Anciens mémoires sur Du Guesclin/16

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 321-337).


De l’adresse dont Bertrand se servit pour faire un corps d’armée de tous les vagabonds de France et les mener en Espagne contre Pierre le Cruel, pour venger la mort de la reine Blanche et faire monter en sa place Henry sur le trône.


Toute la France apprit avec douleur l’inhumanité que Pierre avoit commise sur la reine Blanche, sa propre femme, en la faisant mourir injustement et l’abandonnant à la discretion des juifs, qui l’avoient assommée sur son lit, après avoir entré la nuit dans sa chambre et l’avoir trouvée faisant ses prieres, un cierge à la main. Toutes ces circonstances aggravoient le crime de Pierre, et rendoient le sort de cette princesse encore plus pitoyable. La reine de France, sa sœur, et le duc de Bourbon, son frère, condamnerent fort une si vilaine action, qui meritoit une vengeance tout à fait exemplaire. Le roy Charles le Sage entroit fort dans leur ressentiment, et ne cherchoit que l’occasion de le faire au plutôt éclater. Elle se presenta la plus favorable du monde. Le royaume de France regorgeoit de scélérats et de vagabonds qui le desoloient par leurs brigandages et leurs pilleries. On ne pouvoit empêcher ce désordre, parce que la foule de ces voleurs grossissoit tous les jours, par un million d’étrangers qui s’étoient introduits dans le royaume, pour se joindre à eux à la faveur de la licence et de l’impunité. Beaucoup d’Allemands, d’Anglois, de Navarois et de Flamands infestoient toute la campagne, brûloient les châteaux après les avoir saccagez, et mettoient à rançon toute la noblesse. Les édits du prince étoient meprisez. La force et la violence faisoit la souveraine loy de l’État, si bien qu’il sembloit que la France étoit devenue la proye de ces enragez.

Le roy Charles voulant arréter le cours de tant de maux, assembla les plus sages têtes de l’État pour aviser ensemble aux moyens d’apporter un prompt remède à tant de malheurs, sans en venir à une guerre ouverte contre tous ces brigands. Bertrand le tira de peine en luy suggerant le specieux prétexte de venger en Espagne la cruelle mort de la reine Blanche, sa belle sœur, et l’assurant que s’il pouvoit s’aboucher une fois avec cette troupe de vagabonds, il les cajeleroit si bien, qu’il les feroit entrer dans ses sentimens, et leur inspireroit le desir de tourner leurs armes contre le roy Pierre, dans l’esperance de s’enrichir des dépouilles de toute l’Espagne, qui leur seroit ouverte par la guerre qu’on declareroit à ce prince. Il s’offrit même de se mettre à leur tête et de les commander, pour faire reüssir une si juste expédition, représentant au Roy que par cet artifice il purgeroit la France de tous ces étrangers, et les employeroit utilement ailleurs contre les ennemis de la couronne. Charles donna les mains aussitôt à la judicieuse proposition de Bertrand, et dépêcha sur l’heure un heraut auprés des chefs et des généraux de tous ces gens ramassez pour en obtenir un saufconduit, afin qu’il pût ensuite leur envoyer quelqu’un qui pût s’aboucher avec eux en toute liberté.

