Anciens mémoires sur Du Guesclin/21

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 393-399).


Du secours que le roy Pierre alla demander au prince de Galles qu’il trouva dans Angoulesme, et du présent qu’il luy fit de sa table d’or, pour l’engager dans ses intérêts.


Ce malheureux prince, ennuyé de sa mauvaise fortune et se voyant abandonné de tous ses sujets et poursuivy jusques dans les reins par Henry, qu’il regardoit comme un usurpateur, resolut de s’aller jetter entre les bras du prince de Galles qu’il connoissoit assez généreux pour entreprendre de le relever de l’accablement dans lequel il étoit, et de le faire remonter sur le trône. Il s’embarqua donc avec son monde, son argent et sa table d’or couverte d’un tres riche drap dont l’étoffe étoit extremement curieuse et rare. Il commanda qu’on eût à cingler du côté de Bordeaux, parce qu’étant la capitale de la Guienne, il devoit raisonnablement croire que ce prince y faisoit son sejour. Ce fut dans cette esperance qu’il y debarqua, donnant ordre à ses fourriers de prendre les devans et d’aller toujours marquer son logis dans la ville. Ensuite il monta sur une mule d’Arragon, suivy d’un grand nombre de chevaliers qui luy faisoient cortege chapeau bas, tâchant de cacher son malheur et son inquiétude par un exterieur magnifique et superbe. Il demandoit, en passant dans les ruës, si le prince étoit dans la ville : il fut un peu mortifié de ne l’y pas trouver. Il tira du côté d’Angoulesme, où l’on luy dit qu’il étoit pour lors. L’arrivée d’un Roy fit assez de bruit pour que la nouvelle en vint bientôt aux oreilles du prince, qui ne temoigna pas peu de surprise d’apprendre qu’on eût ainsi dépouillé de ses États un si puissant souverain, demandant par quel malheureux canal cette disgrâce luy pouvoit être arrivée. Chandos étoit pour lors à sa cour, et n avoit pas peu d’accès auprés de son maître. Il s’étonna beaucoup quand il luy dit que Bertrand et les Anglois qui servoient sous luy, avoient fait cette belle manœuvre, et qu’au lieu d’aller faire la guerre dans le royaume de Grenade contre les Sarrazins, ainsi qu’ils l’avoient projette, tous ces braves avoient changé de resolution tout d’un coup et s’étoient attachez au service d’Henry contre Pierre, qu’ils avoient enfin chassé de ses États et contraint de venir, en prince mandiant, réclamer sa protection.

Ce prince fut touché du pitoyable sort de ce Roy, se persuadant qu’il luy devoit prêter la main pour le secourir, et que c’étoit un sanglant affront pour tous les souverains de demeurer les bras croisez et de se montrer insensibles aux disgrâces de leurs semblables. Il jura qu’il sacrifieroit toutes choses pour le retablir. Il n’eut pas plûtôt achevé ces paroles qu’on luy dit que le roy Pierre venoit d’entrer dans Angoulesme. Il envoya Chandos au devant de luy pour le recevoir et le faire descendre dans un hôtel qu’on avoit magnifiquement paré pour y loger un si grand Roy. D’abord qu’il apperçut Chandos, il courut l’embrasser, et luy faisant une sincere confidence de ses déplaisirs, il luy raconta toutes les persécutions qu’il avoit souffertes. et comme il avoit été poussé du trône par les armes de Bertrand et beaucoup de chevaliers anglois qui s’étoient fait un merite de luy arracher le sceptre de gayeté de cœur, pour le mettre dans les mains d’un bâtard qui n’avoit aucun droit à la couronne. Il ajouta qu’il avoit été contraint de passer la mer pour venir implorer le secours du plus généreux prince du monde, espérant qu’il ne l’abandonneroit point dans une si grande decadence de ses affaires. Chandos essaya de luy remettre l’esprit en luy faisant part des avances qu’il avoit déjà faites en sa faveur, et des bonnes intentions dans lesquelles il avoit laissé son maître pour luy. Ces assurances calmerent un peu le chagrin de Pierre, que Chandos mena par la main dans les appartemens du prince de Galles, qui, n’attendant pas qu’il vint jusqu’à luy, le voulut prevenir en faisant la moitié du chemin. Cet infortuné Roy luy fit une profonde reverence, faisant voir dans son visage et dans tous ses airs une grande consternation. Ce premier silence fut suivy du triste discours qu’il luy fit de toutes ses disgraces, luy disant qu’un bâtard s’étoit rendu l’usurpateur de tous ses États, contre tout droit et justice, appuyé par les armes d’un avanturier breton qu’on nommoit Bertrand Du Guesclin, et par celles de beaucoup de chevaliers anglois qui s’étoient telement acharnez à sa ruine, qu’ils l’avoient réduit au pitoyable état dans lequel il le voyoit, expatrié, chassé de son trône, trahy par ses sujets et banny de son propre royaume par la violence et par l’injustice ; qu’il esperoit donc qu’un si grand et si genereux prince comme luy, seroit touché de l’infortune des souverains en sa personne, et qu’il employeroit ses armes, ses forces et sa valeur pour empêcher que toute l’Europe n’eût devant les yeux un si pernicieux exemple de perfidie, de trahison, de révolte et d’ingratitude.

