qui servent de logement aux oiseaux de proie.

Le khan continue sa marche dans la même plaine. On y prend un nombre infini de toutes sortes de bêtes et d’oiseaux. Personne n’a la liberté de chasser dans aucune province du Catay, du moins à plusieurs journées de la route impériale : il n’est pas même permis de garder des chiens ni des oiseaux de proie, surtout depuis le mois de mars jusqu’au mois d’octobre. Toute sorte de chasse est alors défendue ; et de là vient que le gibier y est en si grand nombre.

La cour des douze barons est le conseil de guerre du khan : elle se nomme thay, c’est-à-dire la haute-cour ; c’est elle qui dispose des emplois militaires ; mais il y a douze autres barons qui forment le conseil des trente-quatre provinces de l’empire, et qui ont un magnifique palais à Cambalu. Chaque province y a son juge, et quantité de notaires dans des appartemens séparés. Cette cour de justice se nomme fing, ou la seconde cour. Elle a le droit de choisir des gouverneurs de province, dont elle présente les noms au khan, qui confirme son choix. Elle est chargée aussi du revenu de l’empire. Ces deux cours ne reconnaissent pas d’autre supérieur que le khan.

Ce monarque envoie chaque année des commissaires dans les provinces, pour s’informer si les grains ont souffert quelque dommage des tempêtes, des sauterelles, des vers, ou d’autre cause. Dans ces temps de calamité publique il dispense du tribut les cantons qui ont fait des pertes considérables ; il fournit du grain de ses greniers pour la nourriture des habitans, et pour ensemencer leurs terres. C’est dans cette vue que, profitant des années d’abondance, il fait d’immenses provisions qu’il garde l’espace de trois ou quatre ans, et qu’il vend trois quarts au-dessous du prix commun, lorsque le peuple est affligé de la moindre disette. De même, si la mortalité se met parmi les bestiaux, il répare les pertes sur ceux du tribut. Lorsque le tonnerre est tombé sur quelque bête, il ne lève pendant trois ans aucun tribut sur le troupeau, quelque nombreux qu’il puisse être. Cet accident passe pour un châtiment du ciel, et fait juger que, Dieu étant irrité contre le maître du troupeau, son malheur ne peut manquer d’être contagieux.

L’attention de l’empereur s’étend aussi sur les ouvriers qui travaillent aux chemins publics. Dans les cantons fertiles, il fait border les grandes routes de deux rangées d’arbres, à peu de distance l’un de l’autre. Dans les terrains sablonneux, il fait aligner des pierres ou des piliers pour le même usage. Ces ouvrages ont leurs inspecteurs. Koublay aimait beaucoup les arbres, parce que les astrologues l’avaient assuré qu’ils servent à prolonger la vie.

Lorsque apprenait qu’une famille de Cambalu était tombée dans la misère, ou que, n’étant point en état de travailler, elle manquait des nécessités ordinaires de la vie, il lui envoyait une provision de vivres et d’habits pour l’hiver. Les étoffes qui servaient à cet usage, et celles dont il faisait habiller ses troupes, se fabriquaient dans chaque ville sur le tribut de la laine. Marc-Pol fait observer qu’anciennement les Tartares ne faisaient aucune aumône, et reprochaient leur misère aux pauvres comme une marque de la haine du ciel ; mais le khan regardait l’aumône comme une œuvre agréable à Dieu. On ne refusait jamais du pain aux pauvres qui en demandaient à sa cour ; et chaque jour on y distribuait pour vingt mille écus de riz, de millet et de pannik : aussi ce monarque était-il révéré comme un dieu.

Il entretenait de vêtemens et de vivres, dans la ville de Cambalu, environ cinq mille astrologues, qui étaient un mélange de chrétiens, de mahométans et de Catayens. Ces astrologues ou ces devins avaient un astrolabe sur lequel étaient marquées les planètes, les heures et les moindres divisions du temps pour toute l’année. Ils s’en servaient pour observer les mouvemens des corps célestes et la disposition du temps. Ils écrivaient aussi sur certaines tablettes carrées, qu'ils nommaient tacuinis, les événemens qui devaient arriver dans l’année courante, avec la précaution d’avertir qu’ils ne garantissaient pas les changemens que Dieu pouvait y apporter. Ils vendaient ces ouvrages au public : ceux dont les prédictions se trouvaient les plus justes étaient fort honorés. Personne n’aurait entrepris un long voyage, ou quelque affaire importante sans avoir consulté les astrologues. Ils comparaient la constellation qui dominait alors avec celle qui avait présidé à la naissance.

La monnaie du grand-khan n’était composée d’aucun métal ; elle était d’écorce de mûrier, durcie et coupée en pièces rondes de différentes grandeurs, qui portaient le coin du monarque. Il n’y en avait pas d’autre dans tout l’empire, et la loi défendait sous peine de mort, aux étrangers comme aux habitans du pays, de la refuser ou d’en introduire d’autres. Les marchands qui apportaient leur or, leur argent, leurs diamans et leurs perles à Cambalu, étaient obligés de recevoir cette monnaie d’écorce pour leurs richesses ; et, ne pouvant espérer de la faire passer hors de l’empire, ils se trouvaient forcés de l’employer en marchandises du pays. Le khan ne donnait pas d’autre paie à ses troupes : c’était par cette méthode qu’il avait amassé le plus grand trésor de l’univers. Misérable trésor ! Koublay, malgré sa sagesse, ne savait pas que la vraie richesse des souverains ne peut jamais être que celle des peuples.

Marc-Pol prétend avoir vu des licornes dans l’Inde. La licorne, dit-il, est moins grande que l’éléphant, mais elle a le pied de la même forme. Sa corne est au milieu du front ; elle ne lui sert pas pour se défendre. La nature apprend aux licornes à renverser d’abord les animaux qu’elles ont à combattre, à les fouler aux pieds, et à les presser ensuite du genou, tandis qu’avec leur langue, qui est armée de longues pointes, elles leur font quantité de blessures. Leur tête ressemble à celle du sanglier : elles la portent levée en marchant ; mais elles prennent plaisir à se tenir dans la boue. L’Inde a aussi quantité d’autours noirs, et diverses espèces de singes, entre lesquels on en distingue de forts petits qui ont le visage de l’homme. On les conserve embaumés dans des boîtes, et les marchands étrangers qui les achètent les font passer pour des pygmées.

De l’époque où écrivait Marc-Pol, pour trouver quelque chose qui soit digne d’attention, il faut passer au commencement du quinzième siècle, à l’ambassade qu’envoya Schah-Rokh, fils et successeur de Tamerlan, à l’empereur du Catay.

La relation de cette ambassade a été publiée par Thévenot, dans le quatrième tome de sa collection française : il nous apprend qu’elle fut composée en persan, mais sans nous en faire connaître le traducteur. Le temps de cette ambassade fut le règne de Ching-Tfu , troisième empereur chinois de la dynastie des Ming, fondée par Hongvu, qui avait chassé les Tartares mogols cinquante-un ans auparavant.

La description de l’audience donnée aux ambassadeurs de Schah-Rokh mérite d’être rapportée. Parmi les différens spectacles de magnificence orientale, celui-ci présente des traits singuliers.

Aussitôt que le jour parut, les tambours, les trompettes, les flûtes, les hautbois et les cloches commencèrent à se faire entendre : en même temps les trois portes s’ouvrirent, et le peuple s’avança tumultueusement pour voir l’empereur. Les ambassadeurs étant passés de la première cour dans la seconde, aperçurent un kiosk, où l’on avait préparé une estrade triangulaire, haute de quatre coudées, et couverte de satin jaune, avec des dorures et des peintures qui représentaient le simorg ou le phénix, que les Catayens nomment l’oiseau royal.

Sur l’estrade était un fauteuil ou un trône d’or massif. De chaque côté paraissaient des rangs d’officiers qui commandaient, les uns dix mille, d’autres mille, et d’autre cent hommes. Ils avaient à la main chacun leur tablette, longue d’une coudée sur un quart de largeur, et tenaient les yeux fixés dessus, sans paraître occupés d’autre soin. Derrière eux était un nombre infini de gardes, tous dans un profond silence ; enfin l’empereur, sortant de son appartement, monta sur le trône par neuf degrés d’argent. Il était d’une taille moyenne : sa barbe était d’une longueur médiocre ; mais deux ou trois cents longs poils postiches lui descendaient du menton sur la poitrine. Des deux côtés du trône s’offraient deux jeunes filles d’une beauté éclatante, le visage et le cou à découvert, les cheveux noués, au sommet de la tête, avec de riches pendans de perles aux oreilles. Elles tenaient à la main une plume et du papier, pour écrire soigneusement tout ce qui allait sortir de la bouche de l’empereur. On recueille ainsi toutes ses paroles, et lorsqu’il se retire, on lui présente le papier, afin qu’il voie lui-même s’il juge à propos de faire quelque changement à ses ordres : ensuite on les porte au divan, qui est chargé de l’exécution. S’il n’y a point d’auteur qui ne doive trembler en relisant ce qu’il a écrit, il semblerait qu’on ne doit relire ce qu’on a dit qu’avec des scrupules beaucoup plus inquiets ; mais il faut se souvenir qu’on prend autant de soin pour rassurer l’amour-propre des rois que pour tourmenter celui des écrivains.

Aussitôt que l’empereur fut assis, on fit avancer les sept ambassadeurs vis-à-vis son trône, et l’on fit approcher en même temps les criminels au nombre de sept cents. Quelques-uns étaient liés par le cou, d’autres avaient la tête et les mains passées dans une planche, et la même planche en tenait jusqu’à six dans cette posture. Chacun était gardé par son geôlier, qui le tenait par les cheveux ; ils venaient recevoir leur sentence de la bouche de l’empereur. La plupart furent envoyés en prison, et peu furent condamnés à la mort, pouvoir que les lois réservent au souverain. À quelque distance de la capitale que le crime ait été commis, les gouverneurs font conduire les criminels à Cambalu. Le délit de chacun est écrit sur la planche qu’il porte autour du cou avec sa chaîne. Les crimes qui regardent la religion sont le plus sévèrement punis. On apporte tant de soin aux procédures, que l’empereur ne condamne personne à mort sans avoir tenu douze conseils ; il arrive quelquefois à un criminel d’être déchargé dans le douzième conseil, après avoir été condamné onze fois dans les précédens. L’empereur y est toujours présent, et ne condamne que ceux qu’il ne peut sauver. Quand on songe que cette peinture de la jurisprudence de la Chine a été faite il y a plus de trois cent cinquante ans, et qu’on met à côté ce que nous étions en ce genre, et même ce que nous sommes encore, on est forcé de convenir que, sur plus d’un objet, nous sommes demeurés fort au-dessous de ceux à qui nous avons d’ailleurs quelque droit de nous croire supérieurs.

Avant le départ des ambassadeurs, le feu prit au palais pendant la nuit. On soupçonna les astrologues d’avoir allumé l’incendie, parce qu’ils l’avaient prédit quelques mois auparavant. Il y eut deux cent cinquante maisons de brûlées, et plusieurs personnes des deux sexes périrent dans l’incendie ; mais l’honneur des astrologues fut sauvé, et c’est ainsi que se sont conduits trop souvent les imposteurs qui parlent au nom de Dieu.