Ce trompette les trouva campez assez prés de Chalons sur Saône ; ils le reconnurent d’abord, parce que les armes du Roy, qu’il portoit sur son hoqueton, firent decouvrir qu’il venoit de la part de Sa Majesté. Quelques soldats le conduisirent pour le mener parler à ceux qui tenoient le premier rang dans leur armée. Sa presence les surprit un peu quand il les trouva tous à table. Les premiers ausquels il adressa la parole furent Hugues de Caurelay, Mathieu de Gournay, Nicolas Strambourt, Robert Scot, Gautier Huet, le Vert Chevalier, le baron de Lermes, le seigneur de Presle et Jean d’Evreux, qui furent tous de concert à ne pas refuser le passeport qu’on leur demandoit. Hugues de Caurelay s’intéressa fort à ce qu’on l’accordât au plûtôt, disant qu’il mouroit d’envie de revoir Bertrand pour luy faire boire de son vin, chargeant le heraut de luy faire ses complimens. Celuy-cy revint en grande diligence mettre le passeport entre les mains de Bertrand, qui sans perdre de temps les alla trouver. Aussitôt qu’il parut ils luy firent mille caresses ; Hugues de Caurelay, par dessus tous les autres, se jettant à son cou, l’assura qu’il le suivroit par tout, pourveu qu’il ne luy fît pas prendre les armes contre le prince de Galles son seigneur. Bertrand luy répondit que ce n’étoit pas à luy que l’on en vouloit, et qu’il pouvoit là dessus compter sur sa parole. Caurelay, tout transporté de joye, fit apporter à boire et luy voulut luy même verser du vin de sa propre main ; Bertrand fit quelque façon de prendre le verre, mais il luy falut enfin condescendre à la volonté d’un amy qui le luy presentoit de si bon cœur. Quand ils se furent tous salüez en beuvant les uns aux autres, Bertrand leur déclara le sujet qui l’avoit fait venir auprés d’eux, leur disant que le roy de France, ulcéré contre Pierre, avoit dessein de le faire repentir de la mort cruelle qu’il avoit fait souffrir à la reine Blanche, sa belle-sœur, et que, pour punir ce cruel prince d’un si noir attentat, il avoit resolu de porter la guerre dans le sein de ses États ; que le Roy son maître l’avoit chargé de leur dire de sa part, que s’ils vouloient épouser un si juste ressentiment et luy prêter leurs troupes et leurs secours, il leur feroit non seulement payer la somme de deux cens mille livres comptant, mais leur ménageroit encore auprés du saint Pere l’absolution de tous les pechez qu’ils avoient jusqu’icy commis ; qu’il leur conseilloit de prendre ce party, d’autant plus qu’ils iroient dans un pais fort gras, dont la dépoüille les pouroit enrichir beaucoup.

Hugues de Caurelay prenant la parole luy repeta ce qu’il luy avoit déjà dit, qu’à l’exception du prince de Galles il le serviroit envers et contre tous. Bertrand luy ayant confirmé ce qu’il luy avoit déjà répondu, que le roy de France ne songeoit point à ce prince, le conjura d’engager les autres capitaines dans la resolution qu’il avoit prise d’entrer dans cette guerre. Caurelay ne manqua pas d’en faire aussitôt son affaire, et gagna tous les chefs, gascons, anglois, bretons, navarrois, qui luy donnerent tous leur parole de marcher sous les enseignes de Bertrand, au premier ordre qu’ils en recevroient. Il y en eut quelques uns qui se laisserent seulement entraîner par le plus grand nombre et qui regrettoient de sortir de la France, dont le pais leur paroissoit plus doux et plus agréable, et dont les dépouilles les accommodoient bien mieux que celles qu’on leur faisoit espérer en Espagne, où l’on ne pouvoit aller sans essuyer des fatigues incroyables et sans franchir des montagnes fort escarpées et des détroits fort rudes. Cependant il fallut ceder au torrent, et donner avec les autres leur parole à Bertrand, qui prit congé d’eux en leur promettant de leur donner de ses nouvelles au premier jour, et qu’il alloit faire part au Roy, son maître, de la resolution qu’ils avoient prise de le servir fidellement, et qu’il leur manderoit quand il seroit temps de le venir trouver. Il les pria de croire que ce prince leur feroit tout l’accueil et toutes les honnetetez imaginables, et qu’ils auroient tous les sujets de se loüer de sa conduite à leur égard. Ils luy répondirent qu’ils n’en doutoient aucunement et qu’ils avoient plus de confiance en luy seul qu’en tous les prelats de France et d’Avignon.

Bertrand les voyant en si belle humeur leur representa que pour faire les choses de fort bonne grâce auprés de Sa Majesté, qu’ils devoient voir au premier jour, il leur conseilloit de luy rendre auparavant tous les châteaux et tous les forts dont ils s’étoient emparez durant les derniers troubles. Ils l’assûrerent qu’il devoit compter là dessus, et que ce ne seroit pas une affaire pour eux de rendre des places qu’ils n’avoient pas envie de garder, puis qu’ils alloient quiter la France pour jamais.

