Acadie/Tome II/14

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 2p. 273-287).

CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME



Les informations données par Pichon provoquent une expédition contre Beauséjour. Préparatifs en Nouvelle-Angleterre. — Monckton, assisté des lieutenants-colonels Winslow et Scott, arrive au Fort Lawrence avec 2,000 hommes, le 2 juin 1755. — Consternation des Français et faiblesse de la garnison. — Secours impossible. — Siège de Beauséjour. — Les Acadiens refusent de prêter assistance aux Français. Trois cents d’entre eux forcés de porter les armes. — Capitulation. — Fuite de Le Loutre. — Pichon réclame sa récompense. — Ce que l’Angleterre doit aux Acadiens.


Dans le cours de l’automne qui précéda la prise de Beauséjour, Pichon communiqua au capitaine Hussey, alors commandant du Fort Lawrence, copie d’une lettre soi-disant adressée à Le Loutre par Duquesne, gouverneur général du Canada, et dans laquelle celui-ci engageait Le Loutre et de Vergor à chercher un prétexte plausible pour les attaquer (les Anglais) vigoureusement[1] En communiquant cette lettre au commandant-en-chef, Hussey lui énumérait au long les raisons qui lui faisaient croire qu’elle devait avoir été fabriquée par Pichon lui-même[2]. Trois semaines après, Lawrence n’en écrivait pas moins à Shirley : « Ayant reçu l’information très-précise que les Français ont formé le dessein d’empiéter davantage sur les droits de Sa Majesté dans cette Province, et qu’ils se proposent d’attaquer notre fort de Chignecto, (Fort Lawrence,) aussitôt qu’ils auront fini de réparer les fortifications de Louisbourg, je pense qu’il est grand temps de frapper un coup pour les chasser de la côte nord de la Baie de Fundy[3]. »

En d’autres circonstances, Lawrence eût hésité à prendre une décision importante en se basant sur une lettre dont l’authenticité était plus que douteuse ; mais, étant donnés les projets qu’il avait en tête, il lui convenait de saisir la première occasion venue, et d’agir comme si le contenu de cette lettre n’eût été que l’expression de la vérité. « Being well informed, disait-il, ayant reçu l’information très précise, » — car il savait que Shirley, dont la nature ardente ressemblait à la sienne, ne manquerait pas de se contenter de cette assertion pour tomber dans ses vues et le seconder de tout son pouvoir. Il ne se trompait pas. Shirley décida immédiatement de lever 2,000 hommes dans la Nouvelle-Angleterre, pour former une expédition destinée à déloger les Français de leurs positions sur l’isthme, le printemps suivant. Les préparatifs en furent poussés avec vigueur, et la flotte, comprenant trente-trois vaisseaux sous les ordres du colonel Monckton, assisté des lieutenants-colonels Winslow et Scott, fit son apparition devant le Fort Lawrence, le 2 juin 1755.

Il y a lieu de croire que la lettre, envoyée par Pichon à Hussey, comme venant de Duquesne, était bien en effet, ainsi que le pensait Hussey, « de la propre main de Pichon[4] » ; car rien n’avait été fait chez les Français, depuis l’automne précédent, pour donner couleur à ce qu’elle contenait. Les Sauvages s’étaient montrés plus pacifiques qu’on ne les avait vus depuis longtemps ; la garnison de Beauséjour n’avait pas été renforcée et comptait à peine cent soixante soldats ; les fortifications avaient été laissées à peu près dans le même état. Au moment même où la flotte apparaissait au fond de la Baie, Le Loutre était activement occupé aux travaux d’endiguement qui devaient procurer des terres aux Acadiens. Cette expédition avait été organisée fort habilement ; le secret en avait été si bien gardé que sa présence devant le Fort fut le premier signal du danger qui menaçait les Français.

Encore que les deux nations fussent en paix, ostensiblement du moins, il n’y avait pas à se méprendre sur le but de ce déploiement de forces ; aussi la consternation fut grande à Beauséjour, et le devint davantage lorsque, quelques jours plus tard, l’on pût se convaincre qu’il ne fallait espérer aucun secours du cap Breton. En effet, des vaisseaux anglais croisaient devant Louisbourg : forcer un passage pour aller secourir Beauséjour, c’était exposer Louisbourg à un coup de main. Il y avait bien, du côté français de la frontière, de douze à quinze cents acadiens en état de porter les armes ; et c’était autant qu’il en fallait pour tenir les assiégeants en échec, et faire avorter peut-être l’entreprise ; mais pour bien des raisons, Vergor ne pouvait compter sur eux[5].

