Aime et tu renaîtras/2

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Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 107-192).


DEUXIÈME PARTIE




I


— Un an déjà !

Ainsi Mme Boulommiers s’ébahissait au retour de la date funèbre. Et sa nièce répondait avec quelque amertume à cette exclamation inconsciente :

— Déjà, oui !

Le temps, léger aux insouciants, se traîne lourdement pour les affligés.

Cependant, on pouvait s’étonner, ainsi que Mme Boulommiers, — mais dans un sens diamétralement opposé, — lorsqu’en supputant la durée, on estimait le formidable travail accompli depuis la catastrophe qui avait privé l’usine de son chef.

Une intense activité avait augmenté et perfectionné la production. Les alentours de l’usine, à vue d’œil, se modifiaient, avec une rapidité tout américaine. Le village industriel accroissait le nombre de ses maisons coquettes et de ses gentils jardins. En ébauches encore imparfaites, mais pratiques, s’annonçaient les institutions d’avenir : un hangar abritait des agrès de gymnastique ; dans une vaste salle, où avaient été transportés le piano et le billard des Fauconneries, le curé, fervent musicien, venait exercer des chorales d’hommes et de femmes, et M. Jean Marescaux, avec un zèle tout spécial, s’occupait d’organiser une petite scène de théâtre.

Pour stimuler une efficace émulation, des concours de jardins potagers ou d’agrément étaient institués ; et les distributions de récompenses donneraient lieu à des fêtes champêtres, l’été. Enfin, au château même, dans les dépendances de la cour d’honneur, une crèche, une garderie, une école ménagère avaient été installées. Thérésine Jouvenet, sans abandonner complètement son emploi de secrétaire, dirigeait ces œuvres enfantines auxquelles Mme Guérard témoignait une particulière sollicitude. Les chansons rythmant la marche hésitante des bébés, les claquements des petites galoches sur les pavés, les lectures, que Thérésine commentait de façon si humoristique aux jeunes élèves, étaient les seules distractions qui allégeassent un peu la tristesse de la jeune veuve. Au milieu des transformations et des nouveautés, seuls restaient permanents, immuables, son deuil austère et son culte pour le bien-aimé disparu.

Tout le bien auquel elle s’efforçait, Hélène entendait qu’on en fît honneur à la mémoire de Serge. Et c’était pour grandir ce prestige posthume qu’elle poursuivait avec une ténacité pieuse l’exécution des desseins généreux, conçus par le défunt, et dont Armand Fabert avait été le confident.

Naturellement, les châtelains de la Chènetière blâmaient avec sévérité ces innovations dispendieuses. La tante s’était promis de saisir la première opportunité pour glisser quelques sages avertissements à la charitable prodigue. Or, la veille même, une indiscrétion avait porté à la connaissance de M. Boulommiers certain devis de bains publics qui l’avait fait bondir d’indignation. Il fallait sans retard empêcher cette nouvelle folie.

Peut-être eût-il été préférable de remettre une explication de ce genre à un autre jour. Mais on ne choisit pas l’occasion : elle surgit d’elle-même. Au surplus, le tact n’avait jamais été la qualité maîtresse de : Mme Boulommiers. Puis Hélène, malgré sa douceur, possédait si peu d’idées et de sentiments communs avec sa tante que celle-ci en éprouvait, un malaise et jugeait sa nièce fuyante et volontaire. La chance d’un tête-à-tête s’offrant rarement, Mme Boulommiers se hâta de profiter du hasard. Elle débuta avec circonspection, d’un air de sympathie : — Ma pauvre chère enfant, que je voudrais te savoir moins triste, moins seule ! — Pardon, ma tante ! Je ne suis pas seule, puisque Jean est devenu mon compagnon d’existence. Et si je reste triste, ce n’est pas sa faute.

Mme Boulommiers eut un haussement d’épaules impatient.

— Je ne dénie pas à Jean certaines qualités de cœur. Mais cet original ne saurait être le conseiller et le soutien d’une femme comme toi, chargée de grands intérêts. Quant à Mlle Mainfrey, amie dévouée, charmante, j’en conviens… eh bien ! sa société et son exemple peuvent te devenir extrêmement funestes !

— Funestes ! se récria Hélène choquée. Plût à Dieu que je pusse imiter en tout un tel modèle d’abnégation et de bonté intelligente !

Mlle Mainfrey possède une mentalité spéciale. Je n’ai pas à l’apprécier. L’étendue de ses revenus, les gros bénéfices de la fabrique de champagnisation lui permettent de satisfaire ses fantaisies. Mais ce serait courir volontairement à la ruine que de chercher à l’imiter — même de loin. — Est-il vrai qu’elle t’ait persuadé d’installer une colonie de ses petits avortons dans ta villa de Saint-Brévin ?

— Solange n’a rien eu à me persuader ; corrigea Hélène froidement. Je lui ai proposé moi-même cette maison qui, entre la forêt et la mer, possède une exposition de sanatorium. Et vous pouvez, voir, dans la cour, le camion automobile sur lequel ion entasse les lits de fer, le mobilier de bois blanc, la batterie de cuisine, à l’usage de nos pensionnaires.

— C’est renversant ! Je comprenais, — jusqu’à un certain points — que tu refusasses de louer ce chalet, pour : éviter d’y introduire des étrangers ! Et tu l’abandonnes de gaîté de cœur aux profanations de petits pouilleux !

— C’est sanctifier une maison que d’y donner asile aux pauvres ou aux déshérités. Mme Boulommiers eut un rire méprisant.

— Les belles maximes ! Les gens dont je te vois entourée te rendront socialiste, sur ma parole !

— Je n’en sais rien. Je cherche de mon mieux surtout à pratiquer les conseils de charité et de justice, donnés par l’Évangile.

— Ah ! ma pauvre petite, en quelle passe dangereuse tu t’engages ! C’est pour nous un grand sujet d’inquiétude que de te savoir environnée d’intrigants… tout au moins d’imprévoyants, qui te poussent à des expériences bien périlleuses ! Combien il est à souhaiter que tu rentres le plus tôt possible dans la vie normale, appuyée sur un guide sage, pondéré, raisonnable ! … Tu n’as qu’à vouloir et je connais…

Une flamme au front, Hélène se redressait pour interrompre.

— Merci de cette sollicitude excessive, ma tante. Mais celui dont je veux garder le nom reste toujours mon seul guide. Il m’a légué une mission que je remplis de mon mieux. De lui, uniquement, j’entends recevoir ma direction. Je désire, dans l’intérêt de nos relations futures, que vous compreniez bien mon sentiment à cet égard.

Mme Boulommiers se leva, contenant mal son irritation et son dépit devant ce rebut catégorique. Les deux femmes se séparèrent avec de très brefs adieux. En traversant la cour d’honneur, la tante, apercevant les ombres fâcheuses de Thérésine Jouvenet et de Fabert, pressa le pas, avec une recrudescence de colère, et se reprocha de n’avoir pas vidé tout son sac de griefs.

— Voilà les créatures dont Hélène fait sa compagnie journalière ! Quel abaissement ! Et cet homme ? Il ferait bon de lire dans son jeu ! Mme Guérard, énervée, se reposait après l’escarmouche, allongée dans sa bergère, devant le grand portrait de Serge, dont Marcel Depas, par une synthèse de documents photographiques, avait su composer une image étonnamment vivante. Jamais la jeune femme n’avait contemplé avec plus de ferveur l’icône adorée.

