Aden, Arabie/s10

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LA nouveauté des terres et des figures épuisées, les couleurs devenues ordinaires, les tableaux affaiblis, il n’est plus impossible de chercher à comprendre Aden.

Aden est un nœud qui boucle bien des cordes : il ne fallait pas beaucoup de mois pour épuiser le pittoresque de cet Orient et saisir les forces qui tiraient les ficelles et serraient fort ce nœud. C’est une croisée de plusieurs chemins maritimes, ces chemins jalonnés de phares et d’îlots hérissés de canons, une des mailles de la longue chaîne qui maintient autour du monde les profits des marchands de la Cité. Relâche pleine de signaux meurtriers, pendant de Gibraltar.

L’année était justement le temps où les dépôts de troupe de l’Europe prêtaient leurs soldats pour aider à la civilisation des Chinois. Économie mal ordonnée commence par les autres.

Il y avait promesse de révolution du côté de l’embouchure divisée des fleuves du Kouang Toung : alors les navires passaient vers les terres jaunes de l’Asie, les transports de troupes, les destroyers à museaux de requins s’ancraient en face du bâtiment gothique de la douane, les hommes d’équipage prenaient le frais le soir sur la plate-forme des porte-avions. À Aden les bataillons sortaient de leurs casernes comme des guêpes d’un guêpier, le silence prenait ses quartiers au club du Second Régiment de Devon que je voyais de ma fenêtre : finies les band nights où l’orchestre jouait le God Save the King et la Marseillaise qui allaient éveiller des échos dociles et ignobles dans le cœur des négociants en café et en pétrole. On lisait les dépêches de l’Eastern pour avoir des nouvelles de la Chine.

Ces accessoires suffisent peut-être à indiquer la portée de la vie des hommes à Aden.

Voici ce qu’il y avait à comprendre : Aden était une image fortement concentrée de notre mère l’Europe, c’était un comprimé de l’Europe. Quelques centaines d’Européens ramassés dans un espace raccourci comme un bagne, 5 milles de long, 3 milles de large, reproduisaient avec une extraordinaire précision les dessins qui composent à une plus large échelle les lignes et les rapports de la vie dans les terres occidentales. Le levant reproduit et commente le ponant.

On a sous les yeux une sorte de plan qui traduit fidèlement son modèle, comme les portulans de la Renaissance et les dessins symboliques que composent patiemment les moines des monastères bouddhistes. Tout est décanté jusqu’à l’essence, tout ce qui allongeait la solution évaporé.

Il demeure un résidu impitoyable, descriptible et sec.

Le petit nombre d’hommes engagés dans les courroies de transmission de cette machine encore complexe, permet de saisir la signification de l’existence européenne si souvent dissimulée par la multitude des acteurs et par l’entrecroisement de leurs trames. Comprendre les lois de cette machinerie, la source de sa force motrice, paraît réellement important à un jeune homme qui commence maladroitement, après un petit nombre de vagabondages sans portée, à entrevoir le but vers lequel il n’appartient qu’aux hommes de marcher. Ces gens jouent leurs rôles au milieu de petits drames anecdotiques qui représentent à la manière des pièces d’ombre les mouvements exemplaires de la vie des hommes civilisés : ces rôles sont régis par des habitudes et des passions faiblement réveillées, par la vie, ce jeu si simple de coutumes tristement consenties. On voit déjà à cette place la justesse de la comparaison stoïcienne du théâtre, bien qu’il faille éclairer ces stoïciens magiques et profonds.

Les habitants d’Aden comme ceux de Londres et de Paris — ce sont d’ailleurs les mêmes plantes dans une serre où la température leur permet de grossir — paraissent, s’arrêtent, marchent, pleurent, disparaissent, sont éclipsés sans rime et sans raison. On n’aperçoit pas d’abord les prétextes des entrées et des sorties, des sonneries derrière les portes, des entretiens, on devine simplement que des plans et des forces étrangères alimentent l’action et détiennent les clefs de ces apparences mobiles. Elles se montrent donc aux regards comme les grandes personnes remuent devant la critique des enfants. On assiste à leur existence, il est même facile de reproduire les gestes qu’elles font pour tenter de les comprendre, on saisit presque sur-le-champ qu’ils n’emporteront jamais un tel assentiment qu’il soit possible d’en attendre un seul atome de contentement ou de joie.

