Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVII/Troisième partie/Livre X/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Anciennes colonies anglaises, aujourd’hui États-Unis de l’Amérique septentrionale.

En avançant dans l’Amérique septentrionale, nous allons voir les Anglais y jeter les fondemens d’une puissance devenue la plus considérable du Nouveau-Monde, après celle des Espagnols, s’étendant du golfe du Mexique à la baie d’Hudson, et portée, pendant deux siècles, au plus haut point de splendeur ; mais une grande révolution, arrachant à la Grande-Bretagne la partie méridionale de ses possessions sur le continent américain, a créé dans le Nouveau-Monde une république qui, depuis le 4 juillet 1776, a pris son rang parmi les États indépendans. Ce serait sortir des bornes et du plan de cet Abrégé que de donner un extrait des voyageurs qui ont parcouru ce pays depuis son émancipation. Nous devons nous borner à rapporter l’histoire de la découverte de ces contrées. Le tableau de leur état actuel ne peut entrer que dans la continuation de l’Histoire des Voyages.

En suivant l’ordre des événémens, la Virginie et le Maryland se trouvent les premières contrées découvertes par les Anglais. C’est encore ce même Raleigh, qui les avait conduits inutilement en Guiane, auquel ils eurent l’obligation d’un établissement plus solide dans le nord de l’Amérique. C’est lui qui, d’après les courses lointaines faites par le grand navigateur Sébastien Cabot, encouragea ses compatriotes à chercher des terres dans le Nouveau-Monde. C’est par ses soins que se forma, en 1685, une compagnie qui arma deux vaisseaux pour cette expédition. Les capitaines Amydor et Barlow mouillèrent à la baie de Roénok, qui appartient aujourd’hui à la Caroline. Ils reconnurent le pays auquel la reine Élisabeth donna le nom de Virginie ; les uns disent en l’honneur du célibat qu’elle avait gardé ; les autres, pour exprimer le caractère des habitans et la nature du pays, qui n’avait pas encore été cultivé. L’année suivante, Richard Greenwill, associé de Raleigh, arriva sur cette côte avec des forces considérables, et la parcourut l’espace de cent milles. Enfin Raleigh y alla lui-même, et s’assura de la beauté et de la fertilité du terroir. Mais, distrait de ce soin par les affaires où il fut engagé à la cour d’Élisabeth, il perdit de vue sa colonie, qui ne se ranima que vers le commencement du siècle suivant, temps où la compagnie anglaise d’Amérique fonda James-Town, et établit des plantations régulières : bientôt après, on y bâtit le fort Henri, du nom du prince Henri de Galles. Charles 1er régla l’administration : les priviléges et la liberté attirèrent un grand nombre de colons, qui réparèrent les dommages que la colonie avait soufferts de la part des sauvages américains, toujours armés contre des hôtes qui s’annonçaient trop souvent en maîtres ou en tyrans. Le lord Baltimore découvrit le Maryland, ainsi nommé en l’honneur de la reine Marie, épouse de Charles 1er. Le Maryland fut cédé en propriété à celui qui l’avait découvert, et ses descendans en jouirent long-temps. Il fleurit, ainsi que la Virginie, principalement par la culture du tabac : voici la peinture que faisait de leur commerce un auteur anglais qui écrivait en 1723 :

« La Virginie et le Maryland n’ont pas d’autre objet que la culture de leur tabac. On en a porté la perfection si loin en Virginie, qu’il passe pour le meilleur de l’univers, surtout celui qui croît sur les bords de l’York-river. C’est presque le seul dont on fasse usage en Angleterre. Les autres, qu’on nomme oronoac, et celui de Maryland, sont plus chauds dans la bouche ; cependant ils se vendent aussi fort bien, parce qu’on les aime en Hollande, en Danemarck, en Suède et dans toute l’Allemagne. Il s’en apporte annuellement trente mille barriques, qui produisent à l’Angleterre cinq livres sterling par barrique, dans les échelles étrangères, et qui augmentent par conséquent le fonds général de la nation de cent cinquante mille livres sterling par an. Ce commerce est sans contredit un de nos principaux avantages. Tous les ans il emploie deux cents de nos vaisseaux, et fait entrer, année commune, entre trois ou quatre cent mille livres sterling dans les coffres du roi. Si ce calcul paraît excessif à ceux qui n’en connaissent point le secret, ou qui n’en ont point des idées justes, un peu d’explication le fera trouver modéré. Il est certain, par les registres publics, qu’on frète tous les ans deux cents vaisseaux de tabac dans toute la baie de Chesapeack, où je comprends le Maryland, et que, l’un portant l’autre, ils ne peuvent porter moins de sept cents barriques. C’est en tout soixante-dix-mille, dont je suppose que la moitié se vend et se consomme en Angleterre ; mais les droits, pour ces trente-cinq mille barriques, à ne supposer le poids de chacune que de quatre quintaux, donneront déjà huit livres sterling par barrique, et deux cent quatre-vingt mille pour le total. L’autre moitié, qui s’exporte, ne produira pas plus d’un cinquième de cette somme à l’échiquier, parce qu’elle est à couvert de toutes sortes d’impôts et d’une partie des subsides. Cependant, si l’on accordé seulement cinquante mille livres pour le droit de trente-cinq mille barriques d’exportation, il revient annuellement à la douane trois cent trente mille livres sterling pour les soixante-dix milles barriques. Il n’y aurait que les temps de guerre qui pussent me faire rabattre quelque chose de ce compte. Quelques négocians, qui se prétendent bien informés du commerce de la Virginie, assurent qu’on a quelquefois embarqué dans une seule année jusqu’à cent mille barriques pour la Virginie et le Maryland, et qu’il s’en est consommé quarante mille en Angleterre. Si leurs mémoires sont justes, mon calcul ne peut être accusé d’exagération ; mais je me suis attaché aux lumières les plus certaines ; et, pour n’en laisser aucun doute, il suffit de faire observer combien ce commerce s’est accru dans les autres parties d’Angleterre, comme dans le port de Londres. Depuis plusieurs années, la ville de Liverpool reçoit annuellement, où du moins année commune, cinquante vaisseaux de la baie de Chesapeak. La plupart de nos autres ports en emploient tous les ans huit ou dix à ce commerce, et l’on assure que la ville de Bristol paie annuellement 60,000 livres sterling de droits pour le tabac qu’elle consomme ; ce qui ne paraîtra point sans vraisemblance, s’il est vrai, comme on le dit dans cette ville même, qu’un seul de ses vaisseaux, nommé le Marchand de Bristol, a payé depuis vingt ans entre 8 et 10,000 livres annuelles à la douane, et que fort souvent il est entré tout à la fois dans la Saverne trente et quarante voiles de la Virginie, sans compter les aventuriers qui fraudent la douane. Si les ports extérieurs n’emploient pas moins de cent vaisseaux tous les ans, on conviendra sans peine que Londres peut employer les cent autres ; et tout ce que j’ai dit de la douane et des droits ne peut paraître incertain.

» Mais, outre l’extrême avantage qui nous revient de l’exportation du tabac dans toutes les autres parties de l’Europe, considérons de quelle utilité ce commerce est pour nous, par le prodigieux nombre de mains qu’il emploie, et de familles qu’il fait subsister en Angleterre et en Virginie. Il ne monte pas à moins de 70,000 Anglais en Virginie, ni certainement à moins en Angleterre. Combien n’envoyons-nous pas tous les jours de marchandises de nos manufactures aux Virginiens, qui sont obligés de tirer d’ici tout ce qui leur est nécessaire pour se vêtir, tous les instrumens de leur travail, et tout ce qui sert au luxe ! Ajoutons que les marchandises qu’on leur envoie sont celles qui viennent des métiers les plus utiles, qui occupent le plus grand nombre d’ouvriers, qui en nourrissent le plus, et par conséquent les plus avantageuses au bien public ; telles sont celles des tisserands, des cordonniers, des chapeliers, des serruriers, des tourneurs, des menuisiers, des tailleurs, des couteliers, des cordiers, des brasseurs, et je puis dire de tous les artisans d’Angleterre. »

L’embouchure de la baie de Chesapeak est située par les 37 degrés de latitude nord, entre le cap Henri au sud et le cap Charles au nord. Elle a dix-huit milles de large. La profondeur ordinaire du canal et de neuf brasses, qui diminuent en quelques endroits jusqu’à sept. Sa partie la plus sûre est la plus proche du cap Henri, exactement à 37 degrés ; de sorte qu’ayant pris cette latitude à midi, le jour qu’on s’attend d’arriver à l’entrée, on peut sans crainte avancer pendant la nuit, et suivre le rivage méridional jusqu’à deux lieues au delà du cap, ou l’on se trouve dans une excellente rade, nommée Lynn-Haven. De cette rade, la baie pénètre environ deux cents milles dans les terres. Sa largeur y est de dix à quinze milles, excepté vers le fond, où elle se rétrécit beaucoup. Elle contient plusieurs petites îles, dont quelques-unes sont couvertes de bois. Entre une infinité de fleuves qu’elle reçoit, surtout à l’ouest, on en distingue quatre par leur grandeur, qui sont le James, l’Yorck, le Rapahanok et le Potomak. Les embouchures des autres fleuves sont, pour la plupart, si commodes et si bien distribuées, que, de six en six milles, on trouve presque toujours une bonne rade. Ces fleuves se forment du concours d’une infinité de sources, d’où l’eau sort en si grande abondance qu’elle est douce jusqu’à soixante et cent milles au-dessous du flot des marées, et quelquefois à trente ou quarante milles de la baie même. Quelques-unes de ces sources forment tout d’un coup un si gros courant, qu’à cinq ou six cents pas de leur origine elles font tourner des moulins à blé. Le grand avantage de cette multitude de rivières est de donner à chaque habitation la commodité de recevoir les navires et les chaloupes à sa porte, d’où il est arrivé qu’on ne s’est guère embarrassé de former des villes dans la Virginie.

On ne fait qu’un reproche aux rivières du pays ; c’est que tous les ans, au mois de juin, il paraît sur l’eau salée des légions de vers qui percent les chaloupes, les canots et les vaisseaux même, partout où la poix, le goudron et la peinture laissent le bois découvert, et qui s’y forment des cellules assez semblables à celles des rayons de miel. Ils ne cessent point d’être nuisibles jusqu’au temps des grosses pluies, qui arrive vers la fin de juillet. Alors ils disparaissent jusqu’au retour de l’été, ou du moins ils ne causent aucun mal. On remarque qu’ils ne percent jamais que la seule planche à laquelle ils se sont attachés. On indique quatre moyens de s’en garantir, les seuls que l’expérience ait fait découvrir : 1o . d’espalmer si bien les bâtimens, qu’il n’y reste aucun vide ; 2o . si l’on arrive dans la saison des vers, de mouiller au fort de la marée, parce que le courant les entraîne, et de haler à terre les petites barques et les chaloupes ; 3o . de nettoyer le vaisseau, et surtout d’y passer le feu aussitôt que la saison des vers est finie, parce que, n’étant point encore enfoncés dans les planches, le moindre feu les tue ; 4o . de quitter l’eau salée pour aller mouiller dans l’eau douce, pendant les cinq ou six semaines que les vers se tiennent sur l’eau.

Les Anglais formèrent leur premier établissement dans un canton nommé Pouhatan par les Américains, qui est devenu le comté de Norfolk : c’est le plus méridional de la Virginie. Il est situé sur le James-river, qui n’a pas moins d’un mille de large, proche de la ville du même nom, et dont le cours est d’environ cent quarante milles depuis sa source jusqu’à son embouchure dans la baie, à l’ouest du cap Henri : il reçoit de grands vaisseaux l’espace de cent milles.

Le comté de James tenait le premier rang, parce qu’il contient James-Town , ou la ville de Jacques, située sur le bord septentrional de la rivière de même nom, à quarante milles de son embouchure. Une partie de cette ville ayant été consumée par le feu, les cours de justice furent transférées à Williamsbourg. On avait d’ailleurs remarqué depuis long-temps que les établissemens qui bordent les fleuves dans tout l’espace où l’eau en est saumâtre sont sujets à des fièvres lentes ; et cette seule raison aurait pu suffire pour faire transférer la capitale du pays à Williamsbourg, dont la situation est beaucoup plus saine. On voyait près de James-Town, Green-Spring, fort belle maison, bâtie par le chevalier Berkeley. Il s’y trouve une source d’eau si froide, que dans les chaleurs de l’été on n’en saurait boire sans danger.