Ceux qui avaient toujours habité cette partie du pays, — et c’était le plus grand nombre, — étaient indubitablement sujets français. Il en était ainsi de ceux qui, au temps de Cornwallis, ou subséquemment, avaient opté pour l’émigration ; à leur arrivée, ils avaient prêté serment au gouvernement français. Mais Lawrence, qui connaissait leurs dispositions, en avait habilement tiré parti, en leur faisant signifier qu’ils restaient toujours sujets anglais, et que si jamais ils étaient pris en armes contre l’Angleterre, ils seraient traités comme des rebelles. Il savait que cette déclaration, si absurde qu’elle fut au point de vue du droit, jetterait le trouble dans les esprits et ferait naître des scrupules dont il profiterait ; jointe à ses menaces, elle ne pouvait manquer de produire le résultat qu’il en attendait.

De Vergor lança des ordres sévères, enjoignant à tous les Acadiens en état de porter les armes de se rendre immédiatement au Fort : ceux-ci restèrent sourds à ses commandements. « Il leur envoya ordres sur ordres, dit Murdoch. Les Acadiens lui répondirent souvent qu’il aurait dû mieux les traiter quand ils étaient en son pouvoir[6]. » De Vergor ne put en réunir qu’environ trois cents, de ceux qui, n’ayant pas d’établissements, demeuraient à Beauséjour même, et qui, recevant des rations du gouvernement, se trouvaient sous sa dépendance et son contrôle. Placés dans cette situation difficile, ces derniers, pour se protéger sans doute au cas d’une issue fatale, exigèrent que les ordres qui les obligeaient à s’enrôler leur fussent répétés par écrit. Ce contingent était insuffisant pour une longue résistance, étant donné surtout qu’il se composait pour les deux tiers de gens qui n’avaient jamais porté les armes, et, qui plus est, combattaient malgré eux, sous la pression des plus terribles menaces. « Plusieurs d’entre eux, dit encore Murdoch, s’enfuirent du Fort, mais dix-sept furent pris et ramenés[7]. »

Néanmoins, avec un chef courageux et déterminé, il eût été possible encore d’offrir une belle résistance et de sauver du moins l’honneur. Mais la défense fut des plus piteuses ; et nous ne connaissons rien, dans les annales militaires de la France, qui approche de la conduite de ce siège, que par dérision, les Français eux-mêmes appelèrent « le siège de velours ». La vénalité chez de Vergor, et chez son parent et complice de Vannes, avait pris tant de place qu’elle avait étouffé tout sentiment d’honneur et de patriotisme. Leur seul souci paraît avoir été de sauvegarder leurs gains illicites et leurs précieuses personnes. Sans attendre l’investissement de la place, avant qu’aucun combat meurtrier eût eu lieu, malgré les protestations de Le Loutre et de quelques officiers, de Vergor fit des ouvertures au colonel Monckton, et, le 16 juin, quatorze jours seulement après l’arrivée de l’expédition, Beauséjour capitulait aux tenues suivants[8] : « 1o Le commandant, officiers, état-major et autres employés pour le roi et la garnison de Beauséjour, sortiront avec armes et bagages, tambour battant.

2o La garnison sera envoyée directement par mer à Louisbourg aux dépens du roi de la Grande-Bretagne.

3o Pour les Acadiens, comme ils ont été obligés de prendre les armes sous peine de perdre la vie, on leur pardonnera pour le parti qu’ils viennent de prendre.

4o La garnison sera pourvue de provisions en quantité suffisante pour lui permettre de se rendre à Louisbourg.

5o La garnison ne portera point les armes dans l’Amérique pendant l’espace de six mois.

6o Les termes ci-devant sont accordés, à condition que la place sera rendue aux troupes de la Grande-Bretagne, aujourd’hui, à sept heures du soir, le 16 juin 1755. »

(Signé) Robert Monckton[9].


