Anciens mémoires sur Du Guesclin/11

La bibliothèque libre.
Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 274-283).


De la prise de Valognes et de Carentan par Bertrand et de la victoire qu’il remporta sur les Anglois dans le même païs.


Guesclin ne voulant pas demeurer oisif après la journée de Cocherel, et pretendant rendre encore de plus grands services à son maître, assembla le plus de troupes qu’il pût à Roüen, pour entreprendre de nouvelles expéditions. Tous les généraux françois qui se faisoient un mérite de soûtenir la gloire des lys, se rendirent auprés de luy. Le comte d’Auxerre, le Vert Chevalier, le Besque de Vilaines, Alain de Beaumont, qui mouroit d’envie de venger la mort de son frère le vicomte, qui venoit d’être tué dans la derniere occasion, Olivier de Mauny et Alain son frere, Eustache de la Houssaye, lui menerent le plus de gens qu’ils pûrent attrouper pour grossir son armée. Quand toutes choses furent prêtes, Guesclin partit de Roüen dans une fort belle ordonnance. Il mit à la tête de l’avantgarde Guillaume Boitel, fort brave et fort experimenté capitaine, qui tomba d’abord dans une embuscade et fut vivement attaqué par les Anglois, qui le pensoient surprendre, mais il les repoussa si vigoureusement qu’il les mena battant jusqu’à Valognes, après en avoir couché plus de six vingt par terre. Les fuyards alarmerent toute la ville et y jetteront l’épouvente, en disant qu’il falloit que chacun se sauvât, parce que le Diable de Bertrand étoit à leurs trousses, et qu’il ne feroit aucun quartier à pas un de ceux qui tomberoient par malheur dans ses mains.

Valognes n’étant pas fermée, tous les habitans se réfugierent en foule dans la tour du château, pour s’y mettre à couvert de l’invasion des François, et dépêchèrent des courriers pour avertir les Anglois, qui s’étoient saisis de Saint Sauveur et de Carentan, qu’ils eussent à se tenir sur leurs gardes, parce que Bertrand étoit en campagne, qui faisoit mine de les attaquer. Ce gêneral étant arrivé devant Valognes avec tout son monde, il investit le château ; mais avant que de l’attaquer, il voulut sonder s’il n’en pouroit point intimider le gouverneur, et l’obliger à rendre la place dans la crainte de toutes les exécutions militaires. Il s’approcha donc du fossé pour s’aboucher avec luy là dessus, et luy dit que s’il pretendoit arrêter une armée royale devant une bicoque, il devoit compter qu’il le feroit pendre aux creneaux des murailles de la tour, aussitôt qu’il l’auroit emportée, sans faire aucun quartier à tous les Anglois qui tenoient garnison là dedans sous son commandement.

Le gouverneur ne fut point alarmé de cette menace ; il luy répondit fierement qu’il se defendroit en homme de cœur et qu’il se soucioit fort peu ny du roy de France ny de luy. Bertrand sortit de là tout en colère en luy montrant les poings, et luy disant que voulsit ou non il anroit le chastel. Le gouverneur, Anglois de nation, mit tout en œuvre pour luy tenir tête, et disposa ses arbalêtriers pour écarter les assiègeans à force de traits. Les François les attaquerent vivement. mais comme ils ne pouvoient pas entamer les murailles de la tour, tous leurs efforts furent sans effet. Cette vaine tentative chagrinoit fort Bertrand. Il assembla là dessus son conseil de guerre. Le comte d’Auxerre fut d’avis que, puis qu’on ne pouvoit pas emporter ce château d’assaut, il falloit ou le battre avec des machines ou le miner. Tout le monde entra dans ce sentiment ; on envoya tirer de Saint Lo six batteries propres à lancer de gros carreaux de pierre ; mais les assiegez en évitoient les atteintes et les coups en les amortissant par des peaux de beuf fraîchement tuez qu’ils leur opposoient et par des gros ballots de laine et de coton qu’ils faisoient couler le long des murailles, aussitôt qu’ils voyoient la machine en action ; si bien que la violence de la pierre jettée venoit à se ralentir dans ces mous instrumens qui la recevoient.