Desideri, jésuite italien et missionnaire, offre un tableau effrayant des montagnes du Caucase sur la route du Thibet, et dans le Thibet même, qu’il visita en 1715. Après avoir passé la première, dit-il, on en trouve une autre beaucoup plus élevée, qui est suivie d’une troisième ; et plus on monte, plus il reste à monter jusqu’à la dernière, qui est la plus haute, et qui se nomme Pire-Penjal. Les païens la respectent beaucoup ; ils y portent leurs offrandes, et rendent leurs adorations à un vénérable vieillard qu’ils supposent établi pour la garde du lieu. On a cru trouver dans cette fable un reste de celle de Prométhée, que les poëtes représentent enchaîné sur le mont Caucase.

Le sommet du Pire-Penjal est toujours couvert de neige ou de glace. Il fallut douze jours au missionnaire pour traverser à pied cette montagne, avec des peines incroyables, à travers des torrens de neige fondue, qui se précipitent si impétueusement sur les rochers et sur les pierres, que Desideri aurait eu plus d’une fois le malheur d’être entraîné, s’il n’eut saisi la queue d’un bœuf pour se soutenir : il n’eut pas moins à souffrir du froid, parce qu’il n’avait pas pensé à se pourvoir d’habits convenables au voyage.

Le grand Thibet commence au sommet d’une affreuse montagne qui se nomme Kautal, et qui est sans cesse couverte de neige ; elle appartient d’un côté au pays de Cachemire, et de l’autre au Thibet. Les missionnaires étant partis de Cachemire, employèrent quarante jours pour se rendre à Ladak, où le roi du Thibet faisait sa résidence. Desideri peint cette suite de montagnes qu’il avait traversées, et qu’il représente comme un théâtre d’horreurs ; elles sont comme entassées l’une sur l’autre, et séparées par de si petits intervalles, qu’à peine laissent-elles un passage aux torrens qui se précipitent entre les rochers avec un bruit capable d’effrayer les plus intrépides voyageurs.

Le sommet et le pied de ces montagnes étant également impraticables, on est obligé de tourner sur les revers, et les chemins ont si peu de largeur, qu’on a quelquefois peine à placer le pied. Il y faut veiller d’autant plus sur soi-même, que le moindre faux pas expose à tomber dans des précipices où l’on se briserait misérablement tous les membres, car on n’y trouve aucun buisson, ni même aucune plante qui puisse arrêter le poids du corps. Pour passer d’une montagne à l’autre, on n’a pas d’autres ponts que des planches étroites et tremblantes, ou des cordes croisées qu’on entrelace de branches d’arbres : souvent on est obligé de quitter ses souliers pour marcher avec moins de danger.

Nous tirerons beaucoup plus de détails des nombreux voyages du père Gerbillon, l’un des missionnaires jésuites qui, vers la fin du dernier siècle, avaient gagné la faveur et la confiance de l’empereur Khang-hi, en flattant son goût pour les mathématiques, et en contribuant à ses études en ce genre. Gerbillon avait fait huit voyages de Pékin en différentes parties de la Tartarie occidentale, par l’ordre ou à la suite de cet empereur ; ce qui lui avait donné l’occasion de faire des remarques plus certaines et plus étendues qu’on n’en peut attendre de ceux qui voyagent avec les caravanes, ou par d’autres voies. Duhalde a publié les journaux du jésuite son confrère.

Diverses raisons portèrent l’empereur Khang-hi à faire ces voyages en Tartarie. La première était pour exercer son armée. Après avoir affermi la paix dans toutes les parties de son vaste empire, il rappela ses meilleures troupes de la province de Pékin, et dans un conseil il prit la résolution de les assujettir chaque année à trois expéditions de cette nature, pour leur faire apprendre dans les chasses des ours, des sangliers, des tigres, à vaincre les ennemis de l’empire, ou du moins pour soutenir leur courage contre le luxe chinois, et contre l’amollissement du repos.

En effet, ces sortes de chasses ressemblent plus à des expéditions militaires qu’à des parties de plaisir. Les Tartares qui composent le cortége de l’empereur sont armés d’arcs et de cimeterres, et divisés en compagnies qui marchent en ordre de bataille sous leurs étendards, au son des tambours et des trompettes : ils forment autour des montagnes et des forêts des cordons qui les environnent, comme s’ils assiégeaient régulièrement des villes à la manière des Tartares orientaux. Cette armée, qui consiste quelquefois en soixante mille hommes et cent mille chevaux, a son avant-garde, son corps de bataille, et son arrière-garde avec son aile droite et son aile gauche commandés par un grand nombre de chefs et de régulos ou petits rois. L’empereur marche a leur tête au travers de ces régions désertes et de ces montagnes escarpées, exposé pendant tout le jour aux ardeurs du soleil, à la pluie, et à toutes les injures de l’air.

Pendant plus de soixante-dix jours de marche, ils sont obligés de transporter toutes leurs munitions sur des chariots, des chameaux, des chevaux et des mulets par des routes fort difficiles. Dans la Tartarie occidentale, on ne trouve que des montagnes, des rochers et des vallées, sans villes, sans villages, et même sans aucune apparence de maisons, parce que les habitans, avec leurs tentes, sont dispersés dans les plaines, où ils prennent soin de leurs troupeaux ; ils n’y élèvent ni porcs, ni volaille, ni d’autres animaux que ceux qui peuvent se nourrir d’herbes.

La seconde raison qui détermina Khang-hi à ces voyages annuels, fut la nécessité de contenir les Tartares orientaux dans la soumission, et de prévenir les embarras qu’ils pouvaient causer à l’empire. C’est dans cette vue que l’empereur marche avec de si grands préparatifs de guerre. Il fait mener à sa suite plusieurs pièces de gros canons dont on fait par intervalles diverses décharges dans les vallées, pour répandre la terreur autour de lui par le bruit et le feu qui sortent de la gueule des dragons dont cette artillerie était ornée. Avec cet équipage de guerre il est accompagné de toutes les marques de grandeur qui l’environnent à Pékin ; il a le même nombre de tambours et d’instrumens de musique qui se font entendre lorsqu’il est à table au milieu de sa cour, ou lorsqu’il sort du palais. Le but de cette pompe extérieure est d’éblouir les Tartares, et de leur inspirer autant de crainte que de respect pour la majesté impériale. L’empire de la Chine n’a jamais eu de plus redoutables ennemis que cette multitude infinie de barbares, dont elle est comme assiégée du côté de l’ouest et du nord.

La célèbre muraille qui sépare leur pays de la Chine n’a été bâtie que pour arrêter leurs incursions. Elle passe, dans plusieurs endroits, sur de très-hautes montagnes ; et Verbiest, autre missionnaire, parle d’un lieu où il trouva mille pas géométriques d’élévation au-dessus de l’horizon ; elle tourne aussi suivant la situation des montagnes, de sorte qu’au lieu d’une simple muraille, on peut dire qu’il y en a trois, dont une grande partie de la Chine est environnée.

Enfin le troisième motif de l’empereur Khang-hi fat celui de sa propre santé. L’expérience lui ayant appris qu’un trop long séjour à Pékin l’exposait à des maladies considérables, il s’était persuadé que le mouvement d’un long voyage était capable de l’en garantir. Il se privait du commerce des femmes pendant toute la durée de ce voyage, et ce qu’il y a de plus surprenant dans une si grande armée, on n’en voyait pas d’autres que celles qui étaient au service de la reine-mère. C’était même pour la première fois que cette princesse accompagnait l’empereur : il n’avait mené aussi qu’une seule fois les trois reines, lorsqu’il avait fait avec elles sa visite aux tombeaux de ses ancêtres.

On peut joindre à ces raisons celle de la chaleur, qui est extraordinaire à Pékin pendant la canicule ; au contraire, la partie de la Tartarie qu’il parcourait est sujette, pendant les mois de juillet et d’août, à des vents si froids, surtout la nuit, qu’on y est obligé de prendre des habits chauds et des fourrures. Verbiest attribue cette rigueur de l’air à l’élévation du terrain, et au grand nombre de montagnes dont cette région est remplie : dans sa marche, il employa six jours entiers pour en monter une. L’empereur, surpris lui-même, voulut savoir combien la hauteur du pays surpassait celle des plaines de Pékin, qui en sont a plus de trois cents milles. Les jésuites, après avoir mesuré plus de cent montagnes sur la route, trouvèrent que la Tartarie occidentale est plus haute de trois mille pas géométriques que la mer la plus proche de Pékin. Le salpêtre dont ce pays abonde peut aussi contribuer au grand froid. En ouvrant la terre à trois ou quatre pieds de profondeur, on y trouve des mottes glacées, et quelquefois des masses entières.

Pendant tout le voyage, l’empereur ne cessa pas de donner aux jésuites des témoignages publics de son estime, tels qu’il n’en accordait à personne. Il s’arrêtait pour leur voir mesurer les hauteurs ; il faisait demander souvent des nouvelles de leur santé ; il parlait avantageusement d’eux aux seigneurs de sa cour ; il leur envoyait divers mets de sa table, et quelquefois il les faisait dîner dans sa propre tente : le prince son fils aîné ne leur témoigna pas moins d’affection. Dans l’humilité de leur cœur, dit le P. Verbiest, ils considéraient ces faveurs de la famille royale comme un effet de la Providence qui veillait sur eux et sur le christianisme.

Dans l’espace de plus de six cents milles qu’on fit en avançant jusqu’à la montagne où se terminent ces voyages, et en retournant à Pékin par une autre route, l’empereur fit ouvrir un grand chemin à travers les montagnes et les vallées pour la commodité de la reine-mère qui voyageait en chaise ; il fit jeter une infinité de ponts sur les torrens, aplanir des sommets de montagnes, et couper des rochers avec un travail et des dépenses incroyables.

Gerbillon, dans son premier voyage, était à la suite d’une ambassade chinoise chargée d’aller à Sélinga marquer les limites respectives de la Chine et de l’empire russe. Il remarque que, dans la province de Petchéli, les parties les plus difficiles de la route sont pavées de grandes pierres : on suit, par divers détours, le pied des rochers sur lesquels règne des deux côtés un grand mur, avec des degrés pour monter, et des tours fortifiées. Dans plusieurs endroits, le mur est de pierre de taille : sa hauteur et son épaisseur sont remarquables. De temps en temps on rencontre des portes de marbre en forme d’arcs de triomphe, épaisses d’environ trente pieds, avec des figures en demi-relief autour du cintre. On voit un de ces monumens à l’entrée de presque tous les villages, notamment du premier, qui pourrait passer pour une petite ville, et qui est assez bien fortifié pour fermer aux Tartares le passage de ces défilés. Outre quantité d’arbres fruitiers qui se trouvent au milieu de ces rochers et de ces pierres, on y voit des jardins remplis de toutes sortes de grains et de légumes : rien ne demeure sans culture, lorsqu’on découvre un pouce de terre qui peut en recevoir. Les montagnes mêmes sont taillées en amphithéâtre, et semées dans tous les lieux qui promettent quelque chose à l’industrie des habitans.

