Acadie/Tome III/06

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 3p. 207-237).

CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME[1]



Lawrence avait confié à tous les capitaines des vaisseaux sur lesquels devaient être embarqués les Acadiens une lettre-circulaire à l’adresse des gouverneurs des provinces où seraient déposés les exilés. Nous en donnerons quelques extraits[2] :

Halifax, Nouvelle-Écosse, 11 août 1755.

« Monsieur, — Le succès de l’entreprise de chasser les Français des endroits qu’ils avaient empiétés dans cette province, a eu un effet tel que j’en ai profité pour soumettre les habitants français de cette colonie aux volontés de Sa Majesté et du gouvernement ou les contraindre à quitter le pays. Il ont refusé de se soumettre au serment, sans la promesse écrite du gouverneur, qu’ils ne seraient pas appelés à prendre les armes pour la défense de la province. Le général Phillips leur fit cette concession que Sa Majesté a désapprouvée, et depuis, les habitants se prétendant sur un pied de neutralité entre Sa Majesté et ses ennemis, ont continuellement entretenu des intelligences avec les Français et les sauvages.

« Trois cents d’entre eux viennent d’être pris les armes à la main dans le fort Beauséjour. Malgré leur mauvaise conduite par le passé, Sa Majesté a daigné me permettre d’accorder son pardon à tous ceux qui voudraient rentrer dans le devoir. En conséquence, j’ai offert à ceux qui n’avaient pas ouvertement pris les armes contre nous, de rester en possession de leurs terres à condition de prêter le serment d’allégeance sans aucune réserve. Ils ont audacieusement et unanimement refusé de prêter le serment sans restriction… J’ai convoqué une séance du Conseil de Sa Majesté à laquelle étaient présents l’honorable vice-amiral Boscawen et le contre-amiral Mostyn, pour considérer les mesures qu’il va falloir prendre pour nous débarrasser sans danger et d’une manière efficace, de cette population.

« Le chiffre de cette population est de sept mille à peu près, et il n’est pas douteux qu’elle ira renforcer la population du Canada si après avoir été chassée, elle est laissée libre d’aller où il lui plaira. Le Canada n’ayant pas de terres défrichées pour un si grand nombre d’habitants, ceux qui sont en état de prendre les armes seront immédiatement employés à inquiéter cette colonie et les colonies avoisinantes. Pour empêcher cela il n’y a pas d’autre moyen praticable que de les distribuer par groupes dans les colonies…

« Cette mesure a été jugée inévitable pour la sécurité de la colonie, et si Votre Excellence prend en considération qu’il est reconnu que la prospérité de l’Amérique du Nord dépend en grande partie de la présentation de cette colonie contre les empiétements des français, je ne doute pas qu’elle ne nous donne son concours, qu’elle ne reçoive les habitants que je lui envoie maintenant, et que suivant notre désir, elle ne prenne les moyens de les installer de manière à ce qu’ils ne puissent se grouper à l’avenir. »

Toujours les mêmes accusations d’ordre général : un seul fait spécifié et répété à chaque occasion, celui des 300 Acadiens trouvés les armes à la main lors de la prise de Beauséjour. Lawrence se garde bien d’ajouter que ces 300, de par un article de la capitulation, furent pardonnes, parce qu’ils avaient pris les armes sous peine de mort. De tous les habitants français, ils étaient les seuls contre qui il ait jamais pu formuler une accusation précise. Et que valait cette accusation ! Quelle était leur culpabilité ? N’avoue-t-il pas lui-même que Philipps leur avait accordé, dans la prestation du serment, la réserve qu’ils exigeaient et à laquelle ils avaient toujours tenu ? Une fois cette réserve retirée, n’avaient-ils pas le droit de quitter le pays ainsi qu’ils l’avaient fait ? En passant en territoire français, n’étaient-ils pas devenus sujets français, ainsi que Cornwallis lui-même l’admettait, et ainsi que le voulait le plus vulgaire bon sens ? La manière dont un très grand nombre d’entre eux s’étaient conduit, en s’éloignant de Beauséjour pour ne pas avoir à prendre les armes contre les Anglais, et l’attitude des trois cents en question, qui n’avaient pris les armes qu’en cédant aux plus grandes menaces, tout cela n’aurait-il pas dû leur mériter au contraire les remercîments et les sympathies des Anglais ? Si nous pouvons en croire Pichon, ce serait grâce à la pression exercée par les 300 sur le commandant français que celui-ci se serait décidé à capituler sans résistance.

Lawrence ajoute que Sa Majesté désapprouva la réserve accordée à Philipps. Nous voyons bien que les Lords du Commerce émirent des doutes sur la signification d’un mot dans la copie française du serment : Philipps maintînt son interprétation, et la réponse mît fin à la discussion. Mais nulle part il n’est marqué que les Lords aient désapprouvé la réserve au sujet de la neutralité. Avec sa mauvaise foi ordinaire, Lawrence nous paraît s’être prévalu de cette discussion sur la valeur d’un mot pour affirmer que Sa Majesté avait désapprouvé la réserve même. Mais cette désapprobation, si tant est qu’elle se soit produite, ne changeait en rien la position des Acadiens, sans une notification formelle à eux adressée. Or, par les documents que nous avons cités, relativement à l’administration de Cornwallis, il appert que jamais avant cette époque, c’est-à-dire 1749-1750, il ne fut question de pareille désapprobation.

Le fait que Lawrence en revient toujours à ces 300, prouve qu’il n’en restait aux accusations vagues que parce qu’il lui était impossible d’apporter d’autres griefs précis. À tout évènement, le cas de ceux qui étaient restés paisiblement sur leurs terres dans la péninsule, à de longues distances des établissements français, devait et doit être considéré séparément. Au reste, si les Acadiens avaient été rebelles, ou enclins à le devenir, à quoi eût servi ce serment sans réserve, étant donné que celui qu’ils avaient prêté les obligeait, tout autant qu’aucun autre, à garder la fidélité ? Et de fait, ce serment était appelé le serment de fidélité. Pourquoi cette insistance à leur faire prêter un serment quelconque s’ils étaient infidèles à celui qu’ils avaient prêté ! Ce n’est pas ainsi, croyons-nous, que l’on eût procédé envers des rebelles. Parkman dit : les Acadiens refusèrent de prêter le serment « en pleine conscience des conséquences » que ce refus pouvait avoir. Il leur fût dit que, s’ils refusaient de le prêter, il leur faudrait quitter le pays. Or, ils avaient accepté cette alternative, ils étaient prêts à s’en aller. Mais entre quitter un pays pour aller où bon nous semble, et être déporté dans les conditions que nous connaissons, il y a un abîme, et Parkman ne l’ignorait pas.

