Alector/Chapitre 15

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Alton (p. 159-184).

Du congé prins par Franc-Gal d’avec Araxe, eleüe et constituée Royne en Tartarie la haute. Des hommages et feautez prinses des peuples assemblez, et de la creation de l’ordre de ses Chevaliers. Chapitre XV.



Venu le temps que Priscaraxe se sentit avoir prins germe de moy et estre enceinte, je prins deliberation de la laisser, combien que departir de plaisance, trop greve, et nonobstant que sa conversation et compaignie me fust fort agreable et delectable, neantmoins encore plus me esmouvoit le desir d’une peregrination universelle que de long temps j’avoie entreprise, mesmement depuys me estre accomodé de ce bon cheval Durat Hippopotame, propre à chevaucher toutes les mers et les fleuves, en trouvant assez d’autres pour aller sur terre ferme et traverser les regions. Car estimant toute la terre donnée aux filz des hommes pour habitation par le Souverain Seigneur, qui se est reservé le Ciel des Cieux, n’estre que une maison et domicile des humains, je m’estimoie indigne du nom d’homme et d’estre tenu de la famille humaine si je n’avoie veu et recogneu toutes les parties de ceste maison universelle ; et pource avoie je entreprins la circuition et traversement du monde terrestre, pour laquelle parfournir m’estoit necessaire de ne m’arrester aux voluptez, ains le plus doucement que seroit possible, me departir de ma bien aimée Priscaraxe. Parquoy, un jour estant seul avec elle seulle, après avoir donné et receu le solas acostumé, je luy encommencay tel propos : Il n’est si belle et bonne compaignie (ô ma treschere Priscaraxe) qui en fin finalle ne se departe, ou par mort ou autrement. La departie mortelle est d’autant plus grieve que nulle autre, pource que elle est sans aucun espoir de retour, et la voluntaire entre les vivans se console tousjours en esperance de reveüe et reunion. Parquoy, estant une fois necessaire la separation de nous – vueillons ou non –, il m’a semblé meilleur de la faire voluntaire entre nous vivans, en plene convalescence, bonne santé et parfaicte amytié, que l’attendre contraincte et violente entre les mourans, en regret et doleance, ou par discorde et inimitié à force derompue. Et pource vous ay bien voulu signifier que dans briefz jours me fault departir de vostre bien aimée compaignie. À ce mot, Priscaraxe, touchée au coeur comme une beste sauvage sagittée, se escrya : Ha Dieu, qui l’eust pensé ? Et ce disant, s’enclina sur ma poictrine, la voix et l’esprit par angoisse entrerompu. Puys après une longue preclusion et profonde reprinse de ses espritz par soubdaine douleur esvanouyz, ainsi reprit sa parolle : Qui l’eust creu, helas ! que de si noble nature fust sortie tant villaine inhumanité ? Que après les plaisirs par toy assouviz, eusses laissé celle qui à prime commençoit à vrayement les sentir ? Ô Franc-Gal, est ce la Franchise d’ond tu portes le nom, pour plaisir rendre douleur, pour honneur despris, pour gracieuseté ingratitude, et pour l’amour la mort ? Helas ! cher Seigneur et ami (si de ce nom user tu me permetz), consydere et croy pour certain que de ton faict je suys enceinte, voire d’un filz merveilleux, comme les destinées de mon origine le m’ont prenoncé. Consydere donc que une tresbonne partie de toy demourera enclose et conjoincte à mon corps, lequel ne pouvant vivre sans toy, sera necessaire qu’elle meure. Ainsi seras tu homicide, et de moy et de toy mesme en partie. Mais je ne croy point, trescher Seigneur et ami, que tu ayes ce dur coeur. Parquoy, di moy, je te suppli, di moy à certes, si j’ay de toy celle triste parolle de depart entendue ou si par imaginative crainte je l’ay songée, que pleust aux dieux ! Et ce disant, se jecta à bras ouvers à mon col en m’embraçant et baisant tresfamilierement, et m’arrosant le visage de pleurs d’ond elle fondoit toute. Adonc, combien que je fusse grandement compassionné, neantmoins permanent et constant en mon intention, ainsi luy dis : Priscaraxe, treschère amie, encore que la departie d’avec vous me soit autant grieve comme la conversation m’a esté plaisante. Si est ce qu’il n’y a rien plus certain que dedans quatre jours je departiray de vous. Car ainsi est il necessaire, et à moy et au reste du monde, tant pour satisfaire à mon desir immuable de circuir la ronde et son contenu, que pour acomplir un voeu de peregrination au temple souverain que je ne say où il est, et ne le vi oncques. Mais