Anciens mémoires sur Du Guesclin/17

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 338-350).


De la prise que Bertrand fit de Maguelon et d’autres fortes villes d’Espagne en faveur d’Henry contre Pierre.


Aussitôt que ce prince eut fait le rapport à Bertrand de la maniere insolente et fiere avec laquelle le gouverneur avoit reçu l’honnête proposition qu’il luy avoit faite de luy rendre la place, on prit la resolution d’insulter cette ville et de la prendre d’assaut. Guesclin fit préparer les arbalêtriers et tous les gens de trait pour cette chaude expédition. Les fossez furent remplis de fascines, et l’on en jelta tant, que bientôt elles égalerent la hauteur des murs, et quoyque les assiegez fissent les derniers efforts pour empêcher le travail des soldats qui tâchoient de combler ces fossez, en lançant sur eux des pots pleins de chaux vive, cependant toute cette resistance ne fut point capable d’intimider les assiegeans, qui pousserent leur ouvrage jusqu’au bout avec une généreuse opiniâtreté. Quand ils se virent à la hauteur des murs, ils tirerent sur la ville tant de traits d’arbalêtes et de flèches, que ceux de Maguelon n’osoient se montrer ny mettre la tête dehors ; et, tandis qu’ils faisoient une si grande exécution sur les assiegez, Guillaume Boitel fit d’un autre côté percer le mur à force de pics et d’autres instrumens, dont il s’ouvrit l’entrée de la ville, qui fut mise au pillage, après que le soldat victorieux eut couché par terre grand nombre d’Espagnols et de juifs qui faisoient mine de résister. Les dépoüilles furent grandes ; car les juifs qui se rendirent à discrétion, pour sauver leurs vies, sacrifierent toutes leurs richesses pour se racheter et payer leur rançon. Jamais armée ne fit un plus agréable butin. Bertrand le leur avoit promis ; aussi falloit-il bien contenter l’avidité de tant de Bretons, François, Normans, Liégeois, Valons, Flamands, Brabançons et Gascons, dont ses troupes étoient composées, et qui ne s’étoient engagées dans cette expédition que pour s’enrichir de la ruine de l’Espagne. Le maréchal d’Andregbem, Hugues de Caurelay, Gautier Hüet et son frère, Guillaume Boitel, le sire de Beaujeu seconderent Bertrand avec une bravoure admirable, se mettans chacun d’eux à la tête des gens qu’ils commandoient, et les menoient à l’assaut en leur donnans les premiers l’exemple de bien faire.

La prise de Maguelon jetta la terreur par toute l’Espagne, et rendit le nom de Bertrand si redoutable, qu’on ne le prononçoit qu’en tremblant. Après qu’il eut laissé garnison dans la ville, il poursuivit sa route plus avant, et comme l’experience qu’il avoit dans la guerre ne luy permettoit pas de laisser derrière aucune place qui pouroit incommoder sa marche, il fit alte à deux lieües de là devant Borgnes, ville importante et forte, dont il crut se devoir assurer avant que d’entrer plus avant dans le païs. Henry, dont on épousoit la querelle, voulut faire auprés du gouverneur de cette ville, la même tentative qu’il avoit déjà faite auprés de celuy de Maguelon, le sommant de luy rendre la place ; mais il ny fit que blanchir. Ce capitaine luy témoigna que le Roy son frère ne luy pardonneroit jamais la trahison qu’il luy feroit, s’il étoit assez lâche pour luy ouvrir les portes d’une ville dont il luy avoit confié la garde, et qu’il ne devoit pas trouver mauvais s’il se defendoit en homme de cœur, selon que son honneur et sa conscience le demandoient de luy. Ce prince eut beau luy representer qu’en cas de refus il s’alloit attirer les François, dont les armes étoient redoutables, et qui ne luy feroient aucun quartier quand ils auroient pris la ville d’assaut, le capitaine demeura toujours inflexible et parut peu sensible aux menaces qu’il luy faisoit, si bien qu’Henry fut obligé de se retirer sans avoir pû rien gagner sur l’esprit de ce gouverneur.

