Acadie/Tome III/07

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 3p. 239-246).

CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME[1]


LES ACADIENS EN EXIL


Il nous reste à suivre les Acadiens en exil, à refaire le long pèlerinage de leurs souffrances sur la terre étrangère. Ce chapitre présente encore plus d’obscurités que le précédent. Les plaintes et les angoisses des victimes se perdirent dans le fracas des armes. Pendant huit ans, avec des alternatives de succès et de revers, la France et l’Angleterre combattirent l’une contre l’autre avec un acharnement croissant : celle-ci pour s’assurer la possession définitive de ce continent, théâtre de tant de luttes et de sacrifices ; celle-là pour retenir du moins un lambeau du magnifique domaine qu’elle voyait lui échapper, et se retirer sans trop d’humiliation du conflit dans lequel elle s’était imprudemment engagée.

Jointe aux intenses préjugés qui existaient alors, dans les milieux puritains, contre tout ce qui était catholique et français, cette guerre qui sévit pendant les huit années de la captivité des Acadiens, n’était pas de nature à faire naître la sympathie que méritait leur sort lamentable. La guerre étouffe la pitié ; tout ce qui, de près ou de loin, touche à l’ennemi, devient objet de haine ou de mépris. Ceux qui, dans des circonstances ordinaires, se laisseraient émouvoir par une infortune quelconque, ferment leur cœur à la compassion. À peine se rencontre-t-il ça et là quelques âmes d’élite qui daignent s’attendrir et offrir des consolations. Dans de telles conditions, qu’est-ce ces malheureux exilés pouvaient donc espérer ? Rien n’avait été préparé pour les recevoir. Ils arrivaient au commencement de l’hiver ; et leur présence était accueillie par des murmures et des craintes.

Désunis de par les ordres de Lawrence, décimés par le chagrin, la misère, la maladie, privés de secours spirituels et de consolations humaines, objet de défiance et de mépris, placés dans une situation qui n’offrait pas d’issue visible ni possible, une situation vraiment désespérée, affaissés sous le poids d’une douleur trop accablante pour être surmontée, pouvaient-ils se raccrocher à la vie, se remettre au travail, espérer quand même ? L’espoir, même vague et lointain, est le dernier lien qui nous rattache à l’existence. Mais, pour ces pauvres gens, où était cet espoir ? Pourraient-ils jamais quitter le lieu de leur exil ? Auraient-ils la liberté de se chercher, de se rejoindre peut-être, de trouver un asile assuré contre de nouvelles persécutions ? Cet espoir bien lointain, il n’y avait pas à l’entretenir. Disséminés sur toutes les plages depuis Boston jusqu’à la Géorgie ; éparpillés sur les côtes du Golfe du Mexique, aux Antilles, en Angleterre, en France, comment se réuniraient-ils jamais ? Combien d’années s’écouleraient avant de revoir cet époux, ces fils transportés l’on ne savait où ? Les reverrait-on jamais ? Résisteraient-ils au chagrin, à la misère, au climat ?

L’histoire s’est bornée à raconter l’événement principal, le fait tragique qui arracha violemment les Acadiens à leurs foyers. L’abandon de leurs biens, leur patrie perdue, — voilà ce qui a le plus frappé l’imagination populaire. Ignorant que les habitants d’une même localité avaient été séparés, les membres d’une même famille disjoints, l’on a vu dans ce départ une immense calamité sans doute, mais une calamité dont le temps pouvait effacer les traces. La vie tient à une infinité de liens. Il est des douleurs soudaines, poignantes, qui affectent plus vivement les esprits. Quelquefois le malheur n’a brisé qu’une partie de ces liens ; la souffrance a été vive, foudroyante même ; mais la blessure faite n’était pas sans remède ; un peu de temps, et les tissus reformés ont recouvert la plaie. Pour les Acadiens, le fait d’avoir été dépouillés de leurs biens, d’avoir été expulsés de leur sol natal, n’a pas été le plus considérable de leurs maux. L’épouse jetée sur la terre étrangère, séparée de son mari, de ses enfants, l’époux semé sur d’autres plages lointaines, sans espoir pour les uns et les autres de jamais se revoir : voilà de ces douleurs que le temps n’efface pas ; voilà de ces liens sacrés, brisés pour toujours, et qui anéantissent. Tant que le corps demeurait sain et vigoureux, il pouvait opposer à tous ces coups une résistance. Mais la douleur consume les forces physiques ; la santé s’abîme. Cette mère éplorée, cette épouse inconsolable, ne pouvait que languir et mourir. Elle est morte, disait-on, de telle ou telle maladie ; en réalité, c’était la souffrance morale qui l’avait tuée.