— Oh ! Serge, avais-je mérité cet outrage ! Oser une pareille proposition ! Peut-on supposer que je cherche à demander rien de plus à la vie ?

olange Mainfrey entra, et se penchant sur le dossier du fauteuil :

— Chérie, le chargement est terminé. Je partirai donc demain matin pour Saint-Brévin avec Mlle Jouvenet et M. Fabert afin de veiller aux agencements convenus ; dortoir dans le hall, réfectoire dans la serre, etc. Cependant, chère amie, tout ceci combiné, des scrupules m’arrêtent. Êtes-vous certaine de ne jamais regretter l’abandon que vous consentez aujourd’hui ? Et comme il vous sera pénible de voir les choses ainsi bouleversées… si vous êtes tentée, un jour, de retourner là-bas ! »

— Jamais ! oh ! cela, jamais ! Je ne rentrerai pas dans cette maison. Trop de bonheur et trop de malheur l’emplissent de souvenirs ! Disposez de tout… sauf de la chambre que vous savez… Solange, attristée d’avoir provoqué cette émotion, enveloppa son amie d’une silencieuse caresse. La porte se rouvrit. Jean et Edmond Marescaux entrèrent ensemble — le cadet lançant la pointe du pied en avant, à la façon du jeune premier à la mode.

C’était un excellent petit jeune homme, ce Benjamin de Mme Boulommiers, tiré à quatre épingles, rasé comme un Yankee, suavement cravaté, coqueluchon des cours de danse, qui, après avoir été un cancre bien sage, s’ingurgitait à petites doses le Code indigeste, et, avec quelque piston, se pousserait ensuite dans de vagues fonctions diplomatiques ou administratives ! D’un ton folâtre, avec la bonne intention de distraire sa sœur, Edmond s’exclamait :

— Je viens de kodaker les gosses, processionnant en file indienne. C’est à mourir de rire ! J’essaierai de faire passer le cliché dans quelque revue illustrée ! Hélène leva vivement la main.

— Non ! Tu me contrarierais fort ! Pas de publicité pour une œuvre privée !

— C’eût été gentil pourtant ! Eh ! mais, reprit le jeune homme changeant de thème, ai-je vu clair ?… Votre ingénieur, M. Fabert et la brunette de l’école ménagère, Mlle Jouvenet, paraissent s’entendre à merveille ? Y a-t-il mariage sous roche ? Cet aperçu étonna les auditeurs. Un court silence plana.

— Je n’y avais pas songé, murmura Hélène pensive. Après tout ?

— Pourquoi pas ? observait Mlle Mainfrey.

— Je l’ai tout de suite supposé ! déclara le jeune Edmond, enchanté de sa clairvoyance.

— Eh bien ! tu as supposé des inepties, mon garçon ! proféra Jean Marescaux, froissant son journal avec impatience. Ils se conviennent comme an brochet et une pie.

— Vous croyez ? fit Solange, surprise. Pourquoi cela ?

Le grand Jean, droit au milieu du salon, regarda fixement le tapis, et parut préparer une révélation péremptoire et décisive :

— Pourquoi ? dit-il enfin. Eh bien ! je ne peux pas vous le définir. Je les connais. Alors, ça me paraît impossible, voilà tout ! Et fermé comme un augure, il tourna majestueusement les talons et s’absorba de nouveau dans le journal.

Solange se promit d’observer ses compagnons de voyage. Mais dans les façons d’être de Thérésine et de Fabert, elle ne put saisir aucun indice confirmant les présomptions du jeune Marescaux. D’ailleurs, de funèbres réminiscences s’éveillèrent vite sur cette route que l’ingénieur, puis Mlle Mainfrey avaient parcourue, douze mois auparavant, pour retrouver la malheureuse veuve de Serge Guérard.

— Horrible hasard ! murmurait Solange, frissonnante. Un fou passe, frappe ! Une vie s’éteint, Un bonheur s’écroule ! Et les recherches de la justice n’ont jamais abouti ?

— Non ! Pas encore, du moins.

— Que de crimes inexpiés ! Mais ma pauvre Hélène trouverait-elle un soulagement dans la punition du coupable ? J’en doute !

Thérésine, en écoutant cette conversation, se remémorait la dernière et fugitive vision qu’elle avait eue de Serge Guérard, à la portière de l’auto fleurie. Et bizarrement, à cette image se juxtaposa la figure féline et crispée de l’inconnue au plumet blanc.

— Voyons, me laisserais-je impressionner par des romans-feuilletons ? se dit Thérésine inquiète. C’est une histoire à la Conan Doyle qui se forge là, dans ma tête. Jamais je n’avais autant pensé à cette petite aventure. Qu’en dirait M. Fabert si je la lui racontais ? Il me croirait illusionniste… Et ce n’est pas la peine d’y songer davantage. Dans le courant de l’après-midi, ils arrivaient à Saint-Brévin. Du ciel sans nuages, une lumière crue tombait à pic, réverbérée par le sable et l’Océan. Et dans cet embrasement leur apparut, puissant et calme, glissant vers le large, le cuirassé la France, qui sortait du port de Saint-Nazaire, ce 24 juin 1914, et qui devait, quelques jours plus tard, transporter en Russie le Président de la République française.

Jamais les œillets mauves des dunes n’avaient exhalé un parfum plus suave dans l’air attiédi.

II

Des nuages plombés d’où s’échappaient parfois des ondées se tramaient sur le ciel d’août. Le malaise qui précède les orages alanguissait les êtres et les choses. Tout semblait se recueillir en une attente anxieuse.

Dans les bureaux de l’usine dont le personnel s’était augmenté, aussi bien que dans les divers ateliers, cette torpeur confinait à la stagnation. Chacun paraissait distrait, nerveux, détaché de sa besogne, taciturne surtout, gardant jalousement sa préoccupation secrète, sans la communiquer au voisin. Les moindres bruits du dehors suscitaient d’étranges vibrations qui se propageaient instantanément.

Quand la porte qui faisait communiquer le bureau du directeur et la salle des employés s’ouvrit, tout le monde tressaillit. Tous les regards se tournèrent vers M. Jean Marescaux qui, le stylo en suspens sur le bloc-notes, disait simplement :

— Mademoiselle Jouvenet, veuillez rechercher la première lettre où ce constructeur de machines agricoles, de Bressuire, accusait les fontes livrées d’être insuffisamment carbonées, ou coulées en moules froids.

Thérésine eut vite fait de trouver la pièce demandée et la tendit à son chef avec cette réserve strictement polie, et plutôt sèche, dont elle usait envers lui.

— Voici, monsieur.

Mais sa voix se perdit dans une rafale subite de tintements désordonnés. On eût cru que les cloches de l’église devenaient folles. Un battement de tambour se mêla de loin aux sons du bronze. Les têtes se dressèrent au-dessus des pupitres avec un tressaillement, comme si la foudre subitement s’abattait sur le toit. Les bruits du travail s’arrêtèrent dans l’usine au long hululement de la sirène. Ce qu’on attendait, avec une sourde crainte, éclatait.

— Ça y est ! murmara une voix.

Et de tous les coins, un écho épouvanté frémit : « La guerre ! »

Expéditionnaires, dessinateurs, quittaient prestement leurs places et gagnaient le dehors. Tout règlement s’abolissait. Au-dessus de la petite vallée, le tocsin hurlait son appel et clamait l’alarme. Plus d’espoir ! L’enfer se déchaînait sur la terre pour saccager, détruire, ruiner l’harmonie et la beauté créées par un long effort de l’humanité laborieuse.

Les deux jeunes gens demeuraient face à face, immobiles, comme subjugués par un fluide magnétique qui les clouait à cet endroit. Pensée et conscience submergées dans un effroyable remous, seule subsistait en eux la vague impression d’un universel effondrement.

