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Ahasvérus/Intermède III

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Intermède de la Troisième journée



Le Chœur.

Depuis que le soleil luit sur ma tête, j’ai vu plus d’une église. J’ai vu Saint-Marc avec ses cinq coupoles comme les voiles gonflées d’un vaisseau qui revient de Palestine, dans le port de Venise. J’ai vu le dôme de Cologne qui sort du Rhin comme une fleur des eaux qui chaque siècle pousse un nouveau feuillage.

J’ai vu dans le pays d’Andalousie, où croissent les citrons, des cathédrales pour monseigneur comme un manteau de laine blanche suspendu au clou de son hôtellerie. J’ai vu ta nef, petite chapelle de Brou, comme une agrafe de buis ciselée par les bergers des Alpes pour le berger du ciel.



En France, en Allemagne, et dans le pays où viennent les citrons, quand l’église est achevée, quand les ouvriers sont partis avec leur salaire, le maître qui l’a bâtie se creuse, dans un coin, une niche de jaspe. De là, il veille jour et nuit sur son œuvre ; jusqu’à l’éternité, il la regarde pour voir ce qui y manque. Et si, un soir, par aventure, le vent de mars, ou la grêle, ou la pluie, ou la neige, ou un soldat qui passe, ou quelque esprit ressuscité de son tombeau, y brise une tuile, ternit un vitrail, effeuille une rosace, il descend de sa place pour refaire, avec sa truelle de pierre, la colonnette qui croule ou la fenêtre qui chancelle.

Et toi, poëte, déjà ton toit croule, ta colonnette branle, ta porte avec ses gonds sont usés ; et nulle part je ne te trouve sous les arceaux rompus de ta parole. Plus d’un pas manque encore à ton œuvre ; déjà les boucs en passant rongent les piliers de ta prose d’argile. Sur mes lèvres ta voix est tarie ; sur ma rive j’ai dépensé le dernier flot qui est sorti de ta source. J’ai répété le dernier mot que tu m’avais appris. Bouche close, avant une heure, si tu ne viens pas, il faut qu’avec les ronces je me retire de ta ruine résonnante. Dans son chaos, tout est mêlé. Le cèdre y pousse sans se courber. Et toi, brin d’herbe, où es-tu donc ?



Le Poète.

Me voici.



Le Chœur.

De quel côté ?



Le Poète.

De la nef de Brou, où Marguerite de Savoie dort dans son lit de noce sur son chevet de pierre fine, sans plus jamais tourner la tête vers l’époux couché à son côté, un chemin conduit à la forêt. Dans la forêt (si tu y entres), les couleuvres de mes broussailles iront jusqu’au carrefour à ta rencontre. Les hérons t’attendront sur la margelle des étangs.

Mes cavales sauvages soulèveront des marais leurs tresses ruisselantes pour regarder qui passe, et les sangliers qui labourent mon champ diront de loin : allons-nous en, c’est notre maître qui vient.



Au loin, auprès, la terre est nue, usée comme un manteau de mendiante, sans sel ni rosée ; et à l’heure où le soleil emporte dans le bois des Dombes, sur son épaule, sa gerbe d’épis blonds, la fièvre en été y est froide autant que dans la Maremme. Sous un cerisier fleuri tu trouveras mon toit qui a abrité maintes douleurs.

Sur le perron ma mère lit la bible de Luther ; ma sœur, que j’aime, est allée cueillir, pour son enfant, des mûres sauvages dans les buissons.

Ma maison est petite, mon chevet est dur et souvent trempé de larmes. Il y a place à ma table pour un voyageur égaré et pour un rouge-gorge que le givre a empêché à noël de glaner dans sa clairière.



Le Chœur.

Que fais-tu là ?



Le Poète.

Partout mon cœur dans mon sein m’a aiguillonné comme mon éperon mon cheval. Partout j’ai dévoré dans mon sentier la rosée que j’ai trouvée. J’ai bu mes larmes plus que du vin dans ma vallée de Bourgogne. J’ai mangé miette à miette le pain de mes regrets plus que mon seigle dans mon sillon de Bresse. à cette heure, je venais un moment puiser une goutte d’eau dans mon puits d’héritage pour laver la sueur de mon âme.

Ici, ma vie est une tour que je bâtis dans le mystère. J’ai monté jusqu’à moitié les degrés de mes jours. Je ne vois rien paraître que l’ombre de ma ruine qui s’allonge dans mes ronces, que des écorces rejetées de ma nappe, que des années entassées qui ne peuvent me suivre, que ma source qui n’a plus d’eau pour pétrir le limon du lendemain.