Finalement on pénètre ce spectacle abstrait où les figurants n’ont guère que deux dimensions, cette pénétration n’offre pas de difficultés bien que le sens du drame et la fable soient composés de tous les contresens à propos de la vie.

Ces hommes étaient les pièces de rechange d’un mécanisme invisible qui ralentissait le dimanche, à cause de la religion, et que grippaient parfois les accidents périodiques et violents des crises économiques, tout cet amas boulonné, sans soupapes, vibrant comme un édifice de tôle. Dans toutes les villes du monde il y a des hommes qui attendent le jour où ils verront sauter le couvercle et éclater les volants.

Groupés sous des raisons sociales, ils ne cessaient pas d’être en proie à la cérémonie guerrière du commerce international, ils faisaient penser à des nègres qui dansent dans la nuit pleine des esprits et des reflets jusqu’à tomber.

C’étaient des victimes, comme Emmanuel Kant, de cette ordonnance horrible qu’est un emploi du temps : ils ne l’avaient même pas, comme Kant, inventé, Kant avait au moins une porte de sortie, personne ne l’empêchait d’en inventer un autre, et sept par semaine.

Six heures : lever, douche. Sept heures ; premier déjeuner. Huit heures : bureau. Midi : second déjeuner. Une heure : sieste. Deux heures : bureau. Cinq heures : promenade, club. Sept heures et demie : dîner. Dix heures : sommeil.

Cela ressemble aux tableaux d’instruction affichés dans les bureaux des colonels, des censeurs, des directeurs de prison. Comme cette partie de plaisir durait pour chacun d’eux deux étés et trois hivers, cherchez après le sommeil et le bureau le loisir et l’heure d’être un homme. Ils n’avaient même pas le cinéma, le samedi soir, ils couraient sous les coups d’un fouet qu’ils n’avaient jamais vu.

On peut comprendre que la Révolution a des raisons plus méthodiques, mais point de raison plus belle que celle-ci : il faut des loisirs pour être un homme. Cette raison se trouve même dans Platon, ce conducteur d’esclaves.

Chaque seconde du temps qu’ils passaient, qui les passait, subissait la pression du marché mondial : partout les hommes la subissent et ne subissent qu’elle, mais après tant de dérivations dans des canaux et des tuyauteries où sa force paraît se dissiper comme une vapeur, qu’ils gardent et communiquent l’illusion de l’indépendance et même de l’autonomie. À Aden, cette pression était immédiatement présente, elle se passait d’intermédiaires, il faut comprendre que la vie était dégagée des faux ornements que lui avaient ajoutés des siècles de civilisation morale décédés, des idées engendrées par le besoin des illusions et les nécessités hypocrites des luttes sociales. Comme ces gens comptaient revenir un jour dans leur pays natal, ils prenaient patience et réservaient l’usage des illusions pour la date de leur retour. Ils étaient sûrs qu’elles ne leur feraient pas défaut, Ils pensaient que le malheur de leur vie n’aurait qu’un temps. Les travailleurs arabes et somalis étaient encore trop dociles pour qu’il fût nécessaire de découvrir et d’inventer des raisons capables de justifier à tous les yeux leur exploitation méthodique. Ils gardaient ces raisons pour les ouvriers de l’Europe. Comme les illusions leur paraissaient inutiles, ils ne leur consacraient pas les quelques instants de répit que pouvaient leur laisser des journées si chargées. Il n’y avait pas d’autre presse que celle des dépêches d’agences ; personne n’avait le courage ni le besoin de lire les journaux européens qui s’entassaient sous bande dans les coins des chambres. Pas de théâtres, pas d’éditeurs, de bibliothèques, si ce n’est les grammaires anglaises, les arithmétiques et les livres pieux des Missions. Pas de discours, pas de philosophies, tout décor était oublié et provisoirement aboli. Pas de loisirs pour la paresse, pas de loisirs pour l’amour : dans ce trou étouffé où il fallait bien vivre coude à coude, — il y avait 580 habitants au mille carré — on ne trouvait aucun des espaces solitaires où des amants sont assurés d’être méconnaissables. D’ailleurs il y avait une femme pour trois mâles. Pas de musiques, ni de fêtes foraines : quel blanc eût été admis à des frairies de Ramadan, à cet étrange carnaval hindou où les plus graves vieillards s’aspergent d’encre, où les portes austères sont ornées de symboles obscènes.