Chez Jean Marescaux, cette sensation d’écroulement se fit vite perceptible. Quelque chose, c’était certain, dans la commotion reçue, venait de disparaître, quelque chose s’élevant jusqu’ici entre lui-même et cette personne profondément consternée, qui se tenait là, les bras tombants. Barrière fictive, et pas moins formidable, forgée de conventions, de préjugés qui tombaient à cette heure, pulvérisés en miettes misérables. Et sur ces ruines se dressait une vérité triomphante, ayant un visage brun, de vives prunelles de jais, des cheveux fous, une bouche un peu grande, mobile et bonne, — l’image même qui obsédait et irritait, depuis si longtemps, les songes de Jean Marescaux, qu’il fût endormi ou éveillé.

Avant qu’il pût commander à ses nerfs, Jean s’emparait des deux mains pendantes, tachées d’encre violette. Et avec une volubilité emportée, il prononçait :

— Thérésine, l’aviez-vous deviné ? Il y a dès années que je ne démêle pas si j’ai envie de vous embrasser ou de vous battre ? Et voilà que je vais partir pour la guerre. Je serai peut-être de ceux qui ne reviendront pas. Nul ne peut le prédire, et il faut s’attendre à tout. Laissez-moi donc vous parler comme si j’étais à la veille de ma fin. Ce que j’éprouve pour vous, je viens d’apprendre comment ça s’appelle. C’est de l’amour, du vrai, de celui qui rend idiot. Ne m’en veuillez pas si je vous le déclare. Et quand je serai de retour, dites-moi que vous consentirez à devenir ma femme.

Tordant ses poignets sans parvenir à se libérer et jetant autour d’elle des regards éplorés, Thérésine s’agitait comme une souris prise au piège.

— Monsieur Jean, bégayait-elle, au nom du ciel, monsieur, laissez-moi !

— Ça vous fâche-t-il ? Est-ce que je vous déplais ? J’ai cru parfois que vous me détestiez.

Elle se sentait sotte à en pleurer, les idées brouillées, les mots fuyants, les genoux pliants, un tourbillon sous le crâne. Et quelle souffrance de ne pouvoir dérober sa figure au regard ardent qui la brûlait de si près !

— Voyons, me haïssez-vous ? répétait-il avec une insistance inquiète et colère à la fois.

— Non, certainement non ! Mais je suis si confondue, si surprise ! Vous oubliez ce que je suis, ce que vous êtes, monsieur Marescaux. Vous ne pensez pas à ce que diraient d’une pareille chose Mme Guérard… et… votre famille… et votre monde !… Il vaut mieux admettre que vous n’avez rien dit… et que je n’ai rien entendu. .. par consé…

Il l’interrompit d’un rire moqueur.

— Ma famille ? Mon monde ?… Pfftt ! Il est bien question de tout cela ? Je ne dépends réellement de personne. Dites-moi seulement : « Jean, je vous aime et je serai votre femme… » Je viendrai à bout du reste. Hélène, d’ailleurs, me comprendra. Allons, plus d’atermoiements ! Dépêchons ! Et regardez-moi !

— Monsieur J…

— Pas de monsieur ! Jean tout court ! Et vite !

Si grande que fût Thérésine, Marescaux la dominait de toute la tête. Ah ! qu’elle se trouvait malheureuse de lui céder en dépit de sa volonté, subjuguée par une force inconnue ! Incapable de résister davantage, elle dut lever les yeux vers ces autres yeux dont l’éclat lui faisait si peur. Mais dès que les deux regards se furent rencontrés, les paroles cessèrent. Et ce fut à Jean de blêmir, de vaciller jusqu’à ce qu’un nom tremblât sur ses lèvres :

— Thérésine ! ma chère Thérésine !

Brusquement, les mains liées se séparèrent. Quelqu’un entrait. C’était Fabert.

— Vous avez entendu ! L’ordre de mobilisation est donné ! fit-il, la voix brève. Après-demain, je rejoins mon régiment d’artillerie, à Poitiers. Et vous ?

— Demain, je serai à Angers, à la caserne des dragons. Qui eût présumé cela, il y a un mois !

— La mine qu’ils préparaient avec tant de soin devait éclater tôt ou tard, dit Fabert qui, préoccupé, un trousseau de clés en main, se dirigeait vers son bureau.

Il semblait éviter de regarder Thérésine. Cet excès de discrétion fit rougir la jeune fille. Jean Marescaux comprit la gêne qu’elle éprouvait. Sa nature loyale prit aussitôt parti. Et retenant le directeur par le bras :

— Fabert, prêtez-moi attention, je vous prie, quelques secondes. Nous venons tous de ressentir un grand choc. Alors les cœurs s’ouvrent comme des boîtes à secrets qui se brisent dans un violent cahot. Et l’on découvre, tout au fond, des choses qu’on ne soupçonnait pas. Moi, je trouve dans mon réceptacle particulier, trop bien clos jusqu’ici, le mot d’une énigme que je cherchais vainement depuis des mois. Ce mot, je l’ai révélé à Mlle Thérésine Jouvenet ex abrupto. Assez étonnée d’abord, j’en conviens, elle consent néanmoins à m’accorder l’espoir que je sollicite. Fabert, vous êtes témoin de cet engagement, en attendant que vous le soyez de notre mariage… si toutefois j’échappe aux combats.

Sous la forme humoristique de cette déclaration, se décelaient une émotion si sincère, une fierté si joyeuse que Fabert en fut visiblement touché.

— Je vous remercie de votre confiance, monsieur Marescaux. Je suis honoré et heureux de recevoir l’aveu de vos projets et de me trouver ainsi le premier à vous féliciter tous les deux.

Ce disant, le directeur serrait la main de Jean, et adressait à Mlle Jouvenet un salut courtois et un sourire amical. Mais la jeune fille interdite, égarée, suppliait l’un et l’autre des deux hommes.

— C’est affolant ! Trop étrange, trop précipité pour que je puisse y croire ! Je vous en prie, monsieur Jean !… ne vous considérez pas comme lié… si vous réfléchissez plus tard… Que rien de cela ne s’ébruite !

Regretteriez-vous ? commença-t-il, les narines gonflées d’une façon menaçante.

Tout de suite un regard le calma. Comment, de si noires prunelles, des effluves si doux pouvaient-ils filtrer ? Jean, sous cette influence lénifiante, s’apaisa :

— Vous avez raison d’une certaine manière. Je pars. La situation serait difficile pour veus pendant mon absence. Gardons le silence jusqu’à la victoire… qui sera rapide… Vous, Fabert, et ma sœur, serez seuls à savoir notre secret.

Mme Guérard ? murmura Thérésine, les lèvres blanches. Que va-t-elle penser ? — Ayez bon espoir ! fit Marescaux d’un ton

assuré. Je connais Hélène… À tantôt ! chère… bien chère amie !

Il prit la main hâlée, marquée de taches violettes, et y déposa un baiser aussi tendre que si c’eût été une menotte patricienne, pétrie de lis et de roses. Et suivi des encouragements de Fabert, le jeune homme, le panama en bataille, escalada d’un trait la pente roide qui menait aux Fauconneries.

Là, des femmes pleuraient autour d’Hélène qui s’efforçait à les exhorter. Les hommes étaient rentrés des champs ou de l’usine, les mâchoires serrées, les yeux durcis, la voix rauque, préoccupés de leurs ordres de mobilisation, des livrets, des apprêts de départ, tous, maris, frères, fils ou fiancés, déjà soldats avant même de s’éloigner. Et les cœurs féminins se déchiraient d’angoisse.

Mme Guérard courut vers Jean, dès que celui-ci se montra. Il lui enlaça la taille, sans mot dire, et ainsi entrèrent-ils ensemble dans le petit salon familier.

