Anciens mémoires sur Du Guesclin/29

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Texte établi par Claude-Bernard Petitot (p. 31-44).


De la derniere bataille que gagna Bertrand sur le roy Pierre, qui perdit dans cette journée plus de cinquante mille hommes, et qui fut ensuite assiegé dans le château de Montiel où il se retira.


Henry parfaitement instruit par ses espions et coureurs de tout ce qui se passoit dans l’armée de Pierre, disposa touttes choses au combat, allant de rang en rang exhorter ses gens à bien faire, et leur remontrant qu’il falloit employer les derniers efforts pour prendre Pierre mort ou vif, de peur que s’il leur échappoit, il ne leur suscitât encore de nouveaux ennemis ; qu’il falloit que cette journée fut la derniere et le couronnement de touttes les autres ; qu’ils avoient à combattre un prince apostat, qui s’étoit rendu l’horreur et l’execration de toute la terre par ses cruautez et ses impietez ; que le ciel ne beniroit jamais les armes de ce meurtrier, dont les troupes étoient composées d’Infidelles et de juifs, tous ennemis du nom chrétien, qui marchoient sans discipline, et vivoient entr’eux sans intelligence ; qu’ils auroient bon marché de touttes ces canailles qui n’ avoient rien de bon que les dépoüilles qu’ils en esperoient, et qu’il y avoit lieu de croire que cette journée les feroit tous riches ; que ceux enfin qui viendroient à perdre la vie dans cette bataille, ne pouvoient mourir plus glorieusement, ny plus saintement, puis que ce seroit pour une cause non seulement fondée sur la justice, mais aussi sur la religion ; qu’on ne pouvoit mourir qu’une fois, et que dans ce rencontre le merite et la pieté se trouveroient mêlées dans un même trépas, qui seroit regardé devant Dieu comme un sacrifice.

Un discours si fort et si touchant fut interrompu par la voix publique de toute l’armée, qui luy témoigna n’avoir point de plus grand désir que d’en venir aux mains incessamment. On alla donc de ce pas aux ennemis. Henry fut un peu surpris de voir la belle ordonnance de l’armée de Pierre et la fiere contenance de ceux qui la composoient. Il ne put s’empécher de le témoigner à Bertrand, auquel il montra l’étendard du jeune prince de Belmarin, luy disant que s’il pouvoit tomber dans ses mains, jamais homme n’auroit fait une si belle prise, car il en auroit pour sa rançon plus d’argent qu’il n’y en avoit dans tout le royaume d’Espagne. Guesclin luy répondit qu’il ne falloit faire quartier à personne ; qu’il assommeroit tous les juifs et les sarrazins qu’il prendroit, avec autant de flegme qu’un boucher tuoit ses beufs et ses moutons, et qu’à moins qu’ils ne demandassent le baptême pour se faire Chrétiens, il n’en échapperoit pas un seul ; que c’étoit dans cet esprit qu’il alloit combattre, et qu’il avoit pensé de ranger leur armée dans cet ordre, sçavoir : que le corps de bataille seroit au milieu commandé par le Roy, l’aîle droite par lui même, et l’aîle gauche par le Besque de Vilaines. Il n’y avoit dans toutte cette armée pas plus de vingt mille hommes. Le roy Pierre en comptoit dans la sienne plus de cinquante mille, dont il fit cinq batailles. Quand il les eut rangé eu belle ordonnance, il conjura le fils du roy de Belmarin de se surpasser dans cette occasion, le priant d’affronter comme luy tous les perils dans cette journée, parce que, s’il pouvoit une fois vaincre Henry, la couronne d’Espagne seroit affermie sur sa tête pour toute sa vie. Le jeune prince l’assûra par avance de la victoire, étant tous deux incomparablement plus forts que leurs ennemis, qui n’étoient pas deux contre cinq.

