Alector/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Alton (p. 143-148).

Des Macrobes et de leur vertu et grand aage. De la longue vie de Franc-Gal et des causes. Chapitre XIII.




Mais entre tous ces grandz et premiers Portelumes, les plus prudens et mieux advisez d’esprit, et les plus fors et durables de corps se monstrarent estre ceux du sang des Macrobes, qui furent enfans d’un bon, sage et riche, et noble, non villain, laboureur, nommé Kamat, et d’une vertueuse et excellente dame, singuliere mesnagiere, appellée madame Sophroisme, lesquelz deux personnages ne se tenoient point à villains, ains au contraire estimoient à grand honneur et noblesse d’employer corps et membres, et l’esprit à tout honneste et fructueux labeur, ou exercice exterieur de corps, et interieure domestique moderation temperée. Et de faict, de leur sang ont esté extraictz de tresgrandz Roys, Princes et vaillans Chevaliers. Cyre, le tresrenommé Roy de Perse, en estoit descendu et se glorifioit en estre ; Agatocle, Roy de Sicile, s’en vantoit ; le bon consul Rommain, Marc Curi, s’en tenoit honoré ; et le preux chevalier Serran en faisoit ses bravades. Le riche roi Hugon, labourant à charrue d’or, en faisoit magnifique estat, pour monstrer qu’il estoit extraict de si haute et genereuse race que du noble Seigneur Kamat et de la vertueuse dame Sophroisme. Desquelz les successeurs furent appellez Macrobes, hommes engendrez de bon, legitime et pudique sang, soubz bonne constellation, bien et temperamment nourriz des premiers et meilleurs fruictz de leur tressaine et feconde region, située en la haute Aitiopie, entre le Levant et le Midi, au très temperé climat de Meroè, abondante en tous biens, en bonnes et salubres eaux, et en air trespur et serein, comme d’un perpetuel printemps, gens de tresbelle forme de corps, de membres fors et robustes, de bon et liberal esprit, aimans et exerceans Justice, equité et largesse, honnorans reverement la vieillesse, leurs peres, meres, parens et majeurs, et les anciens, et Dieu sur tout, qui est le tresancien de tous et de tout, et plus vieil que le temps. Telz estoient les Macrobes, aux quelz, par Fortune, ou plustost par providence, advindrent les premiers, les meilleurs et plus durables cierges, lesquelz portans et gouvernans sagement, ilz vivoient deux, trois et quatre fois autant que les autres hommes. Et à moy, qui suis de leur extraction, en escheut un, baillé par Cleronome, long, droict, bien ciré et temperé, durable et de claire lumiere. Où est il donc (dist l’Archier) ? L’as tu desjà offert ? Ou s’il te est estainct et failli par la voie ? Non, non (respondit le Franc-Gal), car s’il fust estainct, je fusse mort. Monstre le moy donc (dist l’Archier), pour en veoir sa façon. Adonc le Franc-Gal, soubzriant, luy dist ainsi : Monstre moy aussi le tien, que Cleronome te donna au commencement de ton pelerinage. Moy (dist il), je n’en ay nul, que je sache, et ne suys point pelerin. Et n’ay aucune souvenance que jamais cierge m’ayt esté donné. Aussi n’as tu pas souvenance (dist le Gal) de ta premiere chemise, qui neantmoins t’a esté une fois baillée : ainsi a esté ton vital luminaire, comme à moy le mien. Mais ilz ne sont pas visibles aux yeux corporelz, ains chescun les porte sur soy et dans soymesme. D’ond de leur flambe nous sentons la chaleur naturelle, qui default quand ilz sont estainctz ; de leur lumiere, nous voyons exterieurement et entendons interieurement comme il nous fault conduire en la voie de nostre peregrination, où nous sommes tous pelerins dès nostre jeunesse, et par diverses voies, adventures et dangiers, tendons au temple Souverain, où nous est promis repos, comme en retour, à notre propre maison paternelle. Comment (dist l’Archier) ? Je pensoie que pour nous conduire, nous n’eussions autre lumiere que le Soleil journal, la Lune et les estoilles nocturnes, et le feu allumé. Tu n’y vises pas bien, pour un si bon Archier (respondit le Gal), car quand ce luminaire, à nous dès le commencement donné par Cleronome pour nostre conduicte, vient une fois à estre estainct, alors nous ne voyons rien, nous ne cognoissons rien, combien que nous ayons les yeux ouvers et que le Soleil, la Lune et les astres luysent, et que le clair feu resplendisse à chandelles et torches allumées. Parquoy tu puis entendre que d’iceux luminaires exterieurs n’est procedant le nostre, et quel est nostre pelerinage, et quel est le cierge de veüe, vie et voie qui à chescun de nous fut baillé dès le commencement par la premiere Faee Cleronome. J’enten bien maintenant (respondit l’Archier). Oh ! que tu m’as bien ouvert les yeux de l’entendement, et bien esclairé mon luminaire de la clarté du tien. Ores à prime je commence à entendre et cognoistre moy mesme, et ton mystic et arcane propos, qui m’est merveilleusement profictable et delectable. Parquoy je te prie (s’il ne t’est grief) le poursuyvre tout au long. Et bien (dist le Franc-Gal), escoute donc ! Quand j’eu ainsi receu de la Faee Cleronome ce beau cierge, grand et droict, plein de bonne matiere et facture, garni de souef-flairantes odeurs, et que la seconde Deese fatalle, nommée Zodore, le me eut allumé d’un vif et clair feu, je le portay hault et droict, sans luy faire estorse, traverse ne violence, tellement qu’il m’a jà duré et conduyct neuf cens ans ou plus, tousjours flambant et esclairant fort illustrement tant devant moy que derriere et à l’entour, et dessoubz et dessus, voire jusques aux cieux. D’ond cheminant à la claire lumiere d’icelluy, par le benefice des longz jours, ans et siecles, je vi bien loing les personnes, choses et actes precedentes devant moy, et les suyvantes après moy, lesquelles suyvantes je ne voioie pas de si loing que celles de devant, à cause qu’il me les failloit regarder à face reverse : semblablement je advisoie les circonstances aux deux costez dextre et senestre. Et aussi les choses escheües soubz mes piedz et les imminentes sur mon chef, depuys le hault poinct de mon astre Saturnien soubz lequel je suys né. Et tout cela par longueur de temps ay je veu à la resplendissante clarté de mon cierge, par laquelle je voioie les causes des choses et les consequences et progrès d’icelles ; et comme n’ignorant point les antecedentes, je comparoie des similitudes, adjoignant aux choses presentes les futures, et par ainsi facilement je prevoioie tout le cours de ma peregrination, qui a esté jusques icy longue, durable et diverse par divers pays et regions du Levant et Ponant, Septentrion et Midi, non sans souffrance de plusieurs labeurs, travaux, fortunes et adventures estranges.