— Ah ! l’abomination ! gémit Hélène, s’attachant à l’épaule du jeune homme. Toi aussi, tu vas partir, mon Jean !

— Naturellement. Pas d’exception ! On m’en proposerait que je n’en profiterais pas, tu me connais, hein ?

— Oui ! Comme un brave et loyal cœur !

— Vrai de vrai, tu as de moi si flatteuse opinion ? Tu m’enhardis. J’en ai besoin ! Car il me faut te confesser des choses énormes !

— Énormes ? se récria-t-elle. Tu m’inquiètes ! Dis vite !

— Vois-tu, Hélène, partir en guerre, ça vous incite à toutes sortes d’inventaires et de récapitulations. Heureusement, la bonne Providence nous fournit des lumières surnaturelles pour débrouiller ce désordre… Tu sais que mon passé a été peu heureux. Privé de mes parents, écarté de toi, j’ai été sevré des tendresses, des câlineries qui sont aussi nécessaires que le pain aux enfants. Tout me poussait à devenir un fêtard. Je l’ai été ! Ce que je me suis ennuyé ! J’avais besoin d’intimité, par-dessus tout ! Ma tante m’orientait vers des demoiselles à marier, si bien nées, si admirablement éduquées qu’elles en étaient effrayantes ! Moi, je rêvais tout bêtement d’une simple petite camarade, franche, gaie et bonne… Et je l’ai trouvée sur mon chemin de tous les jours. Elle n’a rien fait pour m’attirer, loin de là ! Je croyais même lui être antipathique. Et puis, au coup de tocsin, tantôt, nos cœurs ont pris le branle à l’unisson. Me renieras-tu, dis, parce que je veux épouser Thérésine Jouvenet ?

— Ah ! c’est elle ! fit Hélène, reprenant le souffle dans un soupir d’allégement.

Et, nouant les bras au cou de Jean, elle envisagea son frère avec une indulgente affection.

— Mon pauvre grand, je n’avais pas prévu ton choix. Mais il ne s’ensuit pas que je le désapprouve, au contraire. T’avouerai-je que je m’inquiétais de ton avenir, te sachant généreux, un peu impulsif, exposé à être dupe ?… Et me voici soulagée, connaissant du moins la belle-sœur que tu te proposes de me donner. Si elle est dénuée des avantages de la fortune, — comme certains le lui reprocheront, — je la sais abondamment pourvue du côté du cœur et de l’esprit.

— Alors, alors… Hélène, je puis la placer sous ta protection. Tu la soutiendras si on l’attaque ?

— Sois tranquille.

— Et si, par mauvaise chance, je ne revenais pas ?

La jeune femme, frissonnante, approcha ses lèvres du front tourmenté où se creusaient des plis :

— Je te le répète : pars tranquille !

Le soir même, Thérésine, conviée aux Fauconneries, se présentait, confuse et transie. Le geste attirant de Mme Guérard acheva son désarroi et la fit reculer. Avec une sorte de terreur, elle arrêta l’élan de Marescaux par un signe.

— Avant tout, laissez-moi vous expliquer ! Oh ! madame, soyez-en bien sûre, ce n’est pas ma faute si…

— Parbleu ! s’écria Jean, rageur. Nous le savons assez. Vous vous faites suffisamment prier !…

Les yeux de jais se ternirent. Marescaux comprit son injustice et s’empressa de la réparer en baisant furtivement le bout des doigts emprisonnés dans un gant de fil gris.

— Vous êtes bonne au-delà de tout, madame Guérard, reprenait la jeune fille… Et je ne saurai jamais vous exprimer ce que je ressens, en ce moment, devant votre accueil… Mais quelque chose survient… une complication imprévue.

— Qu’est-ce encore ! s’exclama Jean, aux abois. Quelle nouvelle embûche inventez-vous ?

— Il ne s’agit pas de moi personnellement 1 s’excusa Thérésine, très abattue. Marcel est arrivé tantôt. Dès demain, il repartira. Mais il désirait auparavant embrasser notre mère et me confier un secret.

— Un secret d’amour naturellement, fit Marescaux. Une sœur est une confidente donnée par la nature.

— Eh bien ! oui ! Marcel, depuis quelques mois est fiancé, sans oser l’avouer à maman qui a pour lui des visées ambitieuses. Et la jeune fille à laquelle il s’est engagé… et qu’il épousera dès qu’un succès un peu retentissant lui permettra de fonder une famille… est une orpheline, dessinatrice de journaux de modes. Je n’ai aucun droit à la dédaigner. Marcel me jure qu’elle est digne de tout respect et qu’elle soutient avec courage une vie difficile. Elle vit d’ailleurs dans une maison des sœurs de SaintVincent. J’ai tenu à vous dire toute la vérité.

Jean Marescaux involontairement épiait sa sœur tandis qu’elle écoutait ce discours entrecoupé. Mais à sa grande joie, il vit les beaux traits d’Hélène garder leur expression douce et grave.

— Vos scrupules ajoutent à l’estime que vous m’inspiriez déjà, Thérésine. Vous n’êtes pas solidaire de votre frère. Quel que soit son choix, il serait injuste de vous en rendre responsable.

— Mais je lui ai promis d’assister celle qu’il aime, au besoin ! achevait la jeune fille à bout de voix. Et cette promesse, je la remplirai de mon mieux, je ne dois pas vous le cacher !

— Une autre sœur fit le même serment aujourd’hui à un autre frère ! dit avec bonté Mme Guérard. Apaisez vous ! Les mesquineries de l’existence ordinaire ne comptent plus guère en ce jour ! Notre premier devoir à nous, femmes, c’est de fortifier les âmes de ceux qui dous sont chers et qui vont à la frontière nous défendre. Ne faites donc plus languir ce pauvre Jean ! Il a si grand désir de vous voir lui sourire un peu !

Fabert, ce soir-là, vint aussi, lui, aux Fauconnerie pour y faire ses adieux. Tendant un pli cacheté à Mme Guérard surprise, il lui dit, avec cette extrême réserve qui donnait tant de valeur à ses moindres paroles :

— Madame, il est possible que nous ne nous revoyions jamais. Nul, à cette heure, n’est certain du lendemain. Si je manque au retour, veuillez prendre connaissance de ce testament dont le double est déposé chez le notaire de l’usine. Je suis sûre que vous accepterez la tâche qui vous y est déléguée. Les femmes, dorénavant, seront chargées de lourdes missions. J’ai confiance que vous poursuivrez la vôtre. Je devais tant à mon ami Guérard ! Je suis seul dans la vie. Le peu que je possède appartient de droit à l’œuvre commencée en collaboration avec Serge, et il est tout naturel que je le remette entre vos mains.

Ces quelques paroles, rapides et sobres, évoquant des expectatives tragiques, indiquaient, en même temps, à la jeune femme, une ligne d’avenir austère, encombrée d’obstacles. Hélène entrevit les lourds devoirs qui lui incomberaient désormais. Elle sentit pleinement l’importance de son geste d’acceptation, tandis qu’elle inclinait la tête et que l’enveloppe passait de la main de Fabert dans la sienne. Le silence de cette seconde la rendit presque solennelle. Lorsque le directeur eut regagné son vieux logis à tourelles, longtemps il arpenta, tête penchée, le cabinet hexagonal, tapissé de livres et de gravures, refuge de ses méditations. Puis ouvrant un secrétaire d’acajou, il fit jouer un tiroir secret, en retira une lettre froissée, couverte d’une écriture irrégulière et la considéra d’un air de dégoût.