La raison alléguée par Lawrence qu’il n’envoyait pas les Acadiens au Canada, « parce qu’il n’y avait point de terres défrichées pour les recevoir », serait amusante, si le sujet n’était si profondément triste, et la fourberie si grossière[3]. Qu’avait-il préparé pour eux à Boston, dans le Connecticut, à New-York, à Philadelphie, en Géorgie, dans la Caroline, quand sa lettre circulaire aux gouverneurs était la première information que recevaient les colonies de la déportation des Acadiens ? Quand, en plusieurs de ces endroits, on laissa pendant des semaines les pauvres exilés à bord des bateaux qui les avaient amenés, où ils gisaient dans un entassement infect, où la maladie les décimait ? « Notre but, dit-il, en les dispersant ainsi, est de les empêcher de se réunir. »

Le gouverneur aurait pu ajouter, et cela n’eut fait que compléter sa vraie pensée : « J’ai cru qu’en laissant les familles intactes et en déportant au même endroit les habitants d’une même localité, ils en prendraient occasion pour se concerter et revenir prendre possession de leurs terres. Aussi, afin de prévenir une telle éventualité, j’ai donné l’ordre de distribuer les gens d’un même lieu à des endroits fort éloignés les uns des autres ; autant que possible, j’en ai fait autant pour les membres d’une même famille ; de la sorte, le père, la mère, les enfants, n’auront pour longtemps d’autre souci que de se chercher. Entre temps, la misère, le chagrin en tuera un grand nombre… » Que ceux qui doutent que telle ait bien été la vraie pensée de Lawrence, cherchent une autre explication à la dislocation des familles ; pour nous, nous n’avons pu réussir à trouver à ce fait une autre solution. Lawrence était bien trop habile pour ne pas se laisser guider en toutes choses par un motif utile à ses plans. Et le démembrement des familles servait admirablement la fin qu’il avait en vue.

« En dépit du soin apporté par Winslow, dit Parkman, quelques cas de séparation des familles se sont produits, mais ils n’ont pas été nombreux[4]. » Des preuves à l’appui de cette affirmation, il n’en donne aucune, et pour cause. Il est vrai que Winslow avait déclaré aux habitants, convoqués et détenus dans l’église de Grand-Pré, qu’il verrait à ce que « les mêmes familles prissent place à bord des mêmes vaisseaux[5] » ; mais cette déclaration ne saurait suffire comme

preuve qu’il en a été ainsi. Il peut se faire que Winslow se

soit montré plus humain que les autres ; mais n’oublions pas que les ordres édictés par Lawrence portaient que l’on devait s’emparer des hommes et les expédier tout de suite, après quoi l’on s’occuperait des femmes et des enfants. Si de tels ordres n’ont pas été exécutés à la lettre, c’est qu’il y eut mi retard considérable dans l’arrivée des approvisionnements, ainsi que dans celle des convois qui devaient accompagner les transports. On avait eu le temps d’entasser la population presqu’entière à bord des vaisseaux où on l’avait laissée languir, et cela avait permis à quelques familles d’en profiter pour se rejoindre : Winslow et les autres commandants n’eurent pas le pouvoir ou l’inhumanité de les en empêcher. En d’autres tenues, les circonstances n’ont pas permis d’exécuter dans toute sa rigueur l’ordre barbare que l’on avait reçu. Quand nous disons qu’un certain nombre de familles entières se trouvèrent sur le même navire, nous pesons nos paroles, et nous entendons signifier que ces familles furent l’exception. Parkman, cela se conçoit, ne pouvait connaître ce qu’il nous a été donné d’apprendre viva voce au sein de nos foyers. Ce serait une grave erreur de penser que le souvenir de ces événements est depuis longtemps perdu chez les Acadiens. Hélas ! il est vrai qu’il s’efface maintenant très vite ; l’oubli le recouvre ; mais, il y a trente-cinq ans encore, chaque famille pouvait faire l’historique du départ, de l’embarquement, et des nombreuses transmigrations qui suivirent. Jusqu’à 1786, les familles ainsi démembrées se cherchèrent avec une touchante persistance ; le nombre de celles qui, malgré tous les efforts, ne réussirent pas à se recomposer a été considérable.

Au sujet de ce fait, — la dislocation des foyers, — ne mentionnons d’abord que les preuves de nature publique, preuves qui étaient à la portée de Parkman tout autant qu’à la nôtre. L’on a vu que Lawrence avait fait emprisonner dans l’Ile St-Georges, en face de Halifax, les députés de Grand-Pré et de Pigiquit qui avaient refusé de prêter le serment : ils étaient au nombre de quinze ; l’on a vu également que ceci fait, le gouverneur enjoignit aux habitants d’Annapolis, de Grand-Pré et de Pigiquit, de lui dépêcher des délégués : il y en eût cent, dont soixante-dix pour ces deux derniers endroits, et trente pour Annapolis, — en tout cent quinze, choisis parmi les principaux citoyens, et probablement tous chefs de famille[6]. Leur culpabilité ne différait en rien de celle du reste de la population : ils avaient refusé de prêter le serment, et c’était tout. Or, quel fut le sort infligé à ces cent quinze représentants ? L’ordre suivant va nous le dire :

« Ordre d’appareiller et instructions à Samuel Barron, capitaine du Transport Providence. »


« Halifax, 3 octobre 1755.


« Monsieur,

« Vous devrez recevoir à bord de votre vaisseau un certain nombre d’habitants français qui se trouvent à l’Ile St-Georges. L’officier commandant de ce poste vous en remettra la liste. Et vous devrez faire voile vers la province de la Caroline du Nord. Dès votre arrivée en cet endroit, vous devrez remettre à son adresse la lettre ci-jointe, apporter le plus grand soin au débarquement de vos passagers, et vous faire remettre une attestation comme quoi ils ont mis pied à terre[7]. »

Nous avons pu découvrir cependant que le nombre des personnes expédiées en cette occasion ne fut que de cinquante[8]. Les 65 autres furent-elles expédiées plus tôt ou plus tard ? Ou bien purent-elles rejoindre leurs familles avant la déportation générale ? Nous ne le savons pas au juste ; cependant nous avons raison de croire qu’elles furent ultérieurement dirigées sur Grand-Pré et Annapolis pour compléter le chargement des navires qui emportaient le reste de la population. Nous savons que sept jours après le départ d’Halifax de ces cinquante Acadiens, le 10 octobre, un autre navire, le Hopson, à destination de la Caroline du Sud, laissait Halifax, pour aller à Annapolis, y prendre ou y compléter son chargement[9]. Avait-il à son bord les 65 autres Acadiens détenus à Halifax, ou une partie d’entre eux ? Il serait raisonnable de le supposer. Et il est possible que quelques-uns de ces habitants aient pu rejoindre ainsi des membres de leurs familles. Mais ce dût être l’exception. Nous avons donc, dans ce seul fait, probablement cent ou cent quinze maris séparés de leurs femmes et de leurs enfants. À cinq enfants par famille, plus le père et la mère. voilà déjà une dislocation affectant certainement 400 personnes et peut-être même 750[10]. En gardant à Halifax ces chefs de famille, alors qu’il faisait transporter ailleurs la population, nous avons la preuve évidente que l’intention de Lawrence était de démembrer les foyers.