C’est aussi dans le comté de James qu’est situé Williamsbourg. Le terrain que cette ville occupe, à sept milles de James-Town, dans les terres, se nommait auparavant middle plantation.

La fondation du collége de Williamsbourg est de l’année 1692, sous le règne du roi Guillaume. En 1705, le 29 octobre, l’édifice fut presque ruiné par le feu. On n’a rien négligé pour le réparer, mais il était peu fréquenté. Les tracasseries des gouverneurs forçaient les habitans à envoyer leurs enfans en Angleterre.

Les montagnes qui bornent la Virginie à l’ouest sont une partie de celles qu’on nomme Apalaches. Il est assez singulier que toutes les cataractes des rivières qui en sortent et qui arrosent la Virginie soient régulièrement à quinze ou vingt milles l’une de l’autre, et que les plus proches des montagnes en soient à soixante ou soixante-dix milles.

Les bords de la plupart des rivières de la Virginie sont sablonneux. On y trouve des pierres fort dures et transparentes, dont quelques-unes coupent le verre comme les diamans, et jettent le même éclat. Tous les lieux un peu élevés sont remplis de veines de fer ; mais, disent les historiens du temps, le travail des mines demande tant de frais, que personne n’ose l’entreprendre, ou plutôt les Virginiens sont si livrés à leurs plantations de tabac, qu’ils négligent tout autre avantage.

Le Maryland faisait autrefois partie de la Virginie, dont il n’est séparé que par le Potomak ; et souvent, dans le langage ordinaire, il était encore compris sous le même nom. Le Maryland est situé, comme la Virginie, sur la baie de Chesapeak, avec cette singularité pour l’une et pour l’autre, qu’on ne peut dire précisément de quel côté parce qu’elles y touchent diversement, et qu’elle coupe les deux gouvernemens par le centre. Les bornes du Maryland, commençant à la rivière de Potomak, s’étendent le long de la baie vers le nord, jusqu’à ce qu’elles coupent une autre ligne tirée à l’ouest de l’embouchure d’une autre baie, nommée Delaware, qui est située par les 40° de latitude nord : elle a de hautes montagnes vers l’ouest, et cette même baie à l’est. Sa partie orientale est bornée à l’ouest par la baie de Chesapeak, à l’est par l’Océan, au nord par la baie de Delaware, et au sud par le Pokamoki. La province n’a eu long-temps qu’une seule ville, nommée Sainte-Marie, située très-avantageusement entre le Patomak et le Potuxent. Annapolis et Wilhamstadt, qui sont deux ports où tout le commerce extérieur est réuni. Ses principaux fleuves sont le Potomak, le Patuxent, la Saverne, le Chiptonk, le Chester et le Sassafras.

Le principal bourg du comté d’Ann-Arundel est Annapolis, nommé Severn jusqu’en 1694, où, par un acte de l’assemblée générale, il prit le nom d’Annapolis, avec les titres et les priviléges de ville maritime ou de port. En même temps les cours de justice, l’assemblée générale, le conseil des orphelins et tout le gouvernement y furent transférés de Sainte-Marie. On y fit bâtir une église qui devint la principale paroisse de la province ; et dès l’an 1699 la ville avait une forme qui n’a fait que se perfectionner depuis par divers accroissemens. Un autre acte y fonda une école publique, sous le nom d’école du roi Guillaume, dont les archevêques de Cantorbéry furent nommés chanceliers perpétuels. Il s’est formé d’autres colléges à cet exemple, avec un conseil pour l’administration. Mais, quelque soin qu’on ait apporter à l’embellissement d’Annapolis, il paraît que le goût des Marylandais pour leurs plantations, où ils vivent séparément comme les Virginiens, empêchera toujours qu’elle ne soit assez peuplée pour devenir une ville florissante.

Le comté de Baltimore a son bourg de même nom, où les maisons sont si dispersées, qu’il mérite à peine la qualité de village. On observe que la grande rivière de Sasquehanagh vient se jeter dans la baie de Chesapeak, un peu au-dessus du bourg de Baltimore.

Le caractère, les mœurs et les usages des peuples dans la Virginie et le Maryland, étant à peu près les mêmes que dans tout le reste de l’Amérique septentrionale, on en remet la peinture après la description des autres colonies ; mais on ne saurait passer de même sur le gouvernement particulier des Anglais Virginiens, sur leurs usages, sur leur commerce et sur les propriétés particulières du pays. Observons que les colonies anglaises n’étant pas plus ouvertes aux étrangers que celles des Portugais et des Espagnols, ou n’attirant peut-être pas beaucoup leur curiosité, c’est d’après les Anglais mêmes que notre description sera tracée.

Le premier établissement des Anglais se fit sous la direction d’une compagnie de marchands. Ils mirent d’abord l’administration entre les mains d’un président choisi chaque année par la colonie, et d’un conseil dont ils nommaient eux-mêmes les membres. En 1610 ce régime fut changé, et la compagnie obtint un nouvel octroi de la couronne, qui lui donnait le droit de nommer un gouverneur ; la même année, on convoqua, pour la première fois une assemblée de tous les députés des plantations pour régler, avec le gouverneur et le conseil, tous les intérêts de la colonie : ce qui améliora la forme de gouvernement. Après la séparation de l’assemblée, l’Angleterre laissa toujours l’administration des affaires au gouverneur, au conseil et aux députés, et on donna le titre d’assemblée générale à ce corps ; ensuite cette assemblée générale eut la connaissance de toutes les affaires de la colonie, et le pouvoir de faire des lois dont l’exécution était abandonnée à la sagesse du gouverneur et du conseil ; enfin le roi nommait le gouverneur et les membres du conseil ; mais le peuple élisait ses députés à l’assemblée générale.

Les gouverneurs obtinrent bientôt un pouvoir si étendu, que leur approbation devint nécessaire pour toutes les résolutions de l’assemblée, sans autre modification que d’être obligés de prendre l’avis du conseil. Jusqu’en 1676, un gouverneur n’avait pas le droit de casser, ni même de suspendre les membres du conseil ; mais alors il y fut autorisé, avec la seule obligation d’expliquer au ministère anglais les raisons de sa conduite. Cependant la colonie obtint des lettres royales, qui lui confirmaient le privilége d’être toujours gouvernée par l’assemblée générale, et qui remettaient même l’administration ordinaire au président du conseil, dans l’absence du gouverneur, ou dans la supposition de sa mort.

Avant l’année 1689, le conseil s’assemblait dans une même chambre avec les députés du peuple, ce qui approchait de la forme du parlement d’Écosse : mais Colepeper, alors gouverneur, prit occasion de quelques démêlés pour engager le conseil à se départir de cet usage. On forma deux chambres à l’imitation du parlement d’Angleterre, et cette séparation a continué.

Le gouverneur est nommé par le roi, qui lui donne sa commission sous le sceau privé, pour un temps dont il se réserve les bornes. Il doit obéir aux ordres de sa majesté, dont il représente la personne :il a le droit d’approuver ou de rejeter les lois de l’assemblée générale ; de confirmer celles qu’il approuve ; de proroger ou de congédier cette espèce de parlement, d’assembler le conseil d’état et d’y présider ; de nommer des commissaires et des officiers pour l’administration de la justice ; de choisir des officiers militaires au-dessous du grade de lieutenant-général, qui est le titre dont il est revêtu lui-même, de disposer des troupes pour la défense commune ; de publier des proclamations ; d’aliéner les terres de la couronne suivant les lois établies, et d’avoir en garde, pour cet usage et pour d’autres occasions, le sceau de la colonie. Il doit autoriser de son certificat tous les paiemens qui se font du revenu public : enfin il est revêtu de la charge de vice-amiral.

Il n’y a pas fort long-temps que le gouverneur de la Virginie n’avait que 1,000 livres sterling d’appointemens, avec environ 500 de casuel. Le chevalier Berkeley fut le premier à qui son mérite et ses importans services firent accorder 200 livres de plus par l’assemblée ; et cette augmentation devait finir avec son gouvernement : ensuite le prétexte de la pairie fit obtenir à lord Colepeper 2,000 livres d’appointemens fixes, et 150 pour les frais du logement, que la colonie ne fournissait point aux gouverneurs. Sous le même prétexte, ce gouverneur obtint de l’assemblée tous les subsides qu’il proposa, fit assurer à perpétuité, pour lui et ses successeurs, une taxe de 2 shellings sur chaque barrique de tabac, et les droits du port, avec cette clause spécieuse, que le roi pourrait employer le produit de ce revenu à l’utilité de l’administration. Depuis la réunion de ces avantages, qui n’avaient fait que se multiplier, la Virginie était devenue un Pérou pour les gouverneurs.

Le conseil est composé de douze membres, créés par lettres-patentes, ou nommés par un ordre particulier du roi. Si, par interdiction ou par mort, il s’en trouve moins de neuf dans le pays, alors le droit, comme le devoir du gouverneur, est de choisir entre les principaux habitans pour remplir le nombre. Les conseillers doivent l’assister de leurs avis dans les affaires du gouvernement, et s’opposer à ses entreprises, lorsqu’il excède les bornes de sa commission. Ils ont voix délibérative comme lui, nommément pour convoquer l’assemblée générale, pour disposer du trésor public, pour examiner les comptes, pour nommer ou casser les officiers établis par la commission, pour faire des ordonnances, publier des proclamations, donner des terres, faire enregistrer les octrois. Mais ce qui augmente beaucoup la considération du conseil, c’est qu’il compose la chambre haute dans l’assemblée générale, et qu’il s’attribue le droit de rejeter tous les actes de la chambre basse, comme la chambre des pairs dans le parlement d’Angleterre. Les gages du conseil ne montent qu’à trois cent cinquante livres sterling, qui sont distribuées aux conseillers à proportion du nombre auquel ils se trouvent dans les cours et aux assemblées générales : ainsi cette charge est moins une affaire d’intérêt que d’honneur.

Chaque province ou comté envoie deux députés à l’assemblée générale. James-Town et le collége ont le droit particulier d’y en envoyer deux, c’est-à-dire chacun le sien ; ce qui fait le nombre de cinquante-deux. Ils sont convoqués par un ordre qui s’expédie sous le seing du gouverneur et sous le sceau de la colonie, et qui doit être adressé au shérif de chaque province, quarante jours au moins avant l’assemblée. Tous les particuliers qui jouissent d’un franc-fief, à l’exception des femmes et des mineurs, ont droit de suffrage pour l’élection ; et voici la méthode commune à tous les comtés. On publie dans chaque église, deux fois consécutives, l’ordre qui est venu au shérif ; et le jour qu’il lui a plu d’indiquer, on s’assemble : l’élection se fait à la pluralité des voix. Si l’on se divise, et que l’un des deux partis soupçonne l’autre de mauvaise foi, il peut exiger une copie du rôle des suffrages, et porter ses plaintes à l’assemblée générale des députés. D’ailleurs on s’est efforcé de prévenir les élections frauduleuses par divers actes assez conformes à ceux qu’on a faits depuis en Angleterre.

Aussitôt que les députés se sont rendus à Williamsbourg, ils choisissent un orateur, qu’ils présentent en corps au gouverneur pour obtenir son approbation : ensuite l’orateur le prie au nom de la chambre de confirmer ses priviléges, qui sont particulièrement l’accès toujours libre auprès de lui pour la communication des affaires, la liberté de délibérer, sans rendre compte de leurs discours et de leurs débats, la sûreté de leurs personnes, et la protection de leurs domestiques. On passe ensuite aux affaires ; et dans tout le reste on imite, autant qu’il est possible, les usages de la chambre des communes de Londres. Lorsque les actes ont passé dans les deux chambres, ils sont envoyés au roi pour être revêtus de son autorité ; mais ils ne laissent point d’avoir force de loi aussitôt qu’ils sont approuvés du gouverneur, quand le roi même suspendrait son approbation, pourvu qu’il ne les rejette pas. Il n’y a point de temps fixe pour la convocation de l’assemblée générale : elle s’est quelquefois tenue tous les ans, et quelquefois sur deux années une ; mais il n’arrive guère qu’elle soit différée jusqu’à trois. C’est un avantage que les députés assurent à la colonie en n’accordant que pour un temps fort court les taxes et les subsides.

