Anciens mémoires sur Du Guesclin/12

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 283-292).

Du siege que Jean de Monfort mit devant la citadelle d’Aüray, qui tenait pour Charles de Blois et pour qui Bertrand mena de fort belles troupes, à dessein de secourir la place.

La souveraineté de Bretagne étoit toûjours contestée entre ces deux princes, Charles de Blois et Jean de Monfort. Les François épousoient le party du premier, et les Anglois celuy du second. L’armée que mena ce dernier devant Aüray, comptoit beaucoup d’étrangers dans son corps, et ceux qui tenoient le premier rang entre les commandans, étoient presque tous Anglois. Jean de Chandos, Robert Knole, Hugues de Caurelay faisoient, avec toutes les troupes qu’ils avoient amené d’Angleterre, toute la force de Jean de Monfort. Elles étoient composées de grand nombre d’archers, de gendarmes et d’arbalêtriers qui s’emparerent de la ville, et se logerent tout autour du château d’Aüray, se promettans bien d’emporter cette place, s’il ne luy venoit bientôt un fort prompt secours. Les assiegez envoyerent à toute bride des couriers pour en donner avis au duc Charles, qui faisoit alors son sejour à Guingan.

Ce prince connoissant l’intérêt qu’il avoit à la conservation de ce château, fit les derniers efforts pour le secourir. Il appella tout ce qu’il avoit d’amis en France, ausquels il donna le rendez-vous auprès de luy. Bertrand Du Guesclin, le comte d’Auxerre, Charles de Dinan, le vicomte de Rohan, le seigneur de Beaumanoir, Eustache de la Houssaye, Olivier de Mauny, Guillaume de Launoy, Guillaume Boitel, Guillaume de Brou, le Vert Chevalier, Philippe de Chaalons, Louys de Beaujeu, Gérard de Frontigny, Henry de Pierre Fort, Aimard de Poitiers et plusieurs autres chevaliers se rendirent tous à Guingan. Charles de Blois fit faire un mouvement à toutes ces troupes jusqu’à Josselin. Ce fut là que, faisant alte, il fit la reveüe de toute cette armée, qu’il trouva monter à plus de quatre mille combattans. Ce luy fut un fort agréable spectacle de voir la fiere contenance de tant de braves à qui les mains démangeoient d’attaquer le comte de Monfort. Toute la campagne brilloit du rejalissement que faisoit sur elle la lueur de tant de casques et de cuirasses, sur qui le soleil donnoit tout à plomb. Les enseignes et les drapeaux tous fleurdelisez que le vent agitoit, faisoient encore un fort bel effet.

Charles décampa de là pour aller à Lonvaulx l’Abbaye. Tout ce mouvement ne se put pas faire sans que le comte de Monfort en eût bientôt avis par un espion qui se détacha de l’armée de Charles, et qui luy fit un récit exact de tout ce qui se passoit à Lonvaulx l’Abbaye, luy representant qu’il auroit bientôt sur les bras toute l’élite de la France. Cette nouvelle alarma le comte et luy fit dire qu’il seroit à souhaiter que Charles, son concurrent à la Bretagne, voulût partager avec luy le duché, plûtôt que de répandre le sang de tant de braves qui ne meritoient pas de mourir pour leur querelle particulière ; que s’il vouloit entendre à ce temperament, il pouroit espérer d’avoir un jour toute la Bretagne, en cas qu’il mourût sans enfans, si bien que par là toute la souveraineté reviendroit à Charles et à ses descendans. Jean de Chandos releva ce discours, luy disant qu’il ne croyoit pas que Charles fût fort éloigné d’entrer dans ce party, s’il trouvoit à propos de le luy proposer, et qu’en cas qu’il n’y voulût pas entendre, il luy resteroit toujours par devers luy la gloire d’avoir fait cette avance, qui tendoit à ménager le sang de tant de noblesse, et qui justifieroit dans le public toute la conduite qu’il seroit obligé de tenir dans la suite contre le même Charles.

