Alector/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Alton (p. 195-221).

La Peregrination de Franc-Gal, par la ronde. Les nouvelles receües de Priscaraxe. Les lettres et presens renvoiez à elle, à Alector et aux vingtquatre Chevaliers, et de ce qui en advint. Chapitre XVII.



Or estoie je à l’ors entré au cinquiesme an de ma peregrination, où laissant la Tartarie située dans le grand mont Imaus, j’estoie monté en mer sur mon grand Cheval Durat Hippopotame, au goulphe inhospital du pont Euxin. Duquel passée la large propontide, et entré en la mer Mediterraine par le destroict d’Hellespont, Bras Sainct George, je visitay vers la part du Levant et Midy la coste de l’Asie mineur ou Natholie, Phrygie, Pamphilie, Cilicie, Caramaigne, Surie, Aigypte et les sept bouches du Nil, Lybie, et Barbarie, juques au mont Atlas. Et vers la part du Septentrion et Ponant, je recogneu la Morée de Peloponnesse. Puys, rasant le col de l’Isthme, aborday ès ports fameux et nobles villes de la renommée Grèce, tant en la mer de Negrepont que de l’Archipel, sans laisser pas une Isle – ne Rhodes, ne Candie, ne le Lango, ne Methelin, ne Malthe, ne les Isles esparses, ne les Isles tournoyantes – où mon Hippopotame n’abordast et ne me portast où je ne feisse descente. Et semblablement ès terres fermes de Macedoine, du Goulphe de Larthe, d’Epidaure ou Albanie, de la Rade des mons Foudroyans.

Auquel endroict, mon cierge de veüe, vie et voie cuyda estre estainct, et moy et tous mes gens presque perillez. Car de ces Acroceraunes et du faist de ces montaignes foudroyées s’elevarent en nombreuse multitude des malingz esperitz de procelles, tant aerins que marins, envieux (comme il est croyable) du bien et avancement des humains, ou de ma trop hardie experience d’oser attenter leurs elemens de l’air et de l’eau estranges à l’homme, outre le sort de la condition humaine ; lesquelz nuisans daimons, avec les mauvais vens de Cecias et de Turbin, amassarent dessus et à l’entour de nous grosses nuées comme grandes montaignes, l’une sur l’autre entassées, noires, livides, plombines, sulphurines, chaudes-froides et froides-chaudes, s’entresheurtantes et esclatantes les unes contre les autres en effrayable rompure, d’ond espartissoient grandz et frequens elides, esclairs et coruscations, rebondissoient horribles tonnerres, tomboient foudres redoutables et pierres penetrables, avec vents luctans et tempestes sonnantes ; par tous lesquelz perilleux molimens ces mauvais Cacodaimons envieux du bien des hommes esmouvoient les ondes de la mer, une fois elevées jusques aux nues, et puys soubdain abaissées jusques ès abysmes, combatantes et s’entrerompantes flot à flot dixiesme, et sur tout tachoient à pousser mon Cheval Durat Hippopotame contre les scabreux rochiers scoigleux, ou rivages pierreux, ou le brusler de leurs ardentes foudres, qui estoient les deux choses que plus luy estoient à craindre que les pierres et le feu. Mais il s’aydoit si bien de ses piedz platz et de sa queüe forte et puissante, dominante la tourmente des vagues, qu’il s’en garentit, et luy et nous, tremblans de paour de mort presente sur noz chefz intentée. Et nonobstant, ces tempestueux espritz aÎrins feirent tant d’effort sur luy qu’ils abbatirent ses ailes et les feirent baisser ; et tant le tourmentarent, eschauffarent et alterarent qu’il fut contrainct de boire ; d’ond il devint (selon son naturel que dict est) beaucoup plus dangereux, furieux, intractable et perilleux, tellement que à force de vistes virades, rudes ruades, promptes petarrades et saulx soubzlevans, peu s’en faillit qu’il ne nous abysmast au goulphe Ambracien. Mais je le fei si estroictement sangler, et luy tins la bride si roide et la croppière si haulte qu’il s’eleva et se mist en plaine campaigne marine.