Tandis qu’ils s’échauffoient l’un l’autre à bien faire, un capitaine sarrazin les interompit en disant qu’il ne dévoient point douter du succés du combat qu’ils alloient donner, et que le corps de troupes qu’il commandoit n’ayant jamais pâly devant les chrétiens, et ne sachant ce que c’étoit que de reculer, il leur répondoit de la victoire, et qu’Henry leur feroit bientôt voir ses talons. Pierre ne parut pas bien persuadé de tous ces avantages dont il se flattoit, lui representant qu’il y avoit avec Henry deux intrepides chevaliers, Bertrand et le Besque de Vilaines, dont le premier avoit pour armoiries un aigle de sable en champ d’argent, et le second arboroit dans ses enseignes un quartier d’Espagne, à cause de la comté de Ribedieu, dont Henry luy avoit fait présent ; que ces deux generaux ne fuiroient jamais et vendroient chèrement leur vie ; que s’ils pouvoient tomber prisonniers dans ses mains, il ne leur donneroit jamais la liberté pour quelque rançon qu’ils luy voulussent offrir. Aprés qu’il eut achevé ce discours, le jeune prince de Belmarin fit faire un mouvement à ses troupes qu’il fit marcher droit à Bertrand, qui, les voyant venir, dit à ses gens : Orsus, mes amis, vecy ces gars qui viennent, et par Dieu qui peina en croix et le tiers jour suscita, ils seront déconfits et tous nôtres. Il fit aussitôt sonner ses trompettes avec un très grand bruit, et le Besque de Vilaines fit aussi de son côté la même contenance. Ils donnerent tous deux contre les sarrazins. Henry se chargea d’attaquer Pierre son ennemy, se promettant bien de le joindre dans la mêlée, pour le combattre corps à corps et vuider tout leur differend aux dépens de la vie de l’un ou de l’autre. Comme on étoit sur le point d’en venir aux mains, tous les soldats des deux armées se disoient adieu les uns aux autres, et faisoient leurs prieres en se frappant la poitrine, et se recommandans à Dieu dans un peril si présent et si eminent.

La bataille s’ouvrit par les gens de trait des deux côtez. Quand cette grêle qui dura quelque temps eut cessé, l’on s’approcha de plus prés, et l’on combattit pied à pied, le sabre et l’épée à la main. Le Besque de Vilaines[1] ayant descendu de cheval avec tout son monde, qui suivit son exemple, se mêla dans la presse tête baissée, pour aller chercher le neveu du roy de Belmarin, sur lequel il s’acharna particulièrement, et luy déchargea sur la tête un si grand coup d’une hache qu’il tenoit à deux mains, qu’il le renversa mort ; et poussant toûjours sa pointe, il fit une grande boucherie des sarrazins, dont il coucha par terre la premiere ligne, et écarta le reste bien loin. L’un des fuyards vint tout éperdu donner avis au prince de Belmarin que, dans cette déroute, on avoit assommé son cousin germain. Cette nouvelle le desola fort. La rage qu’il en eut le fit jetter tout au travers de tous les dangers, pour venger, s’il pouvoit, cette mort sur le Besque de Vilaines, qui sans s’épouventer de cette furieuse temerité la luy fit payer cherement ; car se presentant à luy pour luy tenir tête, il luy donna tant de coups et de si pesans sur le casque, que, sa tête en devenant tout étourdie, l’homme en tomba pâmé sur la place. Une foule de Sarrazins coururent à luy pour le secourir et le relever, et l’envelopperent, de peur que, ne se pouvant plus tenir sur ses pieds, on ne l’achevât. Le dépit qu’ils eurent de voir leur maître abbattu leur fit tourner tête contre le Besque, qui les soutint avec une valeur extraordinaire. Mais il auroit à la fin succombé sous la multitude, si Bertrand ne fût venu le dégager et se joindre à luy dans le reste du combat ; si bien qu’ils ne faisoient eux deux qu’un seul corps de troupes, avec lequel ils chargèrent les sarrazins avec un courage invincible. Bertrand crioit à haut voix Guesclin ! pour donner chaleur à la mêlée. Ses Bretons, à ce signal redoubloient leurs coups et faisoient des efforts incroyables pour seconder leur general. Le Besque de son côté payoit aussi fort bien de sa personne, encourageant ses soldats à bien faire par son exemple. Il avoit à ses côtez un de ses fils qui se signaloit beaucoup dans cette bataille, et qui donna tant de preuves de son courage et de sa valeur, que le roy Henry le fit chevalier tout au milieu de l’action.