Bertrand étoit au desespoir de ce que les assiegez rendoient ses efforts inutils, et se moquoient de ces grossiers stratagêmes qu’il employoit contr’eux : il ne luy restoit donc plus que celuy de la mine pour faire sauter cette tour ; mais comme elle étoit située sur un rocher, elle ny pouvoit mordre. Ces difficultez rebutèrent la plûpart des generaux qui vouloient laisser là toute l’entreprise. Le vicomte de Rohan et le seigneur de Beaumanoir étoient d’avis qu’on levât le piquet de devant ce château, dont le siège leur paroissoit impratiquable, pour aller secourir celuy d’Auray que le comte de Monfort, secondé de Robert Knole et de Chandos, avoit commencé d’attaquer en Bretagne. Ils soûtinrent que cette affaire étant de la derniere importance aux intérêts de Charles de Blois, on devoit, toutes choses cessantes, tourner toutes ses pensées du côté de ce secours, plutôt que de s’acharner à une bicoque dont la prise étant incertaine coûteroit beaucoup de gens aux François, dont on auroit assez de besoin pour d’autres expéditions. Mais Bertrand, qui ne vouloit jamais rien faire à demy, les fit revenir de cette opinion, leur representant que s’ils décampoient de devant cette tour, ils alloient beaucoup commettre la reputation de leurs armes, qu’ils avoient rendu redoutables jusqu’alors ; qu’il valloit donc bien mieux achever ce qu’ils avoient commencé, que de demeurer en si beau chemin.

L’ascendant qu’il avoit sur leurs esprits les fit tous condescendre à ce qu’il voulut ; on continua donc le siege. On livra deux assauts avec tant d’impétuosité, que le gouverneur se souvenant que Bertrand avoit juré que s’il prenoit ce fort, il le feroit pendre avec toute la garnison qu’il commandoit, prit le party de capituler pour sauver ses biens et sa vie. L’on vint dire à Guesclin que quelqu’un faisoit signe de la main comme desirant luy parler. Il poussa son cheval de ce côté-là pour prêter l’oreille à ce que le gouverneur vouloit dire. Celuy-cy luy fit offre de rendre le château s’il luy faisoit compter trente mille livres ; mais Bertrand, qui ne pretendoit jamais acheter ses conquêtes qu’à la pointe de son épée, luy remontra qu’il ne faisoit que traîner son lien par toutes ces chicanes ; qu’il ne desampareroit point de là qu’il n’eût emporté cette place, quand il y devroit rester tout l’hyver, et qu’il épuiseroit toute la Normandie de toutes les machines de guerre qu’elle possédoit, s’il on étoit besoin, pour réduire en poudre cette tour et les en dénicher pour les faire tous pendre ; qu’il ne luy donnoit enfin que trois jours pour luy remettre la place entre les mains, et que si dans ce temps il n’obeïssoit, il ny auroit plus aucun quartier pour luy ny pour les siens.

Le gouverneur voyant la resolution de Bertrand, qui luy paroissoit homme à luy tenir parole, le pria de trouver bon qu’il assemblât sa garnison pour deliberer là dessus. Le gouverneur fit entendre à ses gens que c’étoit en vain qu’ils entreprendroient de faire une plus longue résistance, et que s’ils s’opiniâtroient à ne se pas rendre, ils couroient tous risque de perdre non seulement leurs biens, mais leurs vies ; que s’ils vouloient conserver l’un et l’autre, il falloit incessamment ouvrir les portes à Bertrand, de peur qu’un plus long retardement ne rendît leur capitulation plus rigoureuse et plus difficile. La crainte de perdre leurs biens, qu’ils avoient enfermez dans ce château, les fit consentir à le rendre. Ils stipulerent donc, que non seulement ils en sortiroient la vie sauve, mais aussi qu’il leur seroit permis d’emporter avec eux tout l’or, l’argent et les meubles qui leur appartenoient. Guesclin donna les mains à ces deux conditions, et dés le lendemain les assiegez ouvrirent leurs portes et baisserent le pont pour y laisser entrer Bertrand avec tout son monde, et qui fut religieux à garder la parole qu’il leur avoit donnée, ne souffrant pas qu’on fit aucune hostilité contre eux, et les renvoyant en toute liberté les uns à Saint Sauveur et les autres à Cherbourg, chargez de leur bagage, auquel aucun soldat n’osa pas toucher de crainte de s’attirer l’indignation de Bertrand.