Et alors me revint en memoire l’ancienne Dame Anange, qui par vive imagination me ravisa d’elever le cierge à moy donné de Cleromone et allumé par Zodore. Lequel ayant hault dreçé et ventilé pour luy faire prendre feu et clarté plus grande, je vi que deux lumieres celestes, de deux plus fors et plus puissans espritz superieurs et procedans de plus haut, se vindrent joindre à mon luminaire, par la vertu desquelz joincte à mon devoir, savoir et povoir, tous ces malings espritz des procelles, aerins, marins, vents adversiers, traversiers, flotz, ondes, elevemens, abysmes, oraiges, tempestes, elides, foudres, tourmentes, tous en un instant se departirent et s’en retournarent, sur les faistz de ces Acroceraunes, desquelz encore jusques à present ilz tempestent et foudroient diaboliquement. Dond ilz sont par les navigateurs appellez les mons du Diable. Ces malins espritz retirez en leurs chasteaux Acrocerauniques, la mer après un branlant esmouvement de deux heures, pour se rasseoir demoura si tranquille, calme et bonace, et si egalle qu’elle sembloit une campaigne de verre, sinon que par dessus alloient flottans des nidz d’oyseaux marins, bastiz, tissus et entrelacez de pampes de vignes et d’espicz de blé, par telle architecture naturelle que à peine les eust on peu coupper ne rompre à coups de coignie, et de tant bel artifice que nul Vergier ou Topiaire ouvrier n’en pourroit faire de semblables. Et cela estoit au temps de la Brume, environ le quatorziesme de Decembre, au Solstice hyvernal, lors que le Soleil est au tropic du Capricorne. A quoy je cogneu que les oyseaux vogans dans ces beaux nidz estoient Halcyones en ce temps nidifient, couvent et esclouent leurs petitz, auxquelz oyseaux Nature a concedé tant de grace et privilege que par l’espace de quatorze jours, les eaux et les vens semblent leur obeyr, et en ce temps (qui est le plus fort de l’hyver) appaiser leur rigueur et s’adoucir, en telle et tant paisible tranquillité que l’air et la mer sont en paix et les peregrinations seures. Ce que je pensoie estre faict par une secrette faveur de Nature à ce petit oyseau, d’ond je m’esmerveilloie grandement, ne pouvant trouver la cause pour quelle utilité du Monde et de cest animal la tressage Nature estoit tant indulgente à ce petit oyseau, de luy donner en temps pervers le benefice de tranquillité qu’elle refuse aux hommes, ce que me sembloit indigne ; parquoy je elevay mon cierge plus haut, à consyderer cause plus haulte et plus metaphysique, ratiocinant que de telle tranquillité estoit cause le retour au Tropic du Capricorne du Soleil tresillustre Seigneur et dominateur des choses inferieures. Mais ainsi que j’estoie à prendre resolution sur ce poinct, voicy que j’entendi une voix qui sembloit yssir de la gueulle de mon Cheval, qui ainsi me dist : Ce n’est pas ce que tu penses, Franc-Gal ; car ceste tranquillité et paix aux Vens et aux mers est ordonnée en grace et prefiguration de l’enfant de paix, filz du Souverain, qui en tel temps de paix universelle et ès jours de ce mois viendra au monde apporter la paix eternelle à ceux qui la voudront recevoir, et ceste tranquillité intempestive n’est poinct en faveur ne respect de cest oyseau hyvernal, qui seullement par un naturel presentiment espie et elit ce temps de tranquillité, au mylieu du tempestueux hyver, pour couver et esclorre ses petitz dans le nid de vigne et de blé, en saison d’air et mer calme et paisible, donnant signe que abondance de biens ne peut faillir à estre en temps de Paix. Pource, Franc-Gal, n’enquiers poinct plus haute cause, et poursuy ton voiage tandis que le temps est propice. Sur ce cessa la voix qui sembloit yssir de la gueulle de mon cheval, dond je demouray esbahi et tout estonné. Parquoy je luy demanday : Comment, Durat, depuys quand et où as tu apprins à parler et à prophetiser ? Mais il ne me respondit