Cette capitulation entraînait également celle du Fort Gaspereau, sur la Baie Verte. Ce dernier n’était défendu que par un petit nombre de soldats, et ne constituait à proprement parler qu’un entrepôt d’approvisionnements et de munitions de guerre. Vergor donna ordre à M. de Villerai, qui y commandait, de le livrer, ce qui fut fait les jours suivants.

Beauséjour fut tout de suite occupé par les troupes anglaises, et son nom changé en celui de Cumberland. Dans les dix jours qui suivirent la capitulation, tous les Acadiens vinrent à tour de rôle remettre leurs armes au colonel Monckton. Peu de temps après, les Français évacuèrent également le fort de la rivière St-Jean ; de sorte qu’il ne restait plus rien de la domination française au nord de la Baie de Fundy, si ce n’est des postes de commerce à MiramicM et sur les côtes du Golfe, dans le voisinage de la Baiedes-Chaleurs. Le Loutre s’était prudemment esquivé avant l’occupation du Fort Beauséjour, et, sur la route de Québec, à travers les solitudes de la rivière St-Jean, il pouvait méditer à son aise sur l’instabilité des choses humaines[10]. De

Québec, il s’embarqua pour la France dans le mois d’août suivant ; mais un autre malheur l’attendait en chemin : le vaisseau sur lequel il se trouvait fut capturé en mer par les Anglais, et lui-même enfermé au château Elizabeth, dans l’île de Jersey, d’où il ne recouvra sa liberté que huit ans après, à la conclusion de la paix.

Cet exploit — la prise de Beauséjour — était au fond l’œuvre de Pichon. C’était la lettre, authentique ou non, de Duquesne qui avait donné lieu à cette expédition. Suivant ce qui avait été convenu entre lui et le capitaine Scott, au lieu de suivre la garnison française à Louisbourg, Pichon fut gardé quelque temps prisonnier à Beauséjour, puis dirigé au Fort Édward à Pigiquit, et finalement à Halifax, où il était apparemment captif, mais où sa vraie mission était de se mêler aux officiers qui y étaient détenus ou qui y seraient amenés, et de tâcher de surprendre ainsi les projets des Français.

Or, le temps était venu pour ce traître de réclamer plus amplement le prix de ses services. Le mémoire qu’il adressa à cet effet au secrétaire du gouverneur[11] porte, comme bien l’on pense, l’empreinte de la bassesse de son caractère et de la cupidité qui l’animait. Les gens de cette espèce ne peuvent guère avoir qu’une habileté de second ordre, très savante peut-être lorsqu’il ne s’agit que de l’exécution de leur rôle, mais puérile et boiteuse, lorsqu’il devient question d’eux-mêmes : car, en ce cas, la bassesse dont ils sont pétris éclate de toutes parts. Le mémoire de Pichon, à travers les flatteries dont il est parsemé, contient une longue énumération des services qu’il a rendus et des pertes qu’il a encourues[12] :

« …Trompé grossièrement par l’homme que j’avais accompagné à l’Isle Royale (le comte de Raymond,) je projettai dès lors de me retirer auprès d’une nation que j’aime et que je savois être la plus raisonnable et la plus généreuses de toutes celles qui subsistent sur l’une et l’autre hémisphère… Après le départ du comte de Raymond qui avoit affecté d’ignorer ce qu’une généreuse équité exigeoit de lui, je fus envoyé par l’Intendant de l’Isle Royale à Beauséjour pour y faire les fonctions de Commissaire, d’Ordonnateur et de Subdélégué de l’Intendance. Peu de jours après mon arrivée Mr. Scott que j’avois vu à Louisbourg, et qui me connoissoit d’ailleurs de réputation, me fit complimenter sur ces nouveaux grades et m’invita à le visiter dans son commandement du fort Lawrence, Des nos premières conversations sur les intérêts respectifs des deux couronnes dans l’Amérique Septentrionale, il me dit qu’il pouvoit occasionner ma fortune si je voulois… Il me prouva si bien que je n’aurois pas lieu de me repentir de m’être dévoilé pour ce qu’il me proposoit, que sur les assurances qu’il me donna… de me mettre dans le plus agréable bien-être… je me livrai entièrement à tout ce qu’il desiroit de moi… Ne pourrois-je donc pas à présent paroître désirer l’accomplissement des promesses qui m’ont été faites, de me procurer un état solide et avantageux ?…Représentez que j’avois un état en France, où j’ai encore du bien, que cette année la Cour m’avoit chargé des trois subdelegations de l’intendance pour Beauséjour, la Rivière et l’Isle St-Jean… Ces postes m’auroient été fort avantageux ; que je les abandonne, ainsy que tout ce que j’ai en France, où je ne dois plus penser à retourner ; que j’ai perdu l’acquisition que j’avois fait à prix d’argent auprès du fort de Beauséjour d’un très vaste terrain, de deux maisons et jardins les mieux situés ; que par la prise de ce fort j’ai encore perdu deux chevaux de prix, quantité de provisions, de meubles, linges, liardes, livres, etc.

