Acadie/Tome III/15

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 3p. 375-381).

CHAPITRE QUARANTE-TROISIÈME[1]



La guerre de l’Indépendance. — Les Loyalistes. — Situation des Acadiens. Abolition du serment du test.


La forêt répercutait encore les échos des gémissements (le ces malheureux Acadiens revenant de leur exil, que déjà, h Boston, grondait l’orage qui allait, quelques années plus tard, changer la face de ce continent. Des sujets ayant la même origine, la même langue, la même foi, allaient devenir rebelles à l’autorité de la Métropole et hisser l’étendard de la révolte. Loin de nous l’idée de blâmer leurs actes : ils luttaient pour une noble cause. Si belle, si bienfaisante que soit la liberté, si juste qu’ait été la cause des rebelles, leurs griefs ne portaient cependant que sur des intérêts matériels ; leur liberté religieuse n’avait jamais été menacée ; on ne les contraignait pas à combattre des frères ; mais, tandis que ceux qui ne luttèrent même pas pour la défense de ces droits, beaucoup plus élevés et dignes de notre respect, furent dépouillés de tout, arrachés de leurs foyers, séparés, jetés sur des rivages lointains, conspués, — ceux qui furent les vrais rebelles conservèrent leurs biens, leurs foyers. Leurs chefs sont devenus des héros dont les noms, inscrits en lettres d’or, sur des mausolées et des monuments somptueux, résonnent à l’oreille comme ceux des dieux de l’antiquité. Lorsqu’après plus d’un siècle, nous jetons un regard en arrière sur les faits accomplis, et que nous pesons les conséquences multiples de cette séparation, nous ne sommes pas loin de croire que l’humanité a largement bénéficié de ces événements. Quoiqu’il en soit, nous ne pouvons chasser de notre esprit le rapprochement que cette situation fit alors surgir. Ceux qui avaient eu la garde des prétendus rebelles Acadiens, et qui les accablèrent pour des faits dont ils n’étaient pas coupables, allaient, en devenant rebelles, rester les maîtres paisibles de leurs foyers, tandis que les loyaux allaient prendre le chemin de l’exil.

Nous référons à ces événements parce qu’ils ont eu des conséquences funestes pour un certain nombre d’Acadiens. Il fallait faire place à ceux qui s’exilaient volontairement ; les autorités anglaises étaient pour eux remplies de sollicitude ; il fallait les récompenser de leur attachement au souverain, de leurs sacrifices ; et dans quelques cas, ce fut aux dépens des Acadiens. À leur égard les souffrances de vingt-cinq années, la justice, les droits acquis comptaient pour si peu de chose. C’est ainsi qu’un groupe d’Acadiens qui, depuis dix-huit ans, vivaient en paix sur des terres qu’ils étaient péniblement à défricher, sur la rivière St-Jean, durent céder la place à ces nouveaux venus. Parmi ces nouveaux venus se trouvaient plusieurs officiers qui avaient concouru à la première déportation, ou leurs familles, et, parmi ces dernières, celle du Colonel Winslow.

Forcés de recommencer en d’autres lieux le dur labeur du colon, les Acadiens s’enfoncèrent de nouveau dans la forêt, dans un endroit à peu près inaccessible ; c’est cette dernière transmigration qui donna naissance à la colonie, aujourd’hui populeuse et florissante, de Madawaska.