je y suys voué, et aller m’y convient ; et ne cesseray jamais de peregriner tant que je l’aye trouvé. Or me menez donc avec vous (dist elle) et ne me laissez icy seulle desemparée, au dangier des bestes et des hommes presque sauvages et plus dangereux que les bestes fieres, lesquelz me voyans d’imparfaicte nature humaine et finissante en forme de serpent, ennemi de l’humain lignage, me tueront ou brusleront comme monstre contrenaturel ; et quant et moy occiront le fruyct qui est de vostre semence en mon corps, vostre filz non encore bien formé, duquel les vaticinations m’ont promis tant de grandes choses que cela seullement vous peut et doibt esmouvoir à me accepter perpetuelle compaigne de vos loingtains voyages. Ma grand’ amie Priscaraxe (luy respondi je), si je me condescendoie à vostre requeste, demandée par simplicité et ignorance des choses, et vous accordoie vostre demande en vous menant avec moy, certainement soubz espece d’amytié et d’humanité, je seroie ennemi tres inhumain et mettroie vous, vostre enfant et le mien, à cruelle mort. Car combien pensez vous que les chemins sont longz, les travaux intolerables, les dangiers espouventables, mesmement à vostre infirme sexe et tendre jeunesse ? Joinct que, selon la forme d’ond vous estes, vous ne pourriez sans jambes aller par terre, ne sur l’eau chevaucher mon Hippopotame Durat, qui, oultre tout cela, de son naturel ne porte poit femelle qu’il ne la precipite et noye, et avec elle toute sa charge ; et ainsi vous donneriez nuysance et à vous, et à moy, et aux miens, et nous mettriez tous en peril mortel. Parquoy il est necessaire que demouriés icy en paix et seur repos, où avant que partir je vous feray avoir non seullement asseurance de vostre honneur et vie, mais aussi autorité et reverence à vostre personne. Et ne vous estimez point estre abandonnée de moy, attendu que de mon propre sang (comme vous mesme l’asseurez), je vous laisse un autre moy : c’est l’enfant par moy en vous engendré, qui sera (si mon augure ne me deçoit) preux, hardi et liberal. Pource quand il sera né (si d’adventure je n’y suis), faictes le nommer ALECTOR. Car il est engendré en bon astre et naistra de la fille du Soleil en sa plaine fleur, extraict de l’oeuf serpentin, qui est vostre corps portant forme basilicque, c’est à dire Royalle. Et ainsi sera acompli le songe qui me phantasioit alors que je vous senti premierement approcher de moy. Parquoy, vous laissant un tel enfant de mon corps, ne devez estimer estre de moy desemparée. En oultre soiez asseurée que, ayant mis fin à ma peregrination, au plustost qu’il me sera possible, je retourneray icy vers vous à grande joye. Et ainsi je le vous prometz sur la foy d’homme de bien et de vray ami. Et en signe de cette foy promise, je vous donne et laisse cest Aneau d’or empalé d’un tresfin carboncle flamboyant et lumineux en tenebres, lequel est naturé et composé, et jecté en oeuvre soubz telle syderation que, si je suys prisonnier ou en aucun destroict enserré, il viendra en palle clarté comme la lumiere d’un Soleil pluvieux ; si je suys malade, il se verra livide et plombin ; si je suys mort, il perdra entierement sa splendeur et deviendra noir comme un charbon estainct ; et si je suys en liberté et santé, il retiendra sa couleur vive et ardente telle que la luy voiez à present, de tous lesquelz effectz le verbe significatif est inscript d’esmail noir au dedans, en telle parolle : TANT QUE VIVRAY. Parquoy, ma tresaimée, je vous laisse et donne cest aneau, pour asseurance et gage de ma Foy (comme l’Aneau est le propre symbole d’amour et Foy), vous priant en ceste confiance et seure attente de mon retour, pour l’amour de moy le garder et souvent regarder, en curieuse inspection de mon portement. Et ce disant, luy mis l’aneau au doy et le baiser enlangagé en bouche, qu’elle receut et l’un et l’autre fort gracieusement et amiablement, mais avec abondance de larmes grosses, telles que non feinctes, mais cordiales ; et neantmoins consolée sur l’esperance de mon retour fidelement promis, s’appaisa et consola en elle mesme. Or, durant le sejour que je fey avec elle, je prenoie tous les jours mon passetemps à deux choses principallement, l’une à retirer des montaignes, roches et cavernes, les hommes, femmes et enfans dispers et vagans, qui par craincte du cataclysme s’estoient sauvez ès lieux, où ils estoient devenuz barbarins et presque sauvages, lesquelz par doux langage et quelques bienfaictz