mot, ains tourna la teste vers l’Occident, et par la plaine mer reprint le traim de nostre voyage à piedz eslargiz et ailes elevées, et droict cours et legier, tellement que en peu d’heures j’arrivay aux plagues et ports de Dalmace et Sclavonnie, ès Illyriques. Puys, passant entre les insatiables gueulles de Scylle et Charybde, au Far de Messine et de Rhege, recogneu les Isles de Sicile, Sardaigne, Corse et toute la coste de Puille, Calabre, Naples, Italie ; entray au bras de la furieuse Hadriatique, où n’estoit encore la riche ville sans terre ; passay la coste Ligustique, prins les ports de Lune ; rasay l’heureuse Gaule Narbonnoise ; de là costoyay la maritime Hespaigne Occidentalle, jusques aux Colomnes des haulx mons Calpe et Abyle, où le grand Ocean faict pertuys pour s’espandre au mylieu de la terre et la separer en la grande Asie, la riche Aphrique et la populeuse Europe. Et en tous lieux où mon Hippopotame print terre, je le laissoie par quelques jours reposer. Et ce pendant, sur autres chevaux terrestres ou à pied (comme tu me vois, si le chemin n’estoit long), je traversoie les pays et regions mediterraines et visitoie les villes et les peuples, en cognoissant leurs langages, loix, meurs et façons de vivre, les recommandant s’il y avoit du bien, et les emendant s’il y avoit moins que bien, selon la prudence qui du souverain m’a esté donnée. En grace dequoy, je m’en retournoie d’eulx plein d’honneurs, de graces, de richesses, de presens, de biens et munitions de vivre ; d’ond je chargeoie mon bon cheval Durat, pour la provision de mon voyage. Or, ainsi que j’estoie là en arrest, un jour arriva vers moy un messagier de la part de la Royne Priscaraxe, qui m’avoit suyvi et cherché par mer et par terre, tousjours et en tous lieux demandant Franc-Gal, le grand Chevalier vieux, au cheval nageant et volant, d’ond il avoit par tout entendu nouvelles et trouvé certaines enseignes ; mais il avoit neantmoins erré par terre et vaucré par mer deux ans entiers avant que me povoir rencontrer, jusques à celle heure que par le sejour où je m’arrestay, il eut moyen de me trouver à Calis, où il me presenta lettres de credence de par la Royne Priscaraxe, contenantes une partie de ce que cy dessus a esté racompté, sans oublier le beau filz Alector, qui luy estoit né deux fois, et la maniere comment, et son soubdain accroissement. Mais sur toutes choses me mandoit comme, en regardant ordinairement tous les jours et toutes les heures l’aneau que je luy avoie laissé, où estoit enchassé le Carboncle muable, souventefoys elle l’avoit trouvé aucunement changé, quelque fois apalli, autresfois obscurci, et autres plus ardent et clair ; mais que, au quatriesme an après mon depart, le quatorziesme jour du mois de Decembre (qui estoit le jour où je fu tourmenté au goulphe des mons du diable), en regardant l’aneau, elle l’apperceut fort palle, cendreux et presque estainct de toute sa clarté. Parquoy incontinent elle avoit depesché ce message pour m’aller cerchant par toutes terres et mers, et pour s’enquerir de ma santé et portement, et de mes fortunes ; et pour me racompter des siennes, telles que avenues luy estoient depuis mon departement ; d’ond elle me requeroit tresaffectueusement le brief retour, et pour autant que j Oadjoutasse certaine foy à la credence et parole de ce porteur. Parquoy je l’interroguay fort curieusement de toutes les choses advenues depuis ma departie, quoy il me respondit fort asseurement, commenceant à l’apparition de Proteus, le viel homme marin, et à sa prophetie escripte en Phylire qu’il me bailla, et est celle que tu as veue (ô Archier) et entendu lire. Puis me narra les exercices des chevaliers, les honneurs, devoirs et presens faictz à la Royne, son enfantement, la double naissance de Alector, son couronnement, sa nourriture, ses meurs et exercices, et son soubdain et avancé