Acadie/Tome III/16

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 3p. 383-392).

CHAPITRE QUARANTE-QUATRIÈME[1]



Acadiens en Angleterre, en France, en Guyane, à Saint-Domingue, à Hispaniola, en Louisiane, au Canada. — Leurs nombreuses transmigrations. — Mortalité très-élevée. — Statistiques générales.


Si lamentable qu’ait été le sort des Acadiens déportés aux États-Unis, et de ceux qui échappèrent à la déportation en se réfugiant dans les forêts du Golfe, ou en se frayant un chemin à travers la solitude pour atteindre le Canada, il est loin d’être comparable au sort de ceux qui furent déportés en Angleterre ou en France : non pas que ces derniers aient été plus maltraités ou plus misérables, mais parceque, pour le plus grand nombre, l’incertitude de leur triste existence se prolongea beaucoup plus longtemps que pour ceux qui restèrent de ce côté de l’Atlantique.

Après la paix de 1763, tous ceux qui se trouvaient en Angleterre passèrent en France. Un grand nombre de ceux-ci formaient partie des quinze cents qui avaient été déportés en Virginie, et que les Virginiens ne voulurent pas recevoir. Ils avaient été beaucoup plus longtemps en mer que d’autres, et on comprend que la mortalité, dans ces navires surchargés, dut être proportionnellement plus grande. Le mémoire de M. de laRochette[2], qui fut chargé d’en faire le recensement, et de les faire passer en France, nous donne une idée de l’étendue de leurs malheurs et de la mortalité. Décimés pendant le trajet de l’Acadie à la Virginie, de la Virginie en Angleterre, ils le furent encore pendant leur séjour à Liverpool, Southampton, Peryn, Bristol, etc., etc. Ainsi, après huit ans de captivité, malgré les naissances, nous voyons que leur nombre était réduit de plus d’un tiers : « Dispersés, disait M. de la Rochette, dans tous les ports de ce royaume, un grand nombre y périrent de misère et de chagrin. Trois cents avaient abordé à Bristol où ils n’étaient point attendus ; ils passèrent trois jours et trois nuits sur les quais de la ville, exposés à toutes les injures de l’air, et c’était en hiver. On les enferma à la fin dans quelques édifices ruinés, où la petite vérole en fit périr une grande partie. » Il se rendit ensuite à Liverpool, où il se présenta à leurs quartiers et leur fit part de sa mission : « Les larmes, dit-il, succédèrent aux premières acclamations. Plusieurs semblaient entièrement hors d’eux-mêmes ; ils battaient des mains, les levaient au ciel, se frappaient contre les murailles et ne cessaient de sangloter. Il serait impossible de décrire tous les transports auxquels ces honnêtes gens s’abandonnèrent ; ils passèrent la nuit à bénir le roi et son ambassadeur, et à se féliciter du bonheur dont ils allaient jouir. Ils étaient arrivés à Liverpool au nombre de trois cents trente-six, et ils sont réduits aujourd’hui à deux cent vingt-quatre. »

À Southampton, ils étaient réduits à deux cent dix-neuf de trois cent quarante qu’ils étaient à leur débarquement, et la proportion était la même dans les autres ports.

Avec ceux qui y étaient déjà, le nombre total des Acadiens en France, après la paix, et après le retour de ceux qui étaient en Angleterre, se trouvait être d’environ quatre mille cinq cents, disséminés dans les ports de Grandville, St-Malo, Boulogne, Rochefort, la Rochelle et Brest. Quel fut leur sort ? On ne le sait que vaguement. La France n’avait pas de terres publiques à leur offrir dans le royaume, et le petit nombre de colonies qui lui restaient étaient situées dans des climats d’une chaleur torride, qui ne pouvaient convenir à des hommes habitués à des régions froides, et cependant, tous ces gens soupiraient après un établissement agricole. On en établit quatre cents à Belle-Isle-en-Mer, où l’on donna à chaque colon un lopin de terre, une maison, une vache, un cheval, trois brebis et les outils nécessaires, à part la ration militaire pendant quelque temps. Il fut aussi alloué six sols par jour, pendant cinq ans, à chacun de ceux qui étaient nés en Angleterre, et pareille somme leur vie durant à ceux qui étaient nés en Acadie. Cet établissement date de 1765, et c’est le seul endroit en France où il existe encore un groupe compact d’Acadiens.