Seuls les Acadiens, seuls les fils de ceux qui ont tant souffert, seuls ceux qui ont entendu au foyer l’âpre récit des transmigrations de leurs parents, de leur dénuement, de leurs vains efforts pour se retrouver après de longues années de captivité, ont pu se faire une idée de l’étendue et de la profondeur de leur infortune. Les séparations, déjà nombreuses par l’effet des ordres de Lawrence, par la ruse ou l’indifférence de ses subordonnés, ont été considérablement accrues par la grande mortalité survenue parmi les victimes. Rameau, qui a consacré quarante ans de sa vie à de patientes recherches sur le nombre des déportés, leur destination, leurs transmigration successives, établit au delà de tout doute, par des relevés officiels, ou des calculs indiscutables dans l’ensemble, que, des 18,000 Acadiens qui peuplaient la péninsule, l’Isthme de Shédiac, l’Île St-Jean, l’Île Royale, 14,000 furent déportés de 1755 à 1763 ; que le nombre de ceux qui périrent pendant cette période fut de 8,000[2]. Cette réduction de quarante pour cent dans le chiffre de la population, quand l’augmentation normale avait été jusque-là de cinq pour cent par année, représente bien d’autres séparations que celles qui furent commandées par Lawrence ; mais celles-ci ont été la cause des autres, en grande partie du moins. Que le chagrin, la misère, les épidémies, ou toute autre cause naturelle, aient amené cette effroyable proportion dans la mortalité, le spectacle n’en est pas moins navrant. Quelle mère se consolera jamais d’un enfant mort en exil, loin des siens, et victime de la misère peut-être ? Et combien peu de mères acadiennes furent à l’abri d’un pareil malheur, quand on songe que quarante-quatre pour cent de la population fut décimé !

Ce n’est pas en s’en tenant au froid récit de l’embarquement de ces malheureux dans les ports de l’Acadie, ou en accordant une pensée fugitive aux angoisses inévitables de cette expatriation, que l’on peut embrasser toute l’étendue du malheur qui s’était abattu sur ce peuple. Mais là où s’arrête l’histoire, s’ouvre le champ que cultive le poète et le romancier. En contemplant ces croix muettes perdues sur la route, le poète se prend à ressusciter et à recomposer la vie des infortunés qui reposent à leur ombre ; il décrit le bonheur qu’ils ont goûté, les espérances légitimes qui gonflaient leur cœur, les vertus qui les animaient ; puis son tableau s’achève sur la sombre désolation qui vint engloutir leur destinée. Des miettes délaissées par l’historien, il a surgi des œuvres qui honorent l’humanité, et sont comme une compensation pour l’abaissement que le crime de mécréants lui avait infligé. C’est au beau poème de Longfellow que je fais ici allusion. Ce nom et ce poème vivront aussi longtemps que l’histoire et aussi longtemps que la race humaine.

Nous nous étions proposé de consacrer nos efforts à la recomposition du chapitre si obscur de la déportation, en suivant pas à pas les exilés dans leurs transmigrations successives et répétées, dans leurs tentatives pour se réunir et trouver un refuge assuré ou goûter la quiétude et l’aisance des anciens jours, loin du bruit des aimes, loin des conflits qu’engendrent chez les hommes et les nations l’ambition et la cupidité. Mais nous avouons que le courage nous en a manqué. Nous avons hâte de fuir ces pénibles souvenirs, de nous éloigner d’un sujet qui ne pourrait qu’assombrir notre existence et raviver des plaies mal cicatrisées. Il est tard d’ailleurs pour recueillir les données de la tradition. Ce qui était possible il y a trente ans, quand vivait une génération dont l’esprit était tout rempli de ces souvenirs, ne l’est guère aujourd’hui. Nous nous bornerons donc à un court abrégé des faits principaux, moins en vue de jeter plus de lumière sur le sujet, que parce que notre tâche serait sans cela incomplète.