accroiscement. D’ond j’euz telle joie au coeur que plus grande ne pourroie concevoir. Et finallement me compta tout de poinct en poinct, en la forme et maniere que je t’en ay faict la narration. L’ayant ouy, je le fei reposer et tracter à bonne chere par aucuns jours. Et ce pendant, escrivi response à ma treschere Priscaraxe, luy mandant qu’elle se maintint tousjours en autorité de Royalle majesté, joyeusement, avec seure esperance de mon retour, si mort, maladie ou prison ne m’en gardoit ; mais que par la force de mes destinées, il me convenoit premierement circuir la rondeur des terres et des mers, tant que je fusse en tournoyant revenu au lieu d’ond j’estoie parti, ce que ne pourroit estre si tost. Et pource ce pendant qu’elle s’entretint avec ses chevaliers et ses hommes en paix et justice, en vertu et honneur, nourrissant son filz Alector bien et noblement, le faisant diligemment exercer en toutes honnestes et vertueuses actions dignes de jeune Prince, qui me seroit le plus grand plaisir que d’elle je pourroye attendre ne recevoir. La lettre de celle teneur close et seellée, j’en escrivy une autre brieve aux vingtquatre chevaliers en general, leur mandant et commandant de garder inviolablement la foy et obeissance promise et jurée à leur Royne Priscaraxe, luy ayder à maintenir Paix et Justice, et entretenir honnorablement le noble estat de chevalerie et l’exercice des armes. Et pour ce faire, leur envoioie en une petite fuste pour cela expressement calfretée, vingtquatre harnois d’acier de double trempe, batu, blanc et bruni, tous accomplitz de toutes pieces, de heaumes, avec les pennaches, visieres, mentonnieres et barbutes, gorgerains, jasserans, colliers, hautes pieces, avantbras, gantelez, haubers, corseletz, plastrons, cuyrasses, greves et escalpes, avec autant d’escuz triangulaires dorez, azurez et peinctz de diverses couleurs et figures d’armoiries, avec les divises propres, et autant de fortes lances de bois de Sapin à fer esmoulu, et avec tout cela, vingtquatre paires d’esperons, desquelz encore n’avoient ilz experimenté l’usage, encore qu’ilz en eussent veu quelque forme ès esperons nayfz de Alector. Quant à la Royne Priscaraxe, je luy envoyay un double collier de grosses perles rondes, et à Alector une tresbelle espée de fin acier Chalybeen de la forge des Chalybes, peuples en Hespaigne singuliers ouvriers en fer et acier, et de la trempe Damasquine ouvragée de mesme et dorée à demye fueille, et l’areste, la garde et croisée de dur acier ouvragé à serpens entortillez par un tressubtil entrelacement, esmaillez et dorez sur l’escaille, et les yeux de petitz saphirs clairs. La poignée estoit de Lycorne et le pommeau d’or massif, ouvragé en teste de Lyon à deux yeux de deux cabochons de Rubis, et les crins de franges de fin or, traict et tors, et le dessus du pommeau clavelé d’une grosse pointe de diamant ; le fourreau estoit couvert d’une peau de coleuvre, la plus belle et la mieux remarquée qu’on eust sceu veoir, toute tracée naturellement de lignes d’or ou apparentes comme dorées, bleües comme azur, rouges comme sang, verdes en verdeur d’esmeraulde, violates en fleur, et blanches de blancheur d’yvoire et entre les lignes, sur l’intervalle noir, estoit maillée de menues esquailles comme d’argent ; d’ond elle apparoissoit de jour tant belle et tant riche que nul ouvrage d’or, d’argent ou d’esmail n’approchoit à ceste naturelle orfaivrerie, et, qui plus est, de nuict, estoit esclairante comme une Lampyride, rendant clarté et lumiere suffisante à veoir sept pas à l’entour de soy. Car telle estoit la naturelle proprieté de celle coleuvre, comme je l’apperceu une nuyct que pour prendre repos, je m’estoie mis en terre à la coste de Barbarie, où par sa propre clarté et nocturne lueur celle espece de coleuvre se descouvrit ; d’ond je après mon premier somme reveillé, et esmerveillé