Action socialiste/Le Socialisme et les Universités

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UNIVERSITÉS

« La Petite République » du dimanche 1er avril 1894

M. Liard, directeur de l’enseignement supérieur, vient de publier le tome second de son beau livre sur l’Enseignement supérieur en France de 1789 à 1893. Dans ce tome second, il étudie l’histoire de notre haut enseignement depuis la loi de l’an X jusqu’au dernier décret proposé par M. Poincaré sur les attributions du conseil général des Facultés, et, dans un dernier chapitre, il résume les efforts faits depuis vingt ans pour préparer dans notre pays de grandes Universités enseignant toute la science dans son unité.

Je ne crois pas que M. Liard espère, d’ici longtemps, pouvoir reprendre la question des Universités et la pousser au delà de la limite marquée par le Sénat. Nous sommes dans une période, sinon de réaction absolue (car on peut aller plus loin et on ira sans doute plus loin), tout au moins de réaction commençante. Or, la question des Universités ne pourra être résolue que par un réveil énergique de l’esprit de la Révolution, c’est-à-dire de l’esprit républicain, et j’ajoute, au risque d’être accusé d’idée fixe, de l’esprit socialiste.

M. Liard croit que si le projet constituant un certain nombre de grandes Universités régionales a échoué devant le Sénat, c’est surtout par la résistance des intérêts locaux, par l’hostilité des villes qui, n’ayant pas un groupe complet de Facultés, n’étaient point destinées à être des centres universitaires. C’est là une raison sérieuse ; ce n’est pas, à mon sens, la raison décisive. Oui, beaucoup de villes ont été effrayées, et leurs représentants ont résisté. Peut-être n’a-t-on pas fait, pour désarmer les craintes et les hostilités, tout ce qu’on pouvait et devait faire. On a trop dit, et surtout on a trop pensé qu’il n’y avait place en France que pour trois ou quatre grands centres universitaires qui diminueraient la puissance d’absorption de Paris, mais qui absorberaient toute la vie des autres centres provinciaux. Cela est peut-être exact à l’heure actuelle ; mais on peut prévoir un tel développement et un tel ennoblissement de la démocratie française qu’il n’y ait pas trop dans notre pays de vingt centres d’enseignement supérieur rayonnant sur toutes nos provinces.

M. Liard constate dans tous les pays civilisés, depuis vingt ans, un accroissement rapide du nombre des étudiants. En Allemagne, il y avait, en 1881, 21,500 étudiants dans toutes les Universités de Empire : il y en a aujourd’hui 29,000. En France, la population des Facultés était de 9,500 élèves à la fin du second Empire : elle est aujourd’hui de 25,000.

Je n’examine point le problème économique immédiat que soulève un développement aussi rapide du nombre des étudiants. Il y a là, dès maintenant, un commencement de prolétariat intellectuel, les carrières dites libérales étant de plus en plus encombrées.

Mais, en un autre sens, ce nombre, si inquiétant qu’il soit, est absolument dérisoire : Il y a dans la société française, dans la démocratie française, 25,000 jeunes gens qui passent par l’enseignement supérieur. La science, dans l’acception la plus large du mot, c’est-à-dire la pensée libre, conduite par la méthode et animée par le souci exclusif et désintéressé du vrai, la science est la seule religion vivante, la seule religion immortelle ; et il y a vingt-cinq mille jeunes gens qui sont mis en communication avec la haute science, avec celle qui cherche et qui crée ! C’est pitié !

Nous voulons, nous autres socialistes, que l’enseignement supérieur prenne possession de la nation tout entière, que tous les citoyens soient, à des degrés divers et sous des formes diverses, les élèves des Universités. Nous voulons que les instituteurs, accablés aujourd’hui par un travail démesuré qui devient forcément machinal, puissent aller souvent renouveler leur esprit au contact de la haute science et qu’ils apportent ainsi aux enfants du peuple cet enthousiasme du vrai sans lequel l’homme n’est qu’un automate. Nous voulons assurer à tous les travailleurs manuels assez de bien-être et de loisir pour qu’ils puissent et veuillent vivre de la vie de l’esprit, s’initier aux grands résultats et aux grandes méthodes de la science. Nous voulons que les praticiens et les chefs techniques du travail : médecins, chirurgiens, ingénieurs, chimistes, ne s’engourdissent pas dans la routine professionnelle, et qu’ils rattachent sans cesse leur métier ou leur art aux principes qui le dominent et le vivifient. Nous voulons que toute existence humaine, allégée des misérables soucis mercantiles ou des terribles angoisses de la lutte pour la vie, soit une éducation continue, un incessant apprentissage du vrai. Voilà vraiment le culte nouveau. Et à ce nouveau culte libre et humain, vingt foyers de haute science, disséminés sur tout le pays, suffiraient à peine.