— Que ferais-je de cela ? Ah ! Serge ! Serge ! Si je n’avais pensé, en ce jour affole, à fouiller le caoutchouc laissé dans l’auto et à enlever ce papier, insoucieusement enfoui au fond de la poche, que serait-il advenu ? Qu’auriez-vous dit, pauvre Hélène, si vous aviez connu l’entrevue fixée à l' Hermine de Bretagne ?

Rejetant la lettre qu’il ne maniait qu’avec répugnance, Fabert se laissa tomber sur le fauteuil du bureau. Il posa ses mains sur son visage, et ses mains tremblaient. Ainsi qu’il en arrive aux solitaires, ses pensées lui échappaient en des soliloques indistincts.

— Si elle savait ?… Quelle ternissure à son idéal ! Qu’arriverait-il ? Ses regrets s’atténueraient ! L’avenir se dégagerait. Elle se retrouverait libre de recommencer la vie ! Elle est si jeune ! Mieux vaudrait sans doute ! Et alors ! alors ?…

S’accoudant à la table, un rouge de fièvre aux pommettes, il examina encore d’un œil songeur la fatale missive.

— Anéantir cela, c’est se démunir d’une preuve nettement accusatrice. Et la terre est petite… surtout pour les aventurières cosmopolites de cette espèce… Qui sait si l’occasion ne se présenterait pas pour moi de la rencontrer un jour et de contrecarrer ses intrigues. Mais… si je disparais ?…

Lentement, il alluma la petite bougie de l’appareil à cacheter et présenta à la flamme le papier léger, bientôt réduit en cendres. — Pour le repos d’Hélène !… Et par égard pour ta mémoire, Serge ! Je te devais bien cela !

III

La vie s’équilibrait par de nouvelles règles, au sein même de l’horreur. L’humanité, dans le bouleversement universel, se ployait, résignée ou farouche, au joug de l’habitude. Les jours violents et angoissés, alternés d’épouvante et d’espoir, s’enchaînaient pour former des années. Hélène, prodiguant ses forces, son temps, son argent, son cœur aux infortunes de tous genres, ne se réservait plus le loisir de pleurer ses propres tristesses. Cependant, aux réalités terrifiantes, elle ne cessait d’entremêler le cher souvenir.

Un étrange sentiment s’insinuait en elle et l’humiliait devant les nouvelles veuves, portant haut la tête sous leurs voiles. À leur approche, instinctivement, Mme Guérard s’effaçait. Son deuil prématuré n’était plus exceptionnel. Chaque dimanche, les taches noires s’élargissaient dans la foule des fidèles. Hélène, avec une inquiète pudeur, contenait sa peine, en restreignait même les insignes extérieurs, comme si elle craignait, en attirant trop l’attention, d’amener les gens à comparer son malheur à d’autres désastres, pour le diminuer.

Et la jeune femme souffrait d’un regret jaloux. Ces sacrifices, qu’on déplorait, du moins n’avaient pas été stériles. La douleur de ces affligées s’ennoblissait de légitime fierté. Hélène, désespérément, enviait, pour son bien-aimé disparu, la gloire du soldat tombé dans la bataille. Si Serge, trop tôt, devait disparaître du monde, que n’avait-il été frappé en pleine action héroïque, victime précieuse dans l’holocauste de la victoire ? Comblé de toutes les vertus chevaleresques, il lui avait fallu périr obscurément. Sa mémoire resterait privée de l’auréole. Tout bas, la veuve s’en plaignait à Dieu ! Et elle prenait ombrage des honneurs qui échappaient au mort !

Ainsi, à peine lui fut-il possible de féliciter Armand Fabert quand, à la fin de 1915, celui-ci, un bras en écharpe, un mince ruban rouge au revers du veston, reprit la direction de l’usine, consacrée désormais aux travaux de la défense nationale. Jour et nuit, la grande cheminée haletait, les marteaux résonnaient pour forger les engins de la résistance. Et réglant l’effort des ouvriers des deux sexes, l’ingénieur, plus concentré et plus tendu que jamais, se dépensait dans une activité incessante qui accentua encore sa maigreur et mit un reflet d’argent à ses tempes brunes.

Mme Guérard se trouvait elle-même emportée par l’impétueux courant. Journellement elle était amenée à conférer avec son collaborateur — non seulement pour la marche, le rendement de l’usine, les mille complications et les responsabilités du travail, — mais aussi pour l’organisation des secours pressants, amplifiés par l’affluence des malheureux que la guerre expulsait de leur pays d’origine et qui cherchaient asile sur la terre angevine.

Un dispensaire avait été créé pour le personnel de l’usine, composé, en grande partie, de réfugiés ; quelques soldats convalescents furent accueillis au manoir des Fauconneries. Mme Guérard dut s’assurer l’aide d’une jeune infirmière, Mlle Lilette Romieu, une Parisienne frêle, douce, aux cheveux d’or pâle, habile et courageuse à toutes besognes, comme le sont les enfants de Parfs. La nouvelle recrue, qui servit aussi de suppléante à l’école ménagère, devint merveilleusement vite inséparable de Thérésine — et, chose plus difficile ! — se fit hautement apprécier de Mme Jouvenet, qui la cita même en exemple à sa fille.

— Tu devrais bien t’inspirer de sa douceur. Elle est dix fois plus prévenante que toi, à mon égard !

Thérésine riait, l’insouciante ! au lieu de se formaliser de ces éloges qui allaient réjouir le cœur d’un pauvre petit soldat auxiliaire, modeste vaguemestre dans un hôpital de Lyon Allons, le temps venu, les désirs de Marcel seraient sans obstacle exaucés ! En attendant, les graves mystères en suspens, intéressant le destin de ses enfants, restaient ignorés de la nerveuse vieille dame, déjà trop surexcitée par les péripéties du communiqué journalier.

Jean Marescaux, cavalier démonté, descendu dans la tranchée comme un simple biffin, y avait conquis, gaillardement, la sardine argentée, la croix de guerre, et quelques menus éclats de mitraille à travers son individu. Il était de toutes les parties où ça chauffait, l’ami Jean ! Sa capote, essuyant tour à tour la boue, la glaise, la craie des boyaux, laissait à peine soupçonner une trace de bleu horizon, sous ces magnifiques et émouvantes maculatures. Lorsque Jean Marescaux vint en permission au pays, en même temps que son frère, cet uniforme déteint et souillé fit ressortir d’une façon si éloquente les bottes neuves, les éblouissantes buffleteries, la fringante tenue du petit officier d’administration que M. Boulommiers s’en préoccupa.

L’oncle, qui s’était employé de son mieux à écarter le cadet de la ligne de feu, essaya de raisonner l’aîné. Discrètement, il lui représenta que l’excès de zèle est toujours une sottise, que certains qui « savaient y faire » montraient bien comment se dépêtrer en laissant les « poires » risquer leur peau. Jean, tranquille comme Télémaque en présence du sage Mentor, écouta ce discours, puis, retirant sa bouffarde de poilu, répliqua :

— Mon oncle, l’esprit de famille parle par votre bouche. Merci pour votre sollicitude. Ces allusions visent Fabert, si j’ai bien compris, et vous m’engagez à rester à l’usine, ainsi que lui. Vous oubliez qu’il possède des compétences professionnelles dont je suis complètement dépourvu et qui le rendent aussi utile à l’arrière que sur le front. Il a d’ailleurs fait largement sa tâche de combattant. Deux citations, à l’ordre de l’armée, qu’il n’affiche pas à sa porte, interdisent qu’on le traite jamais d’embusqué, épithète qui ne me serait pas ménagée à moi, si je parvenais au but que vous me désignez. J’aime encore mieux entendre siffler des balles que des moqueries à mes oreilles.

