Anciens mémoires sur Du Guesclin/20

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 388-392).


De la foudre du ciel qui tomba miraculeusement sur Daniot et Turquant, ces deux scelerats accusez du meurtre de la reine Blanche, et qui s’en voulurent purger en rejettant ce crime l’un sur l’autre, pour lequel on les fit combattre en champ clos.


Nous avons dit que ces deux juifs avoient rendu le prince Henry maître de Séville par leur perfidie. La recompense qu’ils en eurent fut une autorité presque souveraine qu’on leur accorda sur les bourgeois de la même ville, dont ils abuserent si fort qu’elle degenera bientôt en tyrannie. Les juifs se voyans soûs le joug de leurs compatriotes qui ne les traitoient pas mieux que les autres, voulurent le secoüer par une accusation qu’ils intenterent contr’eux, deposans qu’ils étoient les deux seuls auteurs de la mort de la reine Blanche, qu’ils avoient tuée sur son lit, tandis que cette princesse étoit toute seule enfermée dans sa chambre, faisant ses prieres à son Dieu dans le silence de la nuit. Henry qui connoissoit Daniot et Turquant par le seul endroit du bon office qu’il en avoit reçu quand ils avoient tramé la reddition de Seville en sa faveur, fut bien surpris quand il sçut qu’ils avoient été les deux conseillers, et tout ensemble les deux exécuteurs de l’ordre barbare que Pierre leur donna de taire mourir sa propre femme. Il les fit venir devant luy pour les interroger tous deux sur un crime si noir, et les menaça de les faire tous deux brûler vifs s’ils luy cachoient la verité de ce detestable attentat. Daniot prit la parole et tacha de se disculper, en disant qu’il étoit bien vray que le roy Pierre l’avoit envoyé comme huissier pour autoriser cette execution par quelque forme de justice, mais qu’il avoit eu tant d’horreur d’un si cruel arrêt qu’il n’avoit pas osé seulement mettre le pied dans la chambre, s’étant contenté de se tenir à la porte après avoir essayé cent fois de détourner Turquant de commettre une si grande inhumanité ; qu’il étoit là pour rendre ce témoignage à la vérité sans rien déguiser de tout ce qui s’étoit passé.

Turquant se voyant chargé par son complice, luy donna le change, avoüant très sincèrement qu’ils avoient été tous deux les meurtriers de cette innocente princesse, et priant Henry de ne le point mettre à la gehenne pour en sçavoir tout le détail, puis qu’il se confessoit criminel et qu’il sçavoit bien qu’il ne pouvoit pas éviter le dernier supplice non plus que Daniot et six autres Juifs qui les avoient secondé pour faire ce coup execrable. Daniot l’interrompit en luy donnant un dementy, soutenant qu’il n’avoit point entré dans la chambre de cette princesse quand on la fit ouvrir, et qu’il devoit se souvenir de ce qu’il luy dit plusieurs fois que cette bonne et pieuse dame n’avoit point merité d’être si cruellement traitée. Turquant voyant que celuy-cy cherchoit à se tirer d’affaire contre sa propre conscience, qui luy devoit reprocher le crime qu’il avoit commis avec luy, s’éleva contre luy le traitant de menteur, d’impudent et d’effronté, ne pouvant comprendre le front qu’il avoit de nier un fait plus clair que le jour, dont il marqua tout le détail et toutes les circonstances avec tant d’évidence qu’Henry ne put douter qu’ils ne fussent tous deux complices du même attentat. Bertrand, pour vuider ce different, declara qu’il seroit à propos de les faire tous deux combattre en champ clos, et que celuy qui seroit victorieux de l’autre, seroit reconnu le plus innocent. Henry donna les mains à la proposition de Guesclin, marqua le jour, l’heure, et le lieu que le düel se devoit faire entre ces deux Juifs. Ce prince voulut être le spectateur de ce combat ; toute sa cour eut la même curiosité. Tous les bourgeois de la ville montèrent en foule sur les murs pour joüir du plaisir de voir aux mains ces deux miserables qui furent amenez au champ désigné. Bertrand fut preposé pour veiller à ce que tout se passât dans ce combat singulier sans aucune supercherie ny de part, ny d’autre. Comme il avoit quelque predilection pour Turquant plûtôt que pour Daniot, il dit au premier que s’il pouvoit tüer son homme, il luy procureroit sa grâce. En effet le dernier avoit une mine si patibulaire que tout le monde le condamnoit déjà par avance.