Le comte fut ravy de voir que Chandos approuvoit fort son sentiment, et dépêcha sur l’heure, auprès de Charles, une personne affidée pour le pressentir s’il voudroit bien convenir avec luy d’un lieu dans lequel on pouroit s’aboucher pour pacifier toutes choses. Charles de Blois reçut assez bien cet envoyé, luy disant qu’il assembleroit son conseil pour deliberer là dessus, et qu’il restât là pour en attendre la réponse. Tous les avis furent contraires à la proposition de cet accommodement. On luy representa que le comte, sçachant le peu de droit qu’il avoit à la souveraineté de Bretagne, et voyant bien qu’il ne pouvoit pas éviter d’être battu, vouloit au moins partager avec luy le duché, prévoyant bien qu’il l’alloit perdre tout entier. Le duc Charles repondit que tout ce qui luy faisoit plus de peine dans cette affaire, c’étoit le danger auquel il alloit exposer tant de personnes de qualité pour ses interests particuliers, et qu’il aimoit mieux perdre la moitié de ses seigneuries que de voir perdre la vie à tant de gens qui se vouloient sacrifier pour luy ; mais Bertrand et les autres luy remirent l’esprit là dessus, en luy répondant que sa cause étant la plus juste. Dieu se declareroit en faveur de ceux qui combattroient pour la faire valoir, et conserveroit la vie de ceux qui s’exposeroient en sa faveur ; qu’il falloit donc faire dire au comte que, si dans quatre jours, il ne levoit le piquet de devant Aüray, qu’il devoit s’attendre à une bataille.

Cette resolution prise, on fit venir le héraut, à qui Charles de Blois demanda quel avoit été le projet d’accommodement que Jean de Monfort avoit eu dans l’esprit. Il l’assûra que son maître avoit eu la pensée de partager la Bretagne entre eux, moitié par moitié. Charles n’auroit pas improuvé ce traité ; mais l’ambition de sa femme, qui vouloit tout ou rien, gâta tout. Cette princesse avoit gagné toutes les voix du conseil de son mary pour les faire tourner toutes du côté de la guerre, et tout le monde, par une complaisance qu’on a naturellement pour ce sexe, n’osa pas opiner autrement ; si bien qu’elle fut la cause de la ruine de Charles, et de la perte qu’il fit de la Bretagne et de la vie dans une même bataille. Ce fut dans cet esprit qu’elle luy fit représenter qu’il étoit indigne d’un prince comme luy, dont les droits étoient incontestables, de rien relâcher là dessus ; que toute l’Europe imputeroit à bassesse de cœur, et même à lâcheté, s’il écoutoit aucune proposition d’accommodement ; que ce seroit degenerer de la bravoure de ses ancêtres, s’il témoignoit d’apprehender d’en venir aux mains et de risquer sa vie pour la conservation d’une belle province qui valoit un royaume entier ; que s’il avoit envie d’en user autrement, toute la France, qui s’étoit déclarée pour luy, jusqu’à se commettre avec la couronne d’Angleterre, luy reprocheroit son inconstance et sa foiblesse. Enfin ce pauvre prince se voyant accablé par tant de spécieuses raisons, fut obligé de leur déclarer le motif de sa crainte, en leur revelant un secret qu’il avoit tenu caché jusqu’alors.

Il leur fit part d’un songe qu’il avoit eu durant la nuit, dont il n’attendoit rien que de fatal et de funeste, leur disant qu’il luy sembloit d’avoir vu, durant son sommeil, un faucon étranger qui venoit d’outremer et qui, prenant l’essor avec beaucoup d’épreviers dont il étoit accompagné, s’élançoit jusques au haut des nuës contre un aigle qui n’avoit pas une moindre troupe d’oyseaux auprès de luy, mais qui, rendant peu de combat, se laissa tomber jusqu’à terre et vaincre par le faucon, qui, fondant sur luy, le déchira de ses ongles et le perça de son bec avec tant d’acharnement et de force, qu’il luy tira toute la cervelle de la tête et le fit ainsi mourir. On ne manqua pas, pour le guérir de sa crainte, d’interpreter ce songe à son avantage et de l’assurer qu’il étoit le faucon qui devoit triompher de l’aigle, et que, sur ce pied, il devoit se promettre une favorable issuë de son songe.