M. Boulommiers se mordit les lèvres et n’insista pas. Plusieurs mois après, l’événement justifiait son avis prévoyant. L’incorrigible « crâneur » retourné au péril faillit y succomber. Jean, la poitrine traversée, fut relevé moribond et jugé désespéré.

Comment s’étonnerait-on qu’en cette alarme Mme Guérard, accourue au chevet de son frère, se fît escorter de sa compagne habituelle, Thérésine, traitée depuis longtemps déjà en égale et en amie ? Mme Jouvenet, confiée à Lilette Romieu, se consola facilement de l’absence de sa fille par cette aimable diversion. Pendant des semaines, le blessé erra sur les limites de la vie et de la mort. Cependant, en considérant les deux visages de femmes, penchés anxieusement vers lai, une ardente volonté de guérir s’exaspérait au fond de son être brisé. L’énergie vitale, ainsi accrue par l’intensité de l’amour, triompha.

Un jour, le salut fut assuré. Et les démarches inlassables de Mme Guérard ayant enfin abouti, Jean Marescaux fut envoyé, pour achever son rétablissement, à Saumur, dans l’hôpital bénévole de Fonteclaire, chez Solange Mainfrey. Ce fut une joie pour tous.

Les fenêtres dominaient la splendide vallée de la Loire. Les efflorescences de l’été épanoui montaient vers l’homme échappé à la mort et qui savourait, avec plus de délices, chaque jour, la douceur de revivre entre ses trois anges gardiens.

Une après-midi que sa sœur, Thérésine et Solange étaient assemblées autour de sa chaise longue, sur la terrasse, Jean, demeuré quelques instants rêveur, éleva sa grande main blême :

— Écoutez-moi ! Vous me ramenez de loin, de très loin ! Je suis en ce moment au milieu de vous. Après-demain, je rentrerai peut-être dans la fournaise. Dans le temps où nous sommes, le présent seul compte. Ne pensez-vous pas que j’ai acquis quelque droit à réaliser une ambition qui me tient au cœur depuis plus de trois ans ?

Il attira près de lui Thérésine rougissante. — Je suis follement impatient de voir une Madame Jean Marescaux. Ce serait une satisfaction inédite. Quelqu’une trouve-t-elle quelque chose à redire pour contrarier cette fantaisie ?

Et tout le monde, au contraire, s’accordant en d’attendrissantes effusions, il en résulta que, quatre jours plus tard, Hélène elle-même transmettait aux parents de la Chènetière la missive suivante :

« Mon cher oncle, ma chère tante,

« La longueur de la guerre, le danger mortel que je viens d’encourir, me déterminent à précipiter une décision, arrêtée le 2 août 1914, et qui devait se réaliser seulement à l’issue des hostilités. J’ai donc l’honneur et le bonheur de vous avertir officiellement que, fiancé en secret depuis la date ci-dessus indiquée à Mlle Jouvenet, je l’épouserai avant de retourner aux armées. Pardonnez-moi de brusquer les préliminaires habituels, et n’en croyez pas moins à mes très déférents sentiments affectueux. »

IV

M. Boulommiers brandit le papier froissé dans son poing, avec de grands gestes d’anathème.

— L’imbécile ! C’est à l’interdire, ma parole ! …

Certainement, à cette heure, l’honorable châtelain de la Chènetière regrettait les lettres de cachet, qui permettaient à un oncle légitimement courroucé de coffrer un vaurien de neveu. Et écumant de rage, piétinant, il protestait avec une violence croissante :

— Jamais ! Jamais ! Jamais ! nous n’accepterons cette dactylo ! Une fille que tout le monde ici a connue pauvre, faisant elle-même son ménage, et se rendant à l’usine en mercenaire ! Oser nous proposer cela pour nièce, ah ! fi !

— Je me suis toujours méfiée de cette créature ! renchérit Mme Boulommiers. Elle a su habilement tendre ses filets. L’oison s’y est laissé prendre ! Tant pis pour lui !

— Un propre à rien que nous avons comblé de bienfaits et qui nous a récompensés par la plus noire ingratitude ! récriminait M. Boulommiers, se servant de tous les clichés mélo dramatiques qui tramaient dans sa mémoire. Eh bien ! si nous n’y pouvons rien, qu’il se déshonore à l’aise ! Il ne nous abaissera pas avec lui ! Quant à moi, je le répudie sans rémission ! Il n’est pas de mon sang, Dieu merci !

— Je suis assez malheureuse et vexée qu’il soit du mien sans qu’on me le reproche ! gémit Mme Boulommiers. S’il plaît à cet idiot de se déclasser, la honte de son ridicule mariage doit-elle rejaillir sur moi ?

Les airs d’emprunt tombaient dans réchauffement de la crise. Les hautains époux abandonnaient la dignité affectée pour laisser parler la nature. Cette vulgarité de sentiments, ce bas égoïsme, cette trivialité d’expression choquaient Hélène sans la surprendre. Elle essaya néanmoins de plaider, une fois de plus, la cause de l’amour désintéressé.

— Mon oncle, ma tante, modérez-vous, je vous en prie ! Que vous soyez désappointés, étonnés, je le conçois assez bien. Mais le mariage décidé par Jean ne doit pas être envisagé comme une honte qui puisse le déshonorer ou nous abaisser. Évidemment cette union n’est pas calculée selon l’ordonnance conventionnelle qui établit les rapports de situations, de naissances et de fortunes. Mais bien des données de la vie, rigoureuses jusqu’ici, vont se modifier après ces grandes convulsions. Il faut nous y attendre et nous y résigner. Mlle Jouvenet n’est point l’intrigante que vous supposez. Et si vous connaissiez ainsi que moi, son caractère franc et spontané, vous…

— Nous y voilà ! éclata Mme Boulommiers, saisissant avec promptitude l’occasion de déverser sur sa nièce sa fureur et son ressentiment. Tout ce que tu viens de débiter montre à quel point tu es endoctrinée par l’engeance que tu laisses approcher de toi. C’est encore le pis de tout ! Ah ! ma pauvre Hélène, de quelle clique vis-tu entourée !

Elle se tourna vers son mari, la voix soudain mielleuse, mais l’œil incisif :

— Cher ami, tu es écarlate. Tu te trouverais bien de prendre un peu l’air.

— Je le crois en effet ! acquiesça M. Boulommiers qui, s’épongeant le front, gagna aussitôt

la porte avec une satisfaction évidente. Hélène eut envie d’abandonner aussi la place. Son courage naturel, sa fierté l’engagèrent à rester sur le terrain. L’adversaire, experte aux feintes, préludait sur un ton inattendu de sympathie et de commisération.

— Ma pauvre chère enfant, elles sont bien rares, les occasions où nous pouvons parler à cœur ouvert ! On croirait que tu les évites ! Sans doute, crains-tu de m’entendre renouveler des conseils qui furent mal accueillis jadis… et qui sont, hélas ! de circonstance plus que jamais ! Quelle que soit ta répugnance à m’écouter, il est de mon devoir de te répéter : Prends garde ! dans l’intérêt de ton avenir, de ton bonheur, de ta réputation…

— Mon bonheur ?… Ce mot n’a plus de sens pour moi ! Mon avenir ? Dieu en déciderai Ma réputation ? Elle est à la merci des malveillants. Ma route est droite, ma conscience nette. Cela me suffit !

Mme Boulommiers arracha un soupir du fond de sa vaste poitrine.

— Cela devrait suffire, en effet !… Mais ni toi, ni moi ne changerons le train du monde ! Ta route te semble droite. Tu n’y vois pas les traquenards qui se tendent à la muette. Ouvre les yeux ! Et retrouve ta vraie voie… qui ne doit pas rester solitaire… et où tu mèneras une existence honorée, protégée, entourée d’affections.