Mais, puisque Parkman paraît s’attacher particulièrement à adoucir la part d’odieux qui revient de ce chef à Winslow, nous allons montrer que celui-ci ne mérite probablement pas les atténuations dont l’historien américain le colore. René Le Blanc, notaire de Grand-Pré, était à cette époque, à l’exception peut-être de Joseph Le Blanc, Nicolas Gauthier, Louis Allain et Lucien de La Tour, l’homme le plus important parmi les Acadiens. Il avait en quelque sorte renoncé à la neutralité qui le couvrait, ainsi que tous les habitants français, pour servir le gouvernement avec zèle, au point que cela lui avait valu d’être fait prisonnier par les sauvages et retenu par eux captif pendant quatre ans. Dans une requête adressée à Sa Majesté le Roi de Grande Bretagne, et que l’on trouvera aux appendices, les Acadiens déportés à Philadelphie exposent ainsi leur situation :

« … Nous avons été déportés dans les colonies anglaises ; et cette déportation a été opérée si hâtivement, et avec si peu d’égards pour les choses indispensables à la vie et pour les liens les plus tendres de la nature, que plusieurs sont tombés, de l’état social le plus charmant et le plus prospère, dans un dénuement absolu. Les parents ont été séparés de leurs enfants, les maris de leurs femmes, parmi lesquels il y en a qui n’ont pu encore se rejoindre. Nous avons été tellement entassés dans les vaisseaux que nous n’avions même pas de place pour nous coucher… Ceux-là mêmes d’entre nous qui, à cause de leur attachement au Gouvernement de Votre Majesté, avaient souffert le plus de la part des ennemis du roi, ont été également enveloppés dans la même calamité, parmi lesquels René Le Blanc, le notaire déjà mentionné, est un des exemples les plus frappants. Il fut saisi, emprisonné, emmené avec les autres ; et sa famille, composée de vingt enfants et d’environ cent cinquante petits enfants, fut dispersée dans différentes colonies. Lui-même fut débarqué à New-York, débile et malade, n’ayant avec lui que sa femme et deux de ses plus jeunes enfants, d’où il alla en rejoindre trois autres à Philadelphie, où il est mort sans qu’on ait fait plus de cas de lui que d’aucun des autres captifs, sans qu’on ait tenu compte de tout ce qu’il avait fait et souffert pour le service de Votre Majesté[11]. »

Parkman connaissait cette requête ; elle se trouve dans Haliburton et ailleurs. Si tel fut le sort infligé à l’homme le plus considérable de Grand-Pré, qui avait servi le gouvernement avec tant de zèle, que dût-il en être pour les autres ? Nous ajouterons, en ce qui regarde Grand-Pré, un fait qui nous touche personnellement : L’aïeul de notre grand’mère Richard, Honoré Hébert, avait trois frères âgés de dix à vingt ans, lors de ces événements. Tous quatre furent déportés à des endroits différents, et ce ne fut que dix ans plus tard qu’ils purent se réunir dans la paroisse St-Grégoire. Cet épisode est raconté par Casgrain, dans son Pèlerinage au Pays d’Évangéline[12], non qu’il ait été exceptionnel, mais parce que la famille à laquelle il se rapporte avait acquis une certaine importance qui la mettait plus en relief que d’autres :


« Au nombre de ces fugitifs était un jeune homme âgé de dix-huit ans, nommé Étienne Hébert, enlevé de la paroisse de la Grand-Pré, où il habitait le vallon du Petit Ruisseau, dans la concession dite des Héberts. Séparé de ses frères qui avaient été jetés, l’un dans le Massachusetts, l’autre dans le Maryland, et le troisième dans un autre endroit, tandis que lui-même, débarqué à Philadelphie, avait été mis au service d’un officier de l’armée, il n’eût pas de repos qu’il n’eût rejoint ses frères, qu’il croyait rendus au Canada. Frustré dans ses espérances à son arrivée, mais non découragé, il se fit concéder des terres (à St-Grégoire)[13] dans la seigneurie de Bécancourt, et repartit en hiver, monté sur des raquettes. Après bien des recherches, il eût la joie de les ramener tous les trois : l’un était à Worcester, l’autre à Baltimore, et le troisième dans un village dont le nom a été oublié. Les quatre frères s’établirent, voisins l’un de l’autre, à St-Grégoire, où ils ne tardèrent pas à prospérer[14]. » Casgrain ajoute que Étienne Hébert, apprenant plus tard qu’une de ses voisines de la Grand-Prée, Josephte Babin, qu’il avait eu Tintention d’épouser, avait été emmenée à Québec, alla l’y retrouver et l’épousa[15].

Nous avons vu qu’à Grand-Pré — et la même chose dût se répéter ailleurs, puisque tels étaient les ordres de Lawrence — les hommes et les femmes furent embarqués séparément, un mois avant le départ de la flottille. Haliburton avait écrit qu’ils avaient été déportés tout de suite[16]. Parkman, avec raison, a corrigé cette inexactitude. Mais, d’après ce que nous venons de raconter, il semble évident que ces hommes et jeunes gens furent bien et dûment déportés séparément : comment, en effet, expliquer autrement la séparation des quatre frères Hébert ?

Madame Williams, auteur de The Neutral French or the Exiles of Nova Scotia[17], une compatriote de Parkman, qui écrivait longtemps avant lui, alors qu’à Boston le souvenir de ces événements était encore frais dans les mémoires, a dit au sujet des promesses faites par Winslow de ne pas démembrer les familles : « À quel sophisme le colonel Winslow a-t-il eu recours pour tranquilliser sa conscience au sujet de ce manquement à sa parole, pour ne pas dire cette abominable tromperie, — l’histoire n’en parle pas[18]. « Dans le MS. de Brown, se trouve un Mémoire préparé par M. Fraser, de Miramichi, auquel Brown s’était adressé pour avoir des renseignements sur les Acadiens fixés à cet endroit. Nous en extrayons le passage qui suit : « Michel Bask et son frère Pierre O Bask, accompagnés de douze autres, ont voyagé à travers les bois depuis la Caroline, d’aucuns disent depuis la Nouvelle-Orléans, jusqu’à la source du fleuve Saint-Laurent : de là, ils sont venus en canot jusqu’à Cumberland[19] visiter les parents de leurs femmes et revoir leur sol natal. Les deux Basks (sic) vivent dans le voisinage de Miramichi… La plus grande injustice que (les Acadiens) croient que les Anglais aient commise, consiste en ce que les déportés de Cumberland et des Mines[20] n’eurent pas la liberté de choisir le lieu de leur exil ; en ce que les femmes et les enfants de plusieurs d’entre eux n’eurent pas la permission de s’embarquer sur les mêmes vaisseaux qui portaient leurs maris et leurs parents, mais furent mis à bord d’autres navires à destination de colonies différentes ; par quoi bien des familles se trouvèrent démembrées et n’ont pas réussi à se rejoindre jusqu’aujourd’hui. Les habitants d’Annapolis estiment bien dur de n’avoir pas eu le privilège de vendre leurs bestiaux et autres biens meubles, avant d’être déportés. » Et Brown ajoute cette note de sa propre main : « Ces traditions ont été recueillies à ma demande, à Miramichi et dans le voisinage de Chignecto, par M. Fraser, juge de district de la province du Nouveau-Brunswick, et qui depuis a fondé une grande maison de commerce à Halifax. M. Fraser est un homme d’une pénétrante intelligence, d’une nature calme et qui n’a rien de romanesque. Il n’a pas l’active curiosité de Jo. Gray, la sensibilité aiguë de Moïse de Les Derniers, ni la grave bienveillance de Brock Watson[21]

Hutchinson, l’éminent[22] historien du Massachusetts, cite plusieurs cas de séparation qui sont venus à sa connaissance. Le New York Mercury de cette époque protesta contre ces indignités. « Leurs femmes et leurs enfants, y est-il dit, n’eurent pas la permission de s’en aller avec eux, mais furent expédiés sur d’autres transports. » Dans une lettre de l’abbé Le Guerne, nous voyons que sur les 250 familles qui se trouvaient à la Rivière St-Jean après la dispersion, il n’y avait pas moins de soixante femmes dont les maris avaient été déportés[23].