Ailleurs il parle d’une espèce particulière de chèvres jaunes, qui sont propres à une partie de la Tartarie : ce ne sont ni des gazelles, ni des daims, ni des chevreuils : les mâles ont des cornes qui n’ont pas plus d’un pied de longueur, et qui sont épaisses d’un pouce à la racine, avec des nœuds à des distances régulières. Ils ressemblent à nos moutons par la tête, et aux daims par la taille et le poil ; mais ils ont les jambes plus minces et plus longues : ils sont extrêmement légers, et comme ils courent long-temps sans se lasser, il n’y a point de chiens ni de lévriers qui puissent les atteindre à la course : ils ont la chair tendre et d’assez bon goût ; mais les Chinois et les Tartares ignorent la manière de l’assaisonner. Ces animaux marchent en troupes fort nombreuses et s’arrêtent volontiers dans des plaines désertes, où l’on ne trouve ni ronces ni buissons : on ne les voit jamais dans les bois. Ils sont d’une timidité extrême ; et lorsqu’ils aperçoivent un homme, ils ne cessent de courir qu’après l’avoir perdu de vue : ils courent sur une ligne droite et toujours à la file, sans qu’on en voie jamais deux de front.

Écoutons le P. Gerbillon, dans son second voyage, racontant ses entretiens et ses travaux mathématiques avec l’empereur, et décrivant les cérémonies du premier jour de l’année chinoise au palais impérial.

« Le premier jour de l’année 1690, nous nous rendîmes dès le matin au palais pour demander, suivant l’usage, des nouvelles de la santé de l’empereur, qui nous fit donner du thé dont il use lui-même.

» Le 10, un des gentilshommes de la chambre impériale vint nous avertir de la part de sa majesté de nous rendre le lendemain au palais, pour lui expliquer l’usage des instrumens de mathématiques que nos pères lui avaient présentés en divers temps, ou qu’ils lui avaient fait faire à l’imitation de ceux de l’Europe. Le messager ajouta que l’intention de sa majesté était que je parlasse en tartare, et que, lorsque je ne pourrais m’expliquer bien, en cette langue, le P. Péreyra parlât en Chinois. On nous permettait aussi d’amener un des trois autres pères. Nous obéîmes le 15 à cet ordre. Nous fûmes introduits dans un des appartemens de l’empereur, nommé Yang-sin-tien, où travaillent une partie des plus habiles artistes, tels que les peintres, les tourneurs, les orfèvres, les ouvriers en cuivre, etc. On nous y fit voir les instrumens de mathématiques que sa majesté avait fait placer dans des boîtes de carton assez propres. Il n’y avait pas d’instrumens fort considérables. C’étaient quelques compas de proportion, presque tous imparfaits ; plusieurs compas ordinaires, grands et petits, de plusieurs sortes ; quelques équerres et d’autres règles géométriques ; un cercle divisé, d’environ un pied de diamètre, avec ses pinnules. Tout nous parut assez grossier, et fort éloigné de la propreté et de la justesse des instrumens que nous avions apportés. Les officiers de l’empereur qui les avaient vus en convinrent eux-mêmes. Sa majesté nous fit dire d’examiner ces instrumens et leurs usages pour lui en donner le lendemain l’explication. Elle nous donna ordre d’apporter ceux que nous avions au collége, propres à mesurer les élévations et les distances des lieux, et à prendre les distances des étoiles.

» Outre les livres chinois qu’on voyait dans une armoire, la chambre était ornée de plusieurs tables chargées de bijoux et de raretés, de toutes sortes de petites coupes d’agate de diverses couleurs, de porphyre et d’autres pierres précieuses, de petits ouvrages d’ambre, jusqu’à des noix percées à jour avec beaucoup d’art. J’y vis aussi la plupart des cachets de sa majesté, qui sont tous dans un petit coffre de damas jaune. Il y en avait de toutes les façons et de toutes les grosseurs, les uns d’agate, les autres de porphyre, quelques-uns de jaspe, d’autres de cristal de roche. Tous ces cachets ne sont gravés que de lettres, la plupart chinoises. J’en vis seulement un grand qui était dans les deux langues : on y lisait en tartare : Ontcho coro tche tchenneacou jabonni parpeit, ce qui signifie, le joyau ou le sceau des actions grandes et étendues et sans bornes.

» L’empereur nous envoya plusieurs mets de sa table ; ensuite il nous fit appeler dans l’appartement où nous l’avions vu la première fois qu’il nous avait donné audience. Ce lieu se nomme Kien-tsing-cong ; il ressemble au Yang-tsien-tien, mais il y règne plus de propreté. C’est la résidence ordinaire du monarque, qui était alors dans une chambre à droite de la salle, et remplie de livres placés et rangés dans des armoires qui n’étaient couvertes que d’un crêpe violet. L’empereur nous demanda si nous étions en bonne santé. Nous le remerciâmes de cet honneur en nous prosternant jusqu’à terre suivant l’usage ; après quoi, s’adressant à moi, il me demanda si j’avais appris beaucoup de tartare, et si j’entendais les livres écrits en cette langue. Je lui répondis en tartare même que j’avais fait quelques progrès, et que j’entendais assez bien les livres tartares que j’avais lus. « Il parle bien, dit sa majesté en se retournant vers ses gens ; il a l’accent fort bon. »

» Nous reçûmes ordre de nous avancer plus près de sa majesté pour lui expliquer l’usage d’un demi-cercle que M. le duc du Maine nous avait donné à notre départ de France. Sa majesté voulut savoir jusqu’à la manière de diviser les degrés en minutes par les cercles concentriques et les lignes transversales. Elle admira beaucoup la justesse de cet instrument ; elle marqua du désir de connaître les lettres et les nombres européens, dans la vue de s’en servir elle-même ; elle prit ses compas de proportion, dont elle se fit expliquer quelque chose ; elle mesura elle-même avec nous les distances des élévations. Cet entretien dura plus d’une heure, avec une familiarité que nous ne cessions pas d’admirer. Enfin nous fûmes renvoyés avec ordre de revenir le lendemain.

» Le 17, l’empereur nous fit appeler de fort bonne heure au palais. Nous y passâmes plus de deux heures à lui expliquer différentes pratiques de géométrie. Il se fit répéter l’usage de plusieurs instrumens que le père Verbiest avait fait faire autrefois pour lui. Je parlai toujours en tartare ; mais je ne voulus pas entreprendre de faire des explications de mathématiques en cette langue, et je m’excusai sur ce que je ne la savais pas assez pour m’en servir à propos, particulièrement en matière de sciences. Je dis à sa majesté que, lorsque nous la saurions parfaitement, le père Bouvet et moi nous pourrions lui donner des leçons de mathématiques ou de philosophie d’une manière fort claire et fort nette, parce que la langue tartare a des conjugaisons, des déclinaisons et des particules pour lier le discours : avantage qui manque à la langue chinoise.

» L’empereur sentit la vérité de cette remarque ; et se tournant vers ceux qui l’environnaient : « Cela est vrai, leur dit-il, et ce défaut rend la langue chinoise beaucoup plus difficile que la tartare. » Comme nous étions sur le point de nous retirer, il donna ordre à Chaulau-ya, qui était présent, de se faire expliquer clairement ce que nous avions à lui dire, parce qu’il n’avait pas toujours bien entendu notre langage.

» Peu après, il nous envoya ordre de délibérer entre le père Bouvet et moi lequel serait le plus à propos, pour nous perfectionner dans la langue tartare, ou de venir chaque jour au tribunal de Poyamban, qui est celui des grands-maîtres d’hôtel du palais où toutes les affaires se traitent en tartare, ou de voyager dans les pays des Mantchous. Je répondis que nous n’avions pas à délibérer, puisque sa majesté était bien plus éclairée que nous, et qu’elle connaissait mieux le moyen d’apprendre plus facilement cette langue ; que d’ailleurs, comme nous ne l’apprenions que pour lui plaire, il nous était indifférent de quelle manière nous l’apprissions, pourvu que sa majesté fût satisfaite ; qu’ainsi je la suppliais de nous marquer ses intentions, auxquelles nous tâcherions de nous conformer. Il nous fit dire au même moment que, l’hiver n’étant point une saison commode pour les voyages, nous irions tous les jours au tribunal de Poyamban, où nous trouverions des gens habiles avec lesquels nous pourrions nous exercer ; que nous prendrions nos repas avec les chefs du tribunal, et qu’aussitôt que le froid serait passé, il nous ferait faire un voyage dans la Tartarie orientale.

» Le 21, nous nous rendîmes au palais, le père Bouvet et moi, pour remercier sa majesté de cette faveur. Elle nous fit dire qu’il serait temps de la remercier quand nous saurions la langue tartare ; et peu après, nous ayant admis à l’honneur de la voir, elle nous fit diverses questions, surtout au père Bouvet, qu’elle n’avait pas vu les jours précédens. Le soir, Chaulau-ya, qui avait porté les ordres de l’empereur aux chefs du tribunal de Poyamban, nous y conduisit lui-même, et nous présenta aux grands-maîtres et au premier maître-d’hôtel. Ils nous reçurent civilement, et nous marquèrent une chambre vis-à-vis de la salle où ils s’assemblent eux-mêmes. Dès le lendemain ils donnèrent des ordres pour la faire préparer.

» Le 24, ayant commencé à nous rendre dans cette espèce d’école, on nous donna pour maîtres deux petits mandarins, Tartares de naissance, auxquels on en joignit un troisième plus considérable et plus habile dans les deux langues, pour venir une fois chaque jour nous expliquer les difficultés sur lesquelles les autres n’auraient pu nous satisfaire entièrement, et nous apprendre les finesses de la langue. L’un d’eux avait été mandarin de la douane à Ning-po dans le temps que nous y étions arrivés. Il fut étonné de nous voir dans un état si différent de celui où nous avions paru à son tribunal ; mais, comme il nous avait bien traités, il nous reconnut sans peine, et nous lui fîmes nos remercîmens pour ses anciennes faveurs.

» Le 9 février, premier jour de l’année chinoise, nous nous rendîmes au palais suivant l’usage. Les mandarins et les officiers des troupes s’y étaient assemblés dans la troisième cour, en entrant du côté du midi : nous fûmes présens aux trois génuflexions, accompagnées de neuf battemens de tête, qu’ils firent tous ensemble, le visage tourné vers l’intérieur du palais. Cette cérémonie se fit avec beaucoup d’ordre. Chaque mandarin se rangea d’abord suivant sa dignité. Ils étaient au nombre de plusieurs mille, tous revêtus de leurs habits de cérémonie, qui ont assez d’éclat pendant l’hiver, à cause des riches fourrures dont ils sont couverts et du brocart d’or et d’argent qui ne laisse pas de briller, quoique les fils ne soient que de la soie couverte d’une feuille de l’un ou de l’autre de ces deux métaux.