Outre le gouverneur et le conseil, la Virginie a deux officiers principaux, qui reçoivent immédiatement leur commission du roi : l’auditeur des comptes et le secrétaire d’état. Le premier examine l’emploi des revenus publics, et en vérifie les comptes. Il a sept et demi pour cent sur tous ces derniers, et ce profit lui tient lieu d’appointemens. Le secrétaire a la garde de toutes les archives du pays, c’est-à-dire de tous les jugemens rendus par la cour-générale, et de tous les actes qu’elle a vérifiés. Il expédie tous les ordres par écrit, soit du gouverneur ou des cours. Il enregistre toutes les patentes qui regardent la concession des terres. C’est dans ce bureau qu’on tient registre des procurations pour les affaires, des vérifications de testamens, des mariages, des enfans qui naissent dans la colonie, du nombre des morts, et de ceux qui quittent le pays, des emplois publics, enfin de tout ce qui concerne l’ordre, et dont il est important de conserver la mémoire.

Les appointemens du secrétaire de la Virginie consistent uniquement dans les droits qu’il tire de tout ce qui s’expédie dans son bureau, et montent annuellement à près de soixante-dix mille livres de tabac ; manière de compter ordinaire dans une colonie où tout est rapporté à ce commerce. D’ailleurs les greffiers et les notaires des provinces lui en paient tous les ans quarante mille livres, à titre de gratification.

Deux autres officiers, mais qui ne reçoivent pas immédiatement leur commission du roi, sont le commissaire ecclésiastique et le trésorier général. Le premier, qui tient sa nomination de l’évêque de Londres, évêque né de toutes les colonies, visite les églises, a droit d’inspection sur les ecclésiastiques, et reçoit du gouverneur 100 livres sterling d’appointemens, qui se prennent sur les rentes foncières. Le trésorier reçoit l’argent des percepteurs particuliers, et règle les comptes des impôts extraordinaires. Il tire six pour cent de tous les deniers qui passent par ses mains.

Il est assez étrange que l’amirauté n’ait point d’officier permanent dans un pays de navigation et de commerce. Mais il y a des officiers de marine qui dépendent du gouverneur, des receveurs pour les droits d’aubaine, des collecteurs, des greffiers, un shérif dans chaque comté, des arpenteurs en charge, et des coroners, uniquement établis, comme à Londres, pour juger, avec l’assistance de douze jurés, si les corps qu’on trouve sans vie sont morts de mort naturelle ; des inspecteurs des grands chemins, des constables et des chefs de communautés, qui sont renouvelés tous les ans.

On distingue en Virginie cinq sortes de revenus publics : 1o . une rente que le roi se réserve sur toutes les terres données par lettres-patentes ; 2o . un revenu accordé au roi, par acte de l’assemblée générale pour l’entretien du gouvernement ; 3o . un fonds établi par l’assemblée, et dont elle dispose pour des occasions extraordinaires ; 4o . les rentes fondées pour l’entretien du collége ; 5o . les levées qui se font, par acte du parlement d’Angleterre, sur le commerce de la colonie.

Le premier de ces revenus n’est que la rente foncière de deux schellings sur chaque centaine d’arpens de terre. Elle se porte au trésorier général ; méthode qui épargne les frais des percepteurs pour un objet peu considérable en lui-même, quoiqu’à force de se multiplier, il soit monté à plus de 200 livres sterling annuellement. Ce fonds demeure en caisse pour les nécessités pressantes. Le revenu accordé pour l’entretien du gouvernement est pris de la taxe de 2 schellings sur le tabac ; des 15 sous par tonneau, que chaque navire, plein ou vide, paie au retour d’un voyage ; des 6 sous par tête que tous les passagers, libres ou esclaves, doivent payer en arrivant dans la colonie ; des amendes et des confiscations établies par divers actes de l’assemblée ; des épaves et des bêtes égarées, que personne ne réclame ; enfin du droit d’aubaine sur les terres et sur les biens mobiliers de ceux qui ne laissent point de légitime héritier. Tous les deniers qui viennent de ces fonds sont portés aux dépenses publiques, sur l’ordre du gouverneur et du conseil, et les comptes en sont vérifiés par l’assemblée générale. Ils montent annuellement à plus de 3,000 livres sterling. Le fonds extraordinaire, dont l’assemblée se réserve la disposition, vient d’une taxe sur l’entrée des liqueurs, et d’un droit qui se lève sur tous les esclaves, valets et servantes qui arrivent dans le pays. Le premier de ces droits monte par an, à plus de 600 livres sterling, et le produit du second varie suivant le nombre des vaisseaux qui vont à la traite des nègres ; mais on paie constamment 20 schell. pour chaque esclave et 15 pour tout domestique qui n’est pas né Anglais. C’est de ces sommes accumulées qu’on a bâti le capitole de Williamsbourg ; elles sont à la garde du trésorier.

Il y a deux manières de lever de l’argent en Virginie : l’une, qu’on vient d’expliquer, par des droits sur le commerce ; l’autre, qui est une sorte de taille réelle (ou plutôt de capitation) dont il n’y a que les femmes blanches qui soient exceptées, et qui consiste à payer une certaine quantité de tabac. Tous les ans, au temps de la récolte, le shérif de chaque province fait faire par les juges de paix, un dénombrement exact des personnes sujettes à la dîme, c’est-à-dire, de tous les blancs mâles, et de tous les nègres de l’un et l’autre sexe. On oblige chaque chef de famille, sous de grosses amendes, de donner une liste fidèle du nombre d’âmes dont elle est composée. Ce tribut se lève trois fois, et pour différens usages : le premier est levé, par acte de l’assemblée générale, sur toutes les personnes sujettes à la dîme dans toute l’étendue de la colonie, et sert à diverses charges publiques, telles que les frais nécessaires pour le supplice d’un esclave criminel dont il faut dédommager le maître ; pour arrêter ou faire poursuivre les déserteurs ; pour la paie de la milice, lorsqu’elle est sur pied ; pour l’expédition des ordres à la secrétairerie ; pour l’élection des députés à l’assemblée générale, et pour d’autres dépenses de cette nature. La seconde capitation est provinciale, c’est-à-dire, particulière à chaque comté : elle est imposée par les juges de paix, qui l’emploient à faire bâtir ou réparer les cours de justice, les prisons, et généralement à toutes les charges publiques du comté : enfin la troisième, qui se nomme Paroissiale, est imposée par les chefs de chaque paroisse, pour la construction et l’ornement des églises, pour y annexer des terres, lorsqu’il se présente une occasion d’en acheter ; pour les gages des ministres, des lecteurs, des clercs et des sacristains.

Dans l’origine de la colonie, les cours de justice étaient des modèles de droiture et d’équité ; on n’y admettait point ces formalités qui rendent les procès également pénibles et ruineux dans toutes les contrées de l’Europe. Une seule cour prenait connaissance de toutes les causes civiles et ecclésiastiques, et l’affaire la plus compliquée était terminée en peu de jours, avec droit d’appel à l’assemblée générale, qui n’apportait pas moins de diligence à la terminer. Cet ordre se soutint si long-temps, qu’en 1688, lord Colepeper, un des plus sages gouverneurs de la Virginie, admirant la méthode simple et facile à laquelle on s’était attaché jusqu’alors, pensa moins à la changer qu’à l’affermir, et ne s’occupa qu’à retrancher quelques innovations qui commençaient à s’y introduire. Mais son successeur affecta de prendre une voie tout opposée, ensuite le chevalier Edmond Andrews, nommé gouverneur en 1692, fit recevoir tous les statuts et toutes les formalités d’Angleterre. Enfin Nicholson, qui passa en 1698 du gouvernement de Maryland à celui de Virginie, introduisit toutes les ruses de la plus subtile chicane. Les affaires de la colonie sont jugées à présent par deux sortes de cour : celles des comtés, ou les cours particulières, qui sont composées du shérif, de ses officiers subalternes et des jurés ; et la cour générale, ou l’ancienne cour, composée du gouverneur et du conseil. Celle-ci, de laquelle toutes les autres ressortissent, est souveraine, mais avec quelque restriction. Dans les causes civiles, lorsque la demande monte à plus de 300 livres sterling, on peut appeler de son jugement au roi, qui choisit pour la dernière décision, un comité qu’on nomme les seigneurs des appels : le même usage est établi dans toutes les autres colonies d’Angleterre. À l’égard des affaires criminelles, on n’appelle point de la sentence de cette cour ; mais le gouverneur a droit de faire grâce pour tous les crimes, à l’exception de la trahison d’état et du meurtre volontaire ; et dans ces deux cas même, il peut accorder aux criminels ce que les Anglais nomment le retrieve ; c’est à-dire, un délai qui peut être prolongé jusqu’à la décision du roi. Cette cour ne se tient que deux fois l’an, à commencer du 15 avril et du 15 octobre ; et chaque fois ses séances ne durent que dix-huit jours.

Presque tous les habitans de la Virginie sont attachés à la religion établie par les lois, qui est l’église anglicane ; et quoiqu’il y ait liberté de conscience pour tout chrétien qui veut se soumettre aux charges de la paroisse, on ne connaît dans toute la colonie que cinq conventicules non-conformistes, trois de quakers et deux de presbytériens. En 1642, lorsque les sectaires commencèrent à se multiplier en Angleterre, l’assemblée générale de la Virginie défendit par un acte solennel qu’ils y fussent reçus, et qu’on n’y admît aucun ministre qui ne tînt son ordination d’un évêque anglican : ensuite la nécessité de peupler le pays fit étendre les priviléges aux chrétiens de toutes les nations qui voudraient s’y faire naturaliser ; formalité qui ne consiste qu’à prêter serment entre les mains du gouverneur, de qui l’on reçoit en même temps un certificat sous le sceau de la colonie. Tous les Français réfugiés que le roi Guillaume y fit passer à ses frais obtinrent cette faveur à leur arrivée. Dans le cours de l’année 1699, leur nombre monta jusqu’à sept ou huit cents, auxquels on donna un terrain très-fertile au sud méridional du James-river, dans un canton habité autrefois par des Indiens belliqueux, qui se nommaient les Monacans, et que la guerre avait entièrement détruits. Il s’y forma une ville française, qui prit le nom de Monacan, et qui s’accrut beaucoup, dès l’année suivante, par la jonction de quantités d’autres réfugiés ; mais, à l’occasion de quelques démêlés, plusieurs se dispersèrent, et leur exemple fut suivi de ceux qui arrivèrent après eux. Cependant l’assemblée générale ayant accordé diverses faveurs à la ville de Monacan, elle s’est soutenue avec une distinction qui la fait regarder aujourd’hui comme un des plus heureux cantons de la Virginie. Non-seulement les bestiaux y sont en abondance, mais l’industrie de ses habitans y a formé plusieurs manufactures ; et des vignes sauvages qu’ils ont trouvées dans les bois, ils sont parvenus à faire de très-bon vin.

La grandeur d’une habitation se mesure moins ici par l’étendue de son terrain que par le nombre de personnes qui paient la dîme. Chaque paroisse a son église ; celles dont les paroissiens sont trop dispersés ont une ou deux chapelles de plus, où le service divin se fait tour à tour. Mais, que la paroisse soit grande ou petite, le revenu du ministre est fixé par an à seize mille livres de tabac. Il tire d’ailleurs quelques droits des mariages, des enterremens, et surtout des oraisons funèbres, qui accompagnent toujours les cérémonies de la sépulture ; de sorte que la différence des richesses du clergé ne peut venir que de celle du tabac, dont le prix varie suivant la bonté des terres, et la grandeur des paroisses, qui donne occasion à plus ou moins de mariages et d’oraisons funèbres. Le droit d’un ministre pour ses discours est fixé à 40 schellings, ou quatre cents livres de tabac, et pour un mariage, à 5 schellings, ou cinquante livres de tabac. Lorsque ces appointemens furent accordés aux ministres, le tabac n’était estimé qu’à 10 schellings le quintal ; et sur ce pied, les seize mille livres de tabac revenaient en argent à 80 livres sterling : mais le bon tabac se vend aujourd’hui presque le double. Les revenus des ministres ont doublé aussi dans les paroisses qui produisent le meilleur. Quelques églises ont des terres sur lesquelles la paroisse entretient une certaine quantité de bestiaux et de nègres au profit du ministre, qui n’est responsable que du fonds, lorsqu’il abandonne son bénéfice. On fait observer qu’il ne faut pas moins de douze nègres pour cultiver le tabac qu’on lui paie, surtout s’il est de la meilleure espèce, que les Anglais nomment sweet scented, c’est-à-dire, d’odeur douce ou parfumé.