« Il est des circonstances où il doit être permis de parler avantageusement de soi et où l’on a intérêt de se faire connoître et de rappeler les services qu’on a rendus… Ceux de l’espèce dont sont les miens, ont été "jusqu’ici également utiles et essentiels. »

« Je connois très bien tout le pouvoir de Mr. l’Amiral et les avantages que j’aurois lieu d’espérer de son illustre protection et de celle de son Excellence Mr. le Gouverneur. Ne pourrois-je pas demander l’honneur de leur recommandation auprès de Mr. le General Sherley, ainsy que des autres gouverneurs et chefs des différentes provinces Angloises de ce Continent pour les engager à exercer leur générosité en faisant du bien à l’homme le plus dévoué au service de toute la nation Britannique ? L’essentiel serait de supplier leurs Excellences de me favoriser de leur puissante protection auprès de la cour d’Angleterre et du Ministère pour m’en faire obtenir des grâces… Je m’en rapporte à vous, Mr., sur tout ceci. Je suis à un âge déjà avancé et où les besoins deviennent ordinairement plus grands… »

Th : Tyrell.


À Halifax le 26 7bre 1755. »


Parmi les services rendus, Pichon citait entr’autres celui d’avoir provoqué la capitulation de Beauséjour, en persuadant aux Acadiens qui étaient dans le fort de refuser absolument de combattre, et d’exiger sa reddition immédiate[13]. Nous ne voudrions pas baser quoi que ce soit sur les dires de Pichon, surtout lorsque, comme dans le cas présent, il avait à cœur de grandir ses services ; mais, en réduisant à sa juste mesure la part qu’il s’attribuait dans toute cette affaire, et tout en atténuant un rôle qu’il avait intérêt à exagérer, il reste que son affirmation pourrait bien être vraie quant au fond, — les moyens de la contrôler ne faisant d’ailleurs pas défaut. Ceci posé, comme nous avons déjà la preuve que la grande majorité des Acadiens refusa de 13. prendre les armes, nous aurions également la preuve que ceux qui les prirent forcément, sous le coup de cruelles menaces, lorsqu’ils se trouvaient, par leur situation particulière, sous la dépendance absolue des autorités, provoquèrent cependant la capitulation de Beauséjour par leur refus de combattre au moment suprême. Quant aux Acadiens, disait un article de la capitulation, comme ils ont été forcés de prendre les armes sous peine de mort, on leur pardonnera.