Le prince de Galles appercevant que les larmes luy couloient des yeux, et que les sanglots empêchoient qu’il ne prononçât distinctement tout ce qu’il disoit, parut si fort émeü de son discours, que sans luy permettre de l’achever, il luy fit remettre son chapeau sur sa tête, luy disant qu’il alloit tout risquer, et qu’il sacrifieroit sa vie même dans une bataille pour lui mettre la couronne en main de la même maniere qu’il venoit de luy faire porter son chapeau sur sa tête, pour le faire couvrir. Pierre passa sur l’heure d’une grande douleur dans de grands sentimens de joye quand il vit que le prince de Galles entroit de si bon cœur dans ses intérêts. Il luy témoigna qu’il luy seroit redevable de sa couronne, et que s’il êtoit assez heureux pour rentrer dans la jouïssance de ses États par son secours, il luy en feroit volontiers hommage, et reconnoîtroit les tenir de luy comme son vassal. Le prince de Galles fit aussitôt apporter du vin dont il le fit servir par des chevaliers, sçachant que Pierre, au milieu de sa chute, n’avoit rien perdu de sa premiere fierté ; car il avoit un si grand fonds d’orgueil, qu’il ne croyoit pas que tous les souverains de l’Europe luy fussent comparables. Tandis qu’ils s’entretenoient ensemble, quatre Espagnols entrèrent dans la chambre portans sur leurs épaules cette table d’or dont nous avons déjà tant parlé. Quand elle eut été mise à terre, toute la cour s’approcha pour en admirer la beauté, la richesse et l’éclat. Pierre dit au prince qu’il le supplioit de vouloir accepter ce présent, et que cette précieuse table luy venoit d’Alphonse, son père, qui l’avoit eüe de son ayeul, auquel elle avoit été donnée pour payer la rançon d’un roy de Grenade qu’il avoit fait prisonnier dans une bataille, et qui n’avoit pu recouvrer sa liberté que par le sacrifice qu’il avoit fait d’une chose si rare et si curieuse.

Le prince s’estima très-honoré de ce présent, et l’assura qu’il l’en recompenseroit avec usure. Plus il étudioit cette table et plus il en étoit charmé. La joye qu’il en eut ne luy permit pas d’attendre plus longtemps à la faire voir à la princesse sa femme, qui passoit pour la plus belle dame de son siècle. Elle étoit à sa toilette quand on luy vint annoncer ces deux nouvelles à la fois, que le prince son époux avoit promis du secours à Pierre, et que ce Pierre avoit fait présent de sa belle table au Prince. Elle comprit bien que ce don leur coûteroit un jour bien cher, et ne put s’empêcher de dire à ses dames d’atour, et à ses filles qui étoient autour d’elle, que ce cruel prince qui avoit trempé ses mains dans le sang de sa propre femme, ne meritoit pas de recevoir un accueil si favorable dans leur Cour ; que la mort d’une si pieuse Reine crioit vengeance devant Dieu et devant les hommes, et qu’elle s’étonnoit comment son mary se laissoit aller aux cajoleries de cet inhumain, qui ne le payeroit un jour que d’ingratitude.

