Alector/Chapitre 16

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Alton (p. 184-194).

L’apparition et prediction de Proteüs, homme marin. Le retour de la Royne Priscaraxe, son enfantement et la naissance double de l’enfant Alector, son coronnement, sa nourriture et ses meurs. Chapitre XVI.



« Comment cela (dist l’Archier) ? Mourut donc ta Royne Priscaraxe en cest endroict ? Non, non (respondit Franc-Gal), mais (comme j’ay sceu par un message et lettres qu’elle m’envoia depuys), après m’avoir suivy à l’oeil jusques à perdition de veüe, elle resta de regret et d’angoisse froide, roide et quasi transie, plantée au bort comme une statue de Pierre, tant que l’on vit la mer s’esmouvoir et boillonner, et du fond ressortir à fleur d’eau une grande trouppe de Phocques ou veaux marins. Et après eux s’eslança du profond un grand homme marin, vieil et ancien de semblant, à longz cheveux vergrisans et treslongue barbe blanche et moustaches distillantes l’eau sallée, sa peau jaunastre, rude et escailleuse, les bras empennez de pinnes de poisson, le corps nu, en forme humaine jusqu’à l’enguine, et le reste terminant en grosse et grande queüe de poisson d’ond il battoit l’eau et la faisoit bondir en aspergement, arrosant toutes ses Phocques, qu’il chassoit devant soy avec un grand aviron de coste de Balene en sa main. Lequel regardant Priscaraxe de deux yeulx verdoyans et forluysans en forme de deux culz de verre de fougiere, luy predict ces vers prophetiques que voicy escriptz en escorce d’arbre. Cela disant, Franc-Gal tira de son sein un Roleau de Phylire, arbre blanc, où estoient escriptz certains vers, lesquelz il leut et profera à l’Archier en telle sorte :



Comme le temps passant jamais plus ne revient,
Ainsi l’homme qui va (duquel plus te souvient)


Plus icy ne viendra, car par la voie humaine
Sa destinée estrange en autres lieux le maine.
Pource ne l’atten plus (O Royne Priscaraxe)
Mais dans huyt tours de Lune atten de vostre race
Le bel et noble oyseau, au monde deux fois né,
Et devant qu’il soit Roy de pourpre coronné,
Qui sera Chevalier tant preux et merveilleux
Que les fors le craindront et les plus orgueilleux,
Par occulte vertu d’un esprit internel
Qu’il tiendra de son pere et d’Ayeul maternel.
Et toutesfoy de luy tu n’auras jouyssance
Qui dure longuement, ne grande esjouyssance.
Car à pene emplumé, quand prins hault vol aura
Son aile mise au vent, son propre nid lairra
Pour plus hault se poser. Pource estant hors d’enfance,
Si de toy veult partir, ne luy en fay defense,
Car aussi bien, jamais ne pourras destourner
Ce que de luy les Cieux ont voulu ordonner.
Quant à toy, Priscaraxe, en laissant trois faons
Couvez au nid du Gal, du germe des Paons,
Tu partiras d’icy pour aller loing cercher
Le fruyct de l’arbre mort, que tu tenois si cher,
Lequel ne retrouvant, par ta dolente cure
Tu prendras nouvel nom, et nouvelle figure
De plene humanité, fors que les jours secretz
Qui sont aux vis sans peau paresseux et sacrez.
Car tu t’arresteras aux trois poix d’Aquitaine
Avec un Roy mondain, comme Royne mondaine,
Et de toy proviendra la noblesse premiere
Qui aux maisons de Lux donnera la lumiere,
Par douze beaux signez. Ainsi vivras heureuse,


Tant que finalement cure trop curieuse
(D’ond tu tiendras le nom) jectera l’oeil ouvert
Sur ce que tu auras tousjours le plus couvert,
Et alors que seront descouvers tes secretz,
De là tu partiras à grand criz et regrets,
Perdant du tout en tout la forme de ton pere,
Et reprenant du tout la forme de ta mere.
Et pource, devant toy, non derriere, regarde
Vat en en ta maison, et ton enfant bien garde,
Et si savoir tu veulx qui cela t’a predict,
C’est le viel Proteüs, qui onque ne mentit.