de veoir en l’arene telle estrange resplendeur remuante, m’en approchay plus près, et voyant que c’estoit une espece de serpent, je luy mis le pied sur la teste et la tuay ; et neantmoins, pour estre tuée, la resplendeur lumineuse de sa peau ne se perdit point, ains demoura en lumiere, non toutesfois telle ne si vivement illustre ne si loing s’espandant comme l’animal estant vif, mais neantmoins estoit encore de sa naturelle substance tant splendide et luysante que toutes les circonstances du lieu à deux grandes toises en estoient illustrées et facilement visibles. Parquoy, ayant là reposé la nuict, l’endemain matin je regarday la couleuvre de nuict luysante, et voyant sa peau tant belle, tant variée, bigarrée, barrée et esmaillée d’or, d’argent, d’azur, de pourpre, de sinople et de toutes belles couleurs, je la fei escorcher, mondifier, confire en escorce de Casie et Cinnamome, et puys en fei faire le fourreau de la bonne et riche espée que j’envoyay à mon filz Alector, avec les autres presens, lesquelz mis en capses de sapin, je fei mettre en une petite fuste bien avitaillée et bien equippée de matelotz et de tout ce que y estoit necessaire. Puys je donnay au messager un riche Cazaquin de velours cramoisi, boutonné d’or, une houppelande volante de camelot de soye jaune à ondes, et un chappeau albanois couvert de soie velue de couleur de clair bleu, brodé et barré de cercles en lacz d’amours et cordons tyssus de fil d’or, avec un bel arc de cornes bubalines et un carquois de peau de taixon plein de flesches de fresne, empennées de plumes de corbeau ; et ainsi garni, le licentiay et renvoyay avec lettres et response verbale, et commandement de declairer ce qu’il avoit veu de mon estat. Ainsi il partit et s’en alla, et tant naviga sans dure rencontre, tourmente ne male adventure qu’il arriva en Scythie, où, ayant prins terre, monta à la maison palatine de la Royne Priscaraxe à laquelle (comme je l’ay sceu depuys par le rapport de mon filz Alector, venu vers moy) il presenta mes lettres et les presens et envoiz, tant à elle que à Alector et aux vingtquatre Chevaliers, qui en la chambre de la Royne estoient assemblez pour ouyr des nouvelles de Franc-Gal, c’est à dire de moy, qu’ilz tenoient pour leur souverain. Les lettres entendues, ilz s’accordarent tresvoluntiers à y obeyr et receurent les presens tresaggreablement, mais dessus tous Alector, qui ne se pouvoit saouler de desgainer, regarder et brandir sa tres bonne et belle espée. Le messagier estant en l’ordre que je l’avoie equippé et emparé, en l’audience de toute l’assistance feit recit de tout ce qu’il avoit veu et entendu de moy, et les grands honneurs et louanges de mes proesses, vertus, dignes vengences, meritoires liberalitez, Justices et bons enseignemens qu’il avoit entendu tesmoigner de moy par tous les lieux où j’avoie passé et où il m’avoit suyvi. Dond tous estoient grandement esmerveillez et resjouyz. Et sur tous et toutes, ma dame Priscaraxe, qui, en un doux souvenir entremeslé de regret et joie, ne se peut abstenir de plorer incessamment devant toute l’assistance des chevaliers, lesquelz après le message narré la consolarent ; et elle, pour se mieulx resjouir, mist à son col le riche double collier de marguerites que je luy avoie mandé, et invita les vingtquatre chevaliers au soupper. Lesquelz au partir de là s’en allarent emparer des nouvelles armes que je leur avoie transmises, et s’appointer les esperons d’ond ilz n’avoient jamais usé. Puys montarent sur leurs chevaux pour jouster et essaier leurs nouvelles armes, qui à merveilles leurs plaisoient, tant pour la resplendeur du fer bruny flamboyant au Soleil que pour le son et cliquetis des harnois, et pour la beauté des pennaches et des escuz peincturez et dorez. Mais si nul estoit à qui telz habillemens de fer ainsi durs et impenetrables et de telle refulgente