» Toute l’assemblée étant debout et rangée dans l’ordre convenable, un officier du tribunal des cérémonies cria d’une voix haute : À genoux ! Cet ordre fut exécuté au même instant. Ensuite l’officier cria trois fois : Frappez de la tête contre terre ! et tous frappèrent de la tête à chaque répétition de ce cri. Le même officier dit : Levez-vous. Tous s’étant levés, la même cérémonie fut répétée deux fois de suite. Il y eut ainsi trois génuflexions et neuf battemens de tête, respect qui ne se rend à la Chine qu’à l’empereur seul, et que tout le monde, depuis l’aîné même de ses frères jusqu’au moindre mandarin, lui rend exactement dans d’autres occasions. Les soldats et les ouvriers du palais qui ont reçu quelque gratification de sa majesté, demandent permission de la remercier, et font les neuf battemens de tête à la porte du palais. Cependant le peuple et les simples soldats sont rarement admis à cette cérémonie. On estime fort honorés ceux de qui l’empereur reçoit cette sorte de respect ; mais c’est une faveur singulière d’être admis à la rendre en sa présence. Cette grâce ne s’accorde guère que la première fois qu’on a l’honneur de voir sa majesté, ou dans quelque occasion considérable, ou à des personnes d’un rang distingué. En effet, lorsque les mandarins vont au palais de cinq en cinq jours pour lui rendre leur respect, quoiqu’ils le fassent toujours en habits de cérémonie, et qu’ils observent les mêmes formalités devant son trône, il ne s’y trouve presque jamais. Ce jour même, qui était le premier de l’année, il ne se montra point lorsque tous les chefs de l’empire étaient rassemblés pour lui rendre solennellement ce devoir. Son absence n’empêche pas que la cérémonie ne se fasse avec beaucoup de précaution et d’exactitude. Il s’y trouve des censeurs qui ne laissent rien échapper à leurs observations, et les moindres fautes ne demeurent pas impunies.

Sa majesté était allée dès le matin, suivant l’usage, rendre elle-même ses devoirs à ses ancêtres, dans le palais qui est destiné à cette autre cérémonie. Une partie du cortége était encore rangée dans la troisième cour et dans la quatrième. On voyait aussi dans la troisième quatre éléphans, qui nous parurent beaucoup plus superbement parés que ceux du roi de Siam ; ils n’étaient pas si beaux, mais ils étaient chargés de grosses chaînes d’argent et de cuivre doré, ornées de quantité de pierreries ; ils avaient les pieds enchaînés l’un à l’autre, dans la crainte de quelque accident. Chacun portait une espèce de trône qui avait la forme d’une petite tour ; mais ces trônes n’étaient pas magnifiques. Il y en avait quatre autres, portés chacun par un certain nombre d’hommes, et c’était sur un de ces trônes que l’empereur était allé au palais de ses ancêtres.

» En entrant dans la quatrième cour, nous y vîmes deux longues files d’étendards de différentes formes et de diverses couleurs, des lances avec des touffes de ce poil rouge dont les Tartares ornent leurs bonnets en été , et différentes autres marques de dignité qui se portent devant l’empereur lorsqu’il marche en cérémonie. Ces deux files s’étendaient jusqu’au bas du degré de la grande salle dans laquelle l’empereur donne quelquefois audience. Les princes du sang et tous les grands de l’empire y étaient rangés suivant l’ordre de leurs dignités.

» Après avoir traversé cette cour, nous entrâmes dans la cinquième, au fond de laquelle est une grande plate-forme environnée de trois rangs de balustrades de marbre blanc, l’un sur l’autre. Sur cette plate-forme était autrefois une salle impériale qui se nommait salle de la concorde. C’était là qu’on voyait le plus superbe trône de l’empereur, sur lequel sa majesté recevait les respects des grands et de tous les officiers de la cour. On y voit encore deux petits carrés de pierres rangées de distance en distance, qui déterminent jusqu’où les mandarins de chaque ordre doivent s’avancer ; cette salle avait été brûlée depuis quelques années. Quoiqu’il y ait long-temps qu’on a pris soin d’assigner un million de taëls, c’est-à-dire environ huit millions de livres en monnaie de France, pour la rétablir, on n’a pu jusqu’à présent commencer l’ouvrage, parce qu’on n’a point encore trouvé de poutres aussi grosses que les précédentes, et qu’il faut les faire venir de trois ou quatre cents lieues. Les Chinois ont tant d’attachement pour leurs anciens usages, que rien n’est capable de les faire changer ; ils ont, par exemple, de très-beau marbre blanc, qui ne leur vient que de douze ou quinze lieues de Pékin ; ils en tirent même des masses d’une grandeur énorme pour l’ornement de leurs sépulcres, et l’on en voit de très-grandes et de très-grosses colonnes dans quelques cours du palais. Cependant ils ne se servent nullement de ces marbres pour bâtir leurs maisons, ni même pour le pavé des salles du palais ; ils y emploient de grands carreaux de brique, qui sont à la vérité si luisans, qu’on les prendrait pour du marbre. Toutes les colonnes des bâtimens du palais sont de bois, sans autre ornement que le vernis ; on n’y voit pas d’autres voûtes que sous les portes et les ponts ; toutes les murailles sont de brique ; les portes sont couvertes d’un vernis vert fort agréable à la vue. Les toits sont aussi couverts de brique enduite d’un vernis jaune ; les murailles en dehors sont recrépies en rouge, ou de brique polie et fort égale ; en dedans, elles sont simplement tapissées de papier blanc que les Chinois savent coller avec beaucoup d’adresse.

» Après avoir traversé la cinquième cour, qui est extrêmement vaste, nous entrâmes dans la sixième, qui est celle des cuisines, où tous les hyas, ou gardes-du-corps et autres officiers de la maison impériale, c’est-à-dire ceux qui passent proprement pour ses domestiques, attendaient l’empereur pour l’accompagner lorsqu’il irait recevoir les respects des princes et des grands de l’empire. Nous attendîmes à la porte de cette sixième cour que sa majesté eût donné son audience de cérémonie.

» Lorsqu’elle en sortit pour se rendre dans la salle de la quatrième cour, où les régulos et les grands tributaires de l’empire étaient à l’attendre, nous passâmes dans la cinquième cour. Après les audiences, ce monarque retourna, non par la porte du milieu par laquelle il était venu, mais par celle d’une des ailes, et passa fort près du lieu où nous étions debout ; il était vêtu d’une veste de zibeline fort noire, avec un bonnet de cérémonie qui n’est distingué que par une espèce de pointe d’or, au sommet de laquelle, est une grosse perle en forme de poire, et au bas, d’autres perles toutes rondes. Tous les mandarins portent aussi une pierre précieuse au sommet de leurs bonnets de cérémonie. Les petits mandarins du neuvième et du huitième rang n’ont que de petites pointes d’or : depuis le septième ordre jusqu’au quatrième, c’est du cristal de roche taillé ; le quatrième porte une pierre bleue : depuis le troisième jusqu’au premier, la pierre est rouge et taillée à facettes : il n’appartient qu’à l’empereur et au prince héritier de porter une perle à la pointe du bonnet.

» Aussitôt que l’empereur fut rentré, nous le suivîmes jusqu’à la porte, qui est au fond de la septième cour : nous le fîmes avertir que nous étions venus pour lui rendre aussi nos devoirs. Cependant nous suivîmes un taiki mogol, petit-fils de l’aïeul de l’empereur, et déjà destiné pour être son gendre, qui était venu pour rendre aussi ses hommages. Il observa la cérémonie ordinaire au milieu de la cour, le visage tourné du côté du nord, où était alors l’empereur : sa majesté lui envoya un grand plat d’or rempli de viandes de sa table : elle fit la même faveur à deux de ses hyas ou de ses gardes, pour lesquels son affection s’était déclarée. Ensuite l’ordre vint de nous mener à l’appartement d’Yang-tsin-tien, où nous étions accoutumés d’aller tous les jours.

» De là nous allâmes à la porte des deux frères de l’empereur, qui sont les deux premiers régulos ; à celle des enfans du quatrième régulo, mort l’année précédente ; car l’usage est de se présenter seulement à la porte ; il est rare qu’on se voie ce jour-là.

» Le frère aîné de sa majesté et les trois régulos nous envoyèrent chacun un de leurs gentilshommes pour nous remercier, s’excusant sur la fatigue qu’ils avaient essuyée tout le matin, soit en accompagnant l’empereur à la salle de ses ancêtres, soit en attendant fort long-temps dans le palais. L’officier du frère aîné de l’empereur nous obligea d’entrer dans la salle d’audience de ce prince et d’y prendre du thé.

» Le 13, nous fûmes appelés, le père Bouvet et moi, dans l’appartement d’Yang-tsin-tien. L’empereur étant venu nous y trouver, nous demanda en tartare si nous avancions dans l’étude de cette langue. Je lui répondis dans la même langue qu’ayant l’obligation à sa majesté de nous en avoir donné les moyens, nous nous efforcions d’en profiter. Alors ce monarque, se tournant vers ceux qui l’environnaient : « Ils ont profité en effet, dit-il ; leur langage est meilleur et plus intelligible. » J’ajoutai que notre plus grande difficulté était de prendre le ton et l’accent tartare, parce que nous étions trop accoutumés à l’accent des langues européennes. « Vous avez raison, reprit-il ; l’accent sera difficile à changer. » Il nous demanda si nous croyions que la philosophie pût être expliquée en tartare. Nous répondîmes que nous en avions l’espérance, lorsque nous saurions bien la langue, que nous en avions déjà fait quelques épreuves, et que nos maîtres avaient fort bien compris notre pensée.

» L’empereur, comprenant par cette réponse que nous avions fait une ébauche par écrit, ordonna qu’elle lui fût apportée : elle était au tribunal où nous faisions nos études. Je m’y rendis avec un eunuque du palais, et j’apportai notre écrit. Sa majesté nous fit approcher près de sa personne, et prit ce petit ouvrage, qui traitait de la digestion, de la sanguification, de la nutrition et de la circulation du sang. Il n’était pas encore achevé, mais nous avions fait tracer des figures pour rendre la matière plus intelligible ; il les considéra long-temps, surtout celles de l’estomac, du cœur, des viscères, et des veines : il en fit la comparaison avec celles d’un livre chinois qu’il se fit apporter ; il y trouva beaucoup dé rapport. Ensuite, lisant notre écrit d’un bout à l’autre, il en loua la doctrine ; il nous exhorta fort à ne rien négliger pour nous perfectionner dans la langue tartare. « La philosophie, répéta-t-il plusieurs fois, est une chose extrêmement nécessaire. » Puis il continua ses explications de géométrie-pratique avec le père Thomas.

» Le 17, Tchao-lao-yé fut chargé par l’empereur de dire aux pères Percyra et Thomas, qui l’attendaient à l’ordinaire dans l’appartement d’Yang-tsin-tien, que nous devions être sur nos gardes en parlant de nos sciences et de tout ce qui nous regardait, particulièrement avec les Chinois et Mogols, qui ne nous voyaient pas volontiers dans le pays, parce qu’ils avaient leurs bonzes et leur lamas, auxquels ils étaient fort attachés ; que sa majesté nous connaissait parfaitement, qu’elle se fiait tout-à-fait à nous, et qu’elle nous traitait comme ses plus intimes domestiques ; qu’ayant fait examiner notre conduite, non-seulement à la cour, où elle avait eu jusque dans notre maison des gens pour nous observer, mais encore dans les provinces, où elle avait envoyé des exprès pour s’informer de quelle manière nos pères s’y comportaient, elle n’avait pas trouvé le moindre sujet de reproche à nous faire ; que c’était sur ce fondement qu’elle nous traitait avec tant de familiarité, mais que nous n’en devions pas être moins réservés au dehors ; que devant elle nous pouvions parler à cœur ouvert, parce qu’elle nous connaissait parfaitement.