Il arriva pour lors une avanture qui pensa tout gâter, et qui nous apprend qu’il ne faut jamais insulter les vaincus ; car comme les assiegez se retiroient fort paisiblement, les François voyans qu’on leur apportoit les clefs avec tant de soûmission, firent de si grandes huées sur les Anglois, de ce qu’ils s’étoient sitôt rendus, que huit chevaliers de ce party là, tout couverts de honte et tout confus du reproche qu’on leur faisoit, rentrerent dans la tour avec le plus de gens qu’ils purent ramasser de la garnison, se baricaderent dedans et résolurent de s’y bien defendre, ayant encore suffisamment des vivres pour tenir longtemps. Cette nouvelle obligea Bertrand de remonter aussitôt à cheval et de courir aux barrieres pour leur commander d’ouvrir leurs portes sans delay ; mais ils vinrent aux creneaux luy dire qu’aprés l’insulte qu’on leur avoit faite et les railleries dont on les avoit baffoüez en sortant, ils étoient résolus, pour se garantir de l’opprobre et de l’ignominie qu’on leur avoit reproché, de se defendre jusqu’à la mort, et qu’ils combattroient avec tant de courage, qu’ils feroient ensorte qu’il ne mettroit jamais le pied dans la tour. Certes, Gars, vous mentirez, répondit Guesclin, car j’y souperay en cette nuit et vous jeunerez dehors.

Il n’eut pas plûtôt achevé ces paroles qu’il fit sonner la charge. Les arbalêtriers tirerent sans cesse, tandis que les autres soldats appuyoient les échelles contre les murs pour monter. On essaya d’ailleurs d’entamer la muraille à grands coups de marteaux de fer, de pics et de boyaux, et l’on fit de si grands efforts là dessus qu’on ouvrit une brêche dans le mur, qui facilitant aux François l’entrée de la tour les en rendit bientôt les maîtres. Bertrand fit abbattre les têtes de tous les Anglois qui, contre la bonne foy de la derniere capitulation, s’étoient remis en possession de la tour pour la defendre une seconde fois. Tandis qu’on s’assûroit de cette place, Olivier de Mauny fut détaché pour aller attaquer Carentan, ce qu’il fit avec tant de vigueur et tant de succès, que les assiegez luy rendirent aussitôt la place, de crainte de s’y voir forcez et d’y risquer leurs biens et leurs vies, sçachans les merveilleux progrés que les François venoient de faire sous la conduite de Bertrand, dont le nom seul étoit devenu la terreur des Anglois et des Navarrois, qui n’osoient pas tenir devant luy.

Bertrand se voyant maître de Valognes et de Carentan, n’avoit plus qu’une forteresse à prendre dans la Normandie pour la rendre calme et soûmise à la France. Il appella le gouverneur de la derniere place qu’il venoit d’enlever, et luy demanda fort sincèrement qu’elles mesures il luy falloit prendre pour s’assurer d’un château dans lequel il y avoit une église très forte. Ce capitaine, pour luy faire sa cour, luy répondit qu’il n’avoit qu’à se présenter devant et crier Guesclin ! que la crainte de son nom feroit aussitôt mettre bas les armes aux assiegez, et luy ouvrir leurs portes. Bertrand luy dit qu’il croyoit qu’il ne devoit point se flatter là dessus, et que la place meritoit bien d’être assiegée dans les formes, car les murailles en étoient fort épaisses, et d’ailleurs elle étoit entourée de fossez fort larges et fort profonds. Hugues de Caurelay, chevalier anglois, qui s’étoit fait un nom dans la guerre pur ses belles actions, commandoit dedans. Il avoit dans sa garnison beaucoup de Normands, qui s’étans révoltez contre leur souverain legitime, avoient intérêt de defendre la place au peril de leur vie, de peur qu’étant pris les armes à la main contre le service du Roy, l’on ne les fit passer par celle des bourreaux.