splendeur semblassent estre beaux, Alector en estoit tout ravi d’admiration, tellement que en obliant toutes mignardises et amourettes, il ne desiroit rien plus que d’estre chevalier pour porter telz habitz de guerre et se veoir une fois armé et monté à cheval, garni de lance et d’escu. Car d’espée, il n’en eust sceu avoir de plus belle ne de meilleure que celle que je luy avoie envoiée. En telz pensemens et desirs, Alector regardoit les Chevaliers joustans tous armez à blanc, qui pour essay de leurs esperons commençarent à picquer, mais les chevaux nagueres sauvaiges, qui n’avoient point accoustumé d’estre ainsi chatoillez par les costes, se mirent à courir le frein aux dens, à ruer et sauter si rudement que l’on ne voioit par le pré sinon Chevaliers par terre et chevaux deresnez voltigeans par la campaigne. Toutesfois ilz remontarent, et picquans leurs chevaux plus modereement, les acostumarent peu à peu à l’esperon et au maniement de la bride. Ainsi joustarent quelques heures et combatirent aux espées, haches d’armes et masses, ayans tresgrand plaisir d’ouyr bruyre leurs armes tant dures et de s’entredonner de grandz coups sans blesseures ; puys après avoir jousté et combatu quelques heures par exercice, chacun s’en alla desarmer ; puys se trouvarent tous au soupper en la maison Palatine, où la Royne leur feit tresbonne et joyeuse chere. Et après plusieurs propos durant le soupper, tenuz de moy et de ma liberalité envers eux, et de la beauté et bonté des armes d’ond je les avoie garniz, en la resplendeur desquellez ilz remiroient leurs promesses comme font Dames leurs beautez au cristallin miroir, soubz la confiance d’icelles ilz entreprindrent une expedition d’aller guerroyer les monstrueuses et fieres bestes repairantes ès cavernes du mont Imaus, qui de jour à autre sortans de leurs creuses roches, se ruoient sur le bestial des populaires et le devoroient, tant aumaille que trouppeau, et puys de passer outre le mont Imaus et aller combattre les geans de Indie, qui estoient costumiers d’entrer bien souvent en leurs marches et ravir leurs belles femmes et enfans. Et sur ceste deliberation concluse (qui depuis fut acomplie) chescun se retira à son repos. Mais Alector, qui avoit la puce en l’oreille, pour le desir d’estre chevalier et porter les beaux harnois blancz, ne povoit dormir, car le hennissement des chevaux, le bruyt des armes, des esclatz et bris de lance et coups d’espées, qu’il luy sembloit tousjours ouyr, le reveilloient incessamment ; et ne faisoit que penser s’il devoit partir avant jour, sans prendre congé de sa mere pour aller cercher Franc-Gal son pere, duquel la renommée le stimuloit plus que nulle autre chose ; mais consyderant d’autrepart que ce luy seroit villainie, deshonneur et douleur à la Royne, pieté maternelle et honnesteté naturelle luy commandarent de demander licence à sa mere, qu’il esperoit ne luy estre refusée. Et sur ceste resolution, s’endormit jusque au jour, qu’il se leva promptement, se habilla, puys vint au lever de la Royne luy donner le bon jour. Et en humble reverence, à genoux à elle se presentant, ainsi luy dist :

« MADAME, les oyseaux du Ciel tenans de la purité elementaire de l’air, et se resentans aucunement de la divinité celeste, suyvans nature tresbonne guyde (ainsi que par experience je l’ay veu), couvent et nourrissent au nid leurs oyseletz durant le temps qu’ilz sont petitz, impuissans, becjaunes, nuz de plumage ou seullement crespeluz de poil follet. Mais quand ilz sont grandeletz et puissans à se defendre ou à s’esquarter et sauver de l’oyseau de proye, et à cercher d’eux mesmes nourriture, et qu’ilz sont revestuz de pennage suffisant à elever et porter le corps en l’air, alors ilz les denichent, et après leur avoir apprins et faict faire l’essay du vol à l’entour de leur nid, en leur faisant esloigner tousjours de plus en plus, finalement