Comme l’on a pu s’en rendre compte d’après ce qui précède, Lawrence ne se trompait pas, lorsqu’il écrivait aux Lords du Commerce, au commencement de son administration : « Je crois que la grande majorité des habitants se soumettraient à n’importe quelles conditions plutôt que de prendre les armes d’un côté ou de l’autre[14]. » L’on voit par là qu’il les connaissait bien, et qu’il jugeait fort correctement de ce que serait leur attitude, le cas échéant. Cette opinion de Lawrence doit cependant paraître étrange. Pourquoi les Acadiens n’auraient-ils pas pris les armes en faveur des Français ? N’étaient-ils pas les sujets de la France, et à ce titre n’avaient-ils pas le droit de servir sa cause ! Évidemment oui ! La plupart d’entre eux habitaient cette partie du pays depuis des générations[15] ; les autres se composaient de ceux à qui Cornwallis, en révoquant le compromis de 1730, avait permis d’opter entre le serment sans réserve ou le départ, c’est-à-dire entre l’allégeance anglaise ou l’allégeance française : « Mes amis, leur avait-il déclaré. dès l’instant où vous avez manifesté le désir de vous en aller et de vous soumettre à un autre gouvernement, notre détermination a été prise de n’empêcher personne de suivre ce qu’il pensait être son intérêt[16]. » Et, lors même qu’il ne leur eût pas fait cette déclaration, il va de soi qu’en révoquant la condition mise à leur séjour, il les rendait libres de partir, et, en partant, ces habitants demeuraient sujets français, s’ils s’en allaient demeurer sur le territoire de la France. Il importait peu que cette partie du pays où ils se réfugiaient fut disputée par les deux couronnes. L’essentiel était qu’elle fût occupée par la France : cela suffisait pour déterminer leur qualité de citoyens français, en vertu des notions les plus élémentaires du droit public, et particulièrement de la formule diplomatique uti possidetis.

Pourquoi donc Lawrence, en dépit de leurs droits évidents à le faire, se croyait-il sûr que les Acadiens ne prendraient pas les armes contre lui ? C’est qu’il savait qu’une question de cette nature, claire pour lui-même, ne se présenterait pas à leur esprit avec toute la clarté nécessaire pour satisfaire pleinement leur conscience ; c’est qu’il savait que les scrupules dont ils seraient assiégés seraient assez forts pour les retenir dans l’inaction ; c’est qu’il savait que le serment qu’ils avaient jadis prêté, et l’habitude de se regarder comme sujets anglais, seraient d’un puissant effet sur eux ; c’est encore parce qu’il savait qu’une longue paix leur avait fait perdre le goût des combats, et qu’ils craindraient d’ailleurs, en prenant les armes, de provoquer, contre leurs frères de la péninsule, les rigueurs du tyran qui les opprimait. Pour rendre encore plus certain l’accomplissement de ses prévisions, Lawrence avait eu la précaution de faire publier une proclamation, dans laquelle il avertissait les Acadiens qu’ils demeuraient toujours sujets anglais, qu’ils n’étaient pas déliés de leur serment de fidélité, et que, s’ils étaient pris les armes à la main, ils seraient traités comme des rebelles[17].

Les prévisions de Lawrence se trouvèrent pleinement justifiées. Malgré les efforts des Français et leurs menaces, trois cents Acadiens seulement, sur quinze cents, prirent les armes ; et encore, nombre d’entre ceux qui s’armèrent réussirent à déserter ; finalement, ceux qui restaient refusèrent de combattre, et Beauséjour dût capituler[18]. Pour celui qui considère les faits sous leur vrai jour, ces Acadiens s’étaient acquis, non-seulement le pardon, comme le comportait la capitulation, mais encore une étemelle reconnaissance de la part de l’Angleterre, pour une conduite qui valait à celle-ci gloire, prestige et accroissement de territoire. A tout événement, s’ils étaient pardonnes en vertu de l’article de la capitulation qui les concernait, leur sort devait se trouver définitivement réglé pour tous les faits antérieurs. Or, nous verrons plus loin qu’il n’en fût pas ainsi, et, qu’en l’absence de motifs réels, Lawrence invoqua les faits que nous venons de raconter pour déporter tous les Acadiens de la péninsule.

Retenons-bien ces faits : ils nous aideront à mieux comprendre ceux dont nous nous occuperons plus tard. Quoiqu’il en soit, il convient d’examiner séparément la conduite des Acadiens situés de l’autre côté de la frontière et celle des Acadiens restés en territoire anglais.

Nous traiterons d’abord la question des Acadiens demeurés en territoire anglais dans la péninsule.



  1. Nov. Sco. Doc. Akins. P. 209. — Tyrrell’s Papers. Cette prétendue lettre de Duquesne était du 15 oct. 1754.
  2. Ici, le MS. original — fol. 474 — porte la note suivante : « Voir Chapitre XVI. »
  3. Nova Sco. Docum. Akins. Extr. from a letter of Gov. Lawrence to Gov. Shirley. Halifax, 5 nov. 1754.— P. 376.
  4. Doc. in. sur l’Acadie. Pièce LXXXIX. Can. Fr. Tome II, p. 135 : « … I think Sir tbat I have good reason to believe that the letter be (Pychon) calls Mr. Duquesne’s is of his own Composing. » — (Hussey to the commander-in-chief. Fort Lawrence, 12 nov. 1754.)