Le gouvernement ecclésiastique de chaque paroisse est entre les mains du ministre et de douze des principaux habitans, que les paroissiens nommaient autrefois ; mais aujourd’hui, lorsqu’il en meurt un, ce sont ses collègues qui lui choisissent un successeur. Ils doivent avoir souscrit tous aux dogmes et à la discipline de l’église anglicane. Suivant l’usage particulier du pays, les cours des comtés peuvent accorder la vérification des testamens : mais l’acte en doit être signé du gouverneur, sans qu’il en tire le moindre profit. Les dispenses pour les mariages sont expédiées par les secrétaires des mêmes cours, et signées par le premier juge en commission. Le pouvoir de mettre les ministres en possession des bénéfices qu’ils ont obtenus est entre les mains du gouverneur. Tous ces usages ont pris force de loi par des actes particuliers de l’assemblée, et les rois d’Angleterre joignent toujours aux instructions des gouverneurs l’ordre de les faire exécuter avec soin. L’unique sujet de plainte qu’on ait laissé aux ministres, est que la plupart ne possèdent point leurs bénéfices à titre de francs-fiefs, et qu’ils en peuvent être dépouillés sans aucune forme de procès. Ils sont entretenus d’une année à l’autre, ou pour un certain nombre d’années, suivant leur convention avec les chefs de la paroisse.

Les troupes de la colonie se réduisent à un certain nombre d’habitans, enrôlés par classes sous le nom de milice à pied et à cheval. On n’a pas besoin d’autres forces militaires dansun pays où les habitans jouissent d’une paix profonde, avec aussi peu de crainte de la part des Indiens, qui ne sont plus en état de leur nuire, que de celle des étrangers, dont ils ne redoutent point les invasions ; car, ne cultivant que du tabac, ils ne s’imaginent point qu’on puisse porter envie à des feuilles entassées dans leurs magasins ; et la conquête de leurs plantations, qui sont éloignées les unes des autres, coûterait plus de peine qu’on n’en tirerait jamais d’avantages. Le seul ennemi qu’ils craignent par intervalles est un gouverneur qui abuse de l’autorité royale dont il est revêtu, et qui les opprime ou les humilie par l’exercice d’un pouvoir arbitraire.

Ils n’ont aucune sorte de forteresses ; et six petites pièces de canon qu’ils avaient autrefois à James-Town ont été transportées à Williamsbourg, où elles ne servent qu’à faire quelques décharges aux jours de fête. Le gouverneur est lieutenant général de la milice par sa commission : il a droit de nommer dans chaque comté un colonel, un lieutenant-colonel et un major, qui ont sous eux des capitaines et d’autres officiers subalternes. Tout Virginien libre est enrôlé dans la milice depuis l’âge de seize ans jusqu’à soixante. Chaque province est obligée d’assembler la sienne une fois tous les ans pour la passer en revue, et de faire exercer trois ou quatre fois les compagnies séparées. Des gens qui passent une partie de leur vie à chasser dans leurs forêts devraient être habiles à manier les armes. Le nombre de la cavalerie était, il y a quelques années, de treize cent soixante-trois maîtres, et celui de l’infanterie de sept mille cent soixante-neuf hommes. Comme il y a peu d’habitans qui n’aient de chevaux, on observe que dans l’occasion il est toujours facile de changer en dragons une grande partie de l’infanterie. Au lieu de quelques troupes régulières qu’on avait autrefois sur pied, et qui servaient à nettoyer les frontières, il est ordonné depuis peu qu’en cas d’alarme, la milice des cantons où elle est donnée marchera sous le commandement de l’officier en chef du comté. Si la marche dure trois jours ou plus, elle doit être payée pour le temps de son service ; et si l’alarme est reconnue fausse, elle n’a point de salaire à prétendre. Les compagnies de cavalerie ou de dragons sont composées de trente ou quarante maîtres, suivant les forces de la province, et celles d’infanterie d’environ cinquante hommes. On assure qu’elles peuvent être assemblées en vingt-quatre heures.

Par une des premières lois du pays, qui s’est communiquée à toutes les colonies anglaises, on distingue les gens de service en domestiques perpétuels et passagers. Les nègres et leur postérité sont du premier ordre, sans que les Anglais en donnent d’autre raison que la maxime commune, partus sequitur ventrem ; c’est-à-dire que, les pères et les mères étant achetés pour l’esclavage, la nature semble condamner leurs enfans au même sort. Les autres domestiques ne servent qu’un certain nombre d’années, suivant leurs conventions avec les maîtres, ou suivant la loi, qui s’exécute littéralement au défaut de contrat : elle porte que les domestiques qui s’engagent au-dessous de dix-neuf ans doivent être présentés à la cour, afin qu’elle détermine leur âge ; et qu’ensuite ils seront obligés de servir jusqu’à vingt-quatre ans : mais que, s’ils sont plus âgés, leur service ne doit être que de cinq ans.

Les valets et les esclaves de l’un et de l’autre sexe sont employés aux mêmes travaux ; ils cultivent la terre, ils sèment les grains, et plantent le tabac : leur distinction n’est que dans les habits et la nourriture. Mais le travail des uns et des autres n’est pas plus pénible que celui des maîtres, qui s’emploient comme eux aux plus rudes exercices de l’agriculture. On reproche injustement aux Virginiens de traiter leurs esclaves avec cruauté. Les fonctions de l’esclavage ne sont pas plus laborieuses en Virginie, et n’y prennent pas même une si grande partie du jour que celles de l’économie rustique en Europe.

Voici un extrait des lois du pays en faveur des domestiques. 1o . Les cours de justice doivent recevoir les plaintes des domestiques libres ou esclaves, sans en tirer aucune sorte de profit : mais s’il se trouve que le maître ait tort, la loi le condamne aux frais. 2o . Tous les juges de paix sont autorisés à recevoir ces plaintes, et doivent remédier au mal jusqu’aux premières séances de la cour provinciale, où les affaires de cette nature se terminent sans appel. 3o . Les maîtres sont soumis à la censure des cours provinciales, s’ils ne fournissent point à leurs domestiques des alimens sains, de bons habits, et un logement commode. 4o  Ils sont obligés de se présenter à la cour sur la plainte d’un domestique ; et jusqu’à la décision, ils sont privés de son service. 5o . Les plaintes d’un domestique doivent être reçues en tout temps par les juges de paix, à chaque séance par les cours ; et, sans égard aux formalités légales, on doit passer tout d’un coup à l’examen de leurs griefs. Si quelque maître entreprend d’y apporter du délai, ou refuse de se présenter, la cour est autorisée à lui ôter le domestique pour le faire garder à ses frais, ou à le faire vendre au prix courant, qui lui sera restitué après en avoir déduit les frais. 6o . Après le contrat d’engagement pour les domestiques libres, un maître ne peut faire avec eux de nouveau marché sans l’approbation d’un juge de paix. 7o . Ils doivent avoir l’entière disposition de l’argent et des effets qui leur viennent d’autre part, ou qu’ils ont apportés. 8o . Si quelque maître a la cruauté de maltraiter un domestique malade, ou devenu impotent à son service, les chefs ecclésiastiques de la paroisse doivent le faire transporter dans une autre maison pour y être nourri aux dépens du maître jusqu’à la fin de son engagement ; après quoi la pension roule sur le compte de la paroisse. 9o . Chaque domestique libre reçoit de son maître, à la fin du terme, quinze boisseaux de blé, provision suffisante pour une année entière, et deux habits complets de toile et de laine. Alors il redevient libre ; et, rentrant sans exception dans tous les priviléges du pays, il peut prendre trente acres de terre vacante pour les cultiver.

Avec les avantages qu’on a représentés, on ne s’étonnera point que la Virginie ait attiré par degrés un grand nombre d’habitans. Les premiers y étaient venus sans femmes ; ils se flattèrent que l’abondance où ils commençaient à vivre pourrait engager quelques Anglaises sans biens à venir partager les douceurs de leur situation. Cependant ils n’en voulurent point recevoir sans un certificat de sagesse. Celles qui apportèrent de la vertu n’eurent pas besoin d’autre dot. Loin de leur demander de l’argent ou des effets, on les achetait de ceux qui les avaient amenées, sur le pied de 100 livres sterling ; et cette espèce de commerce n’excita pas moins d’ardeur dans les marchands que la facilité de s’établir en inspirait aux jeunes filles. Ensuite, lorsqu’il ne resta aucun doute sur les avantages du climat et la fertilité du terroir, des personnes de considération y passèrent avec leurs familles, soit pour augmenter leur bien, ou pour mettre leur religion et leur liberté à couvert. Ce fut ainsi qu’après la mort de Charles 1er. quantité de royalistes s’y retirèrent, dans la seule vue de se dérober à la tyrannie de l’usurpateur. Au contraire, la maison royale ne fut pas plus tôt rétablie, que plusieurs partisans de Cromwell y cherchèrent un asile. Cependant le nombre en fut moins grand que celui des autres, parce que les Virginiens avaient marqué un penchant ouvert pour le parti royal. À l’égard des criminels qui sont condamnés au bannissement, on y en reçoit fort peu, et l’on s’y est même interdit par des lois sévères la liberté d’en admettre.

Rien n’attache tant les Virginiens à leur pays que la douceur du climat, également éloigné des excès du froid et du chaud. On convient que dans la partie la plus habitée l’air est humide, ce qui vient des rivières et des lagunes, qui sont en grand nombre dans un terrain bas et marécageux ; mais vers les bois, où l’on commence à faire de nouvelles plantations, il est sec, et l’on n’y voit que des ruisseaux de l’eau la plus pure, qui se partagent dès leur naissance en mille petits bras pour arroser les terres voisines. Le terroir est d’une singulière fertilité ; mais on avoue que les Virginiens profitent mal de ces avantages, et que l’abondance les a plongés dans une paresse inexcusable. Un écrivain anglais en déplore les effets. « N’est-il pas honteux, dit-il, qu’on y reçoive d’Angleterre tout ce qui sert à s’habiller, comme les toiles, les étoffes de laine et de soie, les chapeaux et le cuirs, tandis qu’il n’y a point d’endroit au monde où le lin et le chanvre soient meilleurs ? Les brebis y portent une bonne toison ; mais on ne les tond que pour les rafraîchir. Les mûriers, dont les feuilles servent à nourrir les vers à soie, croissent ici naturellement, et ces vers mêmes y prospèrent ; cependant on n’y fait pas la moindre attention. Il y a beaucoup d’apparence que les fourrures dont on fait les chapeaux en Angleterre retournent sous cette forme à la Virginie, d’où elles sont venues. D’ailleurs on y laisse pourir une infinité de peaux, dont on ne se sert que pour couvrir quelques marchandises sèches. Si l’on en tanne quelques-unes pour faire des souliers aux domestiques, c’est avec si peu d’intelligence et de propreté, que les maîtres n’en veulent pas faire usage ; et celui qui s’avise de porter une culotte de peau de cerf s’entend reprocher de l’avarice. Enfin les Virginiens sont si paresseux et si mauvais économes, qu’au milieu des vastes forêts qui couvrent le pays, ils font venir d’Angleterre leurs commodes, leurs secrétaires, leurs chaises, leurs tables, leurs coffres, leurs tabourets, leurs caisses, leurs roues de charrette, et, ce qui paraîtra incroyable, jusqu’à des balais de bouleau. »

Les incommodités du pays se réduisent à trois : le tonnerre, quelques jours d’une chaleur plus incommode que dangereuse, et les insectes nuisibles. On avoue que les coups de tonnerre y sont furieux en été ; mais, au lieu d’y causer beaucoup de mal, ils servent si réellement à rafraîchir et purifier l’air, qu’on les souhaite plus qu’on ne les craint. D’un autre côté, la Virginie n’est pas sujette aux tremblemens de terre, qui sont si fréquens dans les Antilles. Ce qu’on nomme les jours de chaleur peut être réduit à quelques heures. Elle n’est difficile à supporter que lorsqu’elle est accompagnée d’un grand calme, qui dure peu, et qui n’arrive au plus que deux ou trois fois l’année. On peut même s’en garantir à la faveur de l’ombre, qu’on trouve toujours sous les arbres touffus, les grottes et les berceaux des jardins, ou dans des chambres et des pavillons exposés au grand air. Mais le printemps et l’automne sont d’un agrément extraordinaire dans tous les cantons de la colonie. Enfin les insectes sont les grenouilles, les serpens, les moustiques ou moskites, les punaises, les tiques et les vers rouges ou poux de bois. On ne disconvient point que les habitans n’aient beaucoup à souffrir de cette vermine ; mais la vigilance et la propreté peuvent les en garantir.

