Amours, Délices et Orgues/Fraude

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Amours, Délices et OrguesPaul Ollendorff. (p. 185-190).

FRAUDE

Par une claire après-midi du mois de juillet, un homme jeune encore et d’apparence robuste sautait d’un trois-mâts finlandais sur le quai d’un port normand.

Il tenait sous son bras, et enveloppé dans un journal, un flacon de la capacité d’environ un litre.

Un vigilant douanier avait vu le manège de l’homme jeune encore.

Cent mètres plus loin, il rattrapait ce dernier sur un pont, lui mettait la main sur l’épaule et, de l’air satisfait qu’arborent les gabelous en cette circonstance, ricanait :

— Ah ! ah ! mon gaillard, je vous y prends !

— Vous m’y prenez !… À quoi m’y prenez-vous ?

— À débarquer de la marchandise sans déclaration.

— Quelle marchandise ?

— Là, cette bouteille que vous avez sous le bras.

— Ah !… Cette bouteille ?

— Oui, cette bouteille.

L’homme eut alors comme la fulguration d’une idée subite, à la fois cocasse et ingénieuse.

Le gabelou reprit :

— Qu’y a-t-il dans cette bouteille ?

— Je n’en sais rien.

— Ah ! vous n’en savez rien ? Eh bien, moi je vais vous l’apprendre dans cinq minutes. Suivez-moi au poste.

— C’est que… c’est que je n’ai pas beaucoup de temps en ce moment.

Ce fut un grand éclat de rire pour le modeste préposé des douanes… Pas beaucoup de temps ! On allait lui en f… du temps !

Au poste, on débarrassa la bouteille du papier qui l’enveloppait.

C’était un flacon à large ouverture, en verre presque noir, un de ces flacons dont on se sert à bord des bateaux pour enfermer certaines conserves.

Débouchée, la fiole exhala par tout le poste une délicieuse odeur de tafia.

Le gabelou triomphait :

— Savez-vous, maintenant, ce qu’il y a, gros malin, dans votre bouteille ?

— On dirait du rhum, répondit cyniquement le fraudeur.

— Et du fameux ! appuya l’humble fonctionnaire.

Un verre apparut comme par miracle et se remplit en faveur du brigadier qui claqua sa langue contre son palais, en connaisseur.

Le simple douanier goûta, à son tour, du fautif liquide.

Et puis aussi le lieutenant qui passait par là, en visite.

Et puis un sous-brigadier et les huit ou dix hommes présents au poste.

Bref, la moitié du liquide était déjà absorbée par ces dégustateurs officiels, quand le lieutenant aperçut je ne sais quoi de blanchâtre qui flottait dans le flacon.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’informa-t-il avec un léger début de méfiance.

— Ça, répondit froidement, le pseudo-contrebandier, c’est un ver solitaire du capitaine du Helsingfors, que je porte chez le médecin pour le faire examiner au microscope.

— Vous auriez bien pu nous avertir, espèce de saligaud !

— Je vous ferai remarquer, mon lieutenant, que ce n’est pas moi qui ai offert la tournée.

Le lieutenant n’eut ni la force ni le loisir d’en entendre plus long.

Il sortit dans la cour, suivi de tout le poste, et, pendant quelques minutes, le spectacle manqua de prestige.

Et le ship-chandler, qui me racontait lui-même cette absolument véridique histoire, me déclarait n’avoir jamais tant ri de sa vie.