» Il va trois sortes de nations dans l’empire, nous fit-il dire encore. Les Mantchous vous aiment et vous estiment ; mais les Chinois et les Mogols ne peuvent vous souffrir. » Enfin il nous fit dire de ne rien traduire de nos sciences dans le tribunal où nous étions, mais seulement dans l’intérieur de notre collége ; que cet avis qu’il nous faisait donner n’était qu’une précaution, et que nous ne devions pas craindre d’y avoir donné occasion par quelque faute ou quelque imprudence, puisqu’il était fort satisfait de nous.

» Ensuite il nous envoya ordre de rediger par écrit quelque partie de notre doctrine philosophique. On nous insinua que nous devions achever ce que nous avions commencé, mais qu’il fallait que notre travail se fit dans l’intérieur de notre maison, et sans le communiquer à personne.

» Le 8 mars, nous nous rendîmes dans l’appartement d’Yang-tsin-tien, les pères Bouvet, Pereyra, Thomas et moi. Sa majesté y vint dès le matin, et s’y arrêta deux heures avec nous. Elle lut ce que nous avions écrit en lettres tartares ; ensuite s’étant fait expliquer la première proposition du premier livre d’Euclide, elle l’écrivit de sa propre main, après en avoir bien compris l’explication : elle marqua beaucoup de satisfaction de notre travail. Le même jour elle nous fit donner à chacun deux pièces de satin noir et vingt-cinq taëls, non pour récompenser, nous dit-elle, la peine que nous prenions pour son service, mais parce qu’elle avait remarqué que nous étions mal vêtus. »

Du 9 mars au 1er avril, les missionnaires expliquèrent à l’empereur les autres propositions d’Euclide, puis l’usage des instrumens de géométrie. Tchao-lao-yé lui représenta que les premiers livres d’Euclide, traduits en chinois avec l’explication de Clavius, par le père Ricci, avaient aussi été traduits en tartare depuis quelques années par un habile homme que sa majesté avait nommé ; et que cette traduction, quoique assez confuse, ne laisserait pas de les aider beaucoup dans leurs explications, et à les rendre plus intelligibles, surtout si on faisait venir le traducteur pour les écrire en tartare, ce qui épargnerait à sa majesté la peine de les écrire elle-même. L’empereur goûta cette proposition : il ordonna qu’on leur mît entre les mains la traduction tartare, et que le traducteur fut appelé.

L’empereur donna ordre à son eunuque favori de faire voir aux missionnaires l’appartement le plus propre et le plus agréable de sa maison de plaisance, faveur d’autant plus distinguée, que ces lieux intérieurs sont réservés à la personne seule de l’empereur. Cet appartement est fort propre, mais il n’a rien de grand ni de magnifique. La maison est accompagnée de petits bosquets d’une sorte de bambou, de bassins et de réservoirs d’eau vive, mais petits, et revêtus seulement de pierres sans aucune richesse ; ce qui vient en partie de ce que les Chinois n’ont aucune idée de ce que nous appelons bâtimens et architecture ; en partie de ce que l’empereur affecte de faire connaître qu’il ne veut pas dissiper les finances de l’empire pour son amusement particulier. En effet, quoique ce prince fût le plus riche monarque du monde, il était extrêmement réservé dans sa dépense et dans ses gratifications ; mais lorsqu’il était question de quelque entreprise publique et de l’utilité de l’état, il ne mettait point de bornes à sa libéralité : elle n’éclatait pas moins à diminuer les tributs du peuple, soit lorsqu’il voyageait dans quelques provinces, soit à l’occasion de la disette des vivres, ou de quelque autre malheur public.

Ils virent aussi la maison de Tchang-Tchung-Yen qui est à deux lieues et demie à l’ouest de Pékin, et dont le nom signifie Jardin du printemps perpétuel, printemps de longue durée. Il leur envoya des mets de sa table, et les fit appeler, dans son propre appartement, qui est le plus gai et le plus agréable de toute cette maison, quoiqu’il ne soit ni riche, ni magnifique. Il est situé entre deux grands bassins d’eau, l’un au midi et l’autre au nord ; l’un et l’autre environnés presque entièrement de petites hauteurs formées de la terre qu’on a tirée pour creuser les bassins. Toutes ces hauteurs sont plantées d’abricotiers, de pêchers et d’autres arbres de cette nature, qui rendent la vue fort agréable lorsqu’ils sont couverts de feuilles. Tout y était modeste, mais d’une propreté extrême, à la manière des Chinois. Ils font consister la beauté de leurs maisons de plaisance et des jardins dans une grande propreté, et dans certains morceaux de rocailles extraordinaires, qui ont l’air tout-à-fait sauvage ; mais ils aiment surtout les petits cabinets et les petits parterres fermés par des haies de verdure, qui forment de petites allées : c’est le goût général de la nation. Les personnes riches y font une dépense considérable. Ils épargnent bien moins l’argent pour un morceau de vieille roche qui ait quelque chose de grotesque et de singulier, comme d’avoir plusieurs cavités ou d’être percé à jour, que pour un bloc de jaspe et pour quelque belle statue de marbre. Quoique les montagnes voisines de Pékin soient remplies de très-beau marbre blanc, ils ne l’emploient guère que pour l’ornement de leurs ponts et de leurs sépultures.

« Le 1er. d’avril, continue le père Gerbillon, nous allâmes, comme les jours précédées, faire notre explication de géométrie à l’empereur, dans sa maison de plaisance ; il nous traita avec sa bonté ordinaire, et nous fit présent de différentes choses qui lui étaient venues du sud. Je lui expliquai l’usage des logarithmes pour la division.

» Le 5, nous reçûmes avis par un exprès dépêché de Tsin-nan-fou, capitale de la province de Chan-tong, que le gouverneur de cette province avait suscité une persécution contre les chrétiens du pays. Ce gouverneur, malgré le crédit du père Pereyra, qui l’avait supplié par écrit de relâcher plusieurs chrétiens qu’il tenait en prison, et de ne les pas traiter comme des sectateurs d’une fausse loi, puisque l’empereur avait déclaré par une ordonnance publique qu’on ne devait pas donner ce nom à la loi chrétienne, avait fait donner vingt coups de fouet au messager qui avait apporté sa lettre, et autant à celui qui l’avait introduit ; ensuite il avait fait reprendre et mettre en prison quelques fidèles qui avaient été relâchés pour de l’argent : il avait fait citer à son tribunal le père Valet, jésuite, pour le punir d’avoir prêché le christianisme dans l’étendue de sa juridiction ; on ajoutait que dans ses emportemens il avait protesté qu’il était résolu de pousser ce missionnaire à bout, dût-il perdre son mandarinat.

» Nous communiquâmes aussitôt cette fâcheuse nouvelle à Tchao-lao-yé, qui se chargea d’en avertir l’empereur, et de lui représenter que, s’il n’avait la bonté de nous accorder sa protection, et de faire quelque chose en faveur de notre religion, les missionnaires et les chrétiens seraient d’autant plus exposés à ces insultes, que, malgré la bienveillance dont sa majesté nous honorait, la défense d’embrasser le christianisme subsistait encore à la Chine.

Le 7, l’empereur nous reçut à sa maison de plaisance avec les témoignages ordinaires de sa bonté. Tchao-lao-yé l’instruisit de l’outrage qu’on avait fait aux chrétiens de Chan-tong ; il ajouta que les missionnaires des provinces se ressentaient tous les jours de la violence de nos persécuteurs, et que, n’étant venus à la Chine que pour y prêcher la religion du vrai Dieu, nous étions plus sensibles à ce qui la touchait qu’à tous les intérêts du monde. L’empereur, après avoir lu les lettres qu’on avait écrites à ce sujet, nous fit dire qu’il ne fallait pas faire éclater nos plaintes, et qu’elle en arrêterait la cause.

» Le 12, avant que nous eussions paru devant lui, il avait demandé à Tchao-lao-yé si nous n’avions reçu aucune nouvelle de l’affaire de Chan-tong ; et ce grand mandarin lui avait répondu qu’il n’en avait rien appris. Peu de jours après, nous fûmes informés que le vice-roi de la province avait fait relâcher tous les prisonniers chrétiens, et qu’on n’avait pas fait fouetter, comme on l’avait mandé, celui qui avait porté la lettre du père Pereyra, mais qu’on l’avait seulement retenu en prison l’espace de quinze jours, sous prétexte de s’informer si la lettre qu’il apportait n’était pas une lettre supposée.

» Le 22, un domestique du vice-roi de la province de Chan-tong, vint trouver le père Pereyra de la part de son maître, pour lui demander comment il désirait que cette affaire fût terminée. Le lendemain, étant retournés à Tchang-Tchun-Yen, l’empereur, sous prétexte de nous faire examiner un calcul, inséra dans son papier le mémoire secret que le vice-roi de Chan-tong avait envoyé sur l’affaire des chrétiens ; il avait joint la sentence qui portait que l’accusateur serait puni à titre de calomniateur ou de délateur malintentionné. Comme on ne parlait pas de punir le mandarin, nous témoignâmes librement que c’était un faible remède pour la grandeur du mal. Ensuite l’empereur nous ayant fait demander si nous étions contens, apparemment parce que nous n’avions pas eu d’empressement à le remercier de cette faveur, nous répondîmes sans contrainte que nous n’étions pas trop satisfaits, et que, si sa majesté, qui n’ignorait pas que l’établissement de notre religion était le seul motif qui nous amenât dans son empire, et qui nous retînt à sa cour, voulait nous accorder quelque chose de plus, nous nous croirions infiniment plus obligés à sa bonté que toutes les caresses dont elle ne cessait pas de nous combler.

» Cette réponse ne lui fut pas agréable ; il nous fit dire qu’il croyait en avoir assez fait pour notre honneur, auquel il ne voulait pas qu’on donnât la moindre atteinte ; que s’il favorisait nos compagnons dans les provinces, c’était pour l’amour de nous et par reconnaissance pour nos services ; mais qu’il ne prétendait pas soutenir et défendre les chrétiens chinois qui se prévalaient de notre crédit, et qui se croyaient en droit de ne garder aucun ménagement. »

On voit par ce récit jusqu’où l’empereur portait la circonspection et les mesures pour ne pas choquer les tribunaux de justice, et jusqu’où ces missionnaires portaient leurs prétentions.

Vers le même temps, on apprit la nouvelle d’une victoire remportée par le frère de l’empereur sur les Tartares Éleuthes. On avait perdu dans le combat un des oncles maternels de Khang-hi, nommé Kiou-kiou. Les missionnaires nous donnent la description de ses funérailles.