Et, par un autre renversement de la situation, nous allions voir des émissaires de Washington et de Lafayette venir tenter en vain les Acadiens de forfaire à leur allégeance. Nous allions voir également des Acadiens rapatriés offrir leurs services au Gouvernement anglais[2], tandis que d’autres restés sur la terre étrangère les offraient au Congrès[3]. Nous avons vu que l’objection des Acadiens au serment d’allégeance ne portait que sur la réserve de n’avoir pas à combattre les Français ; la même situation allait encore se répéter dans cette guerre, mais cette fois l’objection allait venir des colons Américains qui s’étaient établis en 1760 sur les terres des Acadiens. L’objection allait être la même : ce qui à bon droit avait répugné aux Acadiens, allait également soulever la même réprobation chez ceux qui avaient hérité de leurs biens ; mais cette fois on allait comprendre sans effort la force du sentiment qui faisait agir ces hommes, et sans hésitation, faire droit à leur demande : « Ceux d’entre nous, disait leur requête, qui appartiennent à la Nouvelle-Angleterre, et qui ont été invités a venir s’établir dans cette Province par une Proclamation du gouverneur Lawrence, regarderaient comme une extrême cruauté d’avoir à prendre les armes, et à aller combattre contre nos amis et nos parents.[4]. » Mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les requérants demandaient la même faveur pour les Acadiens et pour les mêmes raisons : « Les Acadiens qui habitent parmi nous sont dans la même situation ; la plupart d’entre eux comptant des amis disséminés en divers endroits d’Amérique, et cela par ordre de Sa Majesté[5]. » Cependant la situation pour ces Acadiens était loin d’être ce qu’elle avait été autrefois ; il n’y avait alors, tout au plus, aux États-Unis que 250 Acadiens en état de porter les armes ; les chances d’une rencontre sur les champs de bataille étaient fort improbables ; tandis qu’avant leur déportation, il ne pouvait y avoir, sans exception, que des parents et des compatriotes à combattre. Oh ! si chacun se pénétrait de cette grande maxime chrétienne : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fut fait, » si chacun développait en lui la faculté de descendre dans les sentiments des autres avant d’agir, les notions élémentaires de l’équité ne seraient pas travesties et violées ! Que de crimes seraient évités !

Malgré qu’il eut été décidé que les Acadiens ne pourraient s’établir qu’à certains endroits désignés, dans l’intérieur des terres, et par petits groupes isolés, néanmoins, ces règlements ne furent pas mis en force avec rigueur. Chacun put s’établir à peu près à sa guise dans l’endroit qu’il jugea convenable, et, comme la pêche offrait des ressources immédiates qu’ils n’auraient pu trouver sur des terres de qualité inférieure, et à distance de la mer, le plus grand nombre se firent pêcheurs. Jusqu’à la déportation leur occupation exclusive avait été l’agriculture ; par la force des circonstances la pêche et la navigation allaient devenir définitivement leur principale ressource.

« Finalement, dit Brown[6] l’on permit aux débris de ce peuple malheureux de rester dans la Province. Le gouverneur de la Nouvelle-Écosse le persécuta haineusement ; mais sa rage se réfréna enfin ; et bien que les instructions portassent qu’ils dussent s’établir par petits groupes dans l’intérieur, cependant ces ordres ne furent plus appliqués avec rigueur ni observés. Quelques-uns des Acadiens sont dispersés le long du rivage et possèdent légalement les terres qu’ils cultivent. L’on insinue même que, dans certains cas, les terres appartiennent à des propriétaires qui ont tacitement approuvé ce qui a été fait, et qui voient avec plaisir que leurs fermes sont bien cultivées, se réservant le droit de les réclamer quelqu’un de ces jours. Un exemple de ceci est déjà arrivé et peut se reproduire. Le gouvernement peut estimer nécessaire de favoriser le plaignant. Les souffrances des Acadiens se perdront dans les bois. Leur voix n’arrivera pas jusqu’au trône. »

Et comme si Brown lui-même avait eu l’intention de rédiger une supplique qu’il désirait faire parvenir au secrétaire d’État, nous trouvons cette note à la suite des remarques ci-haut : « Sire, vos sujets Acadiens ont assez longtemps souffert. Donnez donc un ordre au gouvernement à l’effet de les confirmer dans leurs possessions, et de leur assurer pleins droits sur leurs propriétés ; devenez leur protecteur et faites-le savoir publiquement, et des profondeurs de leurs forêts leurs voix mélodieuses prieront pour vous. » Ceci était écrit en 1791, trente-six ans après la première déportation[7].