    Les raisons que donne Hussey contre l’authenticité de cette lettre sont absolument péremptoires.

  5. Le MS. original — fol. 476 — porte à cet endroit la note suivante :

    De Vergor, dans une lettre à M. Drucourt, l’année précédente, disait qu’en

    cas d’attaque, il ne pouvait compter sur l’assistance des Acadiens, que les Anglais intimidaient par leurs menaces. »

    Cf. en effet, Canad. Arch. (1887) Page 374 : « Aug. 1, 1754. Beauséjour.

    M. Duchambon, commandant of fort Beauséjour, Acadia, to M. de Drucourt. Found the fort in a bad state, but is getting it repaired. Does not rely on the Acadians for the English are intimidating them by their threats. Rumors of war. (Fol. 46.) Île-Roy. — Corr. Gén. 1754. vol. 34. — M. D’ailleboust and de Drucourt, governors, c. 11.)

  6. Hist. of N. S. II, ch. XIX. P. 265.
  7. Loc. cit. P. 267.
  8. Le MS. original — fol. 478 — contient ici la note suivante : « Avant les ouvertures de la capitulation, une bombe lancée par les assiégeants était tombée sur une des casemates qui servait de prison, et avait tué quatre français, et M. Hay, un officier anglais prisonnier. Cet officier avait été, quelques jours avant, capturé par les sauvages qui s’apprêtaient à le scalper, lorsqu’il fût arraché de leurs mains par un Acadien nommé Brassard, et conduit au Fort où il fût traité avec beaucoup d’égards. »

    Cf. à ce sujet Journal of col. John Winslow, in Coll. of N. S. E. S. for 1884, vol. IV, page 149. — Murdoch II, 264 et seq. D’après Murdoch, c’est un nommé Beausoleil qui arracha Hay des mains des sauvages. — Parkman. Montcalm and Wolfe. I, 260. — Pichon, dans son fameux Mémoire que nous citons plus loin, parle des nommés « Brossards, dits Beausoleil ». — C. F. T. II, p. 130.

  9. Can. Arch. N. S. (1894) P. 205. B. T. N. S. H. 303, H. 304. Le MS. original — fol. supra — met en note : « Pièce omise dans le volume des Archives. »

    Sur la capitulation de Beauséjour. Cf. A. C. Île Roy. C. G. 1775, vol. 35. M.

    de Drucourt, gouv. e. 11. Juin 54. Le long des côtes de l’Acadie, à 12 lieues d’Halifax. Le lieutenant de Loppinot au Ministre. Folio 314. — 3 ½ pp.

    Can. Arch. (1894) P. 205. 1755. June 28. Halifax. Lawrence to Lords of Trade. « Beauséjour surrendered after 4 days bombardment, before a single gun was mounted on the batteries. » " — H. 300. B. T. N. S. vol. 15.