Quand Bertrand, auquel il fit part de son peu de succés, eut appris l’opiniâtreté de cet homme, il fit serment qu’il ne leveroit point le piquet de devant de cette ville qu’il ne l’eût auparavant emportée, et commanda, comme il avoit fait devant Maguelon, les archers et les arbalêtriers et tous les gens de trait, pour tirer sur les assiegez qui se presenteroient sur les rampars pour les defendre. Il employa les valets et les goujats à remplir les fossez. Ceux de dedans firent de leur mieux pour les écarter, en jettant des carreaux de pierres sur eux, mais ils ne purent empêcher qu’à force de pics et de leviers ils n’entamassent leur murailles, et même qu’on n’y attachât des échelles de corde, à la faveur desquelles plusieurs eurent la hardiesse de monter ; et bien que les Juifs et les Sarazins, dont cette ville étoit remplie, jettassent de l’eau chaude sur eux, ils ne laisserent pas malgré eux d’entrer dans la ville et de s’en rendre bientôt les maîtres. Il y eut un Normand qui fut assez brave pour planter le premier l’étendard de Bertrand sur le mur, et crier aux autres que la ville étoit prise, et qu’ils montassent hardiment. Il se vit bientôt suivy d’une foule de determinez qui s’accrocherent aux échelles et le joignirent en grand nombre. De là se repandans en foule dans la ville, ils s’allerent saisir des portes et les ouvrirent à leurs compagnons, qui, se jettans à corps perdu dedans, firent crier misericorde à tous les bourgeois, qui se mettans à genoux avec leurs femmes et leurs enfans demanderent quartier, declarans qu’ils se rendoient au prince Henry, qu’ils vouloient reconnoître à l’avenir pour leur maître et leur souverain.

Ce prince, qui vouloit se faire un merite de sa clemence pour attirer les autres dans son party, se laissa fléchir à leurs prières, et leur promit que non seulement ils auroient la vie sauve, mais aussi la jouissance de leurs biens, ausquels il defendit de toucher. Il ne voulut avoir cette indulgence que pour les chrétiens ; mais pour les juifs et les sarazins, qu’il sçavoit entierement devoüez à Pierre, il ne leur fit aucun quartier. Il ne s’agissoit plus, après cette conquête, que de recompenser Bertrand de tous les importans services qu’il luy avoit rendus, et pour luy témoigner sa reconnoissance il luy donna la comté de Molina, qui se trouvoit enclavée dans les dépendances de cette ville. Après que la compagnie blanche eut fait quelque sejour dans ce pays pour se reposer et se delasser de toutes les fatigues que ces deux sieges luy firent essuyer, et qu’on eut fait panser les blessez, ces troupes victorieuses s’allerent jetter sur Bervesque, place forte, dans laquelle Pierre avoit fait entrer une fort grosse garnison d’Espagnols, qui étoient tout à fait devoüez à son party. Le prince Henry les voulut sonder comme il avoit fait les gouverneurs des deux dernieres villes, leur représentant qu’ils soûtenoient une méchante cause, puisqu’ils appuyoient les intérêts d’un homme qui avoit trahy sa foy sans écouter là dessus les reproches secrets de sa conscience, et ne faisoit point de scrupule d’avoir un commerce tout visible avec les juifs, sans se soucier si cette apostasie luy devoit attirer la malediction de Dieu et des hommes ; que s’ils vouloient se donner à luy de bonne foy ils auroient tous les sujets du monde de se loüer de ses honnêtetez. Toutes ces paroles, quelques insinuantes qu’elles fussent ne servirent qu’à les endurcir encore davantage et à les rendre plus fiers et plus impratiquabies. Quand Bertrand sceut d’Henry la brutalité de ces gens, il jura dans son langage ordinaire, disant à ce prince : À Dieu le veut ces gars ne vous doutent en rien, mais je vous le rendray bien brief.

Il fit donc aussitôt investir cette ville, et se mit à la tête des plus braves pour commencer l’attaque. Les assiegez se présenterent sur les murs dans la resolution de se bien defendre, Tandis que Bertrand les amusoit par les gens de trait qui lançoient contre eux leurs dards et leurs flêches, Hugues de Caurelay choisit quelques troupes des plus aguerries avec lesquelles il s’approcha de la juifverie, dont il fit entamer les murailles à grands coups de marteau d’acier, et y ayant ouvert de fort larges trous : les Juifs apprehendans qu’on ne fît d’eux tous une fort grande boucherie s’ils s’opiniâtroient à faire quelque resistance, faciliterent l’entrée de la ville par leur quartier pour sauver leurs vies. Il y eut un Breton des gens de Caurelay qui se transporta tout aussitôt sur les murs, et y arbora l’étendard de Bertrand en criant Guesclin ! Ce signal encouragea les autres à faire les derniers efforts pour monter à la faveur de plusieurs échelles de cordes dont ils avoient fait bonne provision.