Un peu plus haut, que verrais-je autre chose ? Va, laisse-moi redescendre, sur mon seuil, vers mes jeunes années, pour les prendre dans mes bras, comme un chevreau des Alpes qui frappe la porte de sa corne, et ne peut pas monter l’échelle.



Le Chœur.

Le ciel n’est pas si loin que la porte de ta vie ; et la douleur, si tu y es entré, est un chemin qui monte et qui ne redescend jamais. Noie ta peine, comme une feuille de saule, dans l’éternelle poésie, où toute peine afflue, et qui te rendra en retour, pour t’endormir, une plainte de sa rive.



Le Poète.

Maintes fois j’ai ouvert la bouche pour parler ; mais la parole me manque. Ma voix était dans mon cœur ; mon cœur s’est brisé. Quand une larme, en tombant dans mon sein, s’y est creusé peu à peu sa demeure, ma pensée, pour mieux guérir cette plaie, souvent s’en est allée errante par le monde, mendier un peu de son eau à la mer, un de ses rayons à l’étoile, un lambeau de sa voile au vaisseau qui sort du golfe : à la barque, donne-moi l’or de ton sillon ; au rivage, le murmure de tes herbes ; au filet du pêcheur, ta maille rompue ; au désert, le lac de tes sables embrasés. Ah ! Que serait l’océan, que serait l’étoile, que serait l’herbe du rivage, que serait le désert de Syrie, pour combler ce soir l’abîme et l’ennui de mon âme ?


Au lieu de faire bruire plus longtemps à mon oreille des mots sonores, je voudrais bien plutôt désormais nourrir ma pensée de têtes de pavots, si bien qu’à mon réveil, en la cherchant dans mon sein, je ne l’y trouverais plus. Je voudrais que la bise de mon chemin, en courant, la prît sur mes lèvres, ou qu’elle restât glacée, le soir, avec mon haleine sur les vitres de ma fenêtre. Car il est une heure que je hais ; et toujours, hiver, été, ma pensée est debout sur mon chevet pour broyer en secret cette heure de poison, et la mêler à tous mes jours dans le creuset de mes années.



Le Chœur.

Si tu le peux sans pleurer, car tes larmes, en tombant sur terre, deviendraient de la boue, dis-moi donc, il le faut, quelle heure ce fut que celle qui fit ton mal, et comment cela est arrivé.



Le Poète.

J’aurais voulu le cacher toujours ; et, si la force ne m’eût manqué une fois, personne n’en eût rien su de ma bouche. à toi, pourtant, je le dirai, quoique ce souvenir me pèse, et que chaque matin il me réveille trop tôt sur mon chevet. Il est un mot que jamais ma bouche ne veut prononcer, que jamais ma main ne veut écrire dans mon livre ; c’est celui que toutes choses prononcent en soupirant, que les reines envient sous leurs dais, que deux âmes balbutient en se voyant, que les femmes savent dire, que les étoiles palpitantes écrivent dans leurs veillées d’été, avec leur encre d’or, et qui a brisé mon cœur dès le matin du jour de mai où je l’ai lu.

Ce jour-là, sur le chemin, celle dont ma bouche est trop rude pour prononcer le nom de miel m’a dit : va ! Prends cette fleur de mai ; avant qu’elle soit fanée, nous nous reverrons demain.

Mais la fleur s’est fanée, le lendemain a passé, et le jour d’après aussi ; et après le jour la nuit encore : et nos yeux ne nous ont plus nulle part revus, ni au loin, ni auprès, ni dans la plaine , ni sur le mont.



Nous avons fait mille détours, sans jamais nous retrouver ; nous avons monté mille degrés sans jamais nous rencontrer ; nous avons frappé à mille seuils, et toujours un étranger nous a ouvert. La vie nous a divisés, et la mort fera comme elle. Un dur destin ne voudra pas donner à nos os même terre. éternellement nous nous retournerons sur le côté dans nos tombes moitié vides, moitié remplies, en criant chacun : est-ce toi ? éternellement nous nous chercherons à l’endroit où toute chose renaît, sans jamais nous reconnaître.

Pour me désennuyer, j’ai vu plus d’un ciel, plus d’une source, et plus d’une ville remplie d’hommes. Pas un ciel n’est si pur que ses yeux ; pas une source n’est si profonde que son cœur ; pas une ville, dans un jour de fête, n’est si remplie que l’escalier où elle monte chaque jour.