On renvoya donc le heraut en le chargeant de dire à son maître, Jean de Monfort, qu’il n’y avoit point de partage à faire, quand le tout appartenoit legitimement à un seul, et qu’on alloit travailler à luy faire lâcher prise sur tout ce qu’il avoit usurpé. Cette fiere réponse, que ce heraut fit mot à mot à Jean de Monfort, fut reçuë de tous les seigneurs anglois avec beaucoup d’indignation. Chandos jura, par la foy qu’il devoit au roy d’Angleterre, qu’il ne décamperoit point de là que toute cette province ne fût conquise par ses armes et mise sous l’obeïssance du prince à qui l’on ne pouvoit la disputer qu’avec injustice. Robert Knole fit le même serment. Il ajouta qu’il avoit un pressentiment que tout l’avantage demeureroit à Jean de Monfort, et que toute la bravoure de Bertrand, du comte d’Âuxerre et du Vert Chevalier, ne feroient que blanchir contre eux. Ils sererrent donc le château d’Aüray de plus prés qu’auparavant, pour engager les assiegez à capituler, sçachans que la famine les pressoit si fort, qu’ils avoient été contraints de manger leurs chevaux.

En effet, la disette étoit si grande dans la place, qu’elle les avoit souvent obligé d’allumer des feux au haut du donjon, pour marquer l’extreme besoin dans lequel ils étoient de recevoir un prompt secours, si Charles vouloit conserver ce château plus longtenps. Ce prince étoit campé dans un parc à Lonvaulx l’Abbaye : ce fut là que ses coureurs le vinrent avertir du signal qui paroissoit à la Tour d’Aüray. Cette nouvelle le mit dans une grande consternation, voyant bien que cette place étoit aux abois. Il y eut un arbalêtrier qui le rassura, prenant la liberté de luy dire que s’il le trouvoit à propos il se serviroit d’un stratagême qu’il avoit medité pour encourager les assiegez à ne se pas encore rendre sitôt. Il luy représenta qu’il attacheroit un billet au dard qu’il lanceroit de son arbalête, et qu’il tireroit si juste en se postant dans un lieu qu’il sçavoit, qu’il feroit tomber le papier dans la tour, dont la lecture avertiroit le gouverneur qu’il tint encore bon pendant quelque temps, parce qu’il seroit secouru dans peu.

Ce prince goûta fort la pensée de cet arbalêtrier ; il luy donna l’ordre d’en venir au plûtôt à l’exécution. Cet homme darda son coup avec tant de justesse et de force, que le billet tomba dans la tour tout auprès de ce signal de feu que les assiegez avoient allumé. Il fut mis entre les mains du gouverneur, qui sur l’heure assemblant ses gens, leur exposa ce que contenoit ce papier, et que Charles de Blois leur mandoit que dans le jour de Saint Michel prochain, qui devoit arriver bientôt, ils seroient secourus ; qu’ils eussent donc à ne point precipiter avant ce temps la reddition de la place, et que s’ils n’avoient point de ses nouvelles dans ce jour prefix, ils pouroient alors faire leur condition la meilleure qu’ils pouroient avec leurs ennemis.

Cette bonne nouvelle donna quelque esperance aux assiegez : mais comme ils n’avoient pas assez de vivres pour se soutenir jusqu’à la Saint Michel, il y eut un chevalier de la garnison qui s’avisa de leur dire, que pour ne pas succomber à la faim qui les consumoit, il étoit à propos d’envoyer au comte de Monfort, et de luy faire offre de luy rendre la place, si dans la Saint Michel il ne leur venoit pas de secours : à la charge que jusqu’à ce temps il leur feroit fournir des vivres en payant, et que de leur côté, pour sûreté de leur parole, ils luy doneroient des ôtages. Tous les assiegez donnerent dans le sens de ce chevalier, et le gouverneur fit signe aux Anglois que quelqu’un vint parler à luy. Robert Knole se présenta devant la barriere pour sçavoir ce qu’il avoit à dire. Il luy proposa toutes les conditions que ce chevalier avoit suggérées. Elles parurent fort raisonable à Knole, qui luy répondit que bien qu’il sçût que Charles de Blois se disposoit à les secourir, cependant il feroit de son mieux auprès du comte de Monfort pour les luy faire accepter, et que les assiegez meritoient bien qu’on les considérât : en effet, Knole fit si bien, qu’on reçut leurs ôtages et qu’on leur donna des vivres.