Cet assaut fut un peu meurtrier des deux côtez : car tandis que les François gravissoient les murs, et se prêtoient la main les uns aux autres pour gagner le haut du rampart, les Espagnols leur jettoient sur la tête des cuves toutes pleines d’eau boüillante et les faisoient tomber dans le fossé. Cette disgrace ne refroidissoit point l’ardeur des assiegeans qui se relevoient avec plus de rage et de fureur, et remontoient à l’assaut avec une nouvelle opiniâtreté. Les assiegez jettoient sur eux des tonneaux pleins de pierres, et des grosses poutres dont ils les accabloient, si bien que cette vigoureuse resistance donnoit à douter aux François du succés du siege. On croyoit qu’on perdroit beaucoup de temps, et que peut-être on seroit obligé de lever le piquet de devant la place sans avoir rien fait. Henry craignant qu’on n’abandonnât ce siege, fit aussi les derniers efforts en personne avec ses gens ; quand Bertrand, qui ne se rebutoit jamais, et que la présence du peril rendoit encore plus intrepide, vint se présenter aux barrieres de la porte avec une coignée et déchargea dessus de si grands coups qu’il les abbatit. Tous les plus braves encouragez par son exemple s’avancerent en foule, et firent une si grande irruption qu’ils entrèrent pêle mêle avec les ennemis dans la ville, dont ils firent un carnage horrible. Ceux qui pûrent éviter la fureur du soldat par la fuite, se cacherent dans leurs maisons, pensans s’y mettre à couvert de tous les dangers, mais il n’y furent pas plus en sûreté. Les femmes se mettoient à genoux devant les vainqueurs pour sauver la vie de leurs maris, et les enfans se prosternoient aux pieds des soldats pour les supplier de ne point donner la mort à leurs pères : mais toutes ces soumissions ne furent point capables d’arréter le cours de leurs violences et de leurs türies. Il restoit à prendre une ancienne tour où quelques juifs s’étoient retirez ; Bertrand en fit brûler les portes par un feu d’artifice qui la fit bientôt mettre à bas. On ne fit aucun quartier aux plus obstinez de ceux qu’on trouva dedans : mais on eut quelque indulgence pour les autres qui se rendirent à discretion de fort bonne foy.

La ville de Bervesque suivit ainsi le sort des deux autres qu’on avoit conquises, et se mit sous l’obeïssance d’Henry. Pierre le Cruel étoit à Burgos, où il tenoit sa cour : il fut fort consterné quand deux bourgeois qui s’étoient échappez de Bervesque, luy vinrent annoncer la funeste nouvelle de sa prise, et la bravoure avec laquelle les François s’étoient comportez dans l’assaut qu’ils venoient de leur donner, ayant à leur tête un nommé Bertrand, dont les coups étoient autant de foudres dont personne ne se pouvoit parer. Ils luy dirent que les ennemis avoient monté comme des singes sur leurs murs avec des échelles de corde, et qu’ils s’étoient ouvert le passage malgré tous les efforts qu’on avoit fait pour le leur disputer ; qu’enfin la ville étoit tout inondée du sang des juifs, des sarazins, et des Espagnols qu’ils avoient répandu pour s’en rendre les maîtres. Ce prince eut d’abord de la peine à croire cette étonnante conquête, et s’imaginant que ces deux bourgeois avoient vendu la ville à prix d’argent, il les menaça de les faire mourir. Un des deux, pour se disculper, luy représenta que ceux qui s’étoient emparez de la place n’étoient pas des hommes, mais des diables devant lesquels il n’étoit pas possible de tenir ; que c’étoient des gens qui ne craignoient ny flèches, ny dards, ny mort, ny blessûre ; qu’ils se faisoient jour au travers de tous les périls, avançans toujours sans jamais reculer, et qu’il ne croyoit pas qu’il y eut dans tous ses États aucun fort qui pût résister quinze jours entiers à des trouppes si déterminées, et qui sembloient sortir de l’enfer.