Il y a sept ans que cette larme a coulé ; et, si tu veux le savoir, un monde impur, pour qui rien n’est sacré, en fut la cause. Jamais il n’a pu croire que j’adorais une pensée, comme lui adore son limon ; ni que mes yeux, sur la colline où les vignes mûrissent, ne cherchaient qu’une image du ciel. Eh bien, es-tu content, monde que j’ignorais ? Ah ! Que t’ai-je donc fait pour me tuer si vite ? Calomnie, calomnie noire, qui germais autour de moi, là où mes pieds marchaient ; mensonge de damné, qui as vécu dans mon ombre, es-tu content ? Ni larmes dans mes yeux, ni souffle dans mon âme, ni chimère à nourrir, ni pensée à bercer, ni cieux, ni terre, ni moi, ni elle, je n’ai plus rien, rien ! Et ce mot, tu l’as écrit de ton venin partout où je regarde.

Poésie, poésie, beau mot qui retentit bien fort ! Quand je fouillerais de ma pensée la mer entière, jusqu’où son flot roule ses perles, à présent, je ne trouverais plus que sable et qu’herbes de marécages. Elle, elle était poésie, à toute heure, en tout lieu, et ses lèvres, sans parler, vous racontaient le ciel, quand elle cherchait de sa terrasse, après le jour, l’étoile du berger pour la faire voir à son enfant ; et quand elle entendait, dans son jardin, son grand peuplier trembler, et qu’elle disait : voici le soir ; et aussi le long du canal, quand elle voyait l’eau s’arrêter et frissonner ; et quand elle ouvrait sa porte à l’odeur des vignes en avril et en mai ; et dans sa cour, quand le rossignol, sur un groseillier, lui chantait, jusqu’à minuit, pour l’amuser comme à ses petits ; et quand assise, sans rien dire, sur son banc, elle tenait tout le jour mon âme dans sa main, comme un livre entr’ouvert qu’on feuillette, et qui ne finit pas.

Ah ! Le livre est fini, et plus d’une page y manque. Le vent les lui a arrachées une à une des mains et ne les lui rendra pas. L’herbe de son jardin la verra à toute heure : il n’y a que moi qui ne la verrai plus. L’oiseau sous son toit la peut entendre, s’il veut ; il n’y a que moi qui ne l’entendrai plus. La feuille errante peut demander de ses nouvelles à sa porte ; et moi, il n’y a que la mort qui m’en dira. Trop grande pour le monde, le monde ne la connaîtra pas ; son pur secret, le plus beau de la terre, périra sur ses lèvres, sans que personne le sache, -hors celui qui n’en peut rien dire.

Nonchalante, au milieu de son ouvrage, son doux génie montait, montait, sans le savoir, jusqu’où les étoiles ne vont pas. Comme d’autres, sans se lasser, nuit et jour, filent le coton ou la soie sur leur seuil, elle, dans sa maison, en faisant toutes choses, pour sa tâche, sans le vouloir, laissait tomber, du plus loin de son âme, la laine et la soie de ses pensées trempées de larmes de quoi vêtir un monde. à la ville et dans la fête, au premier souffle, son cœur, sans effort, s’en allait, dans le ciel, comme une barque à la voile latine, au premier vent, sans bruit, ni rameurs, ni adieux, quitte la côte et le môle, et les lourds vaisseaux du port, et les rues des marchands, pour aller toute seule rêver et se baigner dans le grand océan. Puis après, elle disait que le bruit de la terre ne vaut pas un soupir, et que rien ne peut dire jusqu’au bout ce qu’une âme voudrait dire. Et moi, je croyais à son Dieu ; et je restais muet, et je baissais les yeux ; et je ne pensais pas redescendre jamais de ce poëme vivant au vil ouvrage que ma main à regret fait à cette heure.



C’en est fait. Il n’y a point eu d’adieu, il n’y aura point de retour. Pourquoi écrire ? Pourquoi parler ? Pourquoi se taire ? Pourquoi toucher des mots qui n’ont plus que l’aiguillon ? Celle qui m’apprenait le ciel ne conduira pas ma plume, et ne me reprendra pas à l’endroit de ma faute.

Tout est fini. Il n’y a plus ici de poésie, il n’y a plus de poëte ; il n’y a plus que la corde qui vibre encore à l’arc de la calomnie.