Guesclin s’en retourna le plus content du monde, et vint à toute jambe à Paris pour assûrer le Roy qu’il alloit delivrer son royaume de tous les bandits et de tous les scélérats qui l’avoient desolé jusqu’alors par leurs pilleries, et que s’il plaisoit à Sa Majesté que leurs generaux la vinssent trouver à sa cour, ils étoient disposez à s’y rendre pour luy confirmer en personne la resolution qu’ils avoient prise de passer en Espagne, pour la venger de la cruauté que Pierre avoit exercée contre la reine Blanche, sa belle sœur. Le Roy luy donna l’ordre de les appeller, mais à condition que ce seroit à petit bruit et sans éclat qu’ils se rendroient auprés de luy,

Bertrand leur fit aussitôt sçavoir les intentions de son maître, qu’ils executerent ponctuellement, mettans pied à terre au Temple, à Paris, où le roy Charles avoit étably sa demeure. Ce prince leur fit mille caresses, les regala de son mieux et leur fit de fort riches presens pour les engager davantage dans ses intérêts. Les principaux seigneurs de la cour ne se contenterent pas de faire connoissance avec eux, ils voulurent encore lier une amitié tres-étroite avec ces generaux, avec lesquels ils avoient à vivre plus d’un jour. Le comte de la Marche, le Besque de Vilaines, le mareschal d’Andreghem, Olivier de Mauny, Guillaume Boitel et Guillaume de Launoy s’approcherent d’eux, et leur declarerent qu’ils seroient bien aises de partager avec eux les perils de la guerre qu’ils alloient entreprendre. Ces chefs furent ravis d’apprendre leur resolution, les assûrans qu’une si noble et si genereuse compagnie leur donneroit encore plus de chaleur à bien combattre. Bertrand les assembla tous à Chalons sur Saone, et les fit marcher du côté d’Avignon. Quand toute la France vit leurs talons elle commença de respirer, s’estimant bienheureuse de se voir delivrée de ces fâcheux hôtes, qui l’avoient presque mise à deux doigts de sa perte et de sa ruine. Elle donna mille benedictions à Guesclin de ce qu’il avoit trouvé le secret de les en faire dénicher sans qu’il fut besoin d’en venir aux mains avec eux.

Le mouvement que cette formidable armée fit du côté d’Avignon fit trembler le Pape et tout le Conclave, qui faisoient alors leur residence dans cette belle ville. Sa Sainteté craignit qu’ils ne vinssent fondre sur la Provence pour la ravager, et pour prevenir le danger qui les ménaçoit tous, il s’avisa d’envoyer au devant d’eux un cardinal, pour apprendre le sujet qui leur faisoit faire tout ce mouvement, avec ordre de leur declarer de sa part, que s’ils passoient outre pour commettre des hostilitez et faire des ravages à leur ordinaire sur les terres de son obeïssance, il lanceroit contre eux les foudres de l’excommunication, pour les ranger à leur devoir, et leur apprendre à vivre en chrétiens et non pas comme des infidelles. Ce cardinal fit toutes les diligences possibles pour se rendre à leur camp et s’aquitter auprés d’eux de la commission dont le Pape l’avoit chargé. Il trouva sur sa route un Anglois qui l’assûra qu’il avoit à négocier avec des gens tout à fait impratiquables, et luy demanda s’il leur apportoit de l’argent, sans quoy il ny avoit rien à ménager.

Ce prelat fut extremement surpris de ce compliment, et vit bien qu’il auroit de la peine à sortir d’affaire avec ces gens là, sans qu’il en coûtât beaucoup à Sa Sainteté. Quand ils le virent approcher, ils luy firent la civilité de faire quelques pas pour venir au devant de luy. Bertrand Du Guesclin, le comte de la Marche, Arnould d’Endreghem, maréchal de France, Hugues de Caurelay, Jean d’Evreux, Gautier Huet, Robert Scot, Olivier de Mauny, le Vert Chevalier et beaucoup d’autres officiers voulans luy témoigner le respect qu’ils portoient à son caractere et à sa dignité, l’approcherent avec de profondes soumissions, et tel qui le voyoit revétu de la pourpre eût voulu volontiers en avoir la dépoüille. Quand ce cardinal les vit tous rangez autour de luy, dans l’attente de ce qu’il avoit à leur dire de la part du Pape, il leur expliqua le pus succintement qu’il put le sujet de sa commission, les conjurant de ne commettre aucune hostilitez, s’ils vouloient obtenir du saint Pere l’absolution de tous les déreglemens qu’ils avoient commis. Le maréchal d’Endreghem, homme de bon sens, et qui dés sa jeunesse avoit été nourry dans le grand monde, prit la parole au nom de tous, luy representant que toute cette armée qu’il voyoit étoit sortie de France dans le dessein d’expier, par une guerre sainte, tous les maux qu’avoient fait dans la chrétienté ceux qui la composoient ; mais avant que de la commencer, il luy fit entendre qu’ils avoient crû se devoir prémunir de l’absolution du saint Père, et luy demander la somme de deux cens mille livres pour les aider à soutenir les frais et les fatigues du long voyage qu’ils avoient à faire ; qu’ils esperoient ce secours du Pape, sçachans qu’il auroit assez de charité pour étendre ses aumônes et ses liberalitez au delà de l’absolution qu’ils en esperoient.