Hélène, en un trait de lumière, entrevit la figure falote d’un baron du voisinage, quadragénaire grison et grêle, veuf nanti de cinq filles, grand chasseur, buveur intrépide, dont l’amitié enorgueillissait hautement M. Boulommiers. Mme Guérard arrêta d’un signe les insinuations.

— N’insistez plus sur ce sujet, ma tante. La résolution que j’ai déjà exprimée n’a pas varié.

Le masque doucereux tomba d’un coup. Et les bajoues plissées d’un rictus sardonique, Mme Boulommiers gouailla :

— Tu me fais rire ! Une veuve de vingt-six ans ne doit pas dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Qui dédaigne la fontaine risque plus tard de s’abreuver à une mare.

— Ma tante !…

Hélène, d’un bond s’était dressée, ardente d’indignation sous l’injure. Mme Boulommiers la brava d’un air de défi :

— Tu as beau te regimber. Ton genre de vie est trop insolite pour ne pas t’exposer aux commentaires. Que tu le veuilles ou non, les bavardages vont leur train. Une jeune femme, qui prétend s’ensevelir dans un deuil inconsolable, loin du monde, ne saurait montrer trop de prudence dans ses fréquentations. Elle doit, avant tout, éviter de recevoir un homme, quotidiennement et familièrement. Ainsi semble-t-il, du moins, à ma raison bornée !

La stupeur d’Hélène accusa que la botte perfide avait touché. Mais la jeune femme, bravement, força aussitôt l’antagoniste au franc jeu. Et plantant son regard dans celui de sa tante, elle dit, ironique :

— C’est M. Fabert, je présume, qu’on veut mettre en question. Je le vois, effectivement, presque chaque jour et ne songe guère à m’en cacher. Il est utile que nous nous consultions pour la conduite de multiples affaires.

— Et il en profite pour t’insuffler ces stupides théories qui te mèneront à ta perte, et feront de Saint-Pierre un foyer d’anarchie.

— J’espère que non, ma tante. Je ne crois pas arriver à des fins si malheureuses en essayant d’améliorer un peu le sort de nos ouvriers. Serge, doué d’un si grand sens pratique, considérait l’avenir avec confiance.

— Oh ! Serge ! gloussa Mme Boulommiers, étouffant un rire méprisant. Ce qu’on lui en prête !

Hélène, outrée, décidée à ne plus rien entendre, fit un pas vers l’issue le plus proche. — Ne t’en va pas si vite ! commanda Mme Boulommiers, étendant le bras. Que veux-tu ?

Je sors de mes gonds à te voir ainsi duper 1 

Mais, malheureuse aveugle, tu ne t’es donc jamais aperçue que ces inepties philanthropiques sortaient toutes vives du cerveau de ce Fabert ! Guérard se souciait de tout ça comme de son premier verre de Champagne ! Nous sommes édifiés là-dessus ! Edmond a rencontré des officiers qui ont connu les deux amis au Sénégal, puis au Maroc. Fabert a toujours été un rêveur, un utopiste. C’est lui qui, Angevin d’origine, amena vers la vallée du Layon celui qui devint ton mari et dont la disparition, — mieux vaut le dire, — t’a peut-être épargné bien des désenchantements. Car Serge était réputé là-bas, léger, brillant, changeant, — un Lovelace, quoi !

Ah ! Hélène, cette sotte, ne voulait pas entendre raison et se liguait avec les gens nuisibles ! Eh bien ! ne ménageons plus rien, et démolissons ; son idole ! Et sa face grasse reluisant de satisfaction vindicative, la tante s’en donnait à cœur joie, se grisant de sa propre faconde et du triomphe de voir la jeune femme bouleversée, livide, criblée par la grêle de mots acérés.

Mais aux dernières paroles, la veuve de Serge, dans un élan de révolte, saisissait le poignet de l’insulteuse :

— Calomnier les morts, qui ne sont plus là pour se défendre, c’est la pire des lâchetés ! Rien ne saurait l’excuser à mes yeux. Adieu, ma tante !…

Mme Boulommiers, quelque peu interdite, tandis que la jeune femme, ouvrant la porte d’une volée, se précipitait au dehors, prit vite son parti. Elle haussa dédaigneusement les épaules, et répéta le geste de Ponce-Pilate, en agitant ses lourdes mains blanches, chargées de bagues.

— Qu’elle le prenne comme il lui plaira ! J’ai dit ce que je devais dire ! À présent, que cette cabale nous laisse en paix ! Ah ! la famille ! Heureusement, le brave petit Edmond ne ressemble ni à son frère, ni à sa sœur !

V

À son retour de la Chènetière, Mme Guérard s’enferma dans sa chambre, sous prétexte de migraine, sans consentir à recevoir personne. Et le surlendemain, à la stupeur de son entourage, elle partait pour Saint-Brévin, emmenant avec elle seulement la femme de chambre de Mlle Valreux, Nanette, léguée par la marraine à la filleule comme un bon meuble de famille.

Pleine d’égards pour la sexagénaire, Hélène la fit asseoir près d’elle au fond de l’auto. Le trajet fut silencieux. Du coin de l’œil, la vieille camériste épiait le beau visage ivoirin, creusé de fatigue, et, avec le sûr instinct du dévouement, suivait les émotions muettes de la jeune femme. Pourquoi, après s’être refusée si longtemps à refaire cette route, la jeune femme se décidait-elle subitement à ce voyage ? Pour quel motif revenait-elle ainsi se meurtrir le cœur ? À bout de suppositions, Nanette concluait :

— Je pario que c’est pour penser à lui, encore plus !

Et sa bouche édentée se fronsquillait, pincée brusquement comme pour retenir un soupir. Elle devinait juste, la vieille au cœur simple ! La veuve de Serge, blessée au plus sensible de son être, accourait vers le refuge sacré pour raviver sa ferveur et affermir sa foi — stupéfaite, éperdue qu’on eût osé attenter à son dieu et railler son culte !

Les arômes balsamiques de la forêt, aiguisés par l’air de l’Océan ! L’atmosphère suave du court bonheur ! Quel émoi de les respirer de nouveau ! Et voici la maison, où gisent tant de souvenirs délicieux et atroces !

Dans l’enclos, des soldats convalescents, flânant entre les tamaris et les genêts, saluaient avec étonnement les arrivantes. Mme Guérard, le regard tendu en avant, ne percevait rien autour d’elle, attentive seulement à marcher sans fléchir, jusqu’au bout.

L’escalier monté, les deux femmes se trouvèrent devant la porte qui s’était rarement ouverte depuis l’affreux départ.

La main de Nanette tremble tandis que, maladroitement, elle agite la clé dans la serrure. Enfin, la porte roule sur ses gonds et les visiteuses passent le seuil.

Les meubles, sous leurs housses claires, prennent, dans la pénombre, de pâles apparences fantomales. Nanette, sans dire mot, pousse les persiennes, essuie, secoue, range, allume un feu d’aiguilles de pins et de fusains desséchés « pour changer l’air renfermé ». Hélène, assise dans le bow-window, en face de la mer, ne perçoit rien que ses véhémentes réminiscences. De toute sa volonté surtout, elle évoque la belle et chère figure, évanouie du monde terrestre et qu’elle souhaite passionnément garder intacte en sa mémoire. Il faut se l’avouer : déjà les contours se brouillent, les reliefs s’estompent ! Mais ici, sûrement, elle la retrouvera au milieu des choses qui furent siennes, et qui gardent une impalpable émanation du disparu.