ilz les laissent aller et voler sans voie et sans trace par la vuyde campaigne de l’air, à leur voluntaire plaisir, et les abandonnant librement avec aussi peu de souci et regret par asseurance de leur grandeur, comme ilz en avoient eu de cure et d’affection en leur petitesse par defiance de leur infirmité. Et ainsi les envoient à l’aventure, combien que veüe l’immense spaciosité de l’air, de mille voies, marques et parties designée ou confinée (comme est la terre), ilz n’en esperent jamais le retour, ne la revision, ne recognoissance, voire que quand encore ilz ne se voudroient desnicher, mais se apparesseroient dans le nid, comme les Coquz, les peres et meres les battroient des ailes, grypheroient des ongles et becqueteroient tant qu’ilz les chasseroient par force hors du nid, où nul oyseau de bonne vole ne doibt et ne veult demourer depuys qu’il a plumage et force à s’elever en plus hault air. Voilà ce que je di, Madame. Et de plus m’avancer de parler en vostre honnorée presence, la honte juvenile, la reverence maternelle et la craincte filiale de refus me le defendent. Mais je say vostre prudence estre tant grande que assez entendez à quelle fin tend ceste mienne parolle. Adonc la Royne Priscaraxe, qui, par une occulte et ingenite prudence à elle donnée par son pere le Soleil, entendoit qu’on vouloit dire à la seulle ouverture de la bouche, et qui n’ignorait point que par ceste gentille figuration des oyseaux, son cher filz Alector luy demandoit tacite congé d’aller cercher ses estranges adventures et son pere Franc-Gal, n’avoit peu s’abstenir d’espandre grosses larmes en escoutant et regardant son filz parlant à genoux devant elle, soubz tant humble et reverente figure d’oyseaux n’osant appertement descouvrir la requeste de son desir qu’il donnoit assez en signifiance soubz l’image des oysillons, qui ramenarent en memoire à la Royne un songe qu’elle avoit fait la nuyct precedente, tel qu’il luy sembloit advis que un sien petit passereau, qu’elle nourrissoit en delices tant privé qu’il s’en voloit autour de la maison assez loingtain espace, mais aussi tost qu’elle le rappelloit, il revenoit à la reclame sur son poing, et en songe l’avoit veu soudain devenir un tresbel et grand oyseau, de bel et divers plumage, à face de corne, barbe de chair, col et jambes de Gryphon, et poictrine de Lion, et regard d’Aigle, qui se departoit d’elle de plus en plus loing, sans vouloir retourner pour quelconque reclame qu’elle luy feist, ains s’en voloit si loing et si hault qu’elle en perdoit totallement la veüe. Dond luy apparoissoit en vision qu’elle en laissoit trois autres en une cage, pour aller cercher celluy là, et par grand desir de l’aconsuyvre luy naissoient deux ailes fort grandes et larges, par lesquelles portée en divers lieux, cerchant son passereau, point ne le trouvoit, mais finalement se posoit et reposoit sur la haute tour d’un chasteau fort, où ses ailes luy tomboient et sa queüe serpentine se transmuoit en deux jambes et piedz humains, et sur ce s’estoit esveillée et sa vision disparue, de laquelle bien entendant la signifiance et bien pourpensant ce qui adviendroit, neantmoins cognoissant que necessaire est le deseing des celestes ordonnances estre acomply, et aussi craignant que de la trop effrenée salacité de la jeunesse d’Alector et de la trop familiere conversation de grand filz avec jeune mere sans mary ne s’ensuyvit ou crimineux inceste, ou diffamatoire suspicion, elle se resolut (comme jà l’avoit deliberé) de n’empescher son depart, ains plustost honnestement le licencier d’avec elle, et soubz bonne occasion l’envoyer vers moy, son pere. Parquoy, luy baillant la main et le relevant sur piedz, ainsi luy dict : ALECTOR, mon beau filz, mon cher filz Alector, si je larmoye, n’en soyez esbahi ; car, ayant passé bien brief temps de joye en la compagnie de Mon Seigneur