Quand on essayait de parler des Beaux-Arts et de la question sociale, cela sonnait si faux et si vain que toutes les voix se taisaient. On sentait qu’il était inutile de prendre ces déguisements au sérieux, ils paraissaient déplacés comme des obscénités à un repas d’évêques.

La vie des hommes étant réduite à son état de pureté extrême, qui est l’état économique, on ne courait jamais le risque d’être trompé par les miroirs déformants qui la réfléchissent en Europe : l’art, la philosophie, la politique étant absents faute d’emploi, il n’y avait aucune correction à faire. On voyait les fondations de la vie d’occident, les hommes étaient mis à nu comme des modèles anatomiques. Pour la première fois je voyais des gens qui n’exigeaient pas, qui ne justifiaient pas une philosophie des vêtements.

Aucune concession à l’amour de l’art, rien à chanter, rien à risquer, rien à peindre, pas de poèmes à lire et à écrire. Les seuls accidents sincères de leurs journées étaient les dépêches de l’Eastern Telegraph Company, agents anonymes des puissances lâchées sur les marchés de l’Europe et des États-Unis. Tous les cœurs étaient suspendus à ces ondes électriques qui circulaient sous des tas de mer à une vitesse dont aucun actionnaire de la Shell ne cherchait à se représenter le taux. Ces hommes qui ouvraient le dimanche matin les sacs de courrier apportés par la malle des Indes étaient ancrés là pour gagner plus d’argent que chez eux, dans les capitales de leurs comtés, dans leurs préfectures françaises, c’est-à-dire pour leur âge mûr et leur vieillesse le pouvoir d’attendre la mort sans rien faire, sauf peut-être du jardinage ou du golf.

À cinq heures après-midi, comme ils vivaient à la cadence fixée par le soleil, ils sortaient de leurs abris et essayaient de s’imaginer qu’il y avait des rivières dans le monde. Toute la journée, à Aden, il y a au centre du ciel blanc la présence du soleil, les rochers éclatent, à la première défaillance d’attention les hommes peuvent être foudroyés, mais vers le bout de la journée le soleil se dirige vers le sémaphore du Shamshan. Une sorte d’armistice est conclue et une moitié des rues est délivrée. Les ombres s’allongent comme des tiges dans le fond des ravins, les ventilateurs font leurs derniers tours comme une hélice au moment de l’atterrissage.

Ils abandonnaient alors les classeurs où dorment les contrats, les copies de lettres, les codes, les connaissements, les chartes-parties.

À Crater, sur l’Esplanade, étaient assemblés, autour du terrain de football, les Arabes de l’Hadramut, du Yémen, les Hindous de toute caste, les noirs de la côte africaine, mêlés aux fantassins de Sa Majesté. L’orchestre du régiment punjabi jouait parfois. Les jours de sabbat, les jeunes Juifs se déniaisaient, n’osant pas encore raser leurs papillotes, mais seulement porter les vestons clairs qu’ils revêtiraient définitivement un jour sur les trottoirs de la place Mehemet Ali et à l’entrée du Mouski, au Caire.

Les autos partaient vers les lieux arrosés, vers le jardin de l’oasis de Sheikh Othmann, vers Fisherman’s bay, vers le club de Gold Mohur où nageaient les femmes blanches de la colonie séparées des requins par des grilles. De rares couples montaient vers le phare isolé de Ras Marshag. Les gens allaient voir dans les crevasses du volcan quelques arbres à fleurs de pommier gonflés d’eau comme des choux, et le lendemain d’orages dérisoires, des prés de lys blancs. Ils montaient encore au-dessus des citernes voir un grand banyan exilé avec des cargaisons dans ses agrès, de martinets aux pattes courtes qui y dormaient le soir.

Les billards résonnaient dans les clubs, on buvait, on jouait aux cartes au milieu des airs de danse à Steamer Point. C’étaient leurs maigres heures de suspension d’armes. Ils essayaient alors de faire quelque chose pour leurs corps : comme ils étaient pour la plupart Anglais ils savaient heureusement comment s’y prendre. Leurs corps recevaient une ou deux heures d’existence, mais non les corps italiens, les corps français, trop prudents pour se mouvoir.