Quand on eut fermé le champ de barrieres, on les y fit entrer tous deux, armez de pied en cap et fort avantageusement montez. Ils s’éloignerent de concert pour courre l’un sur l’autre avec plus de force et d’impetuosité. Ils en vinrent, de part et d’autres, aux approches avec une égale furie, se déchargeans d’horribles coups l’un sur l’autre. Turquant fit un si grand effort contre Daniot, qu’il luy perça le bras de son épée, dont le pré fut tout ensanglanté, luy reprochant qu’il paroissoit bien qu’il avoit fait un parjure par le public desaveu qu’il venoit de faire, qu’il eût trempé dans la mort de la Reine, et que Dieu découvroit assez son mensonge par la disgrâce qui venoit de ]uy arriver. Après s’être bien chamaillez, ils se colletèrent avec tant d’acharnement et d’opiniâtreté que le roy Henry, se tournant du côté de Bertrand et de tous les autres spectateurs, ne put s’empêcher de leur témoigner qu’il admiroit la force et le courage de ces deux coquins, qui ne pouvoient lâcher prise et se tenoient tous deux par le corps à force de bras sans reprendre haleine, et sans que l’un ny l’autre voulut ceder à son adversaire. Mais tandis qu’ils étoient ainsi colez l’un à l’autre, le ciel voulut, par un miracle, faire une justice exemplaire de ces meurtriers. Tous les spectateurs furent bien surpris de voir une épaisse nuée s’étendre dans l’air sur leurs têtes, au travers de laquelle il sortoit des éclairs accompagnez d’un tonnerre qui, faisant un bruit et un fracas horrible, fendit enfin la nue pour lancer sa flamme et son carreau sur ces deux criminels, qui furent brûlez jusqu’aux os à la veüe de tant de personnes que ce feu voulut épargner, comme s’il eût sçu discerner les innocens d’avec les coupables.

Ce châtiment tout visible de la main de Dieu jetta tant de frayeur dans l’ame de ceux qui le virent, que chacun s’en retourna chez soy tout consterné d’une si terrible avanture. On se disoit l’un à l’autre que la Providence n’attendoit pas toujours à punir les hommes en l’autre vie, puisque dés celle-cy, le doigt de Dieu s’étoit fait connoître à l’égard de ces deux détestables Juifs, qui ne meritoient plus de voir le jour, après avoir commis une si indigne action sur une princesse dont la conduite innocente avoit édifié toute la cour d’Espagne. Ce miracle fit un si grand effet sur l’esprit de ceux qui en furent les timides témoins, que plus de seize cens, tant juifs que sarrazins, demanderent tous le baptême avec le dernier empressement, et firent, pour ainsi dire, une sainte violence aux ministres des autels du vrai Dieu, pour être mis au rang des chrétiens. Henry, Bertrand et tous les seigneurs de l’armée ne douterent plus de la sainteté de la reine Branche, puisque Dieu même avoit entrepris de venger sa mort par un miracle qui ne fut pas le seul qui publia ses merites et ses vertus ; car il fut secondé de beaucoup d’autres, dans la suite, qui rendirent la memoire de cette princesse recommandable à tous les siecles. Pierre, qui ne fut pas moins son meurtrier que son mary, reconnut trop tard l’inhumanité qu’il avoit commise sur elle, et comprit bien que si le ciel avoit fait une si effroyable justice des executeurs de ce crime, il en pendoit encore davantage sur la tête de son auteur. En effet, la deplorable fin de ce prince, que nous apprendrons dans la suite, justifiera sensiblement que tôt ou tard, Dieu ne laisse rien d’impuny. Nous allons voir les moyens secrets dont la Providence s’est servie pour châtier ce Roy non seulement cruel, mais impenitent, apostat et desespéré, qui, n’ayant plus de religion, se plongea malheureusement dans le précipice qu’il se creusa par une conduite toute pleine d’impiété, d’injustice et d’endurcissement.