Les documents ou relations, établissant qu’il y a eu dislocation des familles, sont si nombreux que nous n’avons que l’embarras du choix. Une preuve entr’autres, et des plus frappantes, que cette dislocation a eu lieu, est dans le fait suivant : une foule de proscrits avaient abordé à Saint-Malo, où, s’étant concertés, ils présentèrent au gouvernement français une requête à l’effet d’être transportés à Boston même. Et le motif qu’ils alléguaient pour s’exposer ainsi à de nouvelles persécutions était « l’espérance de rejoindre leurs enfants que les anglais y ont amenés[24] ».

M. le chanoine Louis Richard, Supérieur du Séminaire des Trois-Rivières, en réponse à une demande d’informations précises sur les origines de la colonie acadienne de St-Grégoire et du district des Trois-Rivières, nous écrit comme suit à la date du 2 novembre 1892 :

« …Vous ne vous êtes pas trompé ; en effet, voilà plus de vingt ans que je recueille, ici et là, tout ce qui pouvait regarder les familles acadiennes et leur établissement dans le district des Trois-Rivières. J’ai fait un relevé de tous les registres des paroisses de St-Grégoire, Nicolet, Bécancour, etc., etc. ; j’ai consulté les souvenirs des vieillards ; j’ai fait un voyage en Acadie ; j’ai pris copie, à Halifax, des vieux registres de Port-Royal, et aujourd’hui je possède toutes les données nécessaires pour recomposer en grande partie la généalogie des familles de ce district. Je savais vaguement, par les récits du foyer, que la dislocation des familles avait été grande, mais j’étais loin de me douter qu’elle l’avait été à ce point. L’arrivée des premiers réfugiés date de 1759 : ceux-ci étaient presque tous des environs de Beauséjour ; ils étaient venus par la rivière St-Jean. Partis dès le printemps, sans provisions et sans munitions, leur marche fut très lente, et devait l’être, puisqu’ils ne pouvaient pourvoir à leur subsistance que par la pêche et le rare gibier qu’ils parvenaient quelquefois à prendre dans les pièges. Enfin, au commencement de l’hiver, ils débouchèrent sur le Saint-Laurent, à Cacouna. Il n’y avait probablement pas une seule famille complète dans ce premier groupe. Mon ancêtre, Joseph Richard, et le vôtre, Michel Richard, étaient du nombre ; le mien se trouvait avec quelques parents de sa femme ; le vôtre, alors âgé de 15 ans, n’avait avec lui qu’une sœur, Félicité, âgée de 10 ans, et son vieux grand-père René Richard[25]. Les noms de Joseph Richard, et de sa femme Madeleine Leblanc, père et mère de notre bisaïeul Michel Richard, n’apparaissent nulle part dans les registres, soit qu’ils aient été déportés en Angleterre, ou qu’ils soient morts dans les colonies anglaises avant la paix de 1763. Je ne vois pas non plus qu’il (Michel Richard) ait été réjoint à St-Grégoire par aucun de ses frères ou sœurs[26].

« Tous ceux qui se fixèrent au Canada entre 1759 et 1763, appartenaient au groupe qui échappa à la déportation. Après le traité de paix, il en vint constamment de tous côtés jusqu’à 1786 : les derniers contingents venaient de France. Même alors les familles qui se trouvaient au complet étaient fort rares, probablement parce que la mortalité avait été fort grande parmi elles, et causée par la misère et les souffrances chez ceux qui échappèrent à la déportation, par la maladie chez ceux qui furent déportés dans les climats chauds.

« L’impression que j’ai éprouvée en faisant ces recherches a été des plus pénibles, parce que je constatais à chaque pas le fait inouï de la dislocation des familles. Toutes celles qui viennent aborder sur nos rivages ne sont que de misérables débris : ce ne sont que veufs, veuves et orphelins ; il y a beaucoup plus de veufs que de veuves ; il semble que les femmes aient moins résisté au chagrin et à la misère. Jugezen vous-même par les listes ci-jointes[27]… »

Voici ce que dit Casgrain d’un autre de nos ancêtres, Jean Le Prince : « L’aïeul de Mgr  Le Prince, premier évêque de St-Hyacinthe au Canada, fut débarqué seul à Boston, où une famille charitable le reçut ; il ne découvrit ses parents que bien des années plus tard[28]. » (1772.)

Il nous est impossible de voir sur quoi s’appuyait Parkman pour affirmer que très peu de familles furent séparées. Abstraction faite de nos informations particulières, auxquelles il ne pouvait avoir accès, il me semble qu’il a pu en voir assez dans des relations de toute provenance pour se convaincre du contraire. Il y a des faits précis qui montrent que, même à Grand-Pré, on ne permit pas la réunion des familles ; cependant il est possible que beaucoup de ces séparations aient été plutôt dues à l’ignorance dans laquelle on tînt les Acadiens au sujet de leur destination. Pour leur faire accepter leur sort avec plus de résignation, on dût leur faire croire qu’ils seraient tous débarqués au même port : cela étant, il importait peu que les membres d’une même famille fussent ou non sur le même navire ; l’on se retrouverait au lieu de débarquement, et c’était là l’essentiel. Au reste, pour des gens aussi religieux qu’ils l’étaient, il y avait convenance à ne pas entasser pêle-mêle sur le même vaisseau des grands garçons et des grandes filles. C’est ce que fait comprendre très-clairement l’abbé Le Guerne ; mais Parkman, qui le cite sans le comprendre, donne à ce qu’il dit un sens tout-à-fait absurde : « Le Guerne, un prêtre missionnaire dans les environs, (Beauséjour,) rapporte, au sujet de l’embarquement, un incident caractéristique et triste : » La plupart de ces malheureuses femmes séduites par les fausses nouvelles, intimidées par des craintes spécieuses, emportées par un attachement excessif pour des maris qu’elles avoient permission de voir trop souvent, fermant l’oreille à la voix de la Religion, de leur missionnaire et à toute considération raisonnable, se jettèrent (sic) aveuglement et comme par désespoir dans les vaisseaux anglois au nombre de cent quarante. On a vu dans cette occasion le plus triste de ces spectacles, plusieurs de ces femmes n’ont point voulu embarquer avec elles leurs grandes filles et leurs grands garçons pour le seul motif de la religion[29] » Parkman ajoute dérisoirement : « Elles pouvaient exposer leur propre âme à la perdition parmi les hérétiques, mais non celle de leurs enfants[30]. » Le Guerne entendait dire qu’il était triste que, pour une simple question de décence où de convenance, ces femmes aient refusé d’admettre avec elles, dans le même bateau, leurs grands garçons et leurs grandes filles. L’expression pour le seul motif de la religion signifie ici, à n’en pas douter, pour cause de décence ; les mots grands garçons et grandes filles, auxquels elle se rapporte, ne permettent pas d’expliquer autrement la pensée de Le Guerne.