Ce prince, qui ne s’endormoit pas tandis que Bertrand et le Besque faisoient des merveilles, tourna touttes ses forces du côté de Pierre, avec lequel il vouloit éprouver ses forces et mesurer son épée seul à seul, s’il le pouvoit démêler au milieu de ses troupes. Ce prince renégat étoit suivy de beaucoup de chrétiens et de juifs, moitié cavalerie moitié infanterie, monté sur un des meilleurs chevaux de toutte l’Espagne. On voyoit de loin, sur sa cotte d’armes, les lions de Castille arborez avec beaucoup d’éclat. Henry, qui se pretendoit souverain de la même nation, portoit aussi les mêmes armoiries, c’est ce qui fit qu’ils se reconnurent tous deux. La haine qu’ils avoient l’un pour l’autre, causée par la competence du sceptre et par le violent desir de voir cette querelle vuidée par la mort d’un des deux, les obligea de s’attacher l’un à l’autre avec un acharnement égal. Pierre commença par vomir cent injures contre Henry, l’appellant bâtard et faux traître, qui s’étoit revolté contre luy, pour luy ravir son sceptre et sa couronne, et le menaçant qu’il ne sortiroit point de ses mains qu’il ne luy eût ôté la vie et ne luy eut mangé le cœur, ajoutant qu’il étoit le fils de la concubine de son pere Alfonse, et qu’il ne meritoit que la corde. Henry luy répondit qu’il en avoit menty par sa gorge ; que sa mere avoit été femme legitime d’Alfonse, qui l’avoit fiancée par le ministere de l’archevêque de Burgos, et dans la presence des principaux seigneurs de la cour ; qu’il étoit sorty de ce mariage, et que ce prince avoit reconnu la dame sa mere pour sa propre femme durant toutte sa vie ; si bien que c’étoit à tort qu’il voulait décrier sa naissance, à laquelle on ne pouvait pas trouver des taches comme a la sienne.

Quand il eut achevé ces paroles, il poussa son cheval avec beaucoup de roideur contre Pierre, tenant l’épée haute sur luy. Ces deux Rois se chamaillerent longtemps avec une égale furie, sans remporter aucun avantage l’un sur l’autre, car leurs armûres étoient si épaisses qu’ils ne les pouvoient entamer. Mais à la fin Henry fit de si grands efforts contre son adversaire, qu’il luy fît vuider la selle et l’abbattit à terre. Il alloit achever en luy perçant les flancs de sa lance, mais les sarrazins parèrent le coup, et s’assemblerent en foule en si grand nombre autour de luy, qu’ils eurent non seulement le loisir de le remonter, mais encore d’envelopper Henry de tous côtez, qui se défendant contr’eux tous et ne voulant pas reculer, crioit à son enseigne et à ses gens. Le bruit de sa voix les fit courir à luy d’une grande force. Le combat se renouvella donc avec plus de chaleur qu’auparavant. Les deux princes se rapprocherent avec un grand acharnement l’un sur l’autre. Ils étoient tous deux de fort rudes joüeurs. Pierre avoit une épée dans sa main plus trenchante et plus affilée qu’un rasoir, dont il voulut atteindre Henry ; mais le coup porta sur la tête de son cheval avec tant de vigueur et de force que non seulement il la trencha, mais il abbattit en même temps et le cheval et l’écuyer. Henry, qui n’avoit aucune blessûre, n’eut pas beaucoup de peine à se relever, et ses gens aussitôt luy presenterent une autre monture. Quand il fut remis à cheval, il rallia touttes ses troupes et les mena contre celles de Pierre, qui déjà touttes fatiguées d’un si long combat, ne purent soutenir davantage le choc des chrétiens, qui se tenoient si serrez, qu’il étoit tout à fait impossible de les ouvrir ny de les rompre, et qui venans à tomber sur les sarrazins recrus, blessez et dispersez, en firent un fort grand carnage. Bertrand Du Guesclin, le Besque de Vilaines, Guillaume Boitel, Alain de la Houssaye, Billard des Hostels, Morelet de Mommor, Carenloüet et les deux Mauny se signalerent beaucoup dans cette memorable journée, qui rendit les affaires de Pierre touttes déplorées et retablit entierement celles d’Henry.