Que cette ambition paraisse chimérique à une société qui trouve tous les ans 2 milliards et demi pour les dépenses de guerre ou pour le service de la dette monarchique, et qui croit avoir fait un grand effort quand elle inscrit 10 millions de dépenses nettes à son budget pour le haut enseignement de tous les esprits, nous le concevons sans peine. Mais ceux-là seuls qui se laissent au moins tenter à notre rêve, s’ils ne le suivent pas jusqu’au bout, peuvent concevoir que les grandes Universités pourront être nombreuses en France sans se contrarier les unes les autres. Et voilà pourquoi je disais que l’esprit socialiste seul pourrait lever le premier obstacle à la création des Universités.

Mais il est un autre obstacle bien plus grand : c’est l’affaiblissement de l’esprit laïque. Il y a quinze ans, dans la première générosité républicaine qui suivit la chute du 16 mai, si l’on avait vu dans la création de grandes universités régionales un moyen décisif de combattre l’Église, nul, malgré la répugnance de certains intérêts locaux, n’eût hésité. Et aujourd’hui l’on hésite, parce que l’Église reprend peu à peu la direction des esprits et des faits. Le même Challemel-Lacour, qui a fait échouer au Sénat le projet sur les Universités, a renié la tradition laïque du parti républicain, humilié Renan devant M. d’Hulst, et proclamé à l’Institut que la science et la pensée libre ne pouvaient fournir aux multitudes humaines une religion de vie.

Toute la question est donc là : il s’agit de savoir si à l’Église, qui agit par une doctrine une, nous pourrons opposer non pas un dogme, mais la science elle-même dans sa liberté et dans son unité. Ce ne sont point les sciences isolées, et surtout les sciences appliquées, qui peuvent donner à tout esprit le sentiment de la grandeur de l’esprit humain et une conception générale du monde et de l’homme. Il y faut tout le système des sciences, et aussi la passion désintéressée du vrai. Or, les Universités, destinées à rapprocher les Facultés isolées et à coordonner les sciences distinctes, devraient précisément réaliser parmi nous cet esprit encyclopédique qui a fait la Révolution et qui seul pourra la défendre. Nous aurons l’occasion, quand viendra l’interpellation Thierry Gazes sur l’attitude du gouvernement envers l’Université, de demander à M. Spuller si c’est ainsi qu’il entend le rôle de la science et de la pensée libre dans notre pays.

Mais je crains bien que par ce temps d’« esprit nouveau » le livre de M. Liard ne soit un anachronisme. Quand l’Église monte, l’Université ne peut que descendre. C’est le socialisme qui donnera au pays les grandes Universités. C’est lui qui élèvera, au-dessus des sciences étroites et des applications professionnelles, le noble souci de la science une et de la vérité pure. C’est lui qui fera, en même temps qu’une révolution matérialiste dans les intérêts, une révolution idéaliste dans les consciences.

M. Liard, à la fin de son livre, dit : « L’enseignement supérieur a deux espèces d’adversaires : ceux qui le redoutent parce qu’il est science et liberté, ceux qui le condamnent parce qu’il est sélection et élite. » Je ne sais à qui s’adressent ces dernières paroles. Elles conviennent peut-être à une bourgeoisie mercantile et bassement utilitaire. Elles ne s’appliquent pas à la démocratie socialiste. Celle-ci ne suspecte point la haute science ; elle sait qu’aujourd’hui celle-ci n’est accessible qu’à une élite, mais de l’humanité tout entière elle veut faire une élite. Elle ne veut point abaisser les sommets d’où l’homme contemple l’immensité des choses. Elle veut débarrasser les innombrables esclaves qui gémissent dans la vallée obscure du fardeau servile qui pèse sur eux, pour que tous, une fois au moins avant de mourir, puissent gravir ce sommet et connaître l’émotion sublime de la vérité.