L’interprétation qu’en fait Parkman est inadmissible pour une autre raison encore. Ces grands garçons, que leurs mères ne voulurent pas laisser embarquer avec elles-mêmes et leurs grandes filles, furent également déportés, puisqu’ils se trouvaient au pouvoir des autorités ; mais ils furent mis à bord d’autres navires et expédiés vers d’autres lieux. Et Le Guerne considérait comme déplorable, dans de telles circonstances, le scrupule éprouvé par ces mères, puisqu’il avait eu pour effet de désunir les familles. Nous ne nous serions pas donné la peine de contredire Parkman sur un point de si peu d’importance, si nous n’avions vu dans le fait relaté l’explication plausible d’un certain nombre de séparations.

Il est évident que les déportés étaient tenus sous l’impression que les vaisseaux qui les emportaient aborderaient au même port. Ils ne se seraient jamais imaginés le contraire ; ils étaient incapables de supposer un tel raffinement de cruauté chez les Anglais. Le Guerne, énumérant, dans la lettre que nous venons de citer, les subterfuges employés pour forcer tous les fuyards à se livrer, dit ceci : « Des courriers venus icy du Port Royal vers la fin de décembre nous ont appris qu’il n’est point de trahison dont l’Anglois ne se soit servi contre l’habitant, soit pour l’emmener, soit pour sonder ses intentions… On n’enlevoit, disait-on, les familles, que pour les empêcher de porter les armes pour les françois… et que la paix ramèneroit un chacun sur son ancienne habitation. »

Bulkeley, secrétaire du Conseil, qui a fait, sans y réussir, tant d’efforts auprès d’Andrew Brown pour justifier aux yeux de celui-ci la déportation et les circonstances qui l’ont accompagnée, dit que les Acadiens, « au lieu d’emporter avec eux leurs effets et leur argent, en remplirent des coffres et des vases qu’ils enfouirent dans la terre ou déposèrent au fond des puits ; qu’après leur départ, ces effets et des sommes considérables d’argent furent retrouvés par les Anglais[31]. » Il n’aurait pu, ce nous semble, en être ainsi, surtout pour l’argent, si les Anglais n’eussent fait aux Acadiens des promesses de la nature de celle dont parle Le Guerne.

Quoi qu’il en soit, et que la dislocation des familles ait été due à un plan préconçu — et la chose paraît certaine en autant qu’elle concerne Lawrence, — ou qu’elle ait été causée par l’ignorance dans laquelle l’on tenait les Acadiens au sujet de la destination diverse des bateaux, ou enfin qu’il faille l’attribuer à d’inavouables subterfuges, — le résultat a été le même, et le crime ne s’en trouve pas amoindri. L’on ne s’est pas plus occupé du sort et du confort de ces infortunés que s’il se fût agi d’une cargaison de bestiaux. « L’on embarqua toute la colonie pêle-mêle, dit un écrivain[32], sans égards pour la réunion des familles. Une nation policée renouvela les anciennes barbaries des Gépides et des Hernies. »

« À un point de vue, dit Parkman, les auteurs de la déportation eurent une déception à l’égard des résultats qu’ils en attendaient. Ils avaient espéré substituer à une population chez qui ne régnait aucune affection à l’égard du gouvernement, une population loyale ; mais, pendant une période donnée, ils furent incapables de trouver des colons pour occuper les terres devenues vacantes. Les soldats du Massachusetts, à qui ces terres furent offertes, ne se soucièrent pas de rester dans la province ; et ce ne fut que cinq ans plus tard que des familles de souche anglaise commencèrent à s’établir sur les champs abandonnés par les Acadiens. Ceci est certes bien de nature à prouver que le désir de se partager les dépouilles des Acadiens n’est pas, ainsi qu’on l’a prétendu, entré pour beaucoup dans les motifs qui ont amené la déportation[33]. »

Nous aimerions à suivre le penchant de notre nature et à nous montrer calme et indulgent ; nous l’avons été à l’égard des autres écrivains, quand pourtant nous pensions avoir raison de suspecter leurs motifs ; mais nous avouons qu’il nous est fort difficile de maîtriser l’indignation que nous inspire Parkman. Ce que celui-ci a accumulé de supercheries et d’inexactitudes en quatre-vingt dix pages dépasse tout ce que le lecteur pourrait s’imaginer. Les assertions qui précèdent vont de pair avec le reste ; sa méthode est toujours la même[34].

Nous[35]ne prétendons pas que l’expulsion ait eu pour motif un désir de la part des colons de la Nouvelle-Angleterre de s’approprier les terres des Acadiens. L’accusation a pu en être portée, mais de façon hypothétique, et rarement. Peu de personnes, même parmi les historiens, ont étudié à fond ce « Chapitre Perdu ». La disparition des documents en faisait une question ténébreuse qui attirait et rebutait à la fois la patience des chercheurs. Le mystère même dont elle était entourée éveillait les soupçons ; à travers les fragments échappés à la destruction, il était aisé de voir qu’un crime avait été commis. Faute d’avoir pu en pénétrer la vraie cause, ces chercheurs ont laissé leurs soupçons errer à l’aventure sur tous les points imaginables. Parkman, avec sa candeur ordinaire, a cru disposer de toute la question et tourner la difficulté en défendant ce qui n’était pas sérieusement attaqué. Choisir dans la masse une simple supposition, une hypothèse rarement énoncée, la moins probable de toutes, la moins étayée, l’élever à la hauteur d’un gros argument, le seul ; puis, renverser cela avec un air de conquérant se trancher comme un nœud gordien, — telle est la supercherie qu’il a inventée ; et le débat est vidé.

Les colons américains pouvaient avoir à la déportation le genre d’intérêt auquel Parkman fait allusion. Le crime du meurtrier profite parfois à d’autres qu’à lui-même, mais c’est à lui-même qu’il pense quand il le commet. Lawrence agissait pour son propre compte ; et, s’il a eu des complices ; il faut les chercher dans son entourage, à Halifax, et non sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, où l’on ne connaissait probablement pas les projets qu’il méditait[36].