Pendant longtemps, on ne permit qu’un seul prêtre dans toute l’étendue de la Nouvelle-Écosse ; mais en 1777, comme les Sauvages de la rivière St-Jean, travaillés par des émissaires du Congrès, menaçaient de se soulever dans les intérêts des Provinces rebelles, le gouverneur Arbuthnot s’adressa au gouverneur du Canada, le priant d’envoyer un prêtre parmi ces sauvages dans le but de les garder fidèles au gouvernement anglais. Ce qui fut fait, et l’abbé Bourg, lui-même Acadien, s’appliqua avec succès à cette tâche, de concert avec l’ex-gouverneur Franklin, devenu Commissaire des Indiens. Ce ne fut cependant que vers 1793, alors que beaucoup de prêtres fuyaient la France en révolution, que l’on permit l’entrée de la Province à plusieurs de ces fugitifs. À partir de ce moment tout obstacle cessa.

Il restait cependant une autre entrave à la liberté des Acadiens, et cette crise se perpétua jusqu’à 1827. Le serment du Test les excluait de toutes les charges publiques. Haliburton, secondé par M. Uniacke, entreprit de faire tomber cette dernière chaîne. « Le discours qu’il prononça à cette occasion, dit Murdoch, est le plus magnifique morceau d’éloquence qu’il m’ait jamais été donné d’entendre[8]. » L’assemblée, électrisée par ce discours magistral, vota à l’unanimité la loi qui faisait des Acadiens un peuple libre. Nous passerons par dessus le récit émouvant de leurs malheurs et l’éloge remarquable qu’il fit de la pureté de leurs mœurs, pour ne citer que la dernière partie de sa péroraison, laquelle peint éloquemment le caractère élevé de cet homme :

« Tout homme qui met la main sur le Nouveau-Testament et qui dit que c’est là le livre de sa foi, qu’il soit catholique ou protestant, anglican ou presbytérien, baptiste ou méthodiste, quelle que soit l’étendue des points de doctrine qui nous séparent, il est mon frère et je l’embrasse. Nous marchons par différents chemins vers le même Dieu. Dans le sentier où je marche, si je rencontre un catholique je le salue, je fais route avec lui, et quand nous arriverons au terme, à ces flammantia limina mundi, quand le temps viendra, ainsi qu’il doit venir, où cette langue, qui maintenant s’exprime, se glacera dans ma bouche, où cette poitrine, qui maintenant respire l’air pur du ciel, me refusera ses services, où ces vêtements terrestres retomberont dans sein de la terre d’où ils viennent, et iront se mêler à la poussière des vallées, alors, avec ce catholique, je tournerai en arrière un long et languissant regard. Je m’agenouillerai avec lui, et au lieu de dire avec le présomptueux pharisien : « Grâce à Dieu, je ne suis pas comme ce papiste, » je prierai, afin que tous deux, étant du même sang[9], nous soyons tous deux pardonnés, et, qu’étant frères, nous soyons tous deux reçus là-haut. »

  1. Le sommaire est traduit de l’anglais.
  2. « As to militia forces, 100 Acadians at St. Mary’s bay had volunteered ». Murdoch, Hist of N. S. vol. II, p. 568. (Note du MS.)
  3. « Après la guerre ceux-ci s’établirent à Chasy dans le Vermont. » (Note du MS.)
  4. Cité par Murdoch, vol. II, ch. XL. P. 566. Cf. C. A. (1894) N. S. Legge to Secry, of State, Dartmouth, 11 Jan, 1766. Col. Cor. N. S, vol. 10. P. 97
  5. Ibid.
  6. C. F. Doc. in. Pièce LXXIV. Tome II. P. 86-7-8. — Ce passage de Brown est daté 28 sept. 1764.
  7. Ainsi que nous l’avons noté, ces Observations du Dr . Brown sont du 28 sept. 1764. — L’auteur d’Acadie fait erreur quand il les assigne à l’année 1791.
  8. Vol III, ch. XLI. P. 577. — Ceci, comme tout l’extrait du célèbre discours d’Haliburton, est emprunté à Casgrain, p.302 et seq.
  9. Le MS. original — fol. 891 — porte ici le renvoi suivant, au crayon, de la main du traducteur : « À vérifier. Ne serait-ce pas « Étant le prix du même sang » (du Sauveur) ? Car Haliburton et les Acadiens n’étaient en aucune autre façon du même sang. » — Voici le texte anglais d’Halilburton : « I will pray that, as kindred, we may be equally forgiven : that, as brothers, we may be both received. »