Les hivers de la Virginie sont fort courts. Leur durée n’est que d’environ trois mois ; et trente jours après on y jouit d’un soleil pur et d’un air serein. Si la gelée y est quelquefois très- rude, elle ne dure pas plus de trois ou quatre jours, c’est-à-dire, jusqu’à ce que le vent change ; car il ne gèle jamais que lorsqu’il vient des monts Apalaches, entré le nord-est et le nord-ouest. D’ailleurs rien n’approche de la beauté du ciel pendant ces courtes gelées. À l’exception de l’hiver, où les pluies sont fâcheuses par leur excès, elles n’ont rien que de sain et d’agréable. Rarement celles d’été durent plus d’une demi-heure ; elles se font souvent désirer, comme le dédommagement d’une longue sécheresse, pour faire reprendre un air riant à toute la campagne.

Les maladies du pays n’y étant pas causées, comme dans quelques parties de l’Amérique septentrionale, par un air épais et des brouillards, ni, comme dans les régions plus méridionales, par une chaleur étouffante, on croit ne les devoir attribuer qu’à l’abus qu’on y fait des présens de la nature. « C’est ainsi, dit l’écrivain déjà cité, que j’ai vu non-seulement des étrangers, mais d’anciens habitans, assez peu sensés, dans les chaleurs, pour se coucher presque nus sur l’herbe froide, à l’ombre d’un arbre, et s’y endormir. D’autres s’y mettent le soir, et ne craignent point d’y passer toute la nuit : mais si cette confiance marque la bonne opinion qu’ils ont de l’air du pays, il ne laisse pas d’arriver quelquefois, comme dans les autres parties du monde, que les vapeurs de la terre et la rosée font de fâcheuses impressions sur le corps. Il en est de même de ceux qui s’exposent nus à l’air, ou qui boivent de l’eau froide après quelque rude exercice, et des étrangers qui mangent trop avidement toute sorte de fruits. Mais, en général, il y a si peu de malades en Virginie, que, par une conséquence naturelle, on y voit fort peu de médecins. Si l’on y est quelquefois sujet à la fièvre, l’usage du quinquina, qui s’y est introduit, en arrête presque toujours les accès ; et d’ailleurs le pays fournit diverses racines dont on ne vante pas moins l’infaillibilité pour le même effet. »

Quoiqu’il y ait une extrême variété de terrains dans une colonie de si grande étendue, il résulte, au total, que la Virginie peut porter toutes sortes de plantes et de fruits. Si des hautes montagnes qui sont au nord-ouest, et qu’on croit couvertes de neige, il ne venait souvent un vent froid qui nuit à la végétation, les habitans jugent que, sans aucun soin, ils pourraient conserver en plein air, pendant toutes les saisons de l’année, les plus délicieux fruits des climats méridionaux ; mais l’été donne assez de chaleur pour les mûrir en perfection. On distingue particulièrement trois sortes de terroir, celui du pays bas, celui du milieu, et le troisième vers les sources des rivières.

Vers l’embouchure des rivières, la terre est presque partout humide et grasse, propre par conséquent pour les grains les plus grossiers, tels que le riz, le chanvre, le maïs , etc. Il s’y trouve aussi des veines froides, maigres, sablonneuses, et souvent couvertes d’eau, qui ne sont pas plus stériles, puisqu’elles produisent des cranberries ou myrtilles à gros fruits, des chincapins, etc. D’ailleurs ces parties basses sont presque généralement bien garnies de chênes, de peupliers, de pins, de cyprès, de cèdres, et de diverses espèces d’arbres aromatiques, dont les tiges ont depuis trente jusqu’à soixante-dix pieds de haut, sans aucune branche dans cet espace. On y voit même du houx, du myrte, et quantité d’arbrisseaux toujours verts, dont la plupart n’ont point de noms dans les langues de l’Europe. Le chêne y laisse tomber ses glands pendant neuf mois de l’année, et ne cesse point d’en produire de nouveaux.

Vers le milieu du pays, le terroir est fort uni, à la réserve de quelques petites montagnes et de leurs vallées qui sont arrosées par une infinité de ruisseaux. En quelques endroits, la terre est grasse, noire et forte ; en d’autres, elle est maigre et plus légère. Quelquefois le fonds offre, à peu de distance, de l’argile, ou du gravier, ou de grosses pierres, ou de la marne commune. Le milieu des langues qui sont entre les rivières est ordinairement un terroir pauvre, d’un sable léger, ou d’argile ; ce qui n’empêche point qu’il n’y croisse des châtaigniers, des chincapins, et pendant l’été une sorte de petites cannes qui font une bonne nourriture pour les bestiaux. Les endroits les plus fertiles sont proches des rivières et de leurs bras ; ils sont couverts de chênes, de noyers, d’hickories, de frênes, de hêtres, de peupliers, et de quantité d’autres arbres d’une prodigieuse grosseur.

Vers les sources des rivières, c’est un mélange de montagnes, de vallées et de plaines, les unes plus fertiles que les autres, où l’on trouve une grande variété de plantes, d’arbres et de fruits. Dans les endroits marécageux de cette partie, on admire la grosseur des arbres, et l’on doute que dans aucun autre pays du monde il y en ait d’aussi gros ; on regrette en même temps que leur éloignement de la mer et des grandes rivières ne permette point de les embarquer.

Les rivières et les anses forment, en divers endroits, des marais fort vastes, où les pâturages sont excellens. D’autres lieux offrent diverses sortes de terres propres à la poterie. Il s’y trouve de l’antimoine, du talc, de l’ocre jaune et rouge, de la terre à dégraisser, de la marne, et d’excellente glaise dont on fait des pipes. Le haut pays a de la houille, de l’ardoise, des pierres à bâtir et à paver, de la pierre à fusil. À l’égard des minéraux, la latitude du pays et d’autres circonstances font juger qu’ils doivent être en abondance ; mais on ne s’est guère occupé de ce soin. Quelques mines de fer et de plomb, que le seul hasard avait fait découvrir, furent abandonnées dans les troubles, et n’ont pas été retrouvées depuis ; mais on connaît des veines de fer en plusieurs endroits. On parla beaucoup, il y a quelques années, d’une mine d’or qui s’est comme évanouie. On espère du moins, qu’on y trouvera quelque autre métal. On assure que les pierres transparentes qui se voient sur la surface des terres sont de quelque prix, et que, par leur éclat, elles approchent plus du diamant que les pierres de Bristol et de Karry : elles n’ont que le défaut d’être molles ; mais, exposées quelque temps à l’air, elles durcissent.

Rien ne causa plus d’étonnement aux premiers Anglais que la multitude et la variété des fruits qu’ils trouvèrent à chaque pas, comme dans un jardin naturel, où tout croissait sans culture. On ne s’arrêtera ici, suivant la méthode de cet ouvrage, qu’à ceux qui paraissent les plus propres au pays, tantôt sous les noms américains qu’ils ont conservés, tantôt sous ceux qu’ils ont reçus des Anglais. Un auteur virginien, qu’on suit ici particulièrement, ne parle, dit-il, que de ce qu’il connaît.

Il distingue trois sortes de fruits à noyau, des cerises, des prunes, et des persimons, qui sont les fruits du plaqueminier. Les cerises viennent dans les bois, et sont de plusieurs espèces, dont deux croissent sur des arbres de la grosseur du chêne blanc d’Angleterre, et dont l’une porte son fruit par bouquets comme les grappes de raisin : elles sont toutes deux noires en dehors, mais l’une est rouge en dedans, et d’un goût plus agréable que notre cerise noire, parce qu’elle n’en a pas l’amertume ; l’autre est blanchâtre en dedans, et d’un goût fade, qui n’empêche point que les petits oiseaux n’en soient très-friands. Une troisième espèce croît plus loin dans le pays, et se trouve le long des rivières, sur de petits arbres de la grosseur de nos pêchers. C’est la plus agréable cerise du monde. Sa couleur est un pourpre foncé ; elle est fort petite : les oiseaux ont tant d’avidité pour le fruit, qu’ils n’attendent pas sa maturité pour le dévorer. Cette raison le rend extrêmement rare, et les Anglais n’ont encore trouvé aucun moyen de le conserver, du moins dans leurs vergers.

La Virginie a deux sortes de prunes sauvages, toutes deux petites, mais du goût de notre meilleur damas. On trouve des persimons de différentes grosseurs, ou prunes des Indes ; le goût en est fort âpre, s’ils ne sont tout-à-fait mûrs ; mais, dans leur maturité, rien n’approche de leur bon goût. Quelques curieux les font sécher pour en composer une pâte, qui, détrempée dans l’eau, forme une excellente liqueur.

On distingue en Virginie trois sortes de mûres, deux noires, et une blanche : les noires, et longues de la grosseur du pouce, passent pour les meilleures. Les deux autres, n’ont rien qui diffère des nôtres dans la figure, mais leur goût est d’une douceur fade. Leurs arbres sont fort gros, et croissent avec une vitesse surprenante. Les feuilles des trois espèces servent également à nourrir les vers à soie. La framboise sauvage est si bonne en Virginie, qu’on la préfère à celles qu’on y a transplantées d’Angleterre. Les fraises y sont délicieuses ; elles croissent partout, dans les bois et dans les champs ; et quoique la plupart des animaux en mangent avidement, elles sont en si grande abondance, qu’on ne prend guère soin d’en transplanter. Divers autres arbrisseaux, portant des baies, croissent les uns sur les montagnes, d’autres dans les vallées et les lieux couverts.

Les châtaignes de la Virginie sont plus petites que celles de France, quoique leurs arbres soient d’une extrême hauteur, et sont à peu près de même goût. Les chincapins sont un fruit de la même substance que la châtaigne, mais moins gros que le gland, et couvert aussi d’une double écorce : on vante son goût ; il croît sur de petits arbres qui poussent dans des lieux stériles. Tous les lieux marécageux, et ceux qui sont voisins des sources, sont couverts de noisetiers, et ces arbrisseaux le sont de fruits. Les hickories sont les fruits d’un grand arbre qui est une espèce de noyer. Ils sont revêtus d’une coquille fort dure, qui l’est d’une tunique verte, et la substance du fruit est couverte d’une pellicule dont on a peine à la séparer : le goût de cette espèce de noix n’est pas sans agrément. La blacknut, ou la noix noire, plus grosse du double que les nôtres, est renfermée dans une coquille épaisse, dont on ne la détache point aisément. Ce fruit est d’un goût très-rance ; mais il donne beaucoup d’huile.

On a remarqué, dans les bois de la Virginie, sept différentes sortes de glands. Ceux du chêne vert bourgeonnent, mûrissent et tombent presque toute l’année : ils sont beaucoup plus gros que les autres, et l’on en pourrait tirer une très-bonne huile : aussi les bêtes sauvages en mangent-elles avidement.

