Allie/41

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L’action paroissiale (p. 257-262).
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XXXIX


J’arrivai à Port-Joli au milieu de mai. Un printemps hâtif avait activé la végétation et déjà les lilas étaient en fleurs. Je respirai, pour la première fois depuis vingt ans, l’arôme délicieux de cette fleur printanière qui embaumait l’air de son doux parfum.

Allie et Cécile m’attendaient toutes deux à la gare. J’aurais voulu les encercler dans mes bras, dans une seule et même étreinte. Cécile s’y jeta, avec toute sa confiance d’enfant, et je lus dans ses yeux la question qu’elle n’osait me poser.

— Ta mère est mieux, lui dis-je.

Pouvais-je lui en dire plus long ? Je n’avais pas de message à lui communiquer de la part de sa mère. Je lui transmis, à la place, les compliments des petites amies qu’elle avait laissées à Capetown. Elle me posa mille et une questions à leur sujet. Les amis d’enfance sont bien ceux dont on conserve le souvenir le plus longtemps !

— Et la construction du manoir, ça avance ? dis-je à Allie.

— Les plans sont prêts à recevoir ton approbation. Malgré toute la confiance que tu m’as témoignée en me confiant la surveillance des plans, je n’ai pas voulu dépasser les bornes de la prudence. Je m’y connais si peu en fait de construction !

— Au fait, je ne suis guère plus expert que toi dans l’art de l’architecture ! Après tout, il s’agit de copier aussi exactement que possible l’ancien manoir, le premier, celui qu’on pouvait voir avant le passage de la torche incendiaire de Montgomery.

— Les architectes seront ici lundi.

— Vous arrêtez icitte ? me dit, en passant chez Allie, le grand Sansfaçon, qui nous conduisait.

Mme  Montreuil et ma fille descendront ici ; quant à moi, veuillez me conduire à la Bastille.

— Nous t’attendrons pour dîner, me dit Allie en me laissant.

— N’y manquez pas ! dit Cécile.

— Comptez sur moi !

Je fus reçu à bras ouverts par le propriétaire de la Bastille.

— Ça augure bien ! me dit-il. Quand il y en a un qui est entré, les autres suivent bientôt ! J’attends M. Latour la semaine prochaine. Il paraît que vous voulez vous faire « habitant », Monsieur Reillal ?

— Ah ! vous savez ?

— Tout le monde le sait !

Je laissai là mon interlocuteur, tout ébahi par ma réponse évasive, et je me retirai dans ma chambre.

En effet, j’allais me faire « habitant » et vivre en paix, de la vie pastorale, la seule qui puisse assurer le bonheur de l’homme ! Qu’y a-t-il de plus noble que de tirer du sol sa subsistance ? Il est vrai que je ne m’astreindrais pas aux travaux pénibles de la vie de cultivateur, mais je contribuerais au moins à faire germer dans le sol canadien, qui rend au centuple la semence qu’on lui confie, les plantes de toutes sortes qui sont nécessaires à l’homme pour se nourrir.

J’entrevoyais aussi comme l’aurore d’un beau jour la perspective d’une vie familiale autour d’une grande cheminée rustique, où l’on écoute le crépitement des bûches de bois sec qui s’écroulent, les unes après les autres, en répandant dans la pièce une douce chaleur.

— Tout à coup, on frappa à ma chambre. J’ouvris. C’était Cécile qui venait me rejoindre.

— J’ai quelque chose à vous demander, papa !

— Allons ! dis !

Elle passa ses mains autour de mon cou et, me regardant d’un air suppliant, me dit :

— Nous ne quitterons pas Mme Montreuil, n’est-ce pas ?

— Pourquoi me poses-tu cette question ?

— C’est que je l’aime et ne veux plus la quitter ! Sais-tu que je l’appelle ma tante ? Ça lui fait plaisir !

— Appelle-la maman !

— Tu veux ?

— Pourquoi pas, puisque tu n’en as plus ?

Cécile eut un moment de tristesse. Cette chère enfant, elle n’en avait à proprement parler jamais eu. Sa mère ne fut pas une vraie mère pour elle ! Elle le fut du bout des lèvres ; elle le fut par la chair ; elle ne le fut jamais par le cœur ! Combien de fois, cette chère enfant avide de caresses, ayant besoin de la chaleur du sein maternel pour consoler ses peines enfantines, ne trouva, en retour de ses épanchements, que froideur et indifférence !

Quand mes occupations me permettaient de courts séjours à la maison, c’est dans mes bras qu’elle venait chercher l’affection dont son jeune cœur avait besoin. Pauvre petite ! comme je la comprenais bien, sans toutefois pouvoir lui accorder ouvertement ce qu’elle demandait ! L’étreinte de ses petites mains, répondant à mes caresses, en disait plus que des paroles ; car aucun mot d’affection ne pouvait sortir de mes lèvres sans qu’un regard parfois de jalousie, mais toujours moqueur, vînt obscurcir notre bonheur !

Depuis son arrivée à Port-Joli, Cécile avait commencé de goûter l’affection maternelle. Allie avait eu pour elle les mêmes attentions que pour les siens. Comme toutes les âmes de sa trempe, elle se donnait complètement. C’est dire que les élans d’affection qui se dégagent d’un cœur généreux comme celui d’Allie enveloppent dans une douce étreinte les êtres qui en sont l’objet.

Je répondis plus amplement à la question de Cécile.

— Ma chère Cécile, Mme  Montreuil ne nous quittera plus. Nous avons besoin d’elle, comme elle a besoin de nous, pour refaire notre vie canadienne ! Aimes-tu la vie canadienne, mon enfant ?

— Papa, que me demandes-tu ? Il me semble que je suis au paradis depuis que je suis ici. J’aimais bien mon pays natal, même… j’aimais bien la France, mais,… tu sais,… ce n’était pas ton pays !… et… ce n’était pas, non plus, celui de maman Montreuil !

— Alors, va dire à maman Allie que je serai là dans une demi-heure.

— Mais elle est ici, elle m’attend dans le corridor !

J’avais tenu cette conversation à haute voix, croyant que nous étions seuls. Mais, en apercevant Allie, je vis qu’elle avait tout compris. Deux grosses larmes brillèrent à ses paupières et roulèrent sur ses joues.

— Pardonne-moi, mais ce sont des larmes de bonheur. Je n’ai pas voulu laisser Cécile venir seule, et je l’attendais à la porte. J’ai tout entendu, malgré moi. Pardonne à mes larmes de bonheur ! Les épreuves m’en ont tant fait verser d’amères, que je considère celles-ci comme une rosée bienfaisante. Connais-tu cette poésie, intitulée : Fleurs d’amitié, de je ne sais quel auteur ancien ?

— Non !

— Je te la réciterai, un jour.

— Quand nous serons installés ?

— Oui, Olivier… quand nous serons chez vous !