Cette sage princesse penetrant les grosses suites que cette affaire auroit, donna quelques larmes à l’idée qu’elle se fit de tous les malheurs qu’elle devoit traîner après elle. Son jeune fils, qui fut depuis roy d’Angleterre sous le nom de Richard second, la voyant pleurer, montra dés lors la tendresse de son naturel, en tachant de la consoler de son mieux. Elle prit tant de goût aux caresses que cet enfant luy fit, qu’elle voulut bien essuyer ses pleurs pour l’amour de luy. Comme sa douleur étoit un peu calmée, son chagrin se renouvella par la veüe de cette table funeste qu’un chevalier luy vint presenter de la part de Pierre, roy d’Espagne. Après qu’elle l’eut un peu regardée, ce fut pour lors que se souvenant que ce présent alloit beaucoup commettre la vie du prince de Galles, son époux, elle tourna la tête d’un autre côté, donnant mille malédictions, non seulement à cette table, mais à la personne qui l’avoit présentée, disant qu’elle leur alloit attirer de fort grands malheurs. Le prince qui croyoit l’avoir bien regalée, faisant transporter dans ses appartemens un meuble si précieux, et s’imaginant qu’elle l’auroit reçu comme le plus bel ornement qui devoit parer son palais, fut fort étonné quand le chevalier luy dit qu’elle n’en avoit aucunement paru satisfaite, et qu’elle avoit souhaité que Pierre n’eût jamais mis le pied dans sa cour, puisque la protection qu’il luy avoit promise, traîneroit après soy une guerre fort périlleuse. « Je vois bien, dit le prince de Galles, qu’elle voudroit que je demeurasse toujours auprés d’elle sans jamais sortir de sa chambre. Il faut qu’un prince qui veut eterniser son nom cherche les occasions de se signaler dans la guerre, et remporte beaucoup de victoires pour se faire un nom considerable dans la postérité, s’endurcissant à tous les dangers, connue firent autrefois Roland, Olivier, Ogier, les quatre Fils Aimon, Charlemagne, le grand Léon de Bourges, 'Juon de Tournant, Lancelot, Tristan, Alexandre, Artus et Godefroy, dont tous les romans racontent le courage, la valeur et l’intrépidité toute martiale et toute heroïque. Et par saint George en qui je croy, je rendray Espengue au droit héritier ; ne ja bâtard n’en tendra qui vaille un seul denier et ad ce deussent bien regarder tous princes et barons : car autant leur en peut aux nez. »

Ce prince se disposa donc à se mettre en campagne en faveur de Pierre, envoyant ses dépêches par tout, et donnant le rendez-vuus à Bordeaux où se devoit faire l’assemblée de ses troupes : et pour faire un corps d’armée fort considérable, il manda tout ce qu’il avoit de gens d’élite, les gendarmes et les archers les plus braves et les plus determinez, avec des ordres fort pressans et fort precis de ne pas differer d’un moment à se rendre à cette capitale au jour qu’il avoit marqué. Car il témoignoit tant d’empressement là dessus, qu’il sembloit que cette guerre luy tenoit plus au cœur que toutes les autres qu’il avoit entreprises, et qu’il n’y avoit point de gloire pareille à celle qu’il pouroit remporter s’il retablissoit sur son trône un Roy banny de ses États, et chassé par des sujets perfides et rebelles. Ce qui luy donnoit encore plus de chaleur à monter au plûtôt à cheval, c’est qu’il avoit un fonds de jalousie contre Bertrand, dont il apprehendoit que la reputation n’effaçât celle qu’il avoit acquise dans tous les avantages qu’il avoit eu sur les François, particulièrement dans la fameuse journée de Poitiers, qui luy avoit fait prendre un roy dans cette bataille. Il croyoit que s’il pouvoit en retablir un autre, ce seroit un honneur pour luy, qui n’auroit point encore eu d’exemple.