« On nous apprit que le convoi des cendres de Kiou-kiou, qui avait été tué dans la dernière bataille, n’était pas éloigné de la ville, et que sa majesté envoyait au-devant deux grands de l’empire, et quelques-uns de ses kyas, pour faire honneur à la mémoire du mort. Le père Pereyra et moi, qui avions des obligations particulières à ce seigneur, nous partîmes dans le même dessein, et nous rencontrâmes le convoi à sept lieues de Pékin.

» Les cendres de Kiou-kiou étaient renfermées dans un petit coffre du plus beau brocart d’or qui se fasse à la Chine ; ce coffre était placé dans une chaise fermée et revêtue de satin noir, qui était portée par huit hommes. Elle était précédée de huit cavaliers, portant chacun leur lance ornée de houppes rouges et d’une banderole de satin jaune, avec une bordure rouge sur laquelle étaient peints les dragons de l’empire. C’était la marque du chef d’un des huit étendards de l’empire. Ensuite venaient huit chevaux de main, deux à deux, et proprement équipés ; ils étaient suivis d’un autre cheval seul, avec une selle, dont il n’y a que l’empereur qui puisse se servir, et ceux qu’il honore de ce présent, faveur qu’il n’accorde guère qu’à ses enfans. Je n’ai vu qu’un seul seigneur, des plus grands et des plus favorisés, qui eût obtenu cette marque de distinction. Les enfans et les neveux du mort environnaient la chaise où étaient portées les cendres ; ils étaient à cheval et vêtus de deuil : huit domestiques, accompagnaient la chaise à pied. À quelques pas suivaient les plus proches parens et les deux grands que l’empereur avait envoyés.

» En arrivant près de la chaise, nous mîmes pied à terre, et nous rendîmes les devoirs établis par l’usage, qui consistent à se prosterner quatre fois jusqu’à terre. Les enfans et les neveux du mort descendirent aussi de leurs chevaux, et nous allâmes leur donner la main, ce qui est la manière ordinaire de se saluer : ensuite, étant remontés tous à cheval, nous nous rejoignîmes au convoi.

» À trois quarts de lieue de l’endroit où l’on devait camper, nous vîmes paraître une grosse troupe de parens du mort, tous en habit de deuil. Les enfans et les neveux mirent pied à terre, et commencèrent à pleurer autour de la chaise qui contenait les cendres ; ils marchèrent ensuite à pied, toujours en pleurant, l’espace d’un demi-quart de lieue ; après quoi les deux envoyés de l’empereur les firent remonter à cheval. On continua la marche, pendant laquelle plusieurs personnes de qualité, parens ou amis du mort, vinrent lui rendre leurs devoirs.

» Nous n’étions pas à plus d’un quart de lieue du camp lorsque le fils aîné de l’empereur, et le quatrième fils de sa majesté, envoyés tous deux pour faire honneur au mort, parurent avec une nombreuse suite de personnes de la première distinction : tout le monde mit pied à terre. Aussitôt que les princes furent descendus de leurs chevaux, on fit doubler le pas aux porteurs de la chaise pour arriver plus tôt devant eux. La chaise fut posée à terre. Les princes et toute leur suite pleurèrent quelque temps avec de grandes marques de tristesse. Ensuite remontant à cheval, et s’éloignant un peu du grand chemin, ils suivirent le convoi jusqu’au camp. On rangea devant la tente du mort les lances et les chevaux de main. Le coffre où reposaient les cendres fut tiré de la chaise, et placé sur une estrade au milieu de la tente, avec une petite table par-devant. Les deux princes arrivèrent aussitôt ; et l’aîné, se mettant à genoux devant le coffre, éleva, trois fois une petite tasse de vin au-dessus de sa tête, et versa ensuite le vin dans une grande tasse d’argent qui était sur la table, se prosternant chaque fois jusqu’à terre.

« Après cette cérémonie, les princes sortirent de la tente, et reçurent les remercîmens des enfans et des neveux du mort ; ils remontèrent ensuite à cheval pour retourner à Pékin, tandis que nous nous retirâmes dans une cabane voisine où nous passâmes la nuit.

» Le 9 septembre, on partit dès la pointe du jour. Comme le convoi devait entrer le même jour dans la ville, une troupe de domestiques accompagna les cendres, pleurant et se relevant tour à tour. Tous les officiers de l’étendard du mort, et quantité de seigneurs les plus qualifiés de la cour, vinrent rendre leurs devoirs à la mémoire d’un homme qui avait été généralement estimé. À mesure qu’on approchait de Pékin, le convoi grossissait par la multitude de personnes distinguées qui arrivaient successivement. En entrant dans la ville, un des domestiques du mort lui offrit trois fois une tasse de vin, la répandit à terre, et se prosterna autant de fois. Les rues où le convoi devait passer étaient nettoyées et bordées de soldats à pied, comme dans les marches de l’empereur, du prince héritier et des princesses. Avant qu’on fût arrivé à la maison du mort, deux grosses troupes de domestiques, qui étaient les siens et ceux de son frère, tous en habit de deuil, vinrent se joindre au convoi. D’aussi loin qu’ils le découvrirent, ils se mirent à pleurer et à jeter de grands cris, auxquels ceux qui accompagnaient les cendres répondirent par des pleurs et des cris redoublés. Le convoi était attendu à l’hôtel du mort par un grand nombre de personnes de qualité.

» L’unique superstition que je remarquai dans cette pompe funèbre, fut de brûler du papier à chaque porte par où passaient les cendres : on l’allumait lorsqu’elles approchaient de chaque cour de la maison. De grands pavillons de nattes formaient comme autant de grandes salles ; il y avait dans ces pavillons quantité de lanternes et de tables sur lesquelles on avait posé des fruits et des odeurs. On plaça le coffre qui renfermait les cendres sous un dais de satin noir, enrichi de crépines et de passemens d’or, et fermé par deux rideaux. Le fils aîné de l’empereur et l’un de ses petits-fils, que l’empereur avait institué fils adoptif de l’impératrice défunte, nièce de Kiou-kiou, parce que cette princesse n’avait pas laissé d’enfant mâle, se trouvèrent encore dans la maison du mort, et firent les mêmes cérémonies que nous leur avions vu faire dans la tente ; ils furent remerciés à genoux par les enfans et les neveux, qui se prosternèrent après avoir ôté leurs bonnets.

Quelques officiers, qui s’étaient mal conduits dans la campagne, furent condamnés, les uns à la perte de leurs emplois, les autres à recevoir cent coups de fouet. Le plus considérable de ces malheureux officiers avait été long-temps un des principaux gentilshommes de la chambre de l’empereur ; il était alors gouverneur de quelques-uns de ses enfans ; après avoir subi le châtiment qui lui était imposé, il ne laissa pas de reprendre son poste auprès des enfans de sa majesté. On doit observer que parmi les Tartares, qui sont tous esclaves de leur empereur, ces punitions n’entraînent aucun déshonneur. Il arrive quelquefois aux premiers mandarins de recevoir des soufflets et des coups de pied ou de fouet, aux yeux même de l’empereur, sans être dépouillés de leurs emplois. Les Tartares ne se reprochent point entre eux ces humiliantes disgrâces, et les oublient bientôt, pourvu qu’ils conservent leurs dignités et leurs charges.

» Le 28 février de l’année suivante, premier jour de la seconde lune chinoise, il y eut une éclipse de soleil de plus de quatre doigts. Étant au palais, je ne pus l’observer exactement ; je préparai les instrumens nécessaires pour donner à l’empereur la satisfaction de la voir lui-même. Il fit cette expérience avec les grands de sa cour, auxquels il prit plaisir à donner des preuves du fruit qu’il avait tiré de ses études.

» Le tribunal des mathématiques, après avoir observé cette éclipse, consulta le livre qui se nomme Chen-chou, où est marqué ce qu’il faut faire, ce qui doit arriver, et ce qui est à craindre à l’occasion des éclipses, des comètes et des autres phénomènes célestes. Il trouva dans ce livre que les circonstances présentes faisaient connaître que le trône était occupé par un méchant homme, et qu’il fallait l’en faire descendre pour y substituer un meilleur prince.

» Le président tartare du tribunal ne voulut pas que cette remarque fut insérée dans le mémorial qui devait être présenté à l’empereur. Son lieutenant eut une longue dispute avec lui, et prétendait au contraire qu’on y devait insérer ce qui se trouvait dans le Chen-chou, parce que c’était l’ordre du tribunal, et qu’en le suivant ils ne devaient pas craindre que leur conduite fut désapprouvée. »

Les missionnaires ne nous apprennent pas comment ce différent fut terminé. Il paraît que le tribunal des mathématiques de Pékin était moins habile que le collége des augures romains, qui ne trouvaient jamais dans les livres des sibylles que ce qu’il fallait y trouver suivant le temps et les circonstances. L’oracle de Chen-chou était bien mal placé sous un prince aussi respecté que Khang-hi.

Gerbillon, parti une troisième fois pour la Tartarie, à la suite de l’empereur, décrit une chasse au chevreuil.

« Ce prince monta au sommet d’une montagne, sur le penchant de laquelle le chevreuil était couché. Il fit mettre pied à terre aux chasseurs qui étaient tous de ces Mantchous qu’on appelle Nouveaux, parce qu’ils sont nés dans le vrai pays des Mantchous. L’empereur se sert d’eux pour ses gardes et ses chasseurs. Il les envoya, les uns à droite, les autres à gauche, un à un, avec ordre au premier de chaque côté de marcher sur la ligne qu’il leur marqua, jusqu’à ce qu’ils fussent réunis dans l’endroit qu’il leur avait assigné. Ils exécutèrent ponctuellement cet ordre, sans que la difficulté du chemin leur fit perdre leurs rangs.

» Aussitôt que l’enceinte fut formée, avec une promptitude qui me surprit, l’empereur fit signe de commencer les cris ; alors les chasseurs, se mirent à crier ensemble, mais à peu près du même ton et d’une voix médiocre, qui ressemblait assez à une espèce de bourdonnement. On me dit que ces cris se faisaient pour étourdir le chevreuil, afin qu’étant frappé de tous côtés par un bruit égal, et ne sachant par où prendre la fuite, on pût le tirer plus facilement. L’empereur entra dans cette enceinte, suivi seulement de deux ou trois personnes, et s’étant fait montrer le lieu où était le chevreuil, il le tua du second coup de fusil.

» Après cette première enceinte, on en fit une seconde sur des penchans de montagnes. Comme ils n’étaient pas si rudes que les premiers, les chasseurs demeurèrent à cheval, et deux chevreuils qui s’y trouvèrent enfermés furent tués tous deux de la main de l’empereur. Sa majesté tira trois coups en courant au galop : je vis ce prince aller à bride abattue, soit en montant ou en descendant par des pentes fort raides, et tirer de l’arc avec une adresse extraordinaire ; ensuite il fit étendre les chasseurs et tous les gens de sa suite sur deux ailes, et nous marchâmes dans cet ordre jusqu’au camp, en faisant encore une espèce d’enceinte mobile qui battait la campagne : c’était pour la chasse du lièvre. Sa majesté en tua plusieurs. Tout le monde avait soin de les détourner vers lui, et le droit de tirer dans l’enceinte n’était accordé qu’à ses deux fils : les autres chasseurs n’avaient la liberté de tirer que sur le gibier qui s’écartait du centre ; et chacun s’efforçait de l’en empêcher, parce que ceux qui laissaient sortir un lièvre par négligence étaient rigoureusement punis.