je attiroie vers moy à la plaine campaigne, leur faisoie gouster les fruyctz de la terre et mesmement des lambrusques, qui en ce temps estoient meures – car c’estoit sur l’autonne –, leur enseignoie comme il les failloit transplanter et cultiver en vigne pour les adoucir et en tirer la suave liqueur du vin, d’ond je leur en donnoie le goust, qu’ils trouvoient merveilleusement bon et delicieux ; et aussi des autres fruyctz de la terre, et des bledz et semences. Car par avant, ilz vivoient de gland et de carnage, comme Porcz, Sangliers, Loups ou bestes ravissantes, voire aucuns de chair humaine ; et ne beuvoient que l’eau simple, ou du laict des bestes qu’ilz savoient jà bien nourrir ès pasturages des montaignes. Semblablement je leur apprenoie à esbaucher et charpenter bois, à esquarrir pierres, destremper terre grasse et de tout cela edifier cases et maisons au long des fleuves, pour leur retraicte et seure garde de leurs personnes et leur bestial contre les injures de l’air, des pluyes, vens et orages, et contre la violence des bestes sauvages, et contre icelles se assembler en nombre de defense redoubtable aux bestes fieres, et pource les enhortoie à compagnie honneste et civile, à mutuel ayde, à ne se faire point d’outrage les uns aux autres, à chastier ou punir par commun accord les outrageux, et pour en ordonner justice, constituer un sage chef sur eulx, auquel tous de commun accord ilz porteroient reverence, comme jà ilz faisoient à moy. Toutes lesquelles choses ilz prindrent et apprindrent voluntiers, comme les hommes sont animaux compaignables et facilement disciplinables, et se assemblarent grand nombre autour de ma demourance, le long du beau fleuve Tanais, me portans honneur et obeissance. L’autre partie de mon plaisir et journal passetemps estoit à dompter force chevaux sauvages (qui sont excellens en celle Region), à m’exercer à la chasse de la sauvagine et à tirer de l’arc. En quoy faisant, je tuay grand nombre de Ures, Boeufz, Beuffles, Sangliers, Cerfz, Lyons, Pantheres, Loupz cerviers, Pardalides, Mustelles, Chatz sauvages, Martres et autres bestes de tres bel et doux pelage, d’ond y a grand multitude, et icelles feiz escorcher, descharner les peaux, les mondifier, reparer et parfumer par deux de mes gens, qui tresbien le savoient faire et l’enseigner aux autres. De ces belles peaux j’en fei faire de belles et braves robes à la dame Priscaraxe (qui paravant n’estoit vestue que de toille), de telle et si propre façon qu’elles souffroient apparoistre le plus beau de son humanité en dehors, comme le col, la poictrine et les muscles des bras. Mais au dessoubz de la ceinture couvroient tout le reste du bas d’une ample stole pendante jusques à terre en devant, et par derriere estendant une longue traicte trainante par terre, et couvrant la queüe serpentine, en sorte que ces rudes et simples peuples ne s’en appercevoient point, auxquelz on donnoit à entendre que ceste longue traicte en bas derriere de vestement estoit la marque et enseigne de noblesse feminine, qui par la longueur de la queüe se mesuroit, laquelle opinion dure encore aujourd’huy. Ainsi ces braves robes, faictes de tant belles peaux variées, et de telle façon joinctes et serrées à riches boutons, fermaux, chaines et agraphes d’or et precieuses pierreries, donnoient à Priscaraxe admirable aornement de beauté et accroiscement d’autorité et opinion de noblesse. Et aussi honnestement couvroient la basse partie serpentine, sur laquelle la belle Pricaraye se comportoit et contournoit si dextrement et doucement qu’elle sembloit cheminer un pas menu de jeune et mignarde pucelle ; et sur icelle s’enclinoit à son plaisir, comme en basse reverence et humilité où il appartenoit ; et aussi s’elevoit droicte en stature plus haulte que la commune où il estoit convenable, ce qui luy acqueroit majesté et dignité, voire opinion de divinité. L’ayant donc ainsi aornée et d’habitz et d’honneur, je fei assembler en un pré spacieux tout le peuple d’alentour, qui jà estoit aucunement civilisé, et au son de certains instrumens Musicaux que mes gens avoient, descendirent des montaignes plusieurs autres encore à demi sauvages, qui se vindrent joindre à la trouppe. Et là ayant monté sur une haute platte forme faicte de gazons, où estant assis sur un cespite avec la belle et bien aornée Priscaraxe, après avoir de la main à la bouche donné signe de silence, à haute et claire voix je leur fei une telle harengue brieve.