Ces vers divins prononcez (dist Franc-Gal, continuant son propos), le vieil homme marin se plongea au fond de la mer, avec son trouppeau de veaux marins, tellement qu’il n’en apparut plus rien que le boillonnement en la superficialité de l’eau, et ceste carte d’escorce blanche de Phyllire ou Tillé, surnageant au bort, laquelle fut recueillie et gardée, et depuys à moy envoiée inscripte de tels vers que tu les as ouyz. Et icelle je porte tousjours avec moy pour en veoir l’yssue prophetique. Après donc ceste prophetie prononcée et entendue, les Chevaliers qui estoient à l’entour de la Royne et avoient veu, ouy, entendu et retenu le prognostic de Proteüs, vindrent vers elle pour la consoler et l’emmener, avec tout le peuple qui la conjouissoit. Et deux des Chevaliers la prindrent soubz les bras pour l’acoster, la soulager et l’emmener. Ainsi se mirent au retour, la Royne Priscaraxe se voltigeant si doucement sur sa queüe serpentine tresbien cachée et couverte soubz la longue traicte de sa robe que son alleure sembloit estre divine et telle que des dieux qui cheminent sans mouvoir piedz ne genoux, mesmement estant si bien emparée, richement ornée et coronée de ceste coronne illustre qui la faisoit resplendir comme la fille du Soleil. Et quand ilz furent venuz à la maison Palatine que j’avoie faict commencer et fort avancer, la Royne Priscaraxe, ayant esté renvoiée par la multitude populaire qui l’avoit suyvie en admiration et reverence, les remercia de leur devoir faict et se retira en son logis, et tous les populaires en leur case et maisonnetes. Et les vingtquatre Chevaliers feirent chescun leur domicile le plus honneste qu’ilz peurent et sceurent, autour de la maison Royalle, pour se tenir tousjours prestz aux commandements de la Royne. Laquelle, tant par honneur que pour forme d’ostages de leur fidelité, print douze jeunes garsons et douze jeunes filles de leurs enfans, de chescun un ou une, pour son service, qu’elle feit revestir et orner des belles peaux et joyaux precieux que je luy avoie laissez. Et se gouverna et maintint tellement qu’elle demoura aimée et honnorée de tous et toutes. Et ses populaires, de tous les fruyctz recueilliz, laictages, venaisons, oyseaux, poissons et brief, de tout ce qui leur venoit en proie ou acquest, ilz luy en faisoient les premiers presens. Aussi faisoient les Gentilzhommes Chevaliers, qui sur tous l’honnoroient et servoient, et la rendoient redoutable à ses subjectz, par leurs ordinaires exercices d’armes et de chevalerie, qu’ilz faisoient tous les jours devant son palais, continuans de mieux en mieux.

La Royne Priscaraxe ce pendant devenant plus grosse de ventre de jour en jour, tant que au bout de huyct mois, estant une nuyct couchée en sa chambre secrete toute seulle (comme celle qui, pour sa partie basse, se tenoit tousjours couverte le plus qu’elle povoit, tellement qu’il n’y avoit que deux de ses damoyselles, l’une nommée Pistè et l’autre Siopè, qui fussent consachantes de sa forme) luy prindrent les angoisses et trenchées du mal d’enfant, d’ond après quelques fluxions en grande douleur mist hors de son ventre une masse en figure de longue rondeur ovalle, beaucoup plus grosse qu’un oeuf d’austruce et de substance membraneuse, blanche, claire et reluysante comme un crystal transparent, tellement que au travers elle veit un fort bel enfant nageant en claire eau d’ond cette masse ovalle estoit plene, et l’enfant au mylieu, ramassé et racourcy de tous ses membres serrez, comme en un pelloton. Ce que voiant, la mere ne savoit que faire, ou de rompre ceste ovalle membraneuse pour tenir l’enfant à corps nu, que tant elle desiroit, à quoy amour maternelle la sollicitoit, ou bien de le laisser en son entier, pour paour de blesser le fruyct enclos, ce que craincte mortelle luy defendoit. Parquoy finalement s’arresta à cela, de laisser faire à nature. Et pour ce le tint tousjours en chaleur naturelle près de son corps et de sa chair nue, et ès parties les plus chaudes et couvertes, de nuyct dans le lict, de jour dessoubz ses fourrures, jusques au bout de neuf jours, que en le tenant entre ses palmes des mains (qui sont de chaleur trestemperée) et en l’eschaufant de son aleine aspirée regardant le petit enclos, il vint soubdainement à desployer ses membres, estendre son corps, bras et jambes, et faire un tour, en sorte qu’il rompit l’ovalle où il estoit enclos, et sortit entre les mains de sa mere, qui receut en grande joye ce petit enfant fois né, vagissant en voix enfantine pour le nouveau sentiment de l’air ; au bray duquel survindrent les deux familieres Damoyselles Pistè et Siopè, qui le prindrent et le lavarent en eau et vin tiede. Estant lavé, il apparut tant beau que merveilles, blanc comme nege, et crespelu d’un petit poil follet blond comme un bassinet, et de corps grand et fort comme s’il fust de trois ans d’eage, se soubstenant et allant incontinent de par soy. Et qui plus est, commenceant à rire et faire feste aux Damoyselles et aussi tost qu’il veit le Soleil, il leva la teste et les yeulx, comme recognoissant son ayeul maternel, qu’il salua incontinent à haute voix, mais un petit enrouée, en telle parolle chantant Je te salue, d’ond les Damoyselles et la mère se prindrent fort à rire, combien qu’elles en furent merveilleusement esbahies, mais encore plus de ce qu’il estoit né tout chaulcé d’unes greves d’esquailles argentines et d’esperons dorez, en signe qu’il seroit magnanime Chevalier. Dond il est vraysemblable que pour avec telles armes naturelles n’offenser le corps de la mere, nature avoit pourveu d’un vaisceau oval, où l’enfant avoit esté enclos. Lequel, après estre mondifié, fut porté et rendu à sa mère, qui le receut à tresgrande joie, et se souvenant du nom que luy avoit ordonné son pere, ainsi premierement l’appella :