Si Parkman n’avait en vue que de dépister le public, il en avait une occasion excellente en insérant dans son ouvrage, même sans commentaires, si la chose lui répugnait, une toute petite mention de l’octroi de 20,000 acres que se firent les conseillers de Lawrence à même les terres des Acadiens. Et s’il croyait pouvoir expliquer ce fait de manière à exonérer les bénéficiaires, la dite explication lui aurait permis de mettre en lumière sa puissance d’argumentation, bien autrement qu’en se donnant tant de mal pour renverser une objection qui n’a jamais été formulée avec preuves à l’appui. Il eut été intéressant pour ses lecteurs d’être mis au courant des accusations que les citoyens d’Halifax avaient portées contre Lawrence au sujet du bétail des Acadiens et de tant d’autres biens qu’il avait manipulés ; intéressant de pouvoir jeter un coup d’œil sur la lettre des Lords du Commerce à Belcber, dans laquelle sont précisées des charges de même nature, et beaucoup d’autres montrant quelle espèce de tyran était Lawrence ; intéressant encore de pouvoir lire les instructions de Lawrence à Monckton, ordonnant à celui-ci de s’emparer d’abord des hommes, de les expédier, et de s’occuper ensuite des femmes ; intéressant de savoir que les archives de cette époque si importante furent dépouillées de tous les documents qui la concernaient, et que les papiers qui étaient aux mains des Acadiens furent saisis par ordre du gouverneur et détruits ; intéressant d’apprendre qu’outre l’autorité de Pichon, traître et espion, sur laquelle Parkman fonde une partie considérable de son récit, il se trouvait à Halifax[37] un manuscrit compilé avec soin par un contemporain de ces événements, le Révérend Andrew Brown, qui fut pendant dix ans citoyen de cette ville ; que ce manuscrit renfermait des documents nouveaux et précieux, et exprimait des opinions également précieuses, mais bien différentes de celles émises par l’historien américain ; intéressant enfin de connaître la lettre de Sir Thomas Robinson à Lawrence, condamnant à l’avance tout projet d’expulsion, et de se convaincre par là que le Gouverneur avait trompé les Acadiens et le public, lorsqu’il s’était déclaré autorisé à leur imposer le serment sous peine d’expulsion. Tout cela composait une série de faits autrement graves, qui n’ont été ni expliqués ni même touchés par Parkman.

« Au moins, dira-t-on, les affirmations faites par Parkman, à savoir « que les soldats du Massachusetts, auxquels furent offertes les terres évacuées par les Acadiens, ne voulurent pas rester dans la province ; que ces terres ne commencèrent à être occupées que cinq ans plus tard par des familles venant d’Angleterre », doivent être scrupuleusement vraies ? » Loin de là ! La part de vrai qu’il y a là dedans est à l’histoire ce qu’est l’alliage à la monnaie d’or. Nous voyons bien que Lawrence gardait contre leur gré, et malgré les représentations de Winslow et du gouverneur Shirley, les soldats du Massachusetts qui s’étaient enrôlés pour servir pendant un an en Nouvelle-Écosse. Ce délai était expiré ; et cependant, sans égards à la foi des engagements, Lawrence les retenait dans la province. Mais nous ne voyons nulle part qu’il ait proposé à ces soldats de s’établir sur les terres des Acadiens et qu’ils aient refusé son offre. Nous pourrions opposer à l’affirmation de Parkman une certitude morale fondée sur l’expérience intime des voies et moyens par lesquels cet historien procède habituellement. Cependant, en face d’une assertion qu’il ne nous est pas possible de contrôler de façon positive ni de vérifier absolument, nous admettrons le fait, si improbable qu’il nous paraisse. Oui, nous admettrons qu’il avait été offert aux miliciens du Massachusetts de s’établir eu Nouvelle-Écosse. S’ils ne l’ont pas fait, c’est que le mécontentement que Lawrence avait créé parmi eux par ses procédés tyranniques était bien suffisant pour leur faire rejeter une pareille proposition : sous un régime tel que le sien, une telle offre perdait toute sa valeur. Les citoyens d’une province où l’on s’était habitué à se gouverner se fussent fort mal accommodés de son autocratie.

Immédiatement après la déportation, Lawrence s’était adressé à Shirley à l’effet d’en obtenir des colons. Et c’est probablement cette demande qui fait la base de l’affirmation de Parkman. Seulement, — détail insignifiant pour lui — Parkman la dénature en l’appliquant aux soldats du Massachusetts enrôlés sous les ordres de Winslow. Quelle fut la réponse de Shirley : « … Dans votre lettre du 4 janvier, vous soumettez à ma considération deux points, à savoir : 1o le repeuplement des terres devenues vacantes en Nouvelle-Écosse par la déportation de ceux qu’on appelait les Français neutres, en y transplantant de bons sujets protestants pris sur le continent (je suppose que vous voulez parler de l’Amérique du Nord ;) 2o la fortification de la Rivière St-Jean dans la Baie de Fundy.

« Quant au premier de ces deux points, il me semble bien difficile de l’exécuter, à raison de l’état présent des hostilités dans l’Amérique du Nord, spécialement en ce qui regarde Chignectou, localité si éloignée d’Halifax, et exposée à des attaques soudaines de la part du Canada, de l’Île St-Jean, du Cap Breton. La constitution actuelle du gouvernement de la Province… sera, je crois, un obstacle… à la colonisation par de bons sujets protestants venus de ce continent, et particulièrement par des protestants de Nouvelle Angleterre, régis par une Charte ; les habitants de ces régions aiment à se dire en effet qu’ils sont gouvernés, non seulement par des assemblées générales formées d’un gouverneur, d’un conseil, et d’une chambre des Représentants, mais aussi par des chartes.

« Tout ce qui me paraît pouvoir être fait à présent en vue d’attirer des colons de ce continent sur les terres laissées vacantes en Nouvelle-Écosse, est de rendre publiques les conditions qui leur seront laites et qui seront de nature à les encourager à aller s’établir là-bas[38] … »

Cette réponse contient toutes les raisons pour lesquelles Lawrence ne put, pendant quatre ans, établir des colons sur les terres évacuées par les Acadiens. En la mettant sous les yeux du lecteur, nous savons que nous n’apprenons rien à Parkman. Ainsi que le disait Shirley, il fallait d’abord faire connaître les termes auxquels on permettrait l’occupation de ces terres. Pour des hommes pratiques, comme l’étaient ceux à qui Lawrence s’adressait, cette question avait son importance. Si les conseillers de Lawrence s’étaient déjà octroyés ces quelques 20,000 acres dont il a été question plus haut, il est à présumer qu’ils n’entendaient pas concéder leurs terres gratuitement.