Vous avez de faict experimenté (mes amis) combien a esté amendée et ameliorée en tous biens et commoditez vostre pristine vie sauvage par la societé et convenance humaine, d’entre vous en amytié, paix et justice. Vous asseurant que comme plus et mieux l’entretiendrez, d’autant plus les biens et felicitez vous adviendront de jour en jour. Et dominerez aux bestes sauvages et aux cruelz monstres qui par avant vous infestoient, vous surmontoient en hardiesse, force et legiereté, et vous estoient grandement redoutables. Ou au contraire, si vous dissipez, et contrariez, et outragez les uns les autres, vous serez faictz leur proie, et vos charoignes leur pasture et viande des noirs et ravissans oyseaux du Ciel. Car par concorde les petites choses deviennent grandes, et par discorde les grandes appetissent, deperissent et tombent à neant. Parquoy sur tout je vous admoneste à civile société, à concorde, foy veritablement tenue, mutuelle amytié, evitation d’outrage, punition des outrageux par equitable Justice, conservatrice de vostre communauté, laquelle ne peut estre mieux administrée ne distribuée que par un seul chef et Prince, de tous obey et autorisé. Et pourtant, il est expedient d’en elire entre vous et de vostre nation un homme de bon sens et jugement naturel, bien enharmonisé des sens et membres corporelz, bon, sage, juste, temperant, cognoissant tous et de tous cogneu, auquel vous deferiez tout honneur et reverence, souverain droict et puissance, par foy hommagiere à luy prestée. Pource elisez entre vous celluy qui tel vous semblera, et après l’avoir informé de l’office et devoir de sa principauté, je le coronneray pour vostre Roy. À ceste parolle, tous à une voix commencearent à cryer : Franc-Gal soit nostre Roy. Autre Roy ne voulons que Franc-Gal. Le cry au signe de la main appaisé, ainsi leur respondi : Cela ne se peut faire (mes amis), car le Franc-Gal n’est point de vostre nation, mais estrangier, icy venu à l’aventure. Et sachez que Roys estrangiers bien rarement ont esté bons aux peuples d’ond ilz n’estoient originelz. Et puys Franc-Gal ne peut contrevenir aux immuables ordonnances de l’ancienne Dame Anange de la tour universelle, qui l’a destiné à visiter les autres gens et regions du monde ; parquoy il ne peut estre avec vous plus que le jour et l’heure presente. Elisez en donc un d’entre vous, le meilleur, le plus sage et juste que vous penserez estre en toute la multitude, et le me presentez icy monté ; et après l’avoir de son office informé, je le establiray par voz consentemens, et le coronneray vostre Roy. À ceste parolle, les povres Tartarins demourarent bien tristes et dolens de ceste response. Neantmoins ilz s’assemblarent en vingtquatre bandes, et de chescune bande (après avoir consulté) fut envoié un homme pour de tous porter l’advis et la parolle. Ainsi se trouvarent vingtquatre hommes excellens sur tous les autres en corps, en parolle et en esperit, lesquelz convenus ensemble pour communiquer le vouloir de leurs gens, se trouvarent tous (grande merveille et signe de concorde) tous d’un avis, c’est asavoir de me deferer l’election de leur Roy, qu’ilz tiendroient estable, ferme et inviolable, l’affermans et jurans par le vent et par l’Acinac, qui est à dire à leur usage : par la Vie et par la mort. Ayant ouy la relation et delation de ces vingt et quatre, je les remerciay, et eux, et toute la multitude, de la bonne opinion qu’ilz avoient de mon jugement. Puys me dressant sur piedz avec la belle Priscaraxe, que je tenoie par la main dextre, à veüe et voix elevée sur toute la multitude, je leur dis ainsi : Hommes de Scythie, puys que vous remettez sur moy l’election de vostre Roy et me deferez l’honneur (d’ond je