Ce discours, qui n’étoit que trop veritable et qui devoit faire ouvrir les yeux à Pierre pour se garantir du danger qui le menaçoit, fut reçu de ce prince comme une imposture, que ces deux bourgeois avoient controuvée pour couvrir la trahison qu’ils luy avoient faite en vendant cette ville à ses ennemis. Il les regarda comme deux perfides, et, tout transporté de colere, il commanda qu’on les menât tout nuds au premier bois, et qu’on les branchât tous deux au premier arbre qu’on y trouveroit. Il eut tout le loisir de se repentir dans la suite d’une si grande cruauté, quand il apprit que ces deux personnes ne luy avoient dit que la verité toute pure sans luy rien déguiser ; cependant il n’étoit plus temps de les regretter, car le coup étoit fait.

Pierre, faisant réflexion sur tous les merveilleux progrés que faisoit Henry dans ses États, et sur le danger qui le menaçoit de les perdre, se tourna du côté du comte de Castre son intime amy, pour luy faire une confidence toute particuliere de ses déplaisirs, luy disant qu’il s’appercevoit bien que l’heure fatale étoit arrivée dans laquelle il devoit être dépoüillé de tout ce qu’il possedoit en Espagne, et que la prophetie s’alloit accomplir à ses propres dépens, qui tant de fois avoit avancé qu’un étourneau viendroit de Bretagne accompagné de beaucoup d’autres oiseaux avec lesquels il se rendroit maître des plus hauts colombiers, et en dénicheroit les pigeons ; que toute cette prediction tomboit sur Bertrand, originaire de ce pays, qui secondé de toute sa blanche compagnie s’étoit jette sur les terres de son obeïssance, avoit attaqué ses plus fortes places, avoit désolé toutes les campagnes, et venoit encore l’assieger dans sa capitale sans luy donner ny paix ny treve, rien ne luy tenant plus au cœur que de le pousser de son propre trône pour y mettre à sa place Henry le Bâtard. Le comte de Castre essaya de luy remettre l’esprit et de luy relever le courage, en l’assurant qu’il avoit encore de fort bonnes places qui luy seroient toujours fidelles, et des troupes reglées qui feroient pour luy tout le devoir que des sujets zelez ont accoûtumé de faire pour leur souverain legitime.

Pierre ne revenant point de l’alarme qui le troubloit, fit appeller trois juifs dans lesquels il avoit une confiance toute singulière. Le premier s’appelloit Jacob, le second Judas, et le troisième Abraham, les conjurant de luy faire part de leurs lumières et de leurs conseils, dans l’état déplorable où sa mauvaise fortune avoit reduit sa condition. Ces trois hommes étoient assez embarassez eux mêmes, ne sçachans quel partj ce prince devoit prendre pour se tirer d’un pas si dangereux. Il vint là dessus un quatrième conseiller de cette nation nommé Manasses, qui prit la liberté de luy témoigner qu’il ne le croyoit pas en sûreté dans Burgos, et qu’il feroit mieux de s’aller établir dans Tolede, dont les murs étoient hors de prise et la citadelle bien fortifiée ; qu’il étoit donc d’avis qu’il partît incessamment de Burgos, et que pour n’en pas effaroucher les habitans, il leur fît entendre qu’il reviendroit au premier jour, puis que tout le but de son voyage ne tendoit qu’à faire cesser par sa presence une sédition qui s’étoit meüe dans cette grande ville, et qu’après avoir calmé ce désordre il retourneroit aussitôt sur ses pas pour venir en personne partager avec eux tous les dangers et toutes les fatigues de la guerre.

Cet avis étoit trop sensé, pour que ce prince n’y déférât pas : cependant un bourgeois de Burgos voyant que Pierre les alloit quiter, ne fut pas satisfait de cette conduite ; il s’ingera de luy representer que cette capitale qu’il avoit envie d’abandonner, avoit toujours été le séjour des roys d’Espagne, dont le couronnement ne s’étoit jamais fait ailleurs ; que Charlemagne, ce grand conquérant de l’Europe, et dont la reputation ne finiroit point qu’avec le monde entier, l’avoit toujours regardée comme le centre de ce pays, et qu’il n’auroit pas plûtôt pris le chemin de Tolede qu’ils se venoyent en proye à leurs ennemis, qui ne manqueroient pas de les venir assieger chez eux, et peut-être prendroient durant son absence une ville qu’il auroit après beaucoup de peine à reconquerir. Le Roy tâcha de luy faire croire qu’il n’avoit point de passion plus violente que celle de revenir au plûtôt à Burgos, et le conjura de ne se point alarmer de ce prompt départ qui ne seroit pas inutile à ses habitans, puis qu’il esperoit les venir revoir avec un grand renfort pour les secourir en cas de besoin.

