Aden, Arabie/s11

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XI

QUAND on veut changer d’air à Aden, on peut se diriger vers Lahej, dans les terres, ou vers Djibouti.

Si l’on va du côté de Lahej, c’est pour voir de l’herbe.

Les autos marchent en tanguant dans le désert, elles se lancent pour franchir des collines de sable qui les saisissent comme des ventouses. Des Arabes dans les haltes donnent des feuilles à leurs chameaux agenouillés. On passe près d’une colline de tessons qui passe pour témoigner du passage d’Albuquerque, c’était en 1519. Au bout de quelques heures des arbres se lèvent, on arrive en vue de Lahej, ville de poussière avec ses maisons de poussière, des palmiers de poussière.

Le palais du sultan est un bâtiment de corail gris : il a un toit plat à balustres, des files de fenêtres, des attiques, des colonnes corinthiennes. Dans le jardin des paquets de feuilles de tabac sèchent sur des ficelles. Il y a des boules de verre dépoli, pour y lire l’avenir, comme dans la grande banlieue près de Paris.

On entre. En haut d’un escalier nu, un grand Arabe en veston de soie rayée, rouge et jaune, vous prie d’attendre dans la salle d’audience. C’est un grand salon dans la pénombre, les volets sont fermés contre le soleil. Aux murs pendent les photographies couleurs et grandeur naturelle du père et de l’oncle du sultan régnant. Les tapis qui viennent de Paris, sont roulés et ficelés dans un coin comme si le sultan était au bord de la mer ou donnait le soir même une sauterie en l’honneur des dix-huit ans de son fils qui a des lunettes d’acier et des boutons comme un élève de l’École normale de Saint-Cloud. On boit du café poivré dans ces tasses de faux Chine que des Arméniens, des Syriens vendent aux escales sur le pont des paquebots d’Extrême-Orient. On est assis sur des canapés recouverts de velours Napoléon III, sur le bord, par respect : c’est un prince régnant. Arrive ce dernier, grand homme noir, l’air rusé et cruel des nervis du vieux port à Marseille. La conversation ne compromet rien, il ne vous dira pas ce qu’il pense des Wahabites et de l’Iman de Sana. Finalement on est autorisé à circuler librement sur le territoire de sir Abdul Karim, Knight Commander of the Bath, qui se retire.

Alors on va voir l’herbe. La route, parallèle au petit chemin de fer de Lahej à Aden, est bordée de mureaux de pierre recouverts de mottes sèches, comme dans le Morbihan, le Westmorland.

On entre dans une région pleine de dattiers, de goyaviers, de papayers, d’orangers, de grenadiers, on traverse des champs de bananiers de Chine hauts comme des enfants de quinze ans. Le sol est un feutre humide fait de plantes grasses. Autour des champs circulent des canaux, entre des berges surélevées comme dans le delta du Nil. L’eau y coule. Dans le fond du tableau, on revoit agrandies les montagnes du Yémen, soudain au fond d’un ravin rouge plus large que le val de Loire coule le fil d’un fleuve à moitié mort.

Quelle joie ! Voilà des prairies avec de l’herbe bourguignonne, des champs aux couleurs piémontaises. Les plus compassés s’étendent sur les graminées, presque tremblants de voir après des semaines de pierres, des paysans, de l’eau douce qu’on écluse, comme dans les Géorgiques. Ils se penchent sur le disque d’un puits. Malheureusement quelqu’un retourne du pied le cadavre blanc d’un serpent, pendant le déjeuner au milieu des citronniers des aigles tombent du ciel comme des pierres et dérobent les os qu’on lance aux chiens dont la mâchoire ne mord que le vent et une plume perdue.

Sur les chemins, on croise des bandes de travailleurs qui reviennent du champ. Nus ils portent seulement une foutah serrée par une ceinture de cuir brodé où pend un couteau recourbé dans une gaîne d’argent. Un gros fil noir est entouré à leur cheville. Un lépreux assis au bord de la voie écarte les mouches du soir avec un geste doucereux de machine.

Impossible de voir des hommes plus en ruines que les sujets du sultan : les ouvriers que j’ai vus sortir des mines de bauxite sur la route d’Aix-en-Provence, couverts de terre rouge, respiraient la force et la joie auprès d’eux. Vingt mille êtres mènent cette vie de purgatoire pour que ce marquis de Carabas indigène puisse regarder ses prés verdir à l’ombre des avions militaires anglais, puisse se regarder en paix dans ses boules de verre et voyager au Caire, à Londres et à Paris. En allant vers Lahej, on pensait à l’herbe, aux femmes qu’on voudrait renverser sur elle après plusieurs mois de chasteté, mais voici qu’il faut demander à l’herbe les mêmes comptes qu’aux cheminées d’usine de Saint-Ouen.

Orient, sous tes arbres à palmes des poésies, je ne trouve encore qu’une autre souffrance des hommes.

Un autre jour, je pars pour Djibouti sur le bateau à moteur Halal. Le Halal est un vieux rouleur de Mer Rouge dans les quatre cents tonneaux, alourdi par ses mâts de charge, avec une cheminée maigre à l’arrière. Le capitaine Mac Lean le laisse marcher tout seul, ce n’est pas un de ces bateaux à caprices qu’il faut surveiller pendant tous les quarts, il file tout seul vers la côte des Somalis comme ces chevaux de maraîchers qui conduisent vers les Halles leur maître endormi sur les choux.