Ce cardinal, qui ne s’attendoit pas à ce compliment, parut étonné du second endroit de la réponse du maréchal, et leur dit à tous qu’il leur répondoit seulement de la benediction du saint Pere et de l’absolutiun de leurs crimes ; mais que pour l’argent qu’ils luy demandoient, il n’osoit pas s’en rendre garant. Bertrand qui ne le vouloit point amuser[1], luy declara nettement qu’il en falloit passer par là s’il vouloit contenir la licence de tous ces vagabonds, dont les mains étoient accoutumées au brigandage, et qui se soucioient moins de l’absolution qu’il leur promettoit, que des deniers qu’il luy demandoient, étant tous prêts, en cas de refus, de faire sur les États du Pape des depredations horribles. Son Éminence apprehendant le dégât dont on le menaçoit, pria Bertrand et les autres de tenir le tout en suspens jusqu’à ce qu’elle leur donnât de ses promptes nouvelles. On l’assûra qu’on feroit de son mieux pour arréter le cours des desordres ; mais qu’on ne luy promettoit pas de tout empêcher, parce qu’il n’étoit pas possible de faire vivre avec une discipline exacte tant de soldats affamez, qui soûpiroient après un prompt secours. Ce cardinal se le tint pour dit, et partit sur l’heure pour venir incessamment rendre compte au Pape de tout ce qui se passoit. Ceux d’Avignon, dans l’impatience d’apprendre quel seroit leur sort, l’arréterent sur son chemin pour lui demander en quelle assiette étoient les affaires et s’il avoit des bonnes nouvelles à leur apporter. Je crois, leur dit il, que tout ira bien si leur donnons de l’argent. Le Pape, qu’il alla trouver aussitôt, fut bien étonné[2] de ce compliment qu’il luy fit de leur part, disant que c’étoit bien assez qu’il leur accordât gratuitement l’absolution, que les autres avoient accoûtumé de payer, sans être encore obligé de tirer de l’argent de sa bourse pour acheter d’eux l’exemption du pillage et des brigandages.

Cependant, après avoir bien meurement pesé le tout, il convint de leur faire toucher cent mille livres ; car Bertrand s’étoit contenté de recevoir seulement la moitié de la somme qu’on avoit demandée. Le Pape tint conseil là dessus, et ne voulant aucunement contribuer du sien, s’avisa d’assembler les plus notables bourgeois d’Avignon, pour leur représenter le peril qui les menaçoit, et dont ils ne se pouroient garantir qu’en se saignans tous ; qu’il falloit donc faire incessamment une capitation dans la ville, et cotiser chaque particulier pour faire la somme que l’on exigeoit d’eux le couteau sur la gorge. Le Saint Père croyait qu’en faisant cette démarche, et donnant ses ordres et toute sa vigilance pour lever cet argent, les soldats de l’armée de Bertrand vivroient avec discipline, et seroient fort retenus et fort réservez ; mais il fut bien surpris quand il apperçut, des fenêtres de son palais, qu’ils prenoient sur les pauvres païsans, vaches, moutons, bœufs et volailles, portans leurs mains ravissantes sur tout ce qu’ils rencontroient, sans en rien excepter. Ce fut pour lors[3] qu’il vit bien qu’il étoit de la derniere importance de sacrifier au plûtôt quelque chose pour contenter l’avidité de ces oiseaux de proye, qui ne se plaisoient qu’à vivre de rapines et de larcins. Il fit donc appeller ceux qu’il avoit commis pour faire contribuer chacun des bourgeois à fournir la cotte part à laquelle il étoit taxe.