Le raisin croît naturellement, en grande quantité ; quelques-uns sont très-doux et d’un goût fort agréable ; d’autres sont âpres, et seraient peut-être du meilleur usage pour en faire du vinaigre ou de l’eau-de-vie. On voit de gros arbres couverts d’un simple cep, et caché sous les grappes. Quelques-unes de ces vignes croissent entre les bancs de sable, sur les extrémités des terres basses, et dans les îles voisines de la grande baie de Chesapeak : les grappes en sont petites et rares sur la souche, qui est d’ailleurs fort basse, mais le raisin en est exquis ; et quoiqu’il croisse sans aucune culture, chaque grain a la grosseur des groseilles de Hollande. On en trouve de blancs et de bleus ; mais ils sont à peu près de même goût. Une troisième espèce croît dans les marais et sur les coteaux. Les grappes en sont petites comme le cep qui les porte ; mais le grain est de la grosseur de nos prunes sauvages. Dans leur maturité même, il a le goût âcre ; et cette apparence trompeuse l’a fait nommer raisin de renard ; cependant il est de très-bon goût lorsqu’il est cuit, et l’on en fait des tartes que l’on vante beaucoup. De deux autres espèces, fort communes dans tout le pays, l’une est noire en dehors, et l’autre bleue ; mais toutes les deux portent beaucoup de fruits. On pourrait les subdiviser en plusieurs classes, dont chacune diffère en couleur, en grosseur et en goût ; mais une distinction plus simple est celle de la première et de la dernière saison. Les raisins de la première sont beaucoup plus gros, plus doux, incomparablement meilleurs que les autres. Quelques-uns de cette espèce sont tout-à-fait noirs, d’autres bleus ; il y en a même qui mûrissent six semaines ou deux mois avant les autres. Ceux-ci demeurent ordinairement sur le cep jusqu’à la fin de novembre, ou même de décembre, sont moins gros et d’un goût moins agréable : c’est de la première de ces deux espèces que les Français établis à Monacan ont tenté de faire du vin rouge. On lui a trouvé du corps et de la vigueur, quoiqu’il ne fût fait que de grappes cueillies dans les bois.

Plusieurs Français passèrent à la Caroline, dans l’espérance d’y faire du vin : leurs efforts ne réussirent pas ; mais il est bon d’expliquer le progrès de leur travail, et les obstacles qui le firent échouer. Le pin et le sapin sont si nuisibles à la vigne, que, suivant les observations, elle ne prospère jamais lorsqu’elle est exposée aux influences de ces arbres : ils croissent dans les lieux bas, voisins des rivières jusque-là que, si l’on y défriche une terre, le premier arbre qu’on y voit repousser est toujours un pin, quoique peut-être il n’y en eût point auparavant. La vigne, au contraire, croît plus heureusement sur les coteaux, sur le gravier, et dans le voisinage des fontaines. Or les vignes qu’on a plantées à la Caroline ont été placées non-seulement près de l’eau salée, qui leur est mortelle, mais, pour comble de méprise, sur des terres basses, où le pin se multiplie bientôt. L’essai qu’Isaac Jamart, négociant français, avait fait d’abord en Virginie, au-dessous de l’anse nommée Archers Hope creeck, avait manqué de succès pour avoir été sujet à tous ces désavantages ; et son exemple n’empêcha point qu’on ne commit la même faute à la Caroline, en plantant des vignes le long des rivières salées et dans des lieux bas, où l’on avait arraché les pins.

Une sixième sorte de raisin, plus agréable que toutes les autres, et de la grosseur du muscat blanc, ne se trouve que sur les frontières de la Virginie, vers les sources des rivières. Le cep qui le porte est fort petit, et ne monte pas plus haut que la plante ou le buisson qui leur sert d’appui. L’avidité des oiseaux, et même des bêtes sauvages qui y peuvent atteindre, est si grande pour le raisin de cette espèce, qu’il s’en trouve rarement de mûr ; mais l’auteur est persuadé qu’on en ferait du vin.

Les Anglais n’ont pas toujours manqué d’attention pour ces présens du ciel. Dès l’année 1622 on fit passer d’Angleterre en Virginie quelques vignerons français pour faire l’essai d’une bonne culture. Ils furent si frappés des avantages du climat, que, dans leurs lettres à la compagnie anglaise, ils assuraient qu’ils l’emportaient beaucoup sur leur province de Languedoc ; que les vignes y croissaient partout en abondance ; qu’il s’y trouvait des raisins d’une si étrange grosseur, qu’ils les avaient pris pour un autre fruit avant d’en avoir vu les pépins ; qu’après avoir taillé les vignes, ils en avaient planté de simples branches à la Saint-Michel, et qu’elles avaient donné du fruit au printemps d’après ; enfin qu’ils n’avaient entendu parler de rien d’approchant dans aucun autre pays du monde. Mais depuis le temps qu’on a marqué, ou il faut croire que la négligence a fermé les yeux aux Virginiens sur leurs intérêts, ou bien l’expérience les a détrompés sur cette tentative.

L’arbre qui porte le miel, et celui qui donne du sucre, croissent en Virginie, vers les sources des rivières. Le miel est contenu dans une gousse épaisse et fort enflée, qu’on prendrait de loin pour une cosse de pois ou de fèves. Le sucre d’arbre n’est qu’une liqueur qui découle du tronc d’une sorte d’érable, et qu’on fait bouillir au feu. De huit livres de cette liqueur on en fait une de sucre : il est humide, mais brillant, d’un beau grain, et sa douceur approche de celle de la cassonade. On ne sut pas d’abord que cet arbre se trouvait en Virginie. Quelques soldats qu’on avait envoyés sur les frontières, étant à se reposer dans un bois à quarante milles des quartiers habités de la rivière de Potomak, aperçurent un suc épais, qui distillait de quelques troncs d'arbres, et dont le soleil avait même fait candir une partie. La curiosité leur en fit goûter, et, le trouvant fort doux, ils conçurent qu’on en pouvait faire du sucre. Malheureusement ces arbres sont trop éloignés des lieux habités pour devenir fort utiles au commerce.

On trouve vers l’embouchure des fleuves, le long de la mer et de la baie, et dans le voisinage de plusieurs anses, un arbrisseau dont les baies donnent une cire d’un très-beau vert, dure, cassante, propre à faire de la bougie qui ne salit point les doigts, qui ne fond point dans les plus grandes chaleurs, et qui jette une odeur fort agréable. On attribue cette découverte à un chirurgien de la Nouvelle Angleterre, qui, ayant trouvé le secret de fondre des baies, en fit aussi un emplâtre d’une singulière vertu. Pour l’un ou l’autre de ces usages on les fait bouillir dans l’eau jusqu’à ce que le noyau qui est au milieu, et qui fait à peu près la moitié de leur grosseur, soit détaché de la substance qui le couvre.

L’églantier de la Virginie ressemble un peu à la salsepareille, et porte des baies de la grosseur d’un pois, rondes, d’un cramoisi fort luisant, dures, et si polies, qu’elles peuvent servir à divers ornemens. On y trouve plusieurs bois de teinture, et quantité de plantes et de terres dont on tire les plus belles couleurs. Le sumak et le sassafras donnent un jaune foncé. La serpentine (l’aristolochia serpentaria), antidote si vanté contre toute sorte de venins et de maladies pestilentielles, n’est meilleure nulle part qu’en Virginie. On fait le même éloge d’une racine qu’on nomme racine de serpent à sonnette (polygala senega), parce qu’elle guérit la morsure du redoutable serpent de ce nom. Elle opère, dans l’espace de deux ou trois heures, par le vomissement et les sueurs. La plante nommée pomme de James-town est une pomme épineuse ou stramoine. Quelques Anglais nouvellement arrivés, ayant jugé qu’on pouvait la manger cuite, en firent une salade bouillie à l’eau qui produisit d’étranges effets : « Ils devinrent tous imbécilles pendant plusieurs jours : l’un passait le temps à souffler des plumes en l’air, un autre à darder des pailles ; un troisième, se tapissant dans un coin, faisait les grimaces d’un singe ; un quatrième ne cessait point d’embrasser ceux qu’il rencontrait, et leur riait au nez avec mille postures bouffonnes. On fut obligé de les enfermer l’espace de onze jours, qui fut la durée de cette frénésie ; et pendant ce temps ils prenaient plaisir à se rouler dans leurs excrémens. L’usage de la raison leur revint, vrais sans aucun souvenir de ce qui leur était arrivé. »

Pendant la plus grande partie de l’année, les plaines et les vallées de la Virginie sont couvertes de fleurs : on n’approche point d’un bois sans être frappé de la variété des odeurs qu’il exhale. Entre les fleurs, on vante la beauté extraordinaire des cardinales et de plusieurs mauves.

Les lauriers tulipiers, ou magnolia ; le bignonia radicans, ou jasmin de Virginie, et divers arbres, parfument les bois, ou les ornent par la beauté de leurs fleurs.

On ne parle point ici des racines et des grains qui servent d’alimens aux Indiens, ni des animaux et des poissons du pays, parce qu’ils diffèrent peu de ceux des autres parties de l’Amérique septentrionale, dont on remet à traiter dans un même article. Mais quoiqu’on se propose aussi de rassembler sous un même point de vue ce que la plupart des habitans de cette vaste région ont de commun dans leurs mœurs et leurs usages, plusieurs différences observées dans ceux de la Virginie et des autres colonies anglaises demandent ici quelque explication.

Les naturels de la Virginie sont communément de la plus haute taille des Anglais. Ils sont droits et bien proportionnés : la plupart ont les bras et les jambes d’une beauté merveilleuse. On ne leur voit pas la moindre imperfection sur le corps : et les Anglais n’en ont jamais connu de nain, de bossu ou de contrefait. Leurs femmes se retirent seules dans les bois pour se délivrer de leurs enfans, et l’on assure qu’elles enterrent sur-le-champ ceux qui viennent au monde avec quelque défaut.

La couleur des deux sexes est un brun châtain, qui est beaucoup plus clair dans l’enfance, mais que l’ardeur du soleil et la graisse dont ils s’enduisent le corps rendent plus foncé par degrés. Leurs cheveux sont d’un noir de charbon : ils ont aussi les yeux fort noirs, et ce regard qu’on observe dans la plupart des Juifs. Presque toutes les femmes sont d’une grande beauté : elles ont la taille fine, les traits délicats ; en un mot, il ne leur manque qu’un beau teint.

Les hommes se coupent les cheveux en différentes formes, et s’arrachent le poil de la barbe avec une coquille de moule : mais les plus distingués gardent une longue tresse derrière la tête. L’usage commun des femmes est de porter leurs cheveux fort longs, flottans sur le dos ou noués en une seule tresse, avec un filet de grain. Dans l’un et l’autre sexe, les chefs ne paraissent jamais sans une espèce de couronne large de cinq ou six pouces, ouverte au-dessus, et composée de coquilles et de baies qui forment plusieurs figures par un mélange curieux de traits et de couleurs. Ils portent aussi autour de la tête un morceau de fourrure teinte. Les Indiens du commun vont tête nue ; mais, sans autre règle que le caprice, ils la parent de grandes plumes. L’habit des chefs est une sorte de manteau fort ample, dont ils s’enveloppent négligemment le corps, et qu’ils lient quelquefois d’une ceinture autour des reins. Le haut prend juste sur les épaules, d’où le reste pend jusqu’au-dessous des genoux. Ils ont sous ce manteau une pièce de toile, ou une petite peau, attachée autour au-dessous du ventre, qui s’étend jusqu’au milieu de la cuisse. Le peuple n’a qu’un cordon autour des reins, et passe entre les cuisses une bande de toile ou de peau, dont chaque bout devant et derrière est soutenu par le cordon. Ceux qui portent des souliers, usage qui n’a rien de fixe et qui dépend des occasions, les font de peau de daim, à laquelle ils joignent une seconde pièce par-dessous pour rendre la semelle plus épaisse : cette chaussure est serrée au-dessus du pied avec des cordons, comme on ferme une bourse, et les cordons sont noués autour de la cheville. On fait observer que les femmes, fort différentes ici de celles des autres pays de l’Amérique, ont le sein petit, rond, et si ferme, que dans la vieillesse même on ne leur voit presque jamais les mamelles pendantes : elles sont d’ailleurs pleines d’esprit, toujours gaies, et leur sourire est d’un agrément qu’on ne se lasse point de vanter. Il ne manque rien non plus à leur sagesse, et l’historien de la Virginie reproche à ceux qui les accusent de libertinage d’être sans goût pour les agrémens d’une liberté honnête.