Pour qui regarde et passe, la plaie se cicatrise ; mais le ver, pour se cacher, rampe chaque jour plus avant. Chaque soir, il dit : encore un pas ; et le fruit de votre vie tombe de votre branche, par un beau jour d’été, à l’heure où l’on croit qu’il mûrit. Voilà ce qui fait ma peine, et comment j’ai appris quelle chose dure c’est de pleurer les larmes que tu vois. Je n’en puis dire davantage.



Le Chœur.

Malgré toi, ta peine m’a fait pencher la tête vers terre, et m’a tiré un de ces pleurs amers.

Si celle qui en eut sa part, au temps des cruels soupirs, l’a oublié, je ne te le demanderai pas, ni comment cette fleur d’azur a pu naître dans l’impur sillon de nos jours. Mais tes lèvres se sont trop vite fermées ; plutôt que de mourir vivant, comme toi, j’aurais voulu pétrir mon sang et ma douleur dans un poëme ; et les étoiles en me voyant, et le bruit de l’eau, le bruit des hommes, le bruit des cloches, le ciel changeant, tout aurait murmuré le soir autour de moi, pour assoupir mon cœur, comme une femme, à demi-voix, endort son enfant sur la route.



Le Poète.

Oui, si ma plume était d’un oiseau du ciel qui n’a jamais niché sur terre, si mon encre était d’or, si mon livre était de parchemin ! Alors, peut-être, oui, sans parler, je voudrais, encore à présent, écrire le nom de toutes les choses que j’aime, pour faire durer leur vie jusqu’à ce soir. Pays de Bourgogne, qui m’as donné, au lieu de ton vin, mes larmes à boire sous ton pressoir, je gorgerais ta cuve, jusqu’au bord, des grappes de Chypre et de Candie, si bien que tu crierais à la fin : j’en ai assez. Petite ville de Charles Le Téméraire, où ma sœur demeure, et qui m’as coupé mon pain sur la table quand j’étais enfant, sise sur tes deux rivières, proche de Cluny et de celui qui fit si bien parler Elvire ; toi qui te caches des passants et des bergers dans ton creux de vallon, toute honteuse de te voir si hâlée par le temps sous ta vieille potern e, au lieu de tes murs et de ta tour caduque, je te ferais trois murailles peintes d’azur, trois tours ciselées, trois toits d’ivoire pour abriter, avec tes nids de sansonnets, le souvenir de mes jeunes années. Et toi, village sans beffroi ni clocher, qui m’as banni, veille, veille nuit et jour sans t’enivrer de ton raisin, sur celle que tu m’as ravie. Ah ! Je t’aurais donné pour elle toutes les mosquées de Syrie, avec leurs blancs minarets, leurs fraîches citernes, tous les palais à ogives de Venise, avec les gondoles amarrées sur leurs degrés, tous les vieux châteaux d’Allemagne, avec leurs balcons sur le Rhin.

Même à présent, si tu m’apprends seulement que tu l’as vue passer, qu’elle allait à la fête, que sa bouche souriait, et que tu as planté dans ta haie un baume pour sa douleur, j’irai chercher, au fond de ma pensée, dans un autre climat, du sable d’or pour ton ruisseau.

Je dirai, quand je repasserai, à la vague de la baie de Zéa, et aux citronniers de la villa que j’aime, d’envoyer leurs brises sans se lasser, chacune par un sentier, jusqu’à la croix de ton chemin.

Mais toi, pays d’Allemagne, je dirais sans mentir comme tu m’as rendu mon amour pour toi en fiel, en noires insomnies, en douloureuses journées. T’en souviens-tu seulement quand je gisais sur le bord de ton chemin, évanoui dans ma douleur ? Au fond de ta science, ah ! Que la nuit alors était noire ? Dans ton église blanchie, qu’il faisait froid seul, sur les dalles, le soir, sans prêtre et sans Dieu ! Surtout que tes femmes sont dures, bien plus dures mille fois que ton ciel ! Leur sourire est fait de fleurs d’hiver ; pourquoi ai-je goûté de son miel ? Le Danube s’arrête pour regarder leurs tresses blondes ; un mystère clôt leurs bouches.

Plus blanches que l’amandier en fleur, timides elles naissent, timides elles meurent ; une pensée apportée une fois par le vent, sans douleur murmure, toute leur vie, à leur oreille ; comme une source dans la forêt Noire, leurs pas ondoient languissants. Mais leur sang trop pâle a peine à teindre leurs joues d’un souvenir. Pour qui revient du pays où l’olive et l’orange mûrissent, leur cœur bat trop lentement ; sous le ciel des passions, en un jour il fond comme neige ; leur silence est doux, et plus douce leur parole ; mais le sens en est dur. Pour guérir les plaies qu’elles ont faites, leurs lèvres sont trop froides.