vous rendz graces) de vous en ordonner un, et que j’ay cogneu que m’eussiez bien desiré, moy estrangier, pour estre vostre, sachez que je vous donneray un Roy en semence extraict de mon sang, que jamais encore homme mortel ne vit, et une Royne de vostre pays et generation : c’est cette presente jeune Dame, nommée Priscaraxe, de telle prestance et beauté que la voiez (à ces motz, Priscaraxe s’enclinoit bas à un repli de queüe, en signe d’humble regratiation de tresagreable modestie, puys à un soubdain desploy d’un tour ou demi tour de sa queüe serpentine, s’elevoit en treshautaine prestance, surmontant mesme la grandeur gygantine de Franc-Gal, ce qui luy donnoit apparence de Royalle majesté). Et affin (dist-il) que n’estimiez peu sa noblesse originalle, sachez qu’elle est extraicte et née de vostre terre et païs, qui n’est pas peu, sinon que peu vous estimiez vostre native terre ; et si est engendrée du Soleil, que tant vous honnorez et adorez, aussi a elle un esprit illustre, clair-voyant et entendant, et illuminé d’une tresclaire prudence, qui prudemment et justement vous regira. Son nom est Priscaraxe, duquel nom la signifiance povez entendre combien elle emporte. Et si Roy masle vous desirez, sachez que en elle et dans son corps, vous en avez un engendré de moy (que tant avez requis) extraict du tresancien et illustre sang des Macrobes, lequel à mon jugement ne forlignera point son pere. Et pource je vous prie que aussi tost qu’il sera né (si d’adventure je ne suys icy de retour, comme j’espere) et vous ordonne que le nommiez ALECTOR, et que le receviez et coronniez de cest heaume à luy fatal. Et ce disant, je leur monstray une bien petite creste de heaume à poincte de rubiz balais qui estoit destinée à Alector. Et quant et quant mis en avant une riche coronne d’or, ouvragée à fleurons enrichiz de toutes couleurs illustres, en leur disant : Voicy la coronne Royalle destinée par mon vouloir et bon jugement à ma dame Araxe presente, femme tresbelle, tresprudente et tresnoble, Fille du Soleil et extraicte de vostre terre et pays, enceinte d’un filz engendré de Franc-Gal Macrobe. Advisez si pour Royne la voulez accepter. Nous l’acceptons (respondirent ilz tous à une clameur). Nous l’acceptons et tenons Priscaraxe pour nostre Royne et Dame souveraine. » Adonc je levay la coronne hault, à la veüe de tous, et puys doucement la posay sur le chef orcomé de la belle Priscaraxe, de laquelle les cheveux estoient à l’or de la coronne concolorez, fors que mieux et plus naturellement bruniz, ondoyans et changeans. Laquelle coronne recevant, elle s’abaissa humblement par un doux volume de queüe, puys l’ayant gracieusement receüe, s’eleva droicte et haute plus que de costume, en heroique prestance, avec un visage plein de majesté et neantmoins amiable et gracieux, outre la beauté naturelle, encore retainct d’une rougeur vereconde, elevée par le feu de modeste honte, entremeslée de joye, et par dessus illuminée de la splendeur de l’or et des gemmes de la riche coronne sur son chef posée. Dond sa forme apparut aux assistans tant belle, tant Auguste et presque divine que tous, esmeuz d’un mesme esprit, se escriarent Vive la Royne, vive la Royne, vive la Royne Priscaraxe, et à bien vienne le Fruict de son corps, le Futur Roy Alector. Ainsi reclamoit toute la multitude au coronnement de Priscaraxe, tant hautement que l’air, les montaignes, les combes, les vallées et les fleuves en retentissoient, à la reclame de Echo resonante. Le cry cessé, je leur adressay de rechief ma parolle en leur disant : Peuples Tartares, puys que vous avez eleu et consenti à l’election de Madame Priscaraxe à estre desormais vostre Royne, vostre Princesse et dame souveraine, et