Le Saint Pere sçachant que la somme avoit été levée toute entiere, donna l’ordre à son secrétaire de l’aller incessamment compter à Bertrand, et de luy mettre entre les mains la bulle d’absolution pour toute l’armée, signée de sa propre main, scellée de son grand sceau, et si bien conditionnée, qu’il ne laissoit rien à desirer à ceux en faveur desquels il l’avoit accordée. Bertrand qui, naturellement, étoit ennemy de toutes les griveleries, ayant appris[4] que le Pape, pour faire cette somme, avoit foüillé dans les coffres des autres, et n’avoit rien tiré des siens, fit une forte reprimande à celuy qui se mettoit en devoir de la luy delivrer, et jura qu’il n’en vouloit pas manier un sol, parce que c’étoit le plus pur sang du peuple qu’on avoit tiré de ses veines, et que le traité n’auroit aucun lieu, si le Pape ne fournissoit cet argent de son propre tresor, et ne faisoit restituer à chacun des bourgeois d’Avignon ce qu’on avoit extorqué de luy. Si bien que pour pacifier toutes choses, il falut que Sa Sainteté payât de son propre fonds toute la taxe dont on étoit convenu, sans qu’il en coûtât un denier aux autres, qu’il fut obligé de rembourser chacun de tout ce qu’il avoit avancé.

Cette foule de vagabonds, ou plûtôt cette armée de brigands, n’ayant plus de pretexte assez specieux pour prendre racine sur les terres de l’Église, rebroussa chemin du côté de Thoulouze, où le duc d’Anjou faisoit sa residence et tenoit sa Cour. Ce prince cajola si bien Bertrand et tous les generaux qui portoient les armes sous luy, qu’il les engagea d’aller en Arragon pour assister Henry contre le roy de ce pays, nommé Pierre le Cruel, qui n’avoit aucuns bons sentimens pour la religion chrétienne, mais dont tout le penchant étoit tourné du côté du judaïsme, dont il faisoit une profession secrette, et qui, d’ailleurs, étoit devenu l’horreur et l’execration de toute l’Europe, par le meurtre qu’il avoit commis en la personne de la reine Blanche de Bourbon, sa femme, qu’il avoit inhumainement sacrifiée à la haine que sa concubine avoit pour cette belle et sainte princesse. Ce Duc exagéra ce crime avec tant de force, et pressa si fort Bertrand de le venger, que ce general luy promit de tout hasarder pour ôter la couronne d’Arragon de dessus la tête de Pierre, et la mettre sur celle d’Henry, dont les intérêts luy seroient à l’avenir plus chers que ceux d’un meurtrier et d’un prince juif, qui n’avoit aucun droit au sceptre d’Arragon.

Les choses étant ainsi concertées, Bertrand prit aussitôt congé du Duc, et fit faire à ses troupes de si longues traites, qu’elles se virent bientôt à la veille d’entrer dans l’Arragon. Leur marche se fit avec tant de bruit et tant de fracas, que Pierre en eut bientôt la nouvelle. Il l’apprit avec bien de la douleur, lors qu’il étoit à la tête de grand nombre d’Espagnols ravageant les terres d’Henry, portant la desolation, le fer et le feu dans tous les lieux qu’il sçavoit luy appartenir, et le cherchant luy même en personne pour en faire la victime de sa fureur. Ce pauvre prince, persecuté de tous cotez, se tenoit à couvert dans l’un de ses châteaux avec sa femme et ses enfans, appellant auprés de luy tout ce qu’il avoit d’amis et de creatures, pour tâcher de faire quelque diversion contre ce cruel Roi qui s’acharnoit à sa ruine ; mais quand il apprit l’arrivée de Bertrand avec tout son monde, il regarda ce secours comme un miraculeux effet de la protection du ciel en sa faveur, et se deroba secrettement du lieu dans lequel il s’étoit retiré, pour le venir trouver et luy remettre entre les mains le soin de sa personne et de ses intérêts, essayant, par des manières insinuantes, de l’échaufer en sa faveur. Guesclin l’embrassa tendrement, et luy fit une très sincere protestation qu’il ne remettroit jamais le pied en France, qu’auparavant il ne l’eût fait monter sur le trône d’Espagne, qu’il meritoit mieux que le renegat Pierre, qui s’en étoit rendu tout à fait indigne et par son infidelité dans la religion chrétienne, et par l’inhumanité qu’il avoit commise à l’égard de sa propre femme qui sortoit du sang de saint Louis, et qui passoit pour la plus douce et la plus pieuse princesse de toute l’Europe.