« ALECTOR, Bel enfant, le Souverain te accroisce en vertu, honneur, franchise, hardiesse et proesse ! Car à beauté tu n’as pas failli. » Et à ces mots, le baisa bien tendrement. L’enfant, comme s’il eust bien entendu sa parolle, se print à luy rire tresgracieusement et par un doux ris commença de recognoistre sa mère. Adonc elle feit convoquer et assembler les vingtquatre Chevaliers avec assez grand nombre d’autres populaires, auxquelz elle monstra ce tant bel enfant, leur declarant l’avoir conceu de Franc-Gal, d’ond ilz furent grandement resjouyz, l’acceptans pour leur Roy avenir, et pource, en leur presence, luy posa la coronne vermeille sur le chef, que Franc-Gal luy avoit laissée, laquelle luy advint le plus proprement du monde, et se implanta en sa teste si naturellement que jamais depuis n’en partit.

Après cela, la Royne luy presenta le vermeil popillon de sa blanche tetine pour l’allaicter, mais il la refusa obstineement ; et comme fort instamment elle luy applicquast le bout à la bouche, il se destourna le visage et commença à braire hautement ce mot Phrygien, Beco, Beco, qu’est à dire Du pain, du pain. Adonc on luy presenta du pain, et il en mangea, et puys de la chair rostie, et il en mangea de bon appetit, et semblablement du fruyct et fromage, et beut sans difficulté laict et vin de miel. Parquoy de là en avant, il fut tousjours nourri de viandes solides, d’ond il creut et se fortifia si grand, si membru et si robuste que il amenda trois fois autant que communement font les autres enfans, tellement que à cinq ans il estoit aussi corpulent, puissant et adroict de ses membres, et autant prudent et advisé d’esprit, que s’il en eust eu quinze bien completz. Et desalors, commença à dompter chevaux, courir le cerf, enferrer le sanglier, rompre bois contre terre, escrimer, lucter, voltiger, sauter, jecter la barre et la pierre, courir l’estade, nager en l’eau, ramper et gravir sur les haux arbres et murailles, tellement que de tous les jeunes escuyers n’y avoit son pareil à vingt ans, jasoit qu’il n’en eust pas six, principallement en hardiesse d’entreprise, ne de plus vertueux en franchise et liberalité, mesmement envers les Damoyselles de la Royne et toutes autres jeunes et belles filles ou femmes, vers lesquelles il commençoit desjà à estre tant enclin et adonné qu’on ne le povoit distraire de leur compaignie, tant adonné il estoit à presenter l’humble service de sa gentille personne aux jeunes et belles Damoiselles et autres filles et femmes ; voire que pour l’intime familiarité qu’il avoit à sa mere, l’une des plus belles creatures du monde, il attenta plusieurs fois de rentrer au lieu d’ond il estoit sorti. Ce que la Royne appercevant, et craignant que sa trop hardie jeunesse, par ignorante simplicité, ne feist outrage à son honneur et à nature, comme tresprudente qu’elle estoit, delibera de le lever de son nid et de le m’envoier en quelque partque je fusse.