en icelle avez transporté irrevocablement comme en droict Royal la puissance supreme de voz personnes et Robes, venez donc luy en faire foy et hommage. A cela incontinent tous obeirent promptement, et les premiers de tous se presentarent les vingt et quatre apparens, qui m’avoient porté la parolle de deference, lesquelz à genoux donnarent la foy d’hommage et obeissance en la blanche main de la Royne Priscaraxe, monstrans exemple aux autres de faire le semblable, qui point n’y recullarent, ains voluntairement et de grand coeur vindrent faire hommage à leur nouvelle Royne, apportans, en signe d’honneur, les uns des rameaux d’arbres, les autres des chappelletz de Fleurs sauvages, de pampes de vigne, d’espicz de blé, de poignées d’herbe verde, qu’ilz jectoient à la foulle à qui mieux mieux, à l’entour de leur belle Royne, tellement que toute la plate forme en estoit jonchée, et la Royne toute couverte de safran sauvage et autres fleurs de pré qu’elle recevoit fort gracieusement ; et après tous les hommages receuz, elle se leva en sa prestante droicture et leur feit une telle harengue, autant brieve que bonne :

« SCYTHES TARTARES, puys que à vostre requeste le Prince Franc-Gal nous a constituée et coronnée Royne de ceste region, et de vous y habitans, et de tout ce qui est en vos substances, corps et biens, comme pour Royne nous avez clamée, ainsi pour feaux hommes et bons vassaux nous vous retenons et vous promettons Justice entre vous et defense contre tout ennemy, par la grace et prudence à nous donnée du Souverain, par le commandement et conseil de Mon Seigneur Franc-Gal, et par les forces et aydes de nos membres, c’est de vous tous en universel, en nous gardant la promise foy, qui est le fondement de Justice, entretenant la société des hommes. »

A ceste conclusion, tous fleschirent les genoux et le chief, en signe de reverence et obeissance ; puys redressez en estant, levarent les testes et les mains en signe de bon vouloir et de promptitude à faire le commandement de leur Royne et dame souveraine. Sur cela, je fei venir vers moy et la Royne les vingtquatre premiers, qui estoient les plus beaux hommes, les plus fors et robustes, et les myeux assensez et emparlez de toute la multitude, et qui plus avoient des dons de grace et de Nature. Si leur demanday s’ilz ne voudroient pas bien employer leur vie jusque à mort pour la conservation et defense de leur terre, de leur communauté, de la Justice Royalle et de la foy et hommage qu’ilz avoient promis à la Royne. A quoy tous d’un consentement respondirent que Ouy, asseureement. Adonc je leur fei bailler la Foy en la main de la Royne, à genoux enclinez et teste nue. Laquelle receüe avec serment d’obeissance et de la soustenir et defendre envers et contre tous, elle leur donna à chescun un aneau d’or, en signe de l’ordre de Chevalerie qu’ilz receurent puys après, et je leur mis à chescun un collier d’or au col, où pendoit un soleil d’or, en leur disant : Je vous anobli ; Nobles soyez, vous et les vostres, à toute posterité, sinon que commettiez trahison ou felonnie contre vos souverains. A quoy me respondirent qu’ilz s’en garderoient, et me remerciarent humblement de leur anoblissement et des presens honnorables de moy et de la Royne aussi, devouans affectueusement leurs corps et vies pour elle et pour moy. Et tout ce fut faict sur le pretoire de Gazons, à la pleine veüe et au regard de tous les peuples qui de loing et d’abas regardoient ce mystere, qu’ilz ne savoient que c’estoit, ny à quelle fin, et en estoient tous esmerveillez, et neantmoins le trouvoient fort beau, esperant qu’on leur en feroit et donneroit autant. Mais, comme dict l’ancien proverbe, Non tout, ny par tout, ny a Tous.