Henry, ravy de voir que Bertrand avoit de si bonnes intentions pour luy, le conjura de se venir rafraîchir et délasser avec les principaux officiers de l’armée dans son château, où il les regala fort magnifiquement, et les confirma par ses caresses et par ses présens, dans la resolution qu’ils avoient prise d’épouser sa querelle. Toute cette confederation fut bientôt découverte. Un espion partit toute nuit pour en aller donner avis à Pierre, auquel il fit le recit de tout ce qu’il avoit veu, circonstanciant les choses avec tant d’evidence et de clarté, qu’il n’y avoit rien de plus vraysemblable, luy marquant qu’il étoit sorty de France une fourmiliere de troupes qui venoient fondre sur ses États. Pierre tout consterné, luy demanda le nom de celuy qui les commandoit, et quand il sçut qu’il s’appelloit Bertrand, il se mit à grincer des dents, à roüiller les yeux dans la tête, et déchira de rage et de colere les habits qu’il portoit.

Un juif qui pour lors avoit beaucoup d’entrée dans son conseil, et qui fut un des témoins de cet emportement, prit la liberté de luy demander le sujet de son inquietude et de son desespoir. Pierre ayant un peu repris ses esprits, luy répondit que l’heure fatale étoit arrivée, dans laquelle on luy avoit prédit qu’on luy devoit arracher des mains le sceptre d’Espagne, puisque Bertrand, designé par l’aigle qui luy devoit ravir la couronne, étoit entré dans ses États pour en faire sur luy la conquête en faveur de son frère Henry, qui devoit l’en chasser à son tour, et se faire en suite couronner à Burgos en sa place. Il n’eut pas plûtôt achevé ces paroles que l’abbattement et le desespoir le firent tomber par terre. Le juif essaya de luy remettre l’esprit, et le relevant, il l’assura que quand Henry se seroit rendu maître de Burgos, de Tolede et de Seville la grande, par le secours de Bertrand et des François qu’il commandoit, il ne seroit pas dit pour cela qu’il fut roy d’Espagne, et qu’il auroit encore bien du chemin à faire avant que de prendre les villes dont la fidelité ne luy devoit point être suspecte. Tout ce discours ne fut point capable de consoler Pierre et de le faire sortir de l’alarme dans laquelle il étoit. Il sembloit au contraire que sa terreur en étoit encore augmentée, car il fit serment de ne pas rester davantage en Arragon, de peur que Bertrand ne l’y vint accabler, et donna des ordres fort pressans à ses gens de se tenir prêts pour partir aussitôt. On employa toute la nuit à plier bagage, et dés le lendemain ce prince prit le chemin de Burgos à la pointe du jour.

Il fit tant de diligence qu’il gagna Maguelon, frontière d’Espagne. Cette ville étoit assez forte d’assiette, ayant un bon château dans lequel ou pouvoit se defendre longtemps ; mais la crainte dont Pierre étoit saisy luy donna des aîles pour se rendre à perte d’haleine à Burgos, qui pour lors étoit la capitale de Castille, où l’on avoit accoûtumé de couronner les rois d’Espagne. Deux raisons engagerent Pierre à vouloir établir son séjour et sa résidence dans cette ville ; la premiere, parce que comme il avoit un fort grand penchant pour les dames, il y en avoit là beaucoup de parfaitement belles, dont la conversation pouroit adoucir le chagrin que luy donnoit sa mauvaise fortune ; la seconde, parce que comme ce prince avoit naturellement une inclination secrette pour les juifs, il esperoit y trouver beaucoup de consolation dans leurs entretiens, et tirer un fort grand secours de leurs bourses dans les besoins qui le menaçoient. Les chrétiens de Burgos voyoient avec un déplaisir extrême cette grande relation qu’il avoit avec eux ; ils ne se promettoient rien de bon de tout ce commerce. Cependant Pierre eut si peu d’égard à leurs plaintes, qu’il voulut noüer encore de plus étroites liaisons avec ces ennemis du christianisme, et comme il avoit dessein d’établir sa cour et son séjour dans cette grande ville, il la fit fortifier de nouveau, la faisant revétir de murailles plus hautes et plus épaisses, et commandant qu’on ouvrit tout autour des fossez plus larges et plus profonds, afin de s’y pouvoir defendre en cas que son frère Henry, secondé de Bertrand, l’y vint attaquer.