» Le même soir, après un grand vent de sud qui avait élevé beaucoup de poussière, le temps se couvrit. L’empereur, que la seule espérance de la pluie avait rendu fort gai, sortit de sa tente ; et prenant lui-même une grande perche, il se fit un amusement de secouer la poussière attachée à la toile qui couvrait les tentes. Tous ses gens, prirent des perches à son exemple, et donnèrent sur les toiles. Comme j’étais présent, je m’occupai du même exercice, pour ne pas demeurer seul oisif. L’empereur, qui le remarqua, dit le soir à ses gens que les Européens n’étaient pas glorieux. » Il semble pourtant qu’un jésuite pouvait faire, sans trop s’humilier, ce que faisait l’empereur de la Chine ; mais cette parole du prince, si elle est vraie, fait voir quels égards il croyait devoir à des étrangers.

» Il se trouve près du lieu où nous campâmes des eaux chaudes et médicinales que l’empereur eut la curiosité de visiter, et où il s’arrêta jusqu’au soir. Il m’y fit appeler ; et m’ayant montré la source, il me demanda la raison physique de cette chaleur, si nous avions en Europe des eaux de cette nature, si nous en usions, et pour quelle sorte de maladies.

» Ces eaux sont claires dans leur source ; mais elles ne me parurent point si chaudes que celles qui sont au pied du mont Pé-tcha, un peu au nord-est de celles-ci. Dans les premières, à peine pourrait-on mettre la main entière sans la brûler ; au lieu que dans celles-ci on peut la tenir quelques momens sans être incommodé de la chaleur. Mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que dans le voisinage on trouve une source d’eau fraîche. On a tellement dirigé l’eau de ces deux sources, qu’elles se joignent d’un côté, et que de l’autre il reste un filet d’eau chaude toute pure. L’empereur a fait construire dans le même lieu trois petites maisons de bois, avec un bassin de bois dans chacune, où l’on peut se baigner commodément. Sa majesté, s’y baigna, et nous ne revînmes au camp que vers la fin du jour.

» Le lendemain nous partîmes sur les sept heures du matin. L’empereur me demanda si j’étais fatigué du voyage. Pendant toute la marche on ne cessa point de chasser aux lièvres et aux chevreuils.

» Le 22, nous séjournâmes. La chasse fut ce jour-là beaucoup plus grande que les jours précédens. Sa majesté avait fait venir des lieux voisins un grand nombre de Mogols, qui, étant accoutumés à cet exercice, entendent parfaitement la manière d’enfermer le gibier. On rassembla plus de deux mille chasseurs, sans compter la suite de l’empereur. Ils étaient rangés sous divers étendards, deux bleus, un blanc, un rouge et un jaune. Les deux bleus marchaient à la tête, l’un à droite, l’autre à gauche, et servaient à diriger l’enceinte ; le rouge et le blanc marchaient sur les deux ailes. Le jaune était au centre.

» Cette enceinte comprenait des montagnes et des vallées couvertes de grands bois, qu’on traversait en les battant avec tant de soin, que rien ne pouvait s’échapper sans être vu et poursuivi. Lorsque les deux étendards qui marchent à la tête, en s’éloignant toujours l’un de l’autre, sont arrivés au lieu qui leur est marqué, ils commencent à se rapprocher, et ne finissent leur marche qu’au moment où ils se rencontrent. Alors l’enceinte étant fermée de toutes parts, ceux qui ont marché devant s’arrêtent et tournent le visage à ceux de derrière, qui continuent de s’avancer peu à peu, jusqu’à ce que tous les chasseurs se trouvent à la vue les uns des autres, et serrés de si près, que rien ne puisse sortir de l’enceinte.

» L’empereur se tint d’abord vers le milieu de l’enceinte avec quelques-uns de ses principaux officiers, dont les uns ne faisaient que détourner le gibier pour le faire passer devant lui. Les autres lui fournissaient des flèches pour tirer, et d’autres les ramassaient. Sur les deux ailes, au-dedans de l’enceinte, étaient les deux fils de l’empereur, assistés chacun de trois ou quatre de leurs officiers. Il n’était permis à nul autre de pénétrer dans l’enceinte, s’il n’était appelé par l’ordre exprès de l’empereur. Personne aussi n’osait tirer sur les bêtes, à moins que sa majesté ne l’ordonnât ; ce qu’elle faisait ordinairement après avoir blessé la bête. Mais si quelque animal s’échappait, les grands et les autres officiers de la cour, qui marchaient immédiatement après ceux qui formaient l’enceinte, avaient la liberté de le poursuivre et de tirer.

» Sa majesté tira un très-grand nombre de chevreuils et de cerfs qui marchaient en troupes dans les montagnes. On n’avait fait néanmoins que deux enceintes, qui durèrent cinq ou six heures. Dans la première on enferma un tigre, sur lequel l’empereur tira deux coups d’une grande arquebuse et un coup de fusil ; mais, comme il tira de fort loin, et que le tigre était dans un fort de broussailles, il ne le blessa point assez pour l’arrêter. Au troisième coup le tigre prit la fuite vers le haut de la montagne, où le bois était le plus épais. Cet animal était d’une grandeur monstrueuse. Je le vis plusieurs fois, parce que j’étais fort près de l’empereur, à qui je présentai même la mèche allumée pour mettre le feu à son arquebuse. Il ne voulut pas qu’on s’approchât trop du monstre, dans la crainte que quelqu’un de ses gens ne fût blessé. Le danger n’est jamais grand pour sa personne. Il était alors environné d’une cinquantaine de chasseurs à pied, tous armés de demi-piques qu’ils savent manier avec adresse, et dont ils ne manqueraient pas de percer le tigre, s’il s’avançait du côté de leur maître.

» Je remarquai dans cette occasion la bonté du caractère de l’empereur. Aussitôt qu’il vit fuir le tigre du côté opposé au sien, il cria qu’on lui ouvrît le passage, et que chacun se détournât pour éviter d’être blessé. Ensuite il dépêcha un de ses gens pour s’informer s’il n’était rien arrivé de fâcheux. On lui rapporta qu’un des chasseurs mogols avait été renversé, lui et son cheval, d’un coup de pâte que le tigre lui avait donné en fuyant ; mais qu’il n’avait point été blessé, parce que l’animal, étourdi par les cris des autres chasseurs, avait continué de fuir.

» Dans la chasse du même jour, outre des faisans, des perdrix et des cailles, on prit un oiseau d’une espèce particulière, et que je n’ai vu nulle part ailleurs. Les Chinois lui donnent le nom de koki, qui signifie poule de feu, apparemment parce qu’autour des yeux il a un ovale de petites plumes couleur de feu très-vif. Tout le reste du corps est de couleur de cendre. Il est un peu plus gros qu’un faisan. Par le corps et la tête il ressemble assez aux poules d’Inde. Comme il ne peut voler ni haut, ni loin, un cavalier le prend facilement à la course.

» Quelques jours après, toutes ces troupes ayant été commandées pour faire une enceinte sur des collines qui étaient remplies de chèvres jaunes, l’empereur partit pour cette chasse dès sept heures du matin. On fit un grand tour, tandis que les bagages suivirent le droit chemin, qui était plus court de vingt ou trente lis. Les chèvres jaunes sont si sauvages, qu’il faut les environner de fort loin. Pour commencer l’enceinte, les chasseurs s’éloignent les uns des autres de vingt ou trente pas, et s’avançant avec lenteur, ils s’approchent insensiblement et chassent les chèvres à grands cris. L’enceinte de ce jour-là n’avait pas moins de cinq à six lieues de tour. Elle embrassait quantité de collines, toutes remplies de chèvres, et se terminait à une grande plaine où l’on devait courir le gibier qui se trouvait enfermé. On vit des troupeaux de quatre et de cinq cents chèvres.

» Aussitôt que l’empereur fut arrivé proche de l’enceinte, on se mit à marcher fort doucement. Sa majesté envoya ses deux fils sur les ailes, et marcha au centre de l’enceinte. Après avoir passé quelques-unes des hauteurs, on commença bientôt à découvrir plusieurs bandes de chèvres.

» Pendant que l’enceinte se resserrait, le ciel se couvrit. Il s’éleva un grand orage avec de la grêle, du tonnerre et de la pluie. Les chasseurs furent obligés de s’arrêter, et les chèvres, courant de toutes leurs forces, cherchaient à s’échapper par quelque ouverture. Elles prenaient toujours du côté où elles n’apercevaient personne ; mais venant à découvrir les chasseurs qui fermaient l’enceinte, elles retournaient sur leurs pas vers l’autre bout, d’où elles revenaient ensuite, et se lassaient inutilement à courir. La pluie cessa, et l’on continua de marcher jusqu’à la plaine. L’empereur, et ses deux fils, qui étaient dans l’enceinte avec quelques-uns de leurs gens qui détournaient les chèvres de leur côté, en tuaient quelques-unes à mesure qu’ils avançaient. Il s’en sauva plusieurs ; car, lorsqu’elles sont effrayées, elles passent à travers les jambes des chevaux ; et s’il en sort une de l’enceinte, toutes les autres de la même bande ne manquent pas de la suivre par le même endroit. Alors les chasseurs qui n’étaient pas de l’enceinte les poursuivaient à la course, et les tiraient à coups de flèches. On lâcha les lévriers de l’empereur, qui en tuèrent un grand nombre. Cependant sa majesté, en ayant vu sortir plusieurs par la négligence de quelques-uns de ses kyas, se mit en colère, et donna ordre qu’on saisit les coupables.

» En arrivant dans la plaine où l’enceinte finissait, les chasseurs se serrèrent insensiblement jusqu’à se toucher l’un l’autre. Alors sa majesté fit mettre pied à terre à tout le monde, et, demeurant avec ses fils au milieu de l’enceinte, qui n’avait plus que trois ou quatre cents pieds de diamètre, il acheva de tirer cinquante ou soixante chèvres qui restaient. Il serait difficile de représenter la vitesse avec laquelle ces pauvres bêtes couraient malgré leurs blessures, les unes avec une jambe cassée, qu’elles portaient pendante, les autres traînant leurs entrailles à terre, d’autres portant deux ou trois flèches dont elles avaient été frappées, jusqu’à ce qu’elles tombassent épuisées de forces. J’observai que les coups de flèches ne leur faisaient pas pousser le moindre cri, mais que, lorsqu’elles étaient prises par les chiens, qui ne cessaient de les mordre qu’après les avoir étranglées, elles jetaient un cri assez semblable à celui d’une brebis qu’on est près d’égorger.