Ce riche bourgeois, le plus distingué de toute la ville, ne voulant pas être la duppe de Pierre, se mit en tête de rendre les clefs de Burgos entre les mains d’Henry, si ce prince entreprenoit d’y mettre le siege, pour aller au devant du meurtre et du pillage, qui sont inseparables des villes que l’on prend de force et d’assaut. Pierre pensant avoir mis un fort bon ordre à ses affaires, et comptant sur la fidelité de ceux de Burgos ne songea plus qu’à se mettre en chemin pour se rendre à Tolede, accompagné du comte de Castres et de ces quatre juifs ses plus particuliers confidens. Il fut reçu dans cette grande ville avec des acclamations extraordinaires. On y regala magnifiquement ce prince pour luy témoigner combien on étoit sensible à l’honneur qu’il faisoit à ceux de Tolede de vouloir établir son séjour chez eux. Pierre n’eut pas plûtôt quité Burgos, qu’un espion sortit de cette ville pour en venir donner la nouvelle à Henry, luy disant qu’il avoit pris la route de Tolede où l’on estimoit qu’il avoit dessein de s’enfermer. Bertrand qui se trouva present au rapport que fit cet espion, fut d’avis qu’on allât se saisir de Burgos, promettant à Henry de l’y faire couronner roi d’Espagne.

Tout le monde applaudissant à ce conseil, chacun se mit aussitôt en devoir de partir, dans la resolution d’executer ce que Bertrand avoit suggeré. L’on plia donc bagage toute la nuit, afin de couvrir le dessein que l’on projettoit. La marche de l’armée commença le lendemain dés la pointe du jour. L’on mit le bagage au milieu ; l’avantgarde étoit conduite par le maréchal d’Endreghem, secondé d’Olivier de Mauny, d’Hugues de Caurelay, de Nicolas Strambourc, de Jean d’Evreux, de Gautier Huët, et de beaucoup de chevaliers anglois, qui faisoient tous belle contenance. L’arriere-garde étoit commandée par Bertrand, dont le nom seul étoit si redoutable, qu’on étoit tout persuadé que sa personne seule valoit une armée toute entière. Le comte de la Marche, le sire de Beau Jeu, Guillaume Boitel, Guillaume de Launoy, Henry de Saint Omer, se firent tous honneur d’accompagner un si grand capitaine, et de partager avec luy le peril et la gloire qu’il alloit chercher dans cette expedition : mais sur tout le prince Henry se promettoit qu’elle luy seroit avantageuse soûs les enseignes d’un general dont les armes avoient toujours été victorieuses, esperant d’ailleurs que Dieu sçachant la justice de la cause qui les faisoit tous agir, répandroit sa bénédiction sur leur entreprise, puis que l’ennemy qu’ils avoient à combattre étoit un prince reprouvé, qui ne s’étoit pas contenté de renoncer publiquement à la religion chrétienne, par l’infame commerce qu’il entretenoit avec les juifs, au grand scandale de tous ses sujets, mais avoit encore trempé ses mains dans le sang innocent de la plus sainte et de la plus accomplie princesse de toute la terre, qu’il devoit d’autant plus menager qu’elle étoit sa propre femme, et qu’outre qu’elle tiroit son extraction de saint Loüis, elle avoit toujours eu pour luy des condescendances qu’il ne meritoit pas, vivant avec luy de la maniere du monde la plus douce et la plus honnête, au travers de tous les mauvais traitemens qu’elle en recevoit, sans jamais luy reprocher les infidelitez qu’il luy faisoit, en donnant son cœur et son corps à des concubines qui la luy rendoient odieuse, et n’eurent jamais de repos qu’après luy avoir inspiré la cruelle resolution de la faire mourir.