Tout ce qui fut à l’usage personnel de Serge a été rassemblé dans cette chambre et dans le grand cabinet adjacent où Nanette couchera ce soir, le reste du logis ayant été livré d’abord aux pupilles de Mlle Mainfrey, puis aux blessés des pays envahis. La servante sortie de l’appartement pour vaquer aux apprêts du dîner, Hélène procède au funèbre inventaire avec un religieux recueillement. De pas en pas elle s’arrête, chancelante. Son cœur tressaute à une reviviscence soudaine. L’ineffable songe d’amour, sombré dans la tempête, renaît avec ses prestiges.

Ici, dans ce placard, lui apparaît le costume de flanelle blanche que Serge portail encore cet heureux dimanche, qui fut la veille de sa mort. Là, ce tiroir, en s’entre-bâillant, laisse filtrer la fine senteur d’eau de Cologne russe. Les soies multicolores des cravates parlent des gaies élégances masculines, des gants bombés aux phalanges gardent encore la forme des doigts. Avec quels attouchements tendres Hélène effleure ces précieux vestiges, ou manie les bibelots de la table à écrire, transportée du salon dans la chambre, lors de l’aménagement nouveau du chalet, par les soins de Thérésine et de Solange !

Toutes deux ont veillé à ce que les choses fussent maintenues scrupuleusement intactes, dans l’ordre ancien. L’encre reste desséchée dans le récipient de cristal. Le porte-plume d’argent garde sa plume rouillée. Le papier a jauni dans le classeur. Le joli sous-main de cuir historié semble attendre que le maître l’entr’ouvre.

Hélène, épuisée par cette longue incantation, se laisse tomber sur le fauteuil placé devant la table. Machinalement, elle soulève le plat de cuir ciselé et patiné, feuillette le cahier de papier buvard, placé à l’intérieur, et maculé d’hiéroglyphes. Elle se rappelle : Serge écrivit, le samedi soir, quelques lettres qu’il alla lui-même porter à bicyclette jusqu’à la poste de Saint-Brévin-les-Pins. Alors ces pages, fermées depuis lors, furent, en dernier lieu, frôlées par la main bien-aimée ! Les lèvres de la veuve se posent sur ces lignes informes, comme pour baiser une relique !

Mais, plus encore que la trace impondérable de ce contact, comme il serait émouvant de ressaisir la pensée du disparu ? Les pattes de mouche, sans doute hâtivement pressées entre les feuillets de brouillard, pendant que l’encre restait encore humide, ont été enregistrées avec une certaine netteté. La jeune femme, se rappelant un stratagème de roman-feuilleton, prend le miroir à main de sa coiffeuse, et le plaçant vis-à-vis du cahier, voit les caractères invertis, redressés par la réflexion de la glace, devenir à peu près déchiffrables.

Devant cette réussite, une impatience presque joyeuse s’excite chez Hélène. Retrouver une idée qui traversa l’esprit de Serge — surtout aux dernières heures de vie — c’est une chance providentielle, une grâce inespérée, un rapprochement imprévu. Peut-être fut-ce pour recevoir cette faveur surnaturelle qu’elle fut entraînée jusqu’ici. Son imagination se trouble et s’exalte comma à l’approche d’un miracle.

Des lettres manquent, des lignes s’enchevêtrent. Hélène, à grand’peine, s’efforce de reconstituer un texte :

« … Puisque… obéissez… mes injonctions… tenez éloignée… accède… dernière entrevue… Nantes… lundi. »

La jeune femme redit ces bribes à demi-voix, puis elle les relève au crayon sur son carnet, cherchant un lien qui enchaîne la phrase et la rende intelligible. Jamais cryptographie ne concentra plus d’attention en son travail ardu. Et tandis qu’elle s’y livre, un sourd malaise commence de la troubler.

Qu’est-ce que tout cela veut bien dire ? Quelques mots particulièrement la frappent… : « Nantes… lundi… » L’épouvantable chose eut lieu à Nantes… un lundi… Et à qui s’applique ce participe passé féminin ?

Tous ses nerfs tressaillent douloureusement. Le crayon lui échappe. Hélène se dresse en étouffant un cri. Ah ! le soupçon vil et odieux qui vient de l’étourdir ! Quel vertige de folie l’égaré il Il faut s’y soustraire, énergiquement, repousser l’hypothèse abominable ! Quoi ! va-t-elle se laisser influencer et corrompre par les venimeuses insinuations de ceux qui haïrent Serge, d’une aversion basse et jalouse ? Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/171 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/172 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/173 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/174 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/175 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/176 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/177 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/178 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/179 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/180 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/181 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/182 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/183 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/184 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/185 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/186 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/187 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/188 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/189 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/190 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/191 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/192 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/193 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/194 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/195 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/196 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/197 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/198 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/199 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/200 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/201 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/202 Page:Alanic - Aime et tu renaitras.djvu/203

— Pourquoi pas, en somme ? N’est-il pas désirable qu’elle reprenne pied dans la vie ! Je ne vois guère d’homme qui soit plus digne d’elle que celui-là.

Instinctivement, il se retourna vers ceux qui suivaient. Mais Hélène ne marchait plus parmi eux. Entre les baliveaux d’un sentier de la futaie, Jean distingua la forme noire, svelte et rapide, qui s’éloignait.

— Elle aussi nous fuit !… Bizarre, en vérité ! Par l’allée obscurcie déjà, la jeune femme fuyait réellement. Mais, délivrée de ses compagnons, elle ne parvenait pas à rejeter l’idée qui la tourmentait. Tandis que Fabert parlait là-bas, sur le pont, avec un feu inaccoutumé, confessant les aspirations de jouvenceau que développait sa laborieuse maturité, Hélène, soudain, reconnaissait quelle voix la guidait depuis plus de quatre ans.

La haine de Mme Boulommiers avait donc été clairvoyante. Quand la veuve de Serge croyait obéir à des suggestions d’outre-tombe, c’était un être vivant qui la dirigeait, au nom du disparu…

En vain, de toute sa fierté révoltée, essaierait-elle de secouer l’influence établie ! Sa personnalité resterait profondément et complètement modifiée par les conceptions qu’un autre esprit y avait infusées. Oh ! la sournoise emprise dont elle n’avait jamais eu conscience, et grandie maintenant jusqu’à la souveraine domination !

Alors ? Alors ? Comment se retrouver soi-même, démêler en sa mentalité ce qui lui appartenait en propre ? Inquiétante et humiliante confusion !

Lasse et essoufflée, Hélène voulut interrompre sa course par un repos qui prolongerait son isolement, avant de revenir près de ses hôtes. Mais, du banc de pierre vers lequel elle se dirigeait, se dressa une forme, indistincte dans le crépuscule.

— N’aie pas peur, sœurette ! Ce n’est que moi ! fit la voix blanche du jeune Edmond.

Ils s’assirent l’un près de l’autre. Et le cadet s’excusa d’être resté invisible, cette fin d’après-midi. Des lettres à écrire — une surtout qui importait ! Sans doute arriverait-il à Paris avant l’épître. Du moins, prouverait-il que sa pensée, dans l’éloignement, avait été fidèle…

« Mon Dieu ! faudrait-il encore entendre parler d’amour ? » Mais le pauvre enfant brûlait visiblement du désir d’épancher son cœur naïf. La grande sœur se résigna.

Et dans l’ombre épaissie, longuement, elle dut écouter l’éloge de la femme idéale et captivante, blonde, musicienne, exquisement charitable, aimant si passionnément la France, quoique née en Amérique !

— Ah ! elle n’est pas de notre race ! observa Hélène avec regret. Tant pis ! Enfin, les Américains sont nos alliés, à présent !