» Cette chasse ne nous empêcha pas de faire encore plus de vingt lis de chemin dans une grande plaine avant d’arriver au camp. Il fut assis à l’entrée du détroit des montagnes, dans un lieu qui se nomme en langue mogole source des eaux. On n’avait pas fait moins de onze ou douze lieues ce jour-là. L’empereur fit punir deux des kyas qui avaient été saisis par son ordre, pour avoir laissé sortir quelques chèvres de l’enceinte. Ils reçurent chacun cent coups de fouet ; punition ordinaire chez les Tartares, mais à laquelle ils n’attachent aucune infamie. L’empereur leur laissa leurs charges, en les exhortant à réparer leurs fautes par un redoublement de zèle et de fidélité. Un troisième, qui était plus coupable, parce qu’il avait quitté son poste pour courir après une chèvre, et qu’il l’avait tirée dans l’enceinte même, à la vue de l’empereur, fut destitué de son emploi. D’autres avaient tiré aussi dans l’enceinte, mais sans quitter leur poste : on avait ramassé leurs flèches sur lesquelles étaient leurs noms. Toutes ces flèches furent apportées à l’empereur, qui leur accorda le pardon de leur faute.

» Le jour suivant, on rentra dans les montagnes, où, chemin faisant, on chassa dans diverses enceintes : on tua plusieurs chevreuils et quelques cerfs. Cette chasse aurait été plus abondante, si l’on n’eût découvert un tigre qui était couché sur le penchant d’une montagne fort escarpée, dans un fort de broussailles. Lorsqu’il entendit le bruit des chasseurs qui passèrent assez près de lui, il jeta des cris qui le firent connaître ; on se hâta d’en avertir l’empereur. C’était un ordre général que, lorsqu’on avait découvert un de ces animaux, on postât des gens pour l’observer, tandis que d’autres en allaient donner avis à l’empereur, qui abandonnait ordinairement toute autre chasse pour celle du tigre. Sa majesté parut aussitôt. On chercha un poste commode, d’où elle pût tirer sans danger ; car cette chasse est périlleuse, et les chasseurs ont besoin d’y apporter beaucoup de précaution.

» Quand on est sûr du gîte, on commence par examiner quelle route l’animal pourra prendre pour se retirer ; il ne descend presque jamais dans la vallée ; il marche le long du penchant des montagnes : s’il se trouve un bois voisin, il s’y retire ; mais il ne va jamais bien loin, et sa fuite est ordinairement du revers d’une montagne à l’autre. On poste des chasseurs, avec des demi-piques armées d’un fer très-large, dans les endroits par où l’on juge qu’il prendra son chemin : on les place ordinairement par pelotons sur le sommet des montagnes. Des gardes à cheval observent la remise : tous ont ordre de pousser de grands cris lorsque le tigre s’avance de leur côté, dans la vue de le faire retourner sur ses pas, et de l’obliger à fuir vers le lieu où l’empereur s’est placé.

» Ce prince se tenait ordinairement sur le revers opposé à celui qu’occupait le tigre, avec la vallée entre deux, du moins lorsque la distance n’excédait pas la portée d’un bon mousquet. Il était environné de trente ou quarante piqueurs armés de hallebardes ou de demi-piques, dont ils font une espèce de haie ; ils ont un genou à terre, et présentent le bout de leur demi-pique du côté par où le tigre peut venir ; ils la tiennent des deux mains, l’une vers le milieu, et l’autre assez proche du fer. Dans cet état, ils sont toujours prêts à recevoir le tigre, qui prend quelquefois sa course avec tant de rapidité, qu’on n’aurait pas le temps de s’opposer à ses efforts, si l’on n’était constamment sur ses gardes. L’empereur est derrière les piqueurs, accompagné de quelques-uns de ses gardes et de ses domestiques : on lui tient des fusils et des arquebuses. Lorsque le tigre n’abandonne pas son fort, on tire des flèches au hasard, et souvent on lâche des chiens pour le faire déloger. Je reviens à la chasse dont je fus témoin.

» On fit bientôt lever le tigre du lieu où il était couché ; il grimpa la montagne, et s’alla placer de l’autre côté dans un petit bois, presqu’à l’extrémité de la montagne voisine. Comme il avait été bien observé, il fut aussitôt suivi, et l’empereur s’en étant approché à la portée du mousquet, toujours environné de ses piqueurs, on tira quantité de flèches vers le lieu où il s’était retiré ; on lâcha aussi plusieurs chiens qui le firent relever une seconde fois ; il ne fit que passer sur la montagne opposée, où il se coucha encore dans des broussailles, d’où l’on eut assez de peine à le faire sortir : il fallut faire avancer quelques cavaliers qui tirèrent des flèches au hasard, tandis que les piqueurs faisaient rouler des pierres vers le même endroit. Quelques-uns des cavaliers faillirent y perdre la vie : le tigre, s’étant levé tout d’un coup, jeta un grand cri, et prit sa course vers eux : ils n’eurent pas d’autre ressource que de se sauver à toute bride vers le sommet de la montagne ; et déjà l’un d’entre eux, qui s’était écarté en fuyant, paraissait menacé de sa perte, lorsque les chiens qu’on avait lâchés en grand nombre, et qui suivaient le tigre de près, l’obligèrent de leur faire face. Ce mouvement donna le loisir au cavalier de gagner le sommet de la montagne et de mettre sa vie en sûreté.

» Cependant le tigre retourna au petit pas vers le lieu d’où il était sorti ; et les chiens aboyant autour de lui, l’empereur eut le temps de lui tirer trois ou quatre coups qui le blessèrent légèrement ; il n’en marcha que plus vite. Lorsqu’il fut arrivé aux broussailles, il s’y coucha comme auparavant, c’est-à-dire sans qu’on pût l’apercevoir. On recommença aussitôt à faire rouler des pierres et à tirer au hasard. Enfin le tigre se leva brusquement et prit sa course vers le lieu où l’empereur était placé. Sa majesté se disposait à le tirer ; mais lorsqu’il fut au bas de la montagne, il tourna d’un autre côté, et s’alla cacher dans le même bosquet où il s’était déjà retiré. L’empereur traversa promptement la vallée, et le suivit de si près, que, le voyant à découvert, il lui tira deux coups de fusil qui achevèrent de le tuer.

» Le lendemain nous fîmes soixante lis sans quitter une vallée étroite, et bordée des deux côtés par des montagnes fort escarpées. Un peu au-dessus du lieu où l’on devait camper, l’empereur s’arrêta près d’un rocher escarpé de toutes parts, et fait en forme de tour. Tous les grands et les meilleurs archers ayant reçu ordre de se rendre autour de lui, il fit tirer à chacun sa flèche vers la cime du rocher, pour essayer si quelqu’un aurait l’adresse et la force d’y atteindre. Il n’y eut que deux flèches qui demeurèrent sur le rocher, et qui tombèrent de l’autre côté. L’empereur tira aussi cinq ou six fois, jusqu’à ce qu’une de ses flèches passât le rocher. Ensuite il m’ordonna d’en mesurer la hauteur avec les instrumens qu’il avait apportés ; il prit un demi-cercle d’un demi-pied de rayon, qui n’était qu’à pinnules. Après avoir fait l’observation, il voulut que nous fissions à part le calcul de la hauteur ; nous la trouvâmes de quatre cent trente ché ou pieds chinois. L’opération fut recommencée, en faisant les stations dans un endroit plus éloigné. Nos calculs furent faits en particulier à la vue de tous les grands, qui ne se lassèrent point d’en admirer la conformité ; il n’y eut pas un chiffre de différence. Sa majesté, pour en convaincre tous les spectateurs, me fit lire mes deux calculs chiffre par chiffre, tandis qu’elle montrait les siens aux grands pour en faire connaître la justesse. Elle prit encore plaisir à mesurer géométriquement une distance. Ensuite, après l’avoir calculée, elle la fit mesurer par une mesure actuelle, qui se trouva justement conforme au calcul. Une flèche qu’elle fit peser dans une balance, après en avoir calculé le poids, ne fut pas moins conforme au calcul. Les seigneurs de la cour redoublèrent leurs applaudissemens, et me dirent mille choses flatteuses à l’avantage des sciences de l’Europe ; l’empereur en parla lui-même dans les termes les plus obligeans.

» La conversation étant tombée sur le tribunal des mathématiques, sa majesté nous marqua beaucoup de mépris pour ceux qui croyaient superstitieusement qu’il y a de bons et de mauvais jours, et des heures plus ou moins fortunées : elle était convaincue, nous dit-elle, non-seulement que ces superstitions étaient fausses et vaines, mais encore qu’elles étaient préjudiciables au bien de l’état, lorsque cette manie gagne jusqu’à ceux qui le gouvernent, puisqu’il en avait coûté la vie à plusieurs innocens, entre autres à quelques chrétiens du tribunal des mathématiques, auxquels on avait fait leur procès, comme au père Adam-Schaal, et qui avaient été condamnés à mort pour n’avoir pas choisi à propos l’heure d’un enterrement : « Que le peuple et les grands mêmes, continua l’empereur, ajoutent foi à ces superstitions, c’est une erreur qui n’a pas de suite ; mais que le souverain d’un empire s’y laisse tromper, c’est une source de maux terribles. Je suis si persuadé, ajouta t-il, de la fausseté de toutes ces imaginations, que je n’y ai pas le moindre égard. » Il plaisanta même sur l’opinion des Chinois qui font présider toutes les constellations à l’empire de la Chine, sans vouloir qu’elles se mêlent jamais des autres régions. « Souvent, nous dit-il, j’ai représenté à ceux qui m’entretenaient de ces chimères qu’il fallait du moins laisser quelques étoiles aux royaumes voisins pour avoir soin d’eux. »

Nous ne tirerons du quatrième voyage de Gerbillon que la chasse d’ours qui fut tué par l’empereur. « On se rendit dans un bosquet voisin du camp, où l’on apprit qu’un ours était entré. Les piqueurs, à force de crier, de battre les arbres et de faire claquer leurs fouets, firent déloger la bête, qui fit plusieurs tours dans le bois avant d’en sortir ; enfin, après avoir rugi long-temps, elle prit sa course sur la montagne, suivie par les chasseurs à cheval, qui, galopant de tous côtés à quinze ou vingt pas de distance, la poussèrent fort adroitement jusqu’à un passage étroit entre deux petites montagnes. Comme cet animal est pesant, et qu’il ne peut soutenir une longue course, il s’arrêta sur le revers d’une des deux montagnes ; l’empereur, qui se trouvait sur le revers de l’autre, lui décocha une flèche qui lui fit une blessure profonde au flanc : ce coup lui fit pousser d’affreux rugissemens ; il tourna furieusement la tête vers la flèche, qui était restée dans la plaie ; et l’ayant arrachée, il la brisa en plusieurs pièces ; ensuite, faisant quelques pas de plus, il s’arrêta court. Alors l’empereur descendit de son cheval, s’arma d’un epieu, et, s’étant approché avec quatre de ses plus hardis chasseurs, il tua cette furieuse bête d’un seul coup. Une si belle action fut célébrée aussitôt par des cris d’applaudissement. L’ours était d’une grosseur extraordinaire ; il avait six pieds depuis la tête jusqu’à la queue, l’épaisseur du corps était proportionnée ; son poil était long, noir et luisant comme le plumage d’un choucas ; il avait les oreilles et les yeux fort petits, et le cou de l’épaisseur du corps. Les ours ne sont pas si gros en France, et n’ont pas le poil si beau. »