Est-il exact, du moins, comme le dit Parkman, que ces terres ne furent pas occupées par des colons américains, mais par des colons venus d’Angleterre, of British stock[39] ? Cela est si peu exact que c’est à peu près faux. Il vint certainement plus tard des colons anglais, irlandais, écossais ; mais ceux qui s’établirent les premiers sur ces terres en 1759-60-61 et 62 venaient pour le très grand nombre de la Nouvelle-Angleterre. Lawrence, qui ne pouvait leur offrir ces institutions représentatives auxquelles Shirley disait qu’ils tenaient beaucoup, ne renouvela sérieusement ses tentatives qu’en 1758, alors que les Lords du Commerce l’avaient obligé à créer une chambre d’Assemblée. Le gouverneur lança une proclamation dans laquelle il invitait particulièrement les habitants de la Nouvelle-Angleterre à venir s’établir sur ces terres vacantes ; et il insistait fortement sur ce point que le gouvernement de la Nouvelle-Écosse était en tout semblable à celui du Massachusetts, du Connecticut, etc. C’est à partir de ce moment, dit Haliburton, « que le courant de l’émigration, venant des colonies du Continent, commença à couler de façon régulière et continue. De Boston il arriva six vaisseaux, portant deux cents colons ; du Rhode Island, quatre goélettes contenant cent passagers. New London fournit cent émigrants et Plymouth cent quatre-vingts[40]. »

« Le canton de Cornwallis, dit le même auteur, surnommé le jardin de la Nouvelle-Écosse, a été colonisé en même temps que Horton (Grand-Pré et Rivière-aux-Canards,) et par des gens qui vinrent du même endroit, le Connecticut. Ils avaient fait voile ensemble sur une flotte de 22 vaisseaux, convoyés par un bric armé de 16 canons et commandé par le capitaine Pigot. Ils arrivèrent le 4 juin 1760 et prirent possession des terres autrefois occupées par les Acadiens. À l’endroit où ils débarquèrent, ils trouvèrent une soixantaine de charrettes à bœufs, et autant de jougs, qui avaient servi aux infortunés Français pour charrier leurs effets vers les vaisseaux qui les avaient emmenés en exil… Ils rencontrèrent aussi quelques familles d’Acadiens… Ces malheureux n’avaient pas mangé de pain depuis cinq ans[41]. »

Pour faire la part exacte, nous devons dire que vers le même temps (1760) il se fixa à Horton (Grand-Pré) 200 personnes, venant du nord de l’Irlande : et ce fait compose le grain de vérité contenu dans l’assertion de Parkman, que nous discutons. Aucun blâme, nous le répétons, ne s’attache à ces colons : ils profitèrent assurément des biens des Acadiens et de leur déportation, mais d’une manière tout-à-fait indirecte, sans avoir participé au crime qui leur valait la possession de leurs terres et sans même le connaître.

  1. Le MS. original — fol. 732 — n’a que le mot chapitre. Pas de chiffre ni de sommaire. Nous nous en rapportons donc pour ceci à l’édit. anglaise. Et tandis que, dans le MS. ce chapitre s’ouvre tel que le porte notre texte, dans l’édit. anglaise, il commence par la phrase que voici : « Chapter XXXI of this work closes with the departure of the flotilla carrying the Acadians into exile : I now come back to the main part of my narrative. »
  2. Le MS. original porte : « Nous la résumerons aussi brièvement que possible. » " Or, comme ce sont des citations qu’il en fait et non un résumé, le traducteur a mis en marge cette note au crayon : on ne résume pas avec des guillemets ; c’est pourquoi j’ai mis « extracts ». — Le fait est que les paragraphes que l’auteur consacre à cette circulaire s’ouvraient par des guillemets qui ensuite ont été barrés, et sa manière de citer tenait à la fois du résumé et de l’extrait textuel. Notre texte est d’après le texte officiel de la circulaire, que l’on trouvera en entier dans nos appendices du tome II, p. 473.
  3. Lawrence dit exactement : « Le Canada n’ayant pas de terres défrichées pour un si grand nombre d’habitants, ceux qui sont en état de prendre les armes seront immédiatement employés à inquiéter cette colonie et les colonies avoisinantes. » Voilà la crainte et voilà pourquoi il déportera les Acadiens. L’auteur d’Acadie, en isolant le premier membre de phrase, nous laisse sous l’impression que Lawrence a voulu dire que c’eût été mal d’expédier ces gens là où il n’y avait suffisamment de terres défrichées à mettre à leur disposition.
  4. Montcalm avd Wolfe. I, p. 290, en note.
  5. « That whole familys shall go in the same vessel…  »

    Journal. Coll. of the N. S. H. S. III, p. 93.

  6. Cf. Notre tome II. ch. XXVII.
  7. N. S. D. P. 280. — La référence est dans le MS. original — fol. 740 — et l’édit. anglaise.
  8. The government of N. S. to John Campbell, Dr . 1755. Nov. 15th. To the freight of fifty french people brought from Halifax to N. Carolina, in the Sloop Providence, Samuel Barron, Mr., per Certif. at 12 s. 6 d. 31 £. 5. 0 North Carolina, Jany. 13th 1756. Jno. Campbell. — N. S. D. P. 289.
  9. N. S. D. P. 291.
  10. Nous donnons les chiffres tels que dans le MS. original — fol. 740. A. — L’édit, anglaise, II, p. 207, met 700 ou 800.
  11. Cf. Haliburton. I, 183 et seqq. Casgrain, Pèlerinage, VIII, 178 et seq. Cf. notre ch, XXX, note 4.
  12. Le M S. original — fol. 740 C. — porte : Voyage
  13. Mots ajoutés par Richard.
  14. Le MS. original — fol. 740 D. porte le renvoi suivant : « Ils revinrent ensemble en suivant les rivières Kennebec et Chaudière jusqu’à Québec. Celui des quatre qui est notre aïeul (Honoré) fut retrouvé à Boston. Il eut les pieds gelés dans le trajet. »
  15. Pèlerinage… ch. X. P, 203-4. Au bas de la page 204, il y a cette note : « Un des descendants d’Étienne Hébert s’est distingué, de nos jours, par son admirable dévouement à la cause de la colonisation. Le premier des établissements qu’il a fondés porte, en souvenir de lui, le nom d’Hébertville. Un autre rejeton de la même famille occupe aujourd’hui le premier rang parmi nos artistes canadiens. Il exécute actuellement, à Paris, toutes les statues qui doivent décorer la façade du Palais Législatif, à Québec. »
  16. «  The préparations having been all completed, the l0th of september was fixed upon as the day of departure. » I, p. 179.
  17. Le MS. original — fol. 740 E. porte : «  French Neutrals ». Nous donnons le titre exact de cet ouvrage, dont nous avons sous les yeux la seconde édition, s. d., publiée à Providence par l’auteur. Le copyright est de 1841.
  18. The Neutral Franch. ch. V. P. 120.
  19. Le MS. original — fol. 740 F. porte : Shédine.
  20. Le MS. original — ibid. porte : Grand-Pré.
  21. La dernière phrase de cette note de Brown est : « But he has supplied some useful hints and opened (en note marginale l’éditeur a mis : offered the best défense for the Removal that has yet been suggested. » Par où il semble signifié que ce Fraser avait préparé ou suggéré les raisons les plus fortes en faveur de la Déportation qui eussent encore été apportées. — Ce document se trouve dans C. F. Doc. in II, p. 94. Pièce LXXXI, sous le titre : Notes from Tradition and Memory of the Acadian Removal, by Mr. Fraser ot Miramichi 1815. Seven folio pages. Extracts. Au bas de la page : British Museum. Dr  Brown’s MSS. Add. 19071, fol. 254. Le titre ci-dessus, sur le document original, est de la main de Mr. A. B. Grosart, de qui le British Muséum a acheté les manuscrits du Dr . Brown. » — La note du Dr  Brown porte la date du 12 mars 1815.
  22. Dans le MS. original — fol. 740 F., sous éminent, il y a un trait au crayon qui renvoie à la marge où le traducteur a mis ces mots : — Les Américains disent que Hutchinson’s government was characterized by duplicityty and avarice.
  23. Lettre à Provost, du 10 mars 1756 : « Dans nos rivières de Memeramcouc, Petcoudiac et Chipody, il reste comme je l’ai dit environ deux cents cinquante familles, de ce nombre sont soixante femmes dont les maris ont été emmenés en Angleterre (sic pour Nouvelle Angleterre.) » Cf. Appendices, où cette lettre est en entier.
  24. PLAGET

    envoyé à Monseigneur le Maréchal de Castries Ministre et Secrétaire d’État de la Marine.