Les Indiens de la Virginie et des pays voisins forment entre eux des communautés, qui sont quelquefois de cinq cents familles dans une même bourgade : ordinairement chacune de ces habitations est un royaume, c’est-à-dire que le pouvoir du roi ou du chef ne s’étend point au delà. Mais quelques-uns de ces petits monarques règnent sur plusieurs bourgades, qui se trouvent réunies sous ses lois par droit de conquête ou de succession. Ils ont dans chacune des vice-rois ou des lieutenans qui paient un tribut au maître, et qui sont obligés de le suivre à la guerre avec leurs propres sujets. Les maisons de ces Américains se bâtissent à peu de frais : ils coupent de jeunes arbres, dont ils enfoncent le gros bout en terre ; et, repliant le sommet, ils attachent l’un à l’autre avec des bandes d’écorce d’arbre. Les plus petites de ces cabanes sont de figure conique, à peu près comme une ruche d’abeilles ; mais les grandes sont oblongues, et les unes comme les autres sont couvertes de grands lambeaux d’écorce d’arbre. On y laisse de petits trous qui donnent passage à la lumière, et qui se ferment dans le mauvais temps. Le foyer est toujours au milieu de la cabane. Si les habitans ne s’éloignent pas beaucoup de leur demeure, ils ne ferment leur porte que d’une simple natte ; mais, pendant un long voyage, ils la barricadent avec de gros troncs de bois. Chaque maison n’a qu’une seule chambre : ils s’y couchent le long des murs, sur des lits de cannes et de branches, soutenus par des fourchettes à quelque distance de terre, et couverts de nattes et de peau. En hiver, ils se placent autour du feu, sur de bonnes fourrures. Dans leurs voyages, ils n’ont pas l’usage des hamacs, et l’herbe leur sert de lit sous le premier arbre. Les fortifications de leurs bourgades consistent dans une palissade de dix ou douze pieds de hauteur, dont ils triplent les pieux quand ils se croient menacés de quelque danger ; mais en paix ils négligent entièrement cette défense, excepté pour la cabane royale, qui n’est jamais nue, et dans l’enceinte de laquelle ils ont toujours un certain nombre d’édifices qui suffisent pour contenir tout le monde dans le cas d’une surprise.

Ces usages sont fort éloignés de la barbarie, qui semble augmenter à mesure qu’on avance vers le nord. On passe sur tout ce qui regarde leurs mœurs, et leurs cérémonies de guerre et de paix, deux points sur lesquels ils diffèrent peu des Indiens plus septentrionaux ; mais leur religion et leur culte méritent d’autant plus d’observations, qu’on ne connaît rien de semblable dans la même partie du continent d’Amérique, si l’on en croit le témoignage du Virginien.

« Il se croit obligé, dit-il, de rapporter naïvement ce qu’il a vérifié par ses yeux. Dans plusieurs voyages qu’il fit aux bourgades indiennes, il se procura l’occasion de converser familièrement avec quelques-uns des principaux habitans, et jamais il ne put rien tirer de leur bouche, parce qu’ils regardent la révélation de leurs principes comme un sacrilége ; mais une aventure imprévue lui en fit découvrir quelque chose. Un jour qu’il se promenait dans le bois, accompagné de quelques amis, le hasard le fit tomber sur le Quioccosan, ou le temple des Indiens, dans le temps où toute la bourgade était assemblée pour tenir conseil sur les bornes des terres que les Anglais leur avaient cédées. L’occasion ne pouvant être plus favorable, il résolut de la saisir à toutes sortes de risques, et de prendre une parfaite connaissance de ce Quioccosan, dont ils cachent soigneusement la situation aux Anglais. Après avoir dégagé la porte de douze ou quinze troncs d’arbres dont elle était bouchée, il y entra lui et ses compagnons. Au premier coup d’œil ils n’aperçurent que des murailles nues avec un foyer au milieu ; ce qui les fit douter s’ils n’avaient pas pris une cabane ordinaire pour un temple. Sa forme n’était pas différente de celle des autres ; elle avait environ dix-huit pieds de large sur trente de long, un trou au toit pour le passage de la fumée, et la porte à l’un des bouts. En dehors, à quelque distance du bâtiment, il y avait une enceinte de pieux, dont les sommets étaient peints et représentaient des visages d’hommes en relief ; mais les curieux Anglais ne découvrant dans tout le temple aucune fenêtre, ni d’autre endroit que la porte et le trou de la cheminée par où la lumière put entrer, commençaient à perdre l’espérance, lorsqu’ils remarquèrent, à l’extrémité opposée à la porte, une séparation de nattes fort serrées, que renfermait un espace où l’on ne voyait pas la moindre clarté. Ils eurent d’abord quelque répugnance à s’engager dans ces affreuses ténèbres ; mais ils y entrèrent en tâtonnant de côté et d’autre. Vers le milieu de cet enclos, qui avait environ dix pieds de longueur, ils trouvèrent de grandes planches soutenues par des pieux ; et sur ces planches trois nattes roulées et cousues, qu’ils se hâtèrent de porter au jour pour voir ce qu’elles contenaient. Sans perdre de temps à les délacer, ils coupèrent les fils avec leurs couteaux, et leur unique soin fut de ne pas endommager les nattes. Dans l’une ils trouvèrent quelques ossemens, qu’ils prirent pour des os d’hommes ; et l’os d’une cuisse qu’ils mesurèrent avait deux pieds de long. Dans l’autre, il y avait quelques tomahaukes à l’indienne, bien peints et bien sculptés ; ils étaient d’un bois dur et pesant, et n’avaient point de garde pour couvrir la main. À l’un, on avait attaché de la barbe d’un dindon, et les deux plus longues de ses ailes pendaient au bout par un cordon de cinq ou six pouces. La troisième natte contenait diverses pièces de rapport, que les Anglais prirent pour l’idole des Indiens : c’était d’abord une planche de trois pieds et demi de long, au haut de laquelle on voyait une entaillure pour y enchâsser la tête, et des demi-cercles vers le milieu, cloués à quatre pouces du bord, qui servaient à représenter la poitrine et le ventre de la statue. Au-dessous il y avait une autre planche, plus courte de la moitié que la précédente, et qu’on y pouvait joindre avec des morceaux de bois, qui, enchâssés de part et d’autre, s’étendaient à quinze ou seize pouces du corps, et paraissaient destinés à former la courbure des genoux. D’ailleurs il y avait dans la même natte des rouleaux qui semblaient devoir tenir lieu de bras et de jambes, et des pièces de toiles de coton bleu et rouge. Les Anglais mirent ces habits sur les cercles pour en faire le corps ; ils fixèrent les bras et les jambes, et dans cet état ils se firent une idée assez juste de la statue mais ils ne trouvèrent rien qu’ils pussent prendre pour la tête. Après avoir employé plus d’une heure à satisfaire leur curiosité, la crainte d’être surpris leur fit remettre tous ces matériaux dans les nattes, et les nattes dans le lieu où ils les avaient trouvées. »

L’auteur jugea que cette idole, revêtue de ses ornemens, était capable d’imprimer du respect dans un lieu obscur, où le jour ne pouvait être introduit qu’à la faveur des nattes de la cloison, qu’on pouvait relever facilement. D’un autre côté, il ne douta point que les prêtres, y entrant seuls, ne pussent remuer les jambes et les bras de la statue sans que leur ruse fût aperçue. Il ajoute que tous les Indiens ne donnaient pas le même nom à leur idole : les uns l’appelaient Okos, d’autres Quioko ou Kiousa.

On lit dans la relation du P. Hennepin, religieux flamand, que les sauvages de l’Amérique septentrionale, qu’il eut occasion de connaître dans ses longues courses, ne reconnaissent aucune divinité, et qu’ils sont incapables de raisonnemens communs à l’espèce humaine : il assure qu’ils n’ont aucune cérémonie extérieure d’où l’on puisse conclure qu’ils reconnaissent quelque divinité, et qu’on ne voit parmi eux ni sacrifices, ni temples, ni prêtres. Au contraire, le baron de la Hontan leur attribue des notions raffinées et des argumens subtils. Le Virginien, s’écartant de l’un et de l’autre, accuse le premier d’erreur, et l’autre d’exagération. Comme on ne peut supposer, dit-il, que les Indiens de la Virginie et des autres colonies anglaises soient plus ou moins éclairés que ceux de la même partie du continent avec lesquels ils ont de fréquentes communications, il juge des lumières de toutes ces nations barbares par celles qu’il trouva dans un Indien des plus honnêtes et des plus sensés de sa colonie. Ces qualités, qu’il lui connaissait, lui ayant fait désirer de l’entretenir, il trouva le moyen de l’attirer seul dans sa plantation ; il lui fit boire beaucoup de vieux cidre, près d’un bon feu, pour le faire parler avec franchise ; et, lorsqu’il le crut bien échauffé par la liqueur, par le feu et par le bon traitement, il lui demanda quel était le dieu des Indiens, et quelle idée ils en avaient. « Il me répondit naturellement, raconte l’auteur, qu’ils croyaient un Dieu plein de bonté, qui demeurait dans les cieux, et dont les bénignes influences se répandaient sur la terre. Je lui dis qu’on les accusait d’adorer le diable ; et, le voyant balancer, je lui demandai pourquoi ils n’adoraient pas plutôt ce Dieu bon qu’ils reconnaissaient auteur de tous les biens. Il me répondit qu’à la vérité Dieu était l’auteur de tous les biens, mais qu’il ne se mêlait pas de les distribuer aux hommes ; que, les abandonnant à eux-mêmes, il leur laissait la liberté d’user des biens qui étaient son ouvrage, et de s’en procurer le plus qu’ils pouvaient ; que par conséquent il était inutile de le craindre et de l’adorer ; au lieu que, s’ils n’apaisaient le mauvais esprit que j’appelais le diable, il leur enlèverait tous ces biens que Dieu avait donnés à la terre, et leur enverrait la guerre, la famine et la peste ; que, pendant que Dieu jouissait de son bonheur dans le ciel, ce méchant esprit était sans cesse occupé de leurs affaires, qu’il les visitait souvent, et qu’il était dans l’air, dans le tonnerre et les tempêtes.

» Je lui parlai ensuite de l’idole qu’ils adoraient dans leur quioccosan, et je l’assurai que c’était un morceau de bois insensible, fait par la main des hommes, qui ne pouvait entendre, ni voir, ni parler ; incapable, par conséquent, de leur faire ni bien ni mal. Il parut embarrassé : il hésita. J’entendis quelques mots entrecoupés, tels que : ce sont nos prêtres… ils nous disent, ils nous font croire… ce sont nos prêtres…. Alors il m’assura que sa conscience ne lui permettait pas de m’en dire davantage. »

L’application que le Virginien apporta long-temps au même sujet lui fit observer que les devins ont beaucoup de pouvoir sur ces Indiens, qu’ils leur tiennent lieu de prêtres, qu’ils font leur service religieux et leurs enchantemens dans une langue générale qu’il croit celle des Algonquins ; qu’ils n’épargnent point les sacrifices au mauvais esprit ; qu’au commencement de chaque saison ils lui offrent les prémices des fruits, des oiseaux, du bétail, du poisson, des plantes, des racines, et de tout ce qui peut causer quelque profit ou quelque plaisir. Ils renouvellent leurs offrandes lorsqu’ils reviennent avec succès de la guerre, de la chasse et de la pêche.