  10. Cette phrase est irrespectueuse et d’une ironie mal placée. Le Loutre protesta jusqu’à la fin contre la reddition de Beauséjour : son courage n’eût pas raison de la lâcheté de Vergor et de Vannes. La capitulation de la place s’étant faite contre son gré, il n’avait qu’à s’enfuir pour ne pas tomber aux mains d’un ennemi trop facilement vainqueur, et dont il ne pouvait reconnaître l’autorité. Eût-il dû partager la honte qui frappait le faible commandant Vergor, quand il avait au contraire prêché la résistance jusqu’à la mort. ? En s’en allant, il dégageait sa responsabilité d’une capitulation qui était une infamie. L’auteur d’Acadie insinue que, dans son voyage vers Québec, LeLoutre pouvait méditer à loisir sur l’instabilité des choses humaines, comme si ce vrai prêtre eût jamais couru après la fortune, les honneurs, la puissance, et que ses ambitions eussent enfin sombré ! C’est ainsi que les historiens protestants, un Mur(loch, un Parkman, apprécient la carrière de ce missionnaire ; leur jugement n’a pas de quoi nous étonner. Comment pouvaient-ils comprendre la sublimité du sacerdoce catholique ? Mais Richard pensait autrement, et il nous semble que la phrase en question a dû lui échapper, car elle est peu digne de lui. Si la perte de Beauséjour a profondément affligé l’âme de Le Loutre, ce n’est certes pas pour des raisons personnelles ni intéressées ; ce n’est même pas parce que la France, qu’il aimait de tout son cœur, allait voir diminuer d’autant son prestige ; c’est qu’il voyait dans ce fait le prologue immédiat du sombre drame au cours duquel la petite nation acadienne serait étouffée.
  11. Doc. inéd. sur l’Acadie, Can. Fran. II, pièce 88, page 127 et seq. — Correspondence between Pychon (or Tyrel) with the British officers. — Pychon or Tyrel either to Bulkeley or Henshelwood. Du British Museum. Brown MSS. Add. 19073, f. 21, no 24, 1753-17.55, Mr. A. B. Grosart fait précéder ce document des notes suivantes, de sa propre main : « These are invaluable papers as they reveal Pychon’s state of mind during his traiterous correspondence… The whole is in the original French : and is annotated throughout from the documents in the Council Records... Extends over twenty 4to pages. »
  12. À l’endroit du MS. original — fol. 480 — où commence l’extrait du Mémoire de Pichon, le traducteur a mis en marge au crayon : « Est-ce une citation textuelle ? » — La citation est textuelle, sauf en un ou deux passages que nous avons rectifiés. Il était nécessaire, pour l’intelligence de ce curieux mémoire, de le citer un peu plus longuement que Richard n’a fait : aussi nous sommes-nous permis de compléter l’extrait. »
  13. « … Lorsque ce premier fort (Beauséjour) se trouva investi en quelque façon, et que l’effet des bombes se fut fait sentir, les habitans au nombre de plus de cinq cens que l’on avoit renfermés pour aider à le défendre, forcèrent par mon conseil le commandant Vergor de demander a capituler et ce fut ce qui abrégea beaucoup ce siège. Ce fut aussi par mon conseil que le capitaine Vellerai (sic) commandant du fort Gasparau, (sic) se rendit sur le seul (sic) lettre qui lui fut portée par un habitant et que j’avais aidé à dicter… » (Loc. cit.)
  14. Extr. from a letter of Gov. Lawrence to Lords of Trade. Halifax, Aug. Ist 1754. — Nova Sco. Doc. Akins. P. 214.
  15. Le MS. original — fol. 482 — porte « depuis un temps immémorial ». C’est trop dire. Car les origines acadiennes ne se perdent tout de même pas dans la nuit des temps. L’édition anglaise (I, 391) a mis had dwelt for générations, — expression bien préférable et que nous adoptons.
  16. Nova Scotia Doc. Akins, p. 189. Translated from the French.
  17. Nov. Sco. Doc. Akins. P. 241-2. Gov. Lawrence to Capt. Murray. Halifax, 27th May, 1755.
  18. L’édition anglaise (I, 392) porte ici une note à quoi rien ne correspond dans le MS. original — fol. 484. Nous la traduisons : « De Vergor et de Villeray furent, trois ans plus tard, traduits devant un conseil de guerre à Québec, pour répondre de leur lâcheté dans le siège de Beauséjour et de Gaspereau. « De Vergor et de Villeray, disent les Mémoires sur le Canada, furent acquittés ; le premier expliqua sa faible défense par le fait que les Acadiens refusèrent de lui prêter secours et provoquèrent une mutinerie. »

    Cf. au sujet de ce procès : Ferland, II, ch. XXXVIII. P. 556. Et surtout, Chapais, Montcalm, ch. X. P. 324 et seq. — Ce conseil de guerre fut tenu à Québec les 22 et 24 octobre 1757. Montcalm avait refusé d’en faire partie. Le procès fut dérisoire — Le récit de M. Chapais nous semble donner de cet incident une idée définitive. — Cf. A. C. Île Roy. C. G. 1755. vol. 35, ch. II, nov. 10, 1755. Louisbourg. Drucourt au ministre.