C’étaient aussi les heures où ils cédaient après tout aux illusions. Ils parlaient comme M. B… de leur action. C’est un mot qui fait rêver tous les hommes car c’est la chose qu’ils n’ont pas. Ils essayaient de se faire croire qu’ils agissaient. Ils finissaient par le croire. Ils étaient donc poétiques : être poétique c’est avoir le besoin d’illusions. Ils développaient cette illusion avec les ressources de l’intelligence, leur vieille servante maîtresse. Ils en faisaient la théorie.

Mais ils ne trompaient pas. On sentait bien qu’ils n’aimaient pas leur vie. Ils avaient beau se forcer : l’amour ne venait pas. Ils continuaient à vivre en pensant à ce qu’ils avaient fait, à ce qu’ils avaient à faire, le temps passait. Ils tenaient debout à force de tics. Ils étaient bien dressés ; leurs parents pouvaient être fiers d’eux, leurs patrons aussi. Ils n’avaient pas l’air humain, ils ressemblaient plutôt à des sacs de son : si on leur avait ouvert le ventre — c’était le seul service à leur rendre — de la poussière aurait coulé. Ils se vantaient pourtant d’avoir possédé des femmes, reçu des blessures de guerre : impossible d’imaginer la sortie de ces liquides vivants : le sperme, le sang, par des fentes de leur peau.

Les objets de leur volonté n’existaient pas : c’étaient des essences abstraites impossibles même à personnifier pour les faire entrer dans une prosopopée, le bilan, la balance, le crédit, la circulation du capital, le succès commercial, le devoir professionnel. Couchez-vous avec le Capital ? avez-vous le Capital pour ami ? Ces entités les occupaient, emplissaient les minutes : elles volaient tout le temps autour d’eux. Ils étaient abstraits. Ils exécutaient toutes les consignes qui ne concernent pas les hommes comme les ordres secrets d’un vice dont ils ne pouvaient pas guérir. Ils disaient pourtant : la vie, malgré tout, ils pensaient : vivons. Premier cri du réveil, dernier soupir de la veille. Mais il aurait fallu pour que cela fût possible qu’ils guérissent de leurs mauvaises habitudes, de leur digestion, de leur respiration, de leurs mariages, de leurs écritures, de leurs langages. Qu’ils soient transformés depuis les fondations. Mais ces maniaques mouraient à petit feu au service de capitaux anonymes.

Ce qu’il y avait peut-être de plus terrible, c’était de les voir dormir. Ils dormaient la nuit et ils dormaient après leur repas comme des serpents qui digèrent. Je les voyais sous les galeries de la maison endormis dans leurs fauteuils cannés. Ils reposaient enfin arrivés dans un port accueillant, dans une rade sûre, dans le seul bonheur de la journée, défaits, dénoués, la joie posée sur le sommet de l’épaule, le cou plissé, les mains à la traîne, avec des gouttes de sueur roulant sur leur front. Traversés par des rêves qu’on voit, leurs faces déballées parcourues par des ondes, dernières volutes des lames de fond envoyées par les régions humaines, qui les soulevaient comme les insectes soulèvent les animaux morts dans les fossés. Ils bourdonnaient, se retournaient. Ils essayaient de reparaître dans le jour avec les trouvailles du sommeil, de ne pas les oublier. Mais ils les laissaient retomber, ils revenaient les mains vides plus tristes que les femmes avortées. Le sommeil est pour un vivant le désintéressement le plus semblable à celui de la mort : il était pour eux la pointe même de l’attention, l’extrême de leur effort, tout ce qu’ils pouvaient connaître des réclamations de l’homme.

Que de fois j’aurai répété le mot homme. Mais qu’on m’en donne un autre. C’est de ceci qu’il s’agit : énoncer ce qui est et ce qui n’est pas dans le mot homme.

Que faire de ces êtres de verre où l’on voit passer jusqu’aux songeries ? Ce sont les fous de cristal d’Edgar Poë. Mais du verre, cela se brise. Ils sont encore comme les poissons transparents des grands fonds. Mais des poissons, cela se pêche.

Parce qu’ils sont nombreux et collés les uns sur les autres on commence par les croire impénétrables : beaucoup de transparence fait de l’ombre. C’est l’histoire du mica. Il suffit de trouver les plans de clivage.

On m’a toujours laissé croire que les hommes avaient de l’épaisseur, je trouve qu’il y a quelque chose qui les empêche d’être opaques comme de vrais hommes, comme ceux dont on parle par exemple dans l’Histoire, dans la poésie. L’homme ne sera-t-il donc jamais qu’un personnage historique ?