Les recherches faites par Rameau, pendant ces dernières années, ont porté particulièrement sur les transmigrations des Acadiens, après leur déportation, et sur leurs divers groupements, en France, en Louisiane, dans la province de Québec et dans les provinces maritimes. Il suit leur marche d’un endroit à un autre, nous donne leur nombre exact ou approximatif, nous fait assister à la fondation et aux progrès de leurs diverses colonies. Il a tiré de l’oubli bien des faits importants, et ses patients travaux ont rendu son nom bien cher aux descendants de ce peuple infortuné. Pour le présent du moins, nous nous contenterons de compléter notre travail en résumant les informations que Rameau et Casgrain nous fournissent sur le sujet[3]. Pour les chapitres qui vont suivre, il importe peu de savoir quels sont les sentiments, les opinions de ceux qui vont nous servir de guides. La partie essentielle du drame ayant été exécutée, il ne s’agit plus que d’en examiner les conséquences. Il suffit qu’un auteur ait eu la patience de rassembler les faits qui s’y rattachent et qui en découlent pour que l’on accorde à ses travaux le crédit qu’ils méritent. Dans cet ordre, souvent tout se réduit à une question de statistiques, ayant pour seul objet de satisfaire une curiosité d’ailleurs bien légitime. Il n’en était pas ainsi pour les chapitres précédents. Aussi nous avons été très circonspect dans le choix de nos autorités ; nous avons cherché à deviner le caractère. les intérêts, les sentiments, les motifs des acteurs de ces événements et de ceux qui les ont racontés.

Sur les questions que nous venons de traiter. Rameau est de beaucoup l’écrivain le plus complet. Son caractère est au dessus de toute atteinte ; ses citations sont toujours sûres et correctes ; il est souvent très sévère envers les Français. Cependant, à raison de son ardent patriotisme, nous nous sommes abstenu de recourir à ses opinions sur des points essentiels ; et nous avons cherché à approfondir bien des questions qu’il n’a touchées que légèrement, parce qu’elles étaient obscures et mal étayées. Ainsi, le rôle joué par l’abbé Le Loutre, et son influence sur les événements, ont été considérables ; il est indéniable que sa conduite a été de nature à irriter les Anglais, et injustifiable sous plus d’un rapport ; son attitude à l’égard des Acadiens a manqué de discrétion ; par ses menées, il a intensifié les haines nationales, et a pu faire surgir dans le cerveau de Lawrence l’idée de la déportation ; sans ce fougueux abbé, sans ses provocations répétées, la déportation eût constitué une impossibilité, si pervers d’ailleurs qu’ait été le despote qui l’a conçue et exécutée[4]. Il est vrai que tous les renseignements que nous possédons sur les faits et gestes, et sur le caractère de ce fougueux abbé, sont entièrement basés sur deux sources suspectes, sinon méprisables[5]. Il était difficile de baser des opinions sérieuses sur ces deux seuls appuis, d’un côté le traître Pichon, de l’autre, cet auteur des Mémoires, si imprégné de voltairianisme. Cependant, le rôle joué par Le Loutre a été trop considérable pour que nous l’ignorions ou en fassions semblant, à raison de ces sources peu recommandables. Nous croyons que, dans ces conditions, la conduite à tenir était de ne pas rejeter tout-à-fait ces deux autorités, mais de s’en aider pour arriver à des conclusions à peu près satisfaisantes. C’est ce que nous avons tenté de faire ; et nous n’aurions aucun reproche à adresser à Parkman, s’il eut apporté du discernement et de la prudence dans l’emploi qu’il a fait de ces mêmes écrits, s’il leur eût accordé, non tout l’espace, mais une place secondaire, s’il eût, montré surtout, avec clarté, et chaque fois qu’il le cite, que c’était bien à Pichon qu’il empruntait ses dires, et quel était ce Pichon, et enfin s’il eût pris la peine de faire remarquer l’esprit qui animait l’auteur des Mémoires.



  1. Le MS. original — fol. 471 — porte seulement chapitre. Pour le chiffre et le titre, nous suivons l’édit. anglaise.
  2. Cf. surtout ch. XVI de Une colonie féodale.
  3. Dans l’édit. anglaise, II. 227, est ajouté ceci qui ne se trouve pas dans le MS. original : « after which I will enlarge on their researches aud enter into a field hitherto unexplored. »
  4. Nous prions le lecteur de se rappeler notre ch. XV et les votes sur ce sujet de Le Loutre. Nous ne recommencerons pas ici une discussion que nous avons quelque droit de considérer comme close, après toutes nos considérations et nos documents produits concernant le rôle joué par ce célèbre abbé. La vue historique exprimée ici par l’auteur d’Acadie ne nous semble pas pouvoir résister à un examen sérieux de la question. Ce n’est ni Le Loutre, ni aucun autre missionnaire français, qui a pu faire germer dans l’esprit de Lawrence l’idée de la déportation, vu que cette idée avait été émise, dès le 28 décembre 1720, par les Lords du Commerce eux-mêmes. Cf. Akins p. 58. Nous ne saurions trop rappeler ce fait capital, à savoir que c’est d’Angleterre que ce plan de déporter les Acadiens est venu.
  5. Ceci n’infirme-t-il pas ce qui vient d’être dit ?