Dans leurs seins leurs larmes restent figées ; et le cœur qu’elles ont brisé une fois ne guérira plus jamais.

Non ! Je n’aime plus en Allemagne, ni partout où la brume s’épaissit au nord de ce côté des Alpes, les sentiers sous les sapins qui tous mènent à un regret, ni les grands tilleuls trop pleins d’ombres et de souvenirs, ni la ruine gothique que l’on voit à Linange, trop semblable à un désir sur son penchant, ni les longs flots du Rhin, vers Bade, qui me font trop rêver et soupirer comme eux, ni ses îles de vapeurs, ni ses cathédrales sourcilleuses, ni son ambre, ni sa vallée trop profonde, ni sa vague trop dolente, qui me dit, quand je passe : souviens-toi de moi.



J’aime à présent l’endroit, vers Salerne, en Calabre, ou encore plus loin, vers le vieux Navarin et Tinos, où le soleil qui vient d’Asie, dès qu’il se lève, scintille dans ma nuit et rend plus courte de moitié mon insomnie. Soir et matin, j’aime à boire, à chaque haleine, pour mon remède, ses rayons qui sentent la myrrhe. Il fait froid et sombre à cette heure dans mon cœur. J’aime à sécher la plaie qu’un autre m’a faite aussi trop amère, à la lumière d’août, quand le pêcheur de Capri étend, à midi, sur la grande marine, son filet tout démaillé, comme moi mon souvenir ; quand la mouette, toute seule dans le golfe de Lépante, cherche son ombre sous son aile, ou quand l’éclair du rivage d’Albanie vous dit : je veux luire, et regarder, jusqu’au fond de votre sein, comment est faite votre peine.



Le Chœur.

Va ! Tout tortueux qu’il est, le sentier de ton poëme vaut encore mieux que la vie. Là, ta blessure sera ton baume ; et, sans aller si loin que l’Albanie, le soleil qui meurt sur ta colline aspirera tes larmes dans ton sein comme rosée. Assez aimé ! Assez souffert ! Trop espéré ! N’attends plus que ton désir trop éconduit s’achève avant la mort, ni que de l’océan tu gardes dans ta main plus qu’une goutte. à l’univers ne demande plus rien, que deux rayons du jour pour voir, pour voir encore, sous les voûtes, les peintures dorées des vieux maîtres florentins, et le menu sentier que ta pensée laisse en marchant. Après l’amour, après la foi, l’art est beau, l’art est saint. Ce n’est pas le ciel, mais ce n’est plus la terre.



Le Poète.

Si tu le peux, je le veux bien ; ramène-moi dans ma pensée vers l’endroit où mes pas m’ont égaré ; et je ferai comme celui dont les pieds suivent son guide, et dont le cœur trop lourd reste avec son poids en arrière. Pour toi, monde, en te quittant, je te connais ; tu m’as brisé, tu ne m’as pas vaincu ; c’est toi qui m’as tué, c’est moi qui te méprise. çà, tu railles donc, beau masque ? Une heure avant la mort, je m’en suis aperçu : une heure ! Oh ! C’est assez !


Ah ! Que le cœur me bat ! Après m’être tu plus qu’avant de parler. Tout m’ennuie, tout me gêne ; j’ai fini trop tôt ce que je voulais dire.


Ah ! Que le cœur me pèse ! Je ne sais comment faire pour écrire ce soir ma tâche. Mon encre n’est pas d’or, elle est faite de larmes. Ma plume n’est point d’un oiseau du ciel ; elle est arrachée de l’aile de mes rêves. Mon livre n’est pas de parchemin ; il est fait de mon âme, oui, de mon âme et de mon désespoir.

Ah ! Que le cœur me serre ! Ah ! Que le cœur me saigne ! Je ne sais plus rien que ce mot ; et il en faut, pour achever mon livre, plus de mille. Puisque mon sein est tout sanglant, que ne suis-je le bouvreuil ? Soir et matin, en gémissant, dans le jardin, je redirais toujours le même mot sur une branche de groseillier.

Puisque ma voix sanglote, que ne suis-je le ruisseau ? Sans avancer, sans reculer, en serpentant, je baignerais toute ma vie le seuil où ma pensée, trop mal guérie, veut demeurer nuit et jour assise.