« On fit beaucoup de projets, dit Rameau, pour procurer à ces pauvres gens un foyer et des moyens d’existence dont ils pussent tirer bon parti : les uns proposèrent de les envoyer en Corse, les autres dans les Landes. Ces propositions n’eurent pas de suite, mais on en fit partir par détachements pour St-Dominique, la Guyane, les Îles sous le Vent et les Malouines. Nulle part ils ne purent se fixer, ni créer d’établissements prospères ; ils étaient dépaysés et très éprouvés par des climats si différents du leur[3]. » De plusieurs centaines qui se rendirent en Guyane en 1764, il en revint à peine quelques-uns en France ; dix-huit mois après, le reste avait péri.

« Le Comte d’Estaing, alors qu’il était gouverneur d’Hispaniola, dit Smith[4], eût pitié de ce peuple infortuné et l’invita à venir s’établir dans cette île, et affecta à cette fin un district particulier. Un contingent considérable profita de l’offre faite par le Comte ; mais ni eux ni leur bienfaiteur n’avaient tenu compte du danger provenant du passage d’un pays du nord à un climat tropical. Le résultat fut que la peste se déclara parmi eux, même avant qu’ils eussent pu se préparer des habitations. Un grand nombre périt là, et le reste fut forcé d’émigrer vers un autre climat. Leur bienfaiteur, le comte, à la nouvelle de leur effrayante mortalité, alla visiter leur colonie. Il les trouva dans le plus pitoyable état, se réfugiant sous des buissons pour échapper au soleil torride, et se couchant par terre pour mourir. »

Nous pourrions, dit encore Rameau[5], rétablir l’histoire de bon nombre de familles qui furent emmenées de l’Île St-Jean (Prince Édouard) à Louisbourg ; transportées de Louisbourg en Angleterre, d’Angleterre en France, et de France en Guyane en 1764 ; puis, ramenées en France en 1765 après le désastre de Kourou, elles furent déposées à l’île d’Aix d’où elles furent conduites à Rochefort. Après un séjour de quelques années en cet endroit, quelques-unes furent envoyées dans le Limousin, chez M. de Saint-Victor, mais elles y restèrent peu et furent dirigées, en 1772, sur St-Malo où vint les trouver M. de Peyrusse, qui emmena avec lui plus de cent familles. Elles demeurèrent quelques années sur les terres qu’il leur fournit, dans le Poitou, à Archigny, Cenan, Bonueuil-ma-Tour, Maillé ; mais le sol y était pauvre et toute la contrée avait un aspect morne et désolé qui contrastait péniblement avec les riches vallées et les riants décors de la Baie Française (Fundy). Au milieu de cet isolement muet et sauvage, ces familles ne pouvaient se river au sol et se consoler de leur chère Acadie et de tant de parents épars en tant d’endroits. Aussi, lorsque quelques années plus tard le gouvernement espagnol leur fit des propositions avantageuses pour un établissement en Louisiane, la plupart de ces familles, et un grand nombre de celles qui habitaient encore la France, s’empressèrent de les accepter. De 1784 à 1787, il s’établit un grand courant d’émigration Acadienne vers la Louisiane. Des quatre mille cinq cents personnes qui se trouvaient en France en 1763, il en resta à peine sept à huit cents ; ceux qui étaient à St-Domingue et autres îles des Antilles avaient déjà pris cette voie longtemps avant. Ce n’était donc que trente ans après la première déportation, et après avoir souffert toutes les angoisses de la séparation, de l’exil, de la mort, de la misère sous toutes ses formes, de tous les maux qui peuvent assiéger l’humanité, que cette population put enfin trouver un asile définitif[6]. Que celui dont le cœur n’est pas de pierre ; que celui dont l’esprit peut comprendre les sentiments de ses semblables, pose pour quelques instants ce livre ; qu’il refasse par la pensée le long et douloureux pèlerinage de ces infortunés ; qu’il se les représente prisonniers pendant des semaines à Grand Pré, à Port-Royal, à Beaubassin ; dépouillés de tout, leurs maisons brûlées, jetés à bord des bateaux, séparés de leurs parents et quelquefois de leurs femmes et de leurs enfants ; qu’il les suive à fond de cale dans une atmosphère empestée, ballottés par les flots, repoussés, par les autorités, du lieu de leur destination, dirigés sur l’Angleterre, y demeurant huit années captifs ; décimés en tous lieux par la mort, transportés en France, séjournant ici et là pendant plusieurs années, se rembarquant pour la Guyane et les Antilles, décimés de nouveau, revenant en France, y séjournant quelques années encore… Puis, après trente ans de ce désespoir à jet continu, allant finalement, courbés sous le poids des infortunes, blanchis prématurément par les soucis, usés par le chagrin et la misère, terminer leur chétive existence dans les solitudes de la Louisiane. Et, après avoir donné un instant de méditation à ces choses et supputé la somme de leurs angoisses, qu’on se demande si jamais sort plus navrant et plus dramatique fut le partage de toute une nation ou même d’une poignée d’individus ; et cela, par pur motif de spoliation, et par décret de l’autorité. Qu’on se demande, si, après cela, il convenait à Parkman de ridiculiser la sentimentalité de ses compatriotes, et de fausser à dessein l’histoire pour accabler davantage un peuple aussi éprouvé.