Franc-Gal, vostre pere, je me consoloie d’avoir tel gage de luy et de sa promesse du retour, comme est vostre personne engendrée de son sang. Or maintenant, voyant que vous avez volunté de le suyvre et de m’abandonner, et que par celeste destin ainsi le fault, me sentant à ceste heure preste d’estre desemparée et de mary, et de filz, les deux plus cheres personnes qui me soient au monde, si je suys triste et esplorée, ce n’est pas de merveille, car les angoisses de perpetuelle orbité jà environnent mon ame. Et le coeur me dict et les songes me presagissent que jamais ne vous ne luy je ne reverray. Non obstant, pource que je ne suis ignorante que hors la premiere enfance et la puerilité, et à l’entrée de l’adolescence, à un jeune filz, mesmement extraict de bonne race, n’est honneste ny expedient de demourer inglorieusement soubz l’aile de la mere, ains plustost suyvre les vertueuses traces du pere, si vertueux il est (tel que est Franc-Gal, vostre seigneur et pere), et avec hardiesse executoire de hautes entreprinses cercher l’immortel honneur par heureuses poursuyctes de grandes fortunes et adventures, où les puissances superieures l’appellent et conduisent ; aux quelles eternellement ordonnées pour vous, comme je ne puys, ainsi ne vueil je resister. Parquoy, Alector, beau filz, mon cher filz Alector, dès à present je vous octroye licence (combien que, à mon tresgrand regret et crevecoeur), et vous donne congé de partir demain matin, sans le me faire savoir. Car le veoir et sentir ne le pourroient souffrir ne mes yeulx ne mon coeur. Et vous en aller par le monde cercher vostre pere Franc-Gal, que la renommée assez vous enseignera, soubz telle condition que, l’ayant trouvé, prendrez l’ordre de chevalerie de luy. Car de plus preudhomme ne sauriez. Et autant que possible vous sera et au plus brief, le ramenerez et rendrez vers moy, et vous aussi avec luy. Et ainsi le me promettez. »

Ce disant, tendit la main. Et Alector, le baisant, et la sienne premierement, la couvrit en grande reverence, promettant et jurant en foy de faire le commandement de la Royne et son pouvoir. Cela faict, dict, promis et permis, Priscaraxe donna à son cher filz deux tresbelles chemises byssines blanches comme la nege et odorantes comme basme, un beau chappeau vermeil de cuyr purpurin, eschiqueté menu, un brave saye à chevaucher, faict à l’agüille de soyes de diverses couleurs, entretissu de deliez plumages peinturez naturellement des oyseaux orientaux, à grandes et larges manches volantes, et un beau Jaseran par dessus, ouvragé et frangé de filz d’or ondoyans, le tout faict et tyssu par ses propres mains. Et, ostant de son col une chaine d’or precieuse et riche, la mist au col de son filz Alector, pour monstrer enseigne qu’il estoit noble. Puis le baisa trestendrement et piteusement, luy disant Adieu, car plus parler ne povoit. Et pourtant se retira en sa chambre secrete pour plorer son saoul et par force de larmes relascher les angoisses et douleurs qui la pressoient. Alector d’autre part, esmeu et compassionné naturellement sur la douleur de sa mere, et toutesfois tresjoyeux d’avoir obtenu son congé, s’en alla en son logis contigu au palais de la Royne, et là prepara toutes ses besoignes : feit tenir prest le plus beau et le plus puissant cheval qu’il peut choisir, troussa une petite mallette, et après avoir repeu et dormi quelques heures de la nuyct, se leva devant jour, s’accoustra de tous les ornemens que la Royne luy avoit donnez, puys monta à cheval et partit tout seul sans dire adieu ne parler à personne, prenant chemin par terre (car la mer luy estoit encore incongnue) à main senestre vers le levant, laissant l’Europe à dextre, choisit l’Asie et entra en la Surie, passa le fleuve Euphrate, pour aller en Perse et ès Indes, où il eut rencontres et adventures telles qu’il me racompta et que tu entendras.