Toutes ces raisons firent que si l’attaque du château fut fort vigoureuse, la defense ne le fut pas moins, et Bertrand perdant toute esperance de la pouvoir prendre de vive force, eut recours à la mine qu’il fit ouvrir sous les fossez et sous l’église, où il la poussa fort secrettement, de maniere que les assiegez ne s’en appercevoient aucunement, et l’on se promettoit de la faire bientôt joüer avec succés, quand elle fut découverte par une avanture assez naturelle. Quelques soldats de la garnison dînans ensemble, il y en eut un d’eux qui mit son pot et son verre sur une fenêtre qu’on avoit percée dans le mur du château ; ce verre vint à tomber tout d’un coup, et tout le vin qu’on avoit versé dedans fut répandu parterre, sans qu’ils sçûssent la cause de ce mouvement. Ils prêtèrent l’oreille en cet endroit et poserent leurs mains sur la pierre où le verre avoit reposé. Le tressaillement qu’ils sentirent, leur fit juger que c’étoit un effet du travail des mineurs qui s’étoient logez sous ce mur.

Hugues de Caurelay, qui n’étoit pas un mal-habile homme en matière de siège, n’en fut pas plûtôt averty, qu’il fit contreminer aussitôt, et l’ouvrage fut poussé, de part et d’autre, avec tant de diligence et d’assiduité, que les mineurs et contremineurs étoient déjà bien prés les uns des autres, quand on vint avertir Bertrand que s’il vouloit faire un coup hardy, l’on pourroit, à la faveur de cette mine, faire glisser du monde jusques dans l’église de la place. Il goûta si bien cet avis qu’il résolut à prendre ce party sur le champ. Il s’arma donc sur l’heure, et se mettant à la tête de ses soldats les plus déterminez, il entra luy même dans la mine, et faisant marcher devant luy dix mineurs pour luy frayer le chemin de l’église, ils avancerent tous avec tant de vitesse et tant de secret, qu’ils se trouverent dedans sans avoir été découverts de personne. Les soldats, ravis de se voir dans la place par ce stratagème, crièrent Guesclin !. Les assiegez furent si surpris de cette subite apparition, qu’ils ne sçavoient si c’étoient des fantômes ou des hommes. La consternation fut si grande, qu’au lieu de se mettre sous les armes pour se defendre, ils ne balancerent point à se rendre.

Bertrand fit aussitôt arborer les lys de la France sur les rempara de cette forteresse, et fit amener devant luy tous les prisonniers dans une grande salle. Il se contenta de mettre à rançon les Anglois, traitant avec douceur Hugues de Caurelay, qui n’avoit soutenu le siege, avec tous ceux de sa nation, que pour le service du roy d’Angleterre et la gloire de leur patrie. Mais à l’égard des Normands qui furent trouvez dans la place, il les traita comme des rebelles, et les fit tous passer par les mains du bourreau. Les dépoüilles se partagerent dans la suite entre les soldats, et chacun s’alla reposer pour se delasser de toutes les fatigues que ce siege luy avoit fait essuyer. Bertrand eut bientôt de nouvelles occasions de signaler sa bravoure et son courage car Charles de Blois ayant appris que Jean de Montfort avoit mis le siege devant Aüray, luy depêcha des personnes afïidées pour le supplier de ne le point abandonner dans une occasion de cette consequence, et de vouloir bien tenter, avec ses gens, le secours d’une ville dont la prise pouvoit traîner aprés elle la perte de toute la Bretagne, à laquelle il avoit plus de droit que Jean de Monfort. Ce prince luy fit dire aussi qu’il auroit une reconnoissance éternelle de ce bon office, qu’il attendoit de lui ; qu’il le recompenseroit par des bienfaits reëls, et ne seroit point ingrat à l’égard de tous les officiers qui le seconderoient dans cette expédition. Bertrand les chargea de dire de sa part à leur maître, qu’il pouvoit compter non seulement sur luy, mais aussi sur toute son armée, qui marcheroit incessamment au secours d’Auray.