Smith, autre écrivain anglais, fait le récit d’un enchantement dont il fut témoin à Pamonki, pendant qu’il y était prisonnier. « À la pointe du jour, dit-il, on alluma un grand feu dans une maison longue, et l’on y étendit des nattes, sur l’une desquelles on me fit asseoir. Alors, mes gardes ordinaires reçurent ordre de sortir. Je vis entrer aussitôt un grand homme, d’un air rude, dont le corps était peint de noir, et qui avait sur la tête un paquet de peaux de serpens et de belettes, farcies de mousse, dont les queues attachées ensemble formaient au-dessus une espèce de houppe, et dont les corps, flottant sur ses épaules, lui cachaient presque entièrement le visage. Une couronne de plumes soutenait cet ornement bizarre. Il avait à la main une sonnette qu’il fit retentir long-temps en faisant mille postures grotesques. Ensuite il commença son invocation d’une voix forte, et se mit à tracer un cercle autour du feu avec de la farine. Alors trois autres devins, peints de noir et de rouge, à l’exception de quelques parties des joues, qui l’étaient de blanc, vinrent sur la scène avec diverses gambades. Ils commencèrent tous à danser autour de moi ; et bientôt il en parut trois autres, aussi difformes que les premiers, mais les yeux peints seulement de rouge, avec plusieurs traits blancs sur le visage. Après une assez longue danse, il s’assirent tous vis-à-vis de moi, trois de chaque côté du chef ; et tous sept ils entonnèrent une chanson, qui fut accompagnée du bruit des sonnettes. Lorsque cette étrange musique fut finie, le chef mit à terre cinq grains de blé ; il ouvrit les bras, et les étendit avec tant de violence, que ses veines parurent s’enfler. Il fit alors une courte prière, après laquelle ils poussèrent tous un soupir. Ensuite il remit trois grains de blé ; à quelque distance des autres, et le même exercice fut répété jusqu’à ce que les grains formassent trois cercles autour du feu. Ils prirent alors un paquet de petites branches apportées pour cet usage, dont ils mirent une dans chaque intervalle des grains. Cette opération dura tout le jour : ils le passèrent comme moi sans prendre aucune sorte d’aliment ; mais à l’entrée de la nuit, ils se traitèrent de ce qu’ils avaient de meilleur. La même cérémonie fut recommencée trois jours de suite, sans que je pusse deviner à quoi elle devait aboutir. Enfin ils me dirent que la nation avait voulu savoir si j’étais bien ou mal disposé pour elle ; que le cercle de farine signifiait leur pays, les cercles de grains les bornes de la mer, et les petites branches, ma patrie. Ils s’imaginent, ajoute Smith, que la terre est plate et ronde, et que leur pays est au milieu. »

Bird, colonel anglais, a rendu solennellement témoignage d’un fait qui s’était passé sous ses yeux. On éprouvait tous les maux d’une grande sécheresse vers les sources des rivières, surtout dans la partie haute du James-river, où Bird employait quantité de nègres à ses plantations. Il était si respecté de tous les Indiens voisins, que son seul nom suffisait pour les contenir dans le respect. Un d’entre eux parut touché de voir périr le tabac d’un homme si aimé, et vint offrir à l’inspecteur de faire tomber de la pluie, s’il voulait lui promettre, au nom du colonel, qui était absent, deux bouteilles de liqueur anglaise. Quoiqu’il n’y eût pas la moindre apparence de pluie, et que l’inspecteur n’eût pas beaucoup de confiance à la magie indienne, les deux bouteilles furent promises au retour du maître. Aussitôt l’Indien commença ses conjurations, ce qui s’appelle paouaouci dans la langue du pays ; en moins d’une demi-heure, on vit paraître un nuage épais, qui amena une grosse pluie sur le grain et le tabac du colonel, sans qu’il en tombât sur les terres voisines. L’inspecteur, extrêmement surpris, partit aussitôt, et fit plus de quarante milles pour le seul plaisir de l’informer lui-même de cette aventure. Bird, quoique naturellement peu crédule, ne put rien opposer au témoignage d’un homme sensé. Cependant ses doutes le ramenèrent aux plantations, où ils furent levés par la déposition unanime de tous les Anglais. La conduite qu’il tint avec l’Indien fut si sage, qu’elle semble donner un nouveau poids à son récit. Il lui accorda les deux bouteilles, mais en le traitant d’imposteur, et lui soutenant qu’il avait vu le nuage, sans quoi il n’aurait pu amener la pluie, ni la prédire. « Pourquoi donc, répondit l’Indien, vos voisins n’en ont-ils pas eu ? pourquoi ont-ils perdu leur récolte ? Je vous aime, et je n’ai pas eu d’autre motif pour sauver la vôtre. » Chaque lecteur jugera de cette relation selon ses connaissances et ses préjugés.

Ces barbares sont accusés de sacrifier quelquefois de jeunes enfans : mais ils s’en défendent ; et si l’on voit disparaître ces jeunes victimes, ils assurent que leurs prêtres les écartent de la société pour les former à leur profession. Smith donne la relation d’un de ces sacrifices. « On peignit de blanc, dit-il, quinze garçons des mieux faits, qui n’avaient pas plus de douze à quinze ans. Le peuple passa une matinée entière à danser et à chanter autour d’eux avec des sonnettes à la main. L’après-midi ils furent placés sous un arbre, et l’on fit autour d’eux une double haie de guerriers armés de petites cannes liées en faisceau. Cinq jeunes hommes, vifs et robustes, prirent tour à tour une des victimes, la conduisirent au travers de la haie, la garantirent, à leurs dépens, des coups de canne qu’on faisait pleuvoir sur eux. Pendant ce cruel exercice, les mères pleuraient à chaudes larmes, et préparaient des nattes, des peaux, de la mousse et du bois sec, pour servir aux funérailles de leurs enfans. Après cette scène (que l’auteur compare au supplice des baguettes), on abattit l’arbre avec furie ; on mit en pièces le tronc et les branches, on en fit des guirlandes pour couronner les victimes, et leurs cheveux furent parés de ses feuilles. » Smith ne peut dire ce qu’elles devinrent. « On jeta, dit-il, ces quinze malheureux les uns sur les autres dans une vallée, comme s’ils eussent été morts, et toute rassemblée y fit un festin. »

Le Virginien doute de la vérité d’un fait dont Smith ne dit pas qu’il ait été témoin. Sans l’accuser de mauvaise foi, il le soupçonne de s’être trompé sur quelques circonstances d’une cérémonie indienne qui se nomme huscanaouiment, parce qu’elle ne se célèbre qu’une fois en quinze ou seize ans, et que les jeunes gens ne se trouvent pas plus tôt en état d’y être admis. C’est une épreuve par laquelle ils doivent passer avant d’être reçus au nom. bre des braves de la nation, qui sont distingués par le nom de cokarouses. On a vu quelque chose d’approchant dans la description du Mexique. En Virginie, les chefs indiens choisissent les jeunes hommes de belle taille qui se sont déjà distingués à la chasse ou dans leurs guerres. Ceux qui se refusent au choix sont déshonorés, et n’osent plus se montrer dans leur patrie. On leur fait faire d’abord quelques-unes des folles cérémonies qu’on a rapportées d’après Smith ; mais la principale est une longue retraite dans les bois, où ils sont renfermés sans aucune communication, et sans autre nourriture que la décoction de quelques racines qui ont la vertu de troubler le cerveau. Ce breuvage, qu’ils appellent ouisoccan, joint à la sévérité de la discipline, les jette dans une espèce de folie qui dure dix-huit ou vingt jours. L’édifice où ils sont gardés est environné d’une forte palissade. Notre auteur en vit un en 1694, dans les terres des Indiens de Pamouky ; sa forme était celle d’un pain de sucre ; et, percé de trous comme il était pour donner passage à l’air, on l’aurait pris pour une cage d’oiseaux. Lorsqu’on leur a fait assez boire de leur liqueur, on en diminue la dose, pour les ramener par degrés au bon sens ; mais avant qu’ils soient tout-à-fait rétablis, on les conduit dans toutes les bourgades de la nation. Ensuite ils n’osent pas dire qu’ils conservent le moindre souvenir du passé, dans la crainte d’être huscanoués une seconde fois, parce qu’alors le traitement est si rude, qu’il finit ordinairement par la mort. Ils faut qu’ils deviennent comme sourds-muets, et qu’ils paraissent avoir perdu toutes leurs connaissances pour en acquérir de nouvelles. L’auteur en vit plusieurs exemples. « Je ne sais, dit-il, si leur oubli est feint ou réel ; mais il est sûr qu’ils affectent de ne rien savoir de ce qu’ils ont su, et que leurs guides les accompagnent jusqu’à ce qu’ils aient repris les idées communes. L’opinion que Smith s’était formée du sacrifice venait apparemment de ce qu’il en meurt toujours quelques-uns dans cette pénible épreuve. »

Les offrandes qu’ils présentent à leur idole sont des fourrures, la graisse et les meilleures pièces de gibier qu’ils prennent à la chasse, des fruits, et particulièrement du tabac, dont la fumée leur tient lieu d’encens. Leurs fêtes sont réglées par les saisons ; ils célèbrent un jour à l’arrivée de leurs oiseaux sauvages, c’est-à-dire des oies, des canards, etc. ; un autre au temps de leur chasse ; un troisième à la maturité des fruits. Mais le plus solennel est celui de la moisson, à laquelle ils travaillent tous sans exception de rang et de sexe, comme ils contribuent tous à la culture des terres.

Ils comptent par unités, par dixaines et par centaines ; mais le calcul des années se fait par celui des hivers, qu’ils nomment cahonqs, du cri des oies sauvages qui n’arrivent que dans cette saison. Ils distinguent l’année en cinq parties : 1o . celle où les arbres bourgeonnent et fleurissent ; 2o . celle où les épis sont formés et bons à rôtir ; 3o . l’été, ou la moisson ; 4o . la chute des feuilles ; 5o . cahonq ou l’hiver. Leurs mois répondent au cours de la lune, et prennent leurs noms des choses qui reviennent périodiquement dans cet espace : la lune des cerfs, la lune du grain, la première et la seconde lune de cahonq, etc. Au lieu de diviser le jour en heures, ils en font trois portions, qu’ils nomment le lever, le montant et le coucher du soleil. Ils tiennent leurs registres à peu près comme au Pérou, par divers nœuds qu’ils font à des cordons, ou par des coches taillées sur le bois.

Ce n’est pas seulement leur quioccosan, ou leur temple, qui est environné de pieux dont le sommet représente des visages d’hommes en relief et peints ; ils en plantent dans quelques autres lieux, sacrés ou célèbres pour leur nation, autour desquels ils dansent à certains jours. Souvent ils élèvent des pyramides et des colonnes de pierre, qu’ils peignent et qu’ils ornent, pour leur rendre ensuite une sorte de culte, non comme à la divinité suprême, qu’on a déjà dit qu’ils n’adorent point, mais comme à l’emblème de sa durée et de son immutabilité. Leurs cabanes offrent des paniers de pierre, qu’ils gardent dans la même vue ; ils rendent aussi des honneurs aux rivières et aux fontaines, parce que leur cours perpétuel représente l’éternité de Dieu. En un mot, ils élèvent des autels à la moindre occasion, et quelquefois pour des raisons mystérieuses ; tel était ce cube de cristal dont Smith parle avec admiration, et que plusieurs de leur nation honoraient également. Ils le nommaient pacorance, par allusion au nom d’un oiseau des bois, dont le chant exprime ce mot, qui va toujours seul, et qui ne paraît qu’à l’entrée de la nuit. Ils croient, dit-on, que ce petit oiseau est l’âme d’un de leurs princes, et le respect qu’ils lui portent est extrême.

On nous apprend la manière dont ils conservent les corps de leurs rois. Ils fendent la peau le long du dos, et la lèvent avec tant d’adresse, qu’ils n’en déchirent aucune partie. Ensuite ils décharnent les os sans offenser les nerfs, afin que toutes les jointures demeurent entières. Après avoir fait un peu sécher les os au soleil, ils les remettent dans la peau, qu’ils ont eu soin de tenir humide avec une huile qui la préserve aussi de corruption. Les os étant rétablis dans leur situation naturelle, ils remplissent les intervalles avec du sable très-fin. Alors la peau est recousue, et le corps ne paraît pas moins entier que si la chair y était encore. On le porte au lieu de la sépulture, où il est étendu sur une grande planche nattée, un peu au-dessus de terre, et couvert d’une natte. La chair qu’on a tirée du corps est exposée au soleil sur une claie, et lorsqu’elle est tout-à-fait sèche, on la met aux pieds du cadavre, renfermée dans un panier bien cousu. Les nations un peu anciennes ont ainsi d’assez longues rangées de tombeaux, ou plutôt de corps étendus sous la même voûte. Elles y placent pour garde non-seulement un quioccas, c’est-à-dire une idole, mais encore un prêtre, qui est chargé tout à la fois de l’entretien de l’autel et du soin des corps.

Ayant l’arrivée des Anglais, les Indiens de la Virginie avaient une espèce de monnaie qui servait également pour leur parure et pour leur commerce. C’étaient plusieurs sortes de coquilles enfilées qu’ils nomment pik, runtis et roenokes. Lorsque ces barbares eurent appris des Anglais à faire plus de cas de leurs peaux et de leurs fourrures par l’avantage qu’ils en tiraient dans les échanges, leur ancien goût parut un peu refroidi pour les coquilles : cependant ils les reçoivent encore dans le commerce, et les négocians anglais leur donnent une valeur.

Le nombre des naturels est extrêmement diminué, ajoute l’historien. Quoiqu’il s’y trouve encore plusieurs bourgades qui conservent leurs anciens noms, elles n’ont pas, toutes ensemble, cinq cents hommes capables de porter les armes. Ces peuples vivent dans la misère et dans une crainte continuelle des Indiens du voisinage. Par un traité conclu en 1677, chacune de leurs habitations doit payer tous les ans trois flèches et vingt peaux de castors pour la protection des Anglais.

FIN DU DIX-SEPTIÈME VOLUME.