Cependant Charles de Blois qui n’avoit point de temps à perdre, parce que la place qu’il vouloit secourir étoit à la crise, partit en diligence avec tout son monde de Lonvaulx l’Abbaye. La reveüe qu’il en fit montoit à plus de trois mille hommes d’armes, gens fort lestes et fort determinez. Cette petite armée fit une marche si longue, qu’elle vit dans peu le château d’Aüray. Quand les assiegez apperçurent du donjon les enseignes de Charles, et ce corps de troupes qui faisoit un mouvement vers eux, ils arborerent aussi leurs étendards sur le haut de la tour, et pour témoigner la joye qui les transportoit, ils firent joüer tous leurs violons sur le même endroit, avec tant de bruit et tant de fracas, que les assiegeans l’entendirent, et tournans leurs yeux de ce côté là, virent les drapeaux et les enseignes de la garnison qui flottoient en l’air au gré des vents. Bertrand, qui marchoit à la tête du secours, s’appercevant de toutes les démonstrations de joye que ceux d’Aüray donnoient aux approches des François, admira le zele et la fidélité qu’ils avoient pour leur prince, et dit qu’ils meritoient bien qu’on les tirât d’affaire.

Ce general se vint poster si prés des ennemis, qu’il n’y avoit entre ses troupes et les assiegeans qu’un pré et un ruisseau qui les separoient, si bien que de part et d’autre on n’attendoit plus que le moment auquel on en viendroit aux mains. Guesclin surprit des espions qui venoient observer la contenance de ses troupes. Il apprit d’eux que tout se disposoit au combat du côté du comte. Il reçut cette nouvelle avec beaucoup de joye, faisant publier par toute son armée qu’on eût à se tenir prêt, et qu’on joüeroit bientôt des couteaux. En effet, le comte brûloit d’une si grande envie de combattre, qu’il vouloit dés le soir même attaquer ce secours ; mais Olivier de Clisson modéra son ardeur, en luy representant qu’il falloit aller bride en main sans rien précipiter ; que si l’on ouvroit la bataille sur le déclin du jour, il étoit à craindre que la nuit venant à les surprendre, on ne se battroit qu’à l’aveugle, et tout se passeroit dans une étrange confusion ; que pour lors on ne pourroit pas profiter de tous les avantages que donne à la guerre l’experience des généraux et la valeur de leurs soldats ; qu’enfin, si l’on donnoit la bataille aux ennemis lors qu’ils sont encore tous las et recrus de la fatigue des chemins, on imputeroit plûtôt leur défaite à leur lassitude qu’au courage de leurs vainqueurs. Robert Knole appuya fort ce sentiment, et dit qu’il falloit attendre que les François tentassent le passage de ce ruisseau ; qu’alors on les pourroit charger à coup sûr quand il en seroit passé la moitié. Cet avis étoit si judicieux et si salutaire, que le comte ne balança point à s’y rendre, et ne fît aucun mouvement, de peur de tout gâter en precipitant le combat.

Les François étoient toujours retranchez dans leur parc, et comptoient fort d’être attaquez cette même nuit. Ils s’étoient tenus pour cela sur leurs gardes, allumans force feux dans leur camp de peur d’être surpris, et postans sur les aîles des vedettes et des sentinelles pour veiller à tout. Guillaume de Launoy parut, à la pointe du jour, à la tête de ses arbalêtriers, pour observer la contenance des Anglois qui caraceloient de l’autre côté du ruisseau. Comme les mains démangeoient aux deux camps, et que l’emulation des deux nations ne leur donnoit point la patience d’attendre l’ordre de leurs généraux, il se fit quelques escarmouches de part et d’autre, où les François eurent toujours de l’avantage sur les Anglois. Jean de Chandos, craignant que ces derniers ne se commissent temerairement, et n’engageassent un combat prematuré, fit publier à son de trompe, que si quelqu’un sortoit de son rang pour escarmoûcher, il luy en coûteroit la vie, disant au comte qu’il étoit important au bien de ses affaires de laisser attaquer les François les premiers.