« Quand un foyer a été ravagé, dit Smith, un compatriote de Parkman, et réduit en ruines par une soudaine calamité, il y a là, pour toute la communauté, une occasion de manifester sa sympathie. Ici, nous avons des milliers d’Acadiens exilés qui, dans un désastre commun, avaient tout perdu, de par un ordre de ceux qui avaient le pouvoir.

« Plus d’une mère a serré plus étroitement son enfant sur son cœur, au souvenir, encore frais à la mémoire de chaque lecteur, de ses ancêtres, qui pendant tant d’années avaient couru à la recherche d’un fils qui leur avait été ravi, jusqu’à ce qu’ils eussent dépensé toute leur fortune et que leur front présentât l’image vivante de la douleur : le sort de ces parents évoque la triste expérience de ces neutres Français, qui ont passé leur vie à chercher des membres de leurs familles, qui avaient été dispersés à dessein pour prévenir leur réunion. »

Il y a déjà près de deux mille ans que l’histoire, aidée par les poètes, perpétue le souvenir D’Énée fuyant sa patrie, portant sur son dos son vieux père Anchise. Bien des cœurs ont battu à la lecture de ce récit n’affectant que passagèrement l’existence de deux êtres ; ici, il s’agit de tout un peuple, il s’agit de malheurs intenses et prolongés qui ne sont en aucune façon comparables à celui du malheureux Énée ; il s’agit de malheurs infligés dix-huit siècles après l’ère chrétienne, dans un pays chrétien, par un peuple qui se targue d’être à la tête de la civilisation. Oh non ! M. Parkman ; continuez, si cela vous convient, votre œuvre de falsification, mais laissez les poètes et les romanciers à leur noble tâche ; laissez ceux dont l’âme compatissante vibre au récit des souffrances et des injustices imposées par le fort au faible, laissez les, dirons nous, ramener à la surface ce que vous vous êtes efforcé de voiler ; laissez les démasquer la cupidité qui fut le motif de ce drame ; laissez les accorder le tribut d’une larme aux victimes. Tout Acadien porte encore une plaie dans son cœur ; avivez-là si vous le désirez, mais laissez venir à nous les âmes tendres, les consolateurs, car nous avons faim du pain de la consolation ! Laissez le baume qu’ils versent sur nos plaies neutraliser le fiel que vous avez répandu ! Laissez les poètes compatir à nos souffrances et nous tendre la main de l’amitié. « L’amitié, comme le disait si éloquemment Haliburton, dans le discours auquel nous faisions tout à l’heure allusion, est naturelle au cœur de l’homme ; elle est comme le lierre qui cherche le chêne, s’attache à son tronc, embrasse ses branches et les entoure de superbes festons ; il grimpe jusqu’à son sommet et balance sa bannière de feuillage au-dessus de sa tête, comme s’il triomphait d’avoir vaincu le roi des forêts. » Croyez-le, M. Parkman, l’humanité est et sera toujours ouverte aux sentiments nobles et généreux, et vous n’avez pas encore atteint le prestige qui vous fera fermer aux poètes et aux romanciers la source féconde qui a immortalisé Longfellow, et immortalisera encore, nous l’espérons, d’autres de vos compatriotes ! Si la civilisation est le fait de l’intelligence, du développement de la science et de nos facultés, elle est plus encore celui du cœur ! Toucher le cœur de l’homme, c’est le civiliser, le rendre meilleur ! Le cœur est la grande voie par laquelle toute civilisation doit passer[7] !