Mac Lean dort, raconte des histoires de femmes, boit un coup à toutes les calebasses qui pendent aux agrès autour de sa cabine. À une heure toujours fixe il change de costume blanc, met un casque et des souliers propres : le Halal arrive en vue de Djibouti. On voit au fond de la baie de Tadjoura la côte basse de madrépores. On aperçoit au fond du pays comme sur un tableau de Vinci des étages bleus de montagnes couronnées de nuages, le commencement de l’Abyssinie.

Le navire sur ses ancres, les allèges emplies de balles de cuir arrivent, montées par des somalis brillants et crieurs, ils se mettent à danser autour de la coque un ballet déréglé et sans poids, ils plongent tout nus, attrapent un bout de corde entre les dents, grimpent par la chaîne de l’ancre, laissent sur le pont la trace mouillée de leurs longs pieds. Mac Lean marche déjà sur le môle, échange ses connaissements avec le directeur du comptoir et file vers les filles et les cafés. Le nom du navire signifie : Pur.

Djibouti n’a aucun passé. C’est une sous-préfecture du Midi qui date de quarante ans. Cet âge a suffi pour que le lavis rose des maisons commence à s’écailler, pour que des arbres se mettent à avoir l’air d’arbres dans le jardin du gouverneur.

Même vie qu’à Aden, ornée du débraillé, des coups de gueule de l’Europe du Sud grecque, française, italienne. À Aden il y a des clubs fermés, on ne peut jamais voir par les fenêtres ce qui s’y passe. À Djibouti il y a des cafés, la belote détrône le bridge, les hommes parlent des femmes. Quelle surprise pour un Français d’y retrouver les détails qui font que la France est la France et porte sur le même corps d’autres vêtements que l’Angleterre. Je suis chez moi place Ménélik, assis à une terrasse de café dans le style de Montélimar, d’Avignon, devant une station de fiacres avec des tentes à franges, comme à Périgueux. Chez moi, en voyant à la porte du commissariat de police le commissaire insulter un indigène de sa voix d’ancien adjudant de coloniale. Chez moi au tennis, en parlant au président du tribunal qui porte une barbe radicale socialiste, un ventre du sud de la Garonne, à sa femme taillée sur le modèle dont sont faites dans la métropole les femmes de colonels et les matrones de la rue Paradis. Chez moi devant la poste, me demandant comment le directeur a si vite acheté une auto. Chez moi, sur le plateau du Serpent, en voyant les jeunes filles se promener avec un bandeau autour des cheveux comme à Quiberon, en apprenant de qui la femme du directeur des chemins de fer est la maîtresse. Chez moi, enfin, en découvrant dans la boutique d’un épicier grec, sous des piles de boîtes de thon de chez Amieux, le texte grec de Prométhée enchaîné, d’Œdipe à Colone.

Le même ennui sans formes qu’à Aden, mais en manches de chemise retenues par les élastiques des coiffeurs, mais avec le goût des vermouth-cassis, des mandarins-curaçao. Tous ces hommes aussi tournent en rond, heurtés aux murs invisibles de leur destin, faisant aux mêmes heures les mêmes mouvements que les Anglais de la côte d’Asie, filant en auto le soir vers le jardin d’essai d’Ambouli où vont se consoler des couples dont les partenaires sont toujours des pièces de rechange. C’est la nuit, on tient une femme sans nom contre soi, les maigres arbustes de la steppe défilent, les chameaux leur broutent la cime : comme ces arbustes ont des formes et des proportions d’arbres faits, on se croirait dans un paysage préhistorique, les chameaux grands comme des iguanodons.

Comme les Français ont l’habitude de parler de l’amour bien qu’ils n’y soient pas plus soumis que les Anglo-saxons, Djibouti possède un quartier réservé. Dans le village indigène d’où les somalis ont défense de sortir après dix heures du soir, s’ouvrent des rues pareilles aux autres, avec ces pauvres huttes de roseaux qu’emporte la moindre crue de la rivière, ces tas d’arêtes de poissons. Elles débordent de l’odeur de la graisse de mouton rance mêlée à des parfums.

On arrive au bout de ces voies, le moteur au ralenti ouvre dans le silence qui écoute de toutes ses oreilles une source d’orage. De toutes les portes des filles sortent en courant comme des folles délivrées des charmes qui les retenaient dans le noir ; elles sautent devant le radiateur en se tenant les mains, elles crient de leurs voix aiguës de chanteuses, elles s’appellent, ce sont de grandes filles très jeunes couvertes de gros bijoux. Leur peau ointe reluit faiblement à la lueur des phares et au reflet rouge de leurs cabanes. Des mains se posent comme une patte d’animal sur votre cou, il faut partir ou se laisser prendre, se plonger dans les vagues d’un amour enfoncé dans l’étuve de la nuit. Ces descentes sont la dernière ressource des hommes perdus : si vous allez dans un pays noir, renoncerez-vous jamais au souvenir de ses petites filles admirables. Et cette perdition vaut mieux que vos sales habitudes vertueuses, vous feriez aussi bien d’être toxicomanes.

Enfin quand il est temps de revenir aux bureaux d’Aden, on pense que ce n’était vraiment pas la peine de les quitter.