Il faut remarquer que les troupes que menoit Guesclin se faisoient appeller la blanche Compagnie, parce qu’ils portoient tous une croix blanche sur l’épaule, comme voulans témoigner qu’ils n’avoient pris les armes que pour abolir le judaïsme en Espagne, et combattre le malheureux prince qui le protegeoit au grand mépris de la croix, que tous les Chrétiens devoient regarder comme l’instrument de leur salut. Toute cette armée fit donc un mouvement et quita l’Arragon pour entrer plus avant dans l’Espagne, afin d’y chercher Pierre, et de ne luy donner ny repos, ny trêve. Bertrand s’informa quelle étoit la route la plus sûre et la plus commode qu’il falloit tenir. Henry, qui sçavoit le païs, luy répondit qu’il étoit necessaire d’aller jusqu’à Maguelon, que de là l’on pouroit percer tout au travers de l’Espagne avec beaucoup de facilité. Guesclin fit aussitôt marcher de ce côté-là. L’armée fit de si grands traites, qu’elle se trouva bientôt aux portes de cette ville. Il y eut ordre de camper devant. Henry voulut tenter si par des voyes amies il ne pouroit pas engager le gouverneur à luy remettre la place entre les mains, auparavant que d’en venir à la force ouverte. Il se rendit donc aux barrieres et fit appeller le capitaine qui commandoit dedans. Cet homme parut aussitôt pour sçavoir ce qu’il vouloit de luy. Ce prince luy dit qu’il s’appelloit Henry, comte de Tristemarre[5], auquel le royaume d’Espagne appartenoit de plein droit, et que comme tel il luy commandoit de luy ouvrir les portes de Maguelon[6]. Le gouverneur luy répondit fort fierement, qu’il ne le reconnoissoit point pour souverain, qu’il tenoit la place au nom du roy Pierre, et qu’il ne la rendroit qu’à luy ; qu’il eût donc à se retirer au plûtôt et qu’autrement il le feroit charger. Henry, tout indigné de l’insolence de ce capitaine et de la fierté de sa repartie, se separa de luy tout en colere, en le menaçant qu’il le feroit bientôt repentir de sa témérité : mais le gouverneur témoigna qu’il se soucioit peu non seulement de luy, mais de toutes les troupes qu’il avoit amenées.

  1. Et Bertran lui dist. : « Sire, il convient avoir en présent tout ce que le mareschal demande. Car ycy en y a moult qui d’absolucion ne parlent point, et trop mieulx aimeront avoir de l’argent. Car nous les faisons preudommes malgré eulx, et les mettrons en exil, afin qu’ilz ne fassent mal à nulles gens chrestiennes. El quant ilz, auront de l’argent largement, si se tendront-ilz à enviz de mal faire. Et pour ce, dites au saint Père, que nous ne les povons autrement emmener. » (Ménard, p. 176.)
  2. Ce tint le Pape à grant merveilles : « On a accoustumé, ce disoit il, de nous donner grans dons d’or et d’argent en la cité d’Avignon pour absoldre les gens. Et il convient que nous absoillons ceux-cy à leur devise. Et encor que nous leur donnions du nostre, c’est bien contre raison. » (Ménard, p. 177.)
  3. « Haa ! Dieu, ce dist le Pape, comment ceste gent ouvrent de mal en pis, et se donnent de poine pour aler en enfer ! » (Ménard, p. 177.)
  4. Bertran demanda au prevost du Pape : « Dictes moi, frère, et ne me le celez pas. Dont vient ce trésor ? l’a prins le Pape en son trésor ? » Et il lui respondi que non, et que le commun d’Avignon l’avoit paié, chacun sa porcion. Lors dist Bertran : « Prevost, je vous promets que nous n’en aurons denier en nostre vie, se il ne vient de l’argent du Pape, et de son riche clergié. Et voulons, que cet argent cueilly soit rendu à ceulx qui l’ont paie, sans ce que riens perdent du leur. Et dites bien au Pape, qu’il le leur fasse rendre. Car se je savoye que le contraire fust, il m’en peseroit. Et eusse ores passée la mer, si retourneroy-je par deçà. » Adonc fu Bertran payé de l’argent du Pape, et ses gens de rechief absous, et ladite absolucion premiere de rechief confirmée. (Ménard, p. 178.)
  5. Tous les anciens Mémoires le nomment ainsi. Au lieu de Tristemarre, c’est Transtamare ou Translamare.
  6. Selon Du Chastelet (p. 99), cette ville s’appeloit Magalon.