  1. Sommaire traduit de l’anglais.
  2. Cf. aux Appendices de ce tome III.
  3. Une Colonie, II. P. 216.
  4. Cf. French Neutrals, par Mrs Williams, Introd. p. 65. Si Smith a vraiment ce passage, il l’a emprunté à Mrs. Williams.
  5. Une Colonie… P. 226 et seq.
  6. Note du MS. original : « Il serait impossible de préciser exactement ce qui restait dix ou quinze ans après la déportation de cette population de 18,000 âmes. Rameau, qui s’est livré à de patientes recherches sur la question, l’évalue à 11,500 vers 1766. En se basant sur l’augmentation naturelle des 50 années qui ont précédé la déportation, cette population, dans des circonstances analogues, eut été d’environ 27,000 en 1766, mais outre une diminution consirable dans le nombre des naissances, il faut supposer une mortalité énorme chez les enfants.

    Pour en arriver à une évaluation approximative, il faut suivre les exiles dans leurs transmigrations successives jusqu’au lieu de leur établissement définitif. Il n’en resta que peu ou point en Angleterre ; environ 700 en France et au plus 800 aux États-Unis dont plus des deux tiers à Baltimore et une cinquantaine à Chasy dans le Vermout, où après avoir servi dans l’armée pendant la guerre de l’Indépendance, on leur octroya des terres. Le nombre de ceux qui se fixèrent définitivement à la Guyane, à St-Domingue et autres îles des Antilles, est insignifiant. Environ 1 500 allèrent rejoindre dans les Provinces Maritimes les 2 500 qui s’y trouvaient déjà en 1765.

    Tenant compte de toutes ces transmigrations, nous en arrivons au résultat suivant :

    France 
    700
    États-Unis 
    800
    Provinces Maritimes, Gaspésie, Îles de la Madeleine, Côtes de Terreneuve, St-Pierre et Miquelon 
    4 000
    Louisiane 
    2 500
    Province de Québec 
    3 500
    Autres lieux 
    500

    12 000

    Rameau porte son évaluation à 11 500. Nous croyons qu’il a fait erreur de 500 en moins pour la Province de Québec. D’autre part, nous pouvons également avoir fait erreur pour d’autres endroits, particulièrement la Louisiane. L’estimation pour ce dernier endroit est plus difficile à faire, attendu que l’émigration de France et d’ailleurs y fut constante pendant 32 ans. Ce que nous savons d’à peu près certain, c’est qu’en 1790 la population acadienne dans la Louisiane était de 4,000 âmes.

    Si, d’un autre côté, sur ce chiffre de 12,000 âmes, nous déduisons 2,000 comme représentant la survivance des enfants nés après la déportation et avant 1765, nous trouvons que la population primitive de 18,000 âmes se trouvait réduite à 10,000 en 1765, lorsque, sans la déportation, la population totale eut aisément atteint 25,000.

    Aujourd’hui cette population est approximativement comme suit :

    Provinces Maritimes, Îles de la Madeleine, Gaspésie, St-Pierre et Miquelon, Terreneuve, (très distincte) 
    130 000
    Canada (un peu mélangé avec les Can.-Français) 
    100 000
    Louisiane (très distincte) 
    40 000
    Belle-île-en-Mer, Poitou (France) 
    États-Unis, (absorbée) 

  7. Note du MS. original : — « L’abbé Casgrain a cru remarquer, chez les Acadiennes des Provinces Maritimes, une expression de tristesse douce et résignée, qui lui a semblé contraster visiblement avec l’expression vive et enjouée des Canadiennes françaises. Des généralisations de cette nature peuvent être difficiles à faire, il ne serait cependant pas étonnant que des malheurs qui ont affecté toute une génération aient été suffisants pour fixer cette particularité. Le caractère d’un peuple est toujours le résultat d’une multitude de causes et d’incidents graves ou légers, temporaires ou prolongés, dont l’ensemble compose le caractère national sous lequel il nous apparaît. »