Adonc je leur commanday de se despartir en petites sodalitez de neuf à neuf en rond, et se emplacer par la prairie, et aux vingtquatre de se parcquer autour du Pretoire. Ce que ilz feirent bien voluntiers, et se disposarent en coronnes neuf et neuf, de compaignie. Estant ainsi ordonnez, je leur envoiay à chescune sodalité un quartié de venaison rostie, trois pains et un grand Conge ou broch de bois, plein de vin, faict de lambrusques et de miel et d’eau, leur mandant que c’estoit la premiere liberalité de la Royne envers eux à son coronnement, et les invitant à faire bonne chere et joyeuse, ce qu’ilz feirent, et les vingtquatre aussi, qui estoient autour du Pretoire de Cespit, auxquelz nous envoyasmes des viandes d’ond nous estions serviz. Sur la fin du repas, je prins ma couppe d’or plene de vin, et après l’avoir presentée à la Royne, qui en print le premier traict, l’elevant à haute main, je proclamay et donnay signe d’aller boire à tous, pour grace de mon depart prest. Eux tous, d’autre part, monstrans signe de joye, contrebeurent à moy avec fauste acclamation.

Le cry fini et la turbe appaisée, je descendi avec la Royne et fei amener vingtquatre chevaux, des sauvages que j’avoie domptez, et apporter vingtquatre morrions de fer, autant de cuyraces de peaux de Sangliers et Beuffles que j’avoie prins à la chasse et faict acoustrer en l’herbe Oxe d’Aaron, herbe forte, acre, trenchante, passante et les cuyrs en peu de temps, et semblablement vingtquatre pavois faictz de bois de tillac collé à nerfz de cerfz et de beuffles, et couvers de peaux de hures, et vingtquatre plançons de fresne, garniz au bout de dents de leopard en lieu de fer ; ensemble aussi vingtquatre espées, d’ond j’avoie tousjours porté nombre avec moy, lesquelles je mis entre les mains de la Royne Priscaraxe. Ces choses apprestées, je fei par mes gens voltiger les chevaux, les flechir, contourner, donner quarrière, arrester court, cabrer, moutonner, soubslever, ruer, petarrader, pour donner discipline et exemple aux vingtquatre fors hommes d’ainsi les gouverner et manier. Auxquelz je fei sur le champ vestir les cuyraces sur le corps et les morrions ès testes, puys à tous et à chescun d’eulx je donnay l’acollée et les fei chevaliers. La Royne leur ceignit les vingtquatre espées, avec les pavois, et je leur fei present de chescun une lance, de plançon de Fresne endentelé, avec chescun un cheval, sur lesquelz ilz montarent alaigrement sans mettre pied en l’estrier, car on chevauchoit à nu, et les maniarent assez dextrement pour une premiere chevauchée, joinct que les chevaux estoient bien domptez et adextrez. Puys, par maniere de premier exercice et passe-temps, les feiz jouster et tournoyer contre mes gens, où après avoir rencontré aux lances, mirent les mains aux espées que jamais n’avoient maniées, et les trouvoient merveilleusement belles en leur splendeur brunie, s’esjouyssans de manier telz bastons flamboyans au soleil. D’ond ilz s’escarmoucharent si courageusement que en fin le jeu fust tourné à noyse si je ne l’eusse faict cesser, en les faisant rengayner espées, et reprendre et lever le long bois, les enhortant desormais à semblables exercices sans outrage, et à tous les devoirs de chevalerie, et principallement au soustien et defense de leur Royne Priscaraxe. De laquelle, avec un dernier baiser et estroict embracement, sans povoir luy dire un seul mot, ne elle à moy par destresse de coeur, je prins congé, et ensemble des vingtquatre Chevaliers et de tout le peuple, lesquelz tous me suyvirent et acompaignarent jusques au port, où mes gens, ayans troussé tout le bagage, estoient jà allez tenir prest mon bon et grand cheval Durat Hippopotame, sur lequel monté avec ma suyte, il estendit ses longs piedz platz, eleva ses ailes et print le hault air, où ayant receu le vent incontinent nous esloigna de terre et nous leva en haute mer, regardans neantmoins au rivage, où nous suyvoient de veüe, tant qu’elle peut s’estendre, les hommes Scythiens, les vingtquatre nouveaux Chevaliers et la Royne Priscaraxe que je laissay à coeur transi, de telle heure que oncques puys je ne la vi, et suys en doubte que jamais ne la verray. »