    21 février 1784.

    Monseigneur, — Les Acadiens établis dans ce Département de l’Évêché de Saint-Malo en Bretagne, vous représentent très humblement qu’animés du désir de décharger l’État de la solde que le Roy a bien voulu leur accorder, et en se consacrant aux travaux que chacun d’eux peut embrasser, ils désirent avec ardeur qu’ils soyent fixés pour toujours sous l’hémisphère qui leur a été proposé par le Gouvernement.

    L’attachement et la fidélité que cette nation a dans tous les tems témoigné pour son Souverain lui a mérité cette preuve d’estime qu’elle a été mise à choix sur la Louisiannc, le Missisaipi, la Floride Espagnolle ou une contrée du continent de Boston pour y couler le reste de leurs jours.

    D’une voix unanime et d’un commun accord, les Accadiens se sont décidés pour Boston, ils acceptent avec la plus vive reconnoissance la proposition qui leur est faite d’y aller demeurer, voilà ce qui forme aujourd’huy l’objet de leurs vœux, ils ont tout lieu d’attendre qu’ils seront exaucés.

    Un autre motif leur fait désirer d’être transportés à Boston les Anglois 8’étant rendus les maîtres de l’Accadie, tous les Accadiens furent dispersés et exposés à la fureur de l’ennemi de la France, ceux à qui la foiblesse de l’âge ne permît pas de s’y dérober restèrent aux mains de leurs vainqueurs et par eux emmenés à Boston où ils ont été élevés et instruits suivant les rites de la secte angloise.

    Quel sujet éternel de reconnoissance pour les supliants de se voir rendus à leurs enfants, réunis à leurs neveux ? les familles incertaines de leur sort béniroient à jamais la main bienfaisante qui leur auroit procuré cet avantage : la fermeté et l’attachement dont ils ont toujours donné des marques pour leur religion, le libre exercice qu’ils en feroient sous les yeux de leurs alliés, de leurs descendants et de leurs compatriotes, rappelleroient ceux-cy du sein de l’erreur, et les détermineroient infailliblement à l’abandonner pour embrasser et suivre la foy de leur ayeux.

    Protégés donc. Monseigneur, les pauvres et malheureux Acadiens appuyés s’il vous plaît de votre protection et de vos bons offices leur juste réclamation et ils redoubleront leurs vœux pour la précieuse conservation de Votre Grandeur.

    Présenté par les Députés des Accadiens

    du Département de Saint-Malo ce 19 Février 1784.

    Cf. Arch. Can. Gen. etc. P. 227-8.

  25. Le MS. original — fol. 740, I. — a la note suivante : « Il avait alors 73 ans, et mourût en 1776, à l’âge de 90. »
  26. Le MS. originalid. fol. — porte cette note qui ne figure pas dans l’édit. anglaise : « Un vieil oncle que j’ai auprès de moi avait cinq ans, lorsque mourût son grand-père Michel Richard. Il croit ne rappeler que la mère de ce dernier mourût au temps de l’embarquement, et le père dans les colonies anglaises. Il (Michel) avait un ou deux frères dont on n’eût jamais de nouvelles. »
  27. Le travail non achevé du regretté chanoine Richard est conservé aux archives du Séminaire des Trois-Rivières. À l’Appendice VII de notre tome II, nous en avons publié une partie, — les Notions Préliminaires et ce qui a trait à la famille Le Prince. Aux Appendices de ce tome III, l’on trouvera ce qui a trait à la famille Richard. C’est par l’entremise de M. l’abbé C. E. Mailhot, l’historien des Bois-Francs, que nous avons pu parcourir ce travail et en prendre des extraits.
  28. Pèlerinage… ch, X. P. 202. — Ferland, II, XXXV, P. 520, avait déjà dit : « Le père (c’est grand-père qu’il faudrait) de feu Mgr . Le Prince, évêque de St-Hyacinthe, encore enfant, se trouva séparé de ses parents, et jeté au sein d’une famille à Boston. Il ne retrouva ses parents qu’après plusieurs années de recherches. »
  29. Lettre à Prévost, du 10 mars 1756. Cf. Appendices.
  30. Montcalm and Wolfe. I. VIII. P. 291.
  31. Je n’ai pu localiser ce texte.
  32. Dans le MS. original — fol. 740 M. — un trait au crayon au-dessus de ce mot renvoie à la marge où il y a cette remarque : « Ce serait bon de le nommer. » — Richard ne nomme pas cet écrivain.
  33. Montcalm and Wolfe, I, VIII. The Removal of the Acadians. P. 294.
  34. Dans l’édit. angl. II. 216, il y a ici un paragraphe de cinq lignes à quoi rien ne correspond dans le M S. original : « The way Parkman introduces his expression, families of British stock, seems to show that he wanted to convey the impression that these lands were settled by old country people. He can stand well enough an imputation against these, but net against New England people. »
  35. Dans le MS. original — fol. 740 N., nous est souligné d’un trait au crayon renvoyant à la note marginale suivante : « C’est trop personnel. (Parkman) n’est pas censé vous connaître. »
  36. De qui l’auteur d’Acadie veut-il parler ? Sans doute des soldats même et du gros peuple. Car, pour ce qui est des autorités, le gouverneur Shirley, par exemple, a été pour le moins de moitié dans les plana. Et les gouverneurs des autres États de la Nouvelle Angleterre n’étaient-ils pas également au courant de ces projets, pour l’exécution desquels ils avaient fourni des contingents ?
  37. Le MS. du Dr  Brown est au British Museum.
  38. Le MS. original — fol. 740 S — donne la référence exacte : Archives de la Nouvelle-Écosse. P. 421. — Cette lettre est de février — s-d — 1756.
  39. Le MS. original — fol. 740 T — porte la note marginale suivante au crayon, et de la main du traducteur : « 0f British Stock peut se dire de tous les Américains, qui étaient, surtout alors, de race Britannique ; c’est peut-être ce que Parkman voulait dire. »

    Nous ne le croyons pas ; le sens obvie de ces mots signifie une directe émigration d’Angleterre.

  40. Référence donnée dans MS. original, id. fol : — Haliburton. I, 234.
  41. Haliburton. II. P. 120-1.