Ce prince apostat ouvrit trop tard les yeux sur son malheur. Il vit bien que la main de Dieu l’avoit frappé pour le punir de son impieté. Ce fut alors qu’il témoigna le déplaisir extrême dont il étoit touché, d’avoir si lâchement abjuré sa religion pour suivre celle de Mahomet, qui luy avoit attiré la perte de tous ses États, et le danger de perdre la vie après avoir perdu la foy. Quand le fils du roy de Belmarin s’apperçut que touttes ses troupes étoient défaites et en fuite, il fut contraint de se jetter tout à travers champ, et de s’aller cacher dans une forêt avec le débris de sa déroute. Pierre eut de son côté recours à la vitesse de son cheval, et se retira dans le château de Montiel, avec seulement quatre cens hommes qu’il put ramasser. Les autres sarrazins étoient errans, épars et dispersez par les campagnes, et quand ceux de Seville les virent ainsi fuir, ils sortirent de leurs murailles et coururent sur eux, les blessans à grands coups de dards, et leur disans mille injures. Il n’y eut pas jusqu’aux juifs de la même ville, qui se mêlerent avec les autres pour les insulter, et leur reprocher la felonnie qu’ils avoient commise à l’égard d’Henry, leur roy legitime, qu’ils avoient lâchement trahy pour suivre le party de Pierre, sur qui la malédiction de Dieu venoit de tomber avec tant de justice. Henry cependant n’avoit rien plus à cœur que de terminer cette grande affaire par la mort de son ennemy. C’est la confidence qu’il fît à Bertrand, au Besque de Vilaines et à tous les autres generaux, que toutte cette victoire, quelque glorieuse qu’elle fût, ne luy donneroit pas une entiere satisfaction tandis que Pierre seroit encore en vie. L’incertitude dans laquelle ils étoient tous du lieu de sa retraite, les tint en balance assez longtemps, ne sçachans quelle route prendre pour le chercher et le trouver, quand un avanturier les tira de peine, en leur apprenant que ce malheureux prince étoit entré dans Montiel[2], à la tête de quatre cens hommes, et qu’il s’étoit enfermé dans cette place dans le dessein de s’y bien defendre.

Cette nouvelle leur donna l’esperance de l’envelopper là dedans comme dans un filet. Ce fut la raison pour laquelle Henry, par le conseil de Bertrand, fit publier par toutte son armée que chacun le suivît, sous peine de la vie, sans partager les dépoüilles et le butin qu’on avoit fait, jusqu’à ce qu’on eût pris le château de Montiel et l’oiseau qui en avoit fait sa cage. Ceux qui ne respiroient qu’après la part qu’ils pretendoient dans la distribution des bagages, des équipages et de tout l’argent monnoyé que les ennemis avoient laissé sur le champ de bataille, ne s’accommodoient gueres de cet ordre si precipité qui les empêchoit de satisfaire leur convoitise ; mais il y fallut obeïr. Henry, pour ne les pas decourager, fit garder tout le butin par cinq cens hommes d’armes, avec defense d’y toucher jusqu’au retour de la prise de ce château. La diligence qu’il fit pour gagner Montiel fut si grande, que Pierre se vit investy par un gros corps de troupes lors qu’il y pensoit le moins. Il fut bien étonné de voir que les chrétiens plantoient le piquet devant cette place, et distribuoient les quartiers entr’eux comme pour faire un siege dans les formes, et n’en point décamper qu’ils ne s’en fussent rendus les maîtres. Cet infortuné prince se voyant pris comme dans une ratière, étoit extremement en peine comment il pouroit s’évader. Il demanda conseil au gouverneur pour sçavoir quelles mesures il luy falloit prendre pour se tirer d’un si mauvais pas, luy disant que s’il pouvoit une fois avoir la clef des champs, il reviendroit dans peu fortifié d’un si puissant secours, que tous ses ennemis ne pouroient pas tenir devant luy. Le commandant luy répondit que la place manquoit de vivres et qu’il n’y en avoit pas encore pour quinze jours, après quoy l’on ne pouroit pas se defendre de se rendre à la discrétion d’Henry.

Ce fut pour lors que Pierre repassant dans son esprit touttes les cruautez qu’il avoit exercées dans son regne, le meutre detestable qu’il avoit commis sur la personne de sa propre femme, la credulité superstitieuse qu’il avoit eüe pour les juifs, et le secours qu’il étoit allé chercher chez les Infidelles, dont il avoit embrassé la malheureuse secte ; il vit bien qu’il avoit comblé la mesure de ses iniquitez, et que le ciel, pour le punir de touttes ses impietez et de tous ses crimes, l’alloit livrer entre les mains de son ennemy, qui, bien loin de luy pardonner, se feroit un plaisir de le faire mourir, pour n’avoir plus de competiteur à la couronne, et regner ensuite dans une securité profonde. Il faisoit reflexion sur l’état pitoyable auquel l’avoient réduit Bertrand, le Besque de Vilaines, et les autres partisans d’Henry, qui, sans eux, auroit succombé nécessairement sous les forces qu’il avoit amenées du royaume de Belmarin. Ce malheureux Roy tomba dans une grande perplexité d’esprit, voyant qu’à moins qu’il n’eût des aîles pour voler comme les oiseaux, il ne pouvoit aucunement échapper des mains de ses ennemis. Les vivres manquoient dans la place, et les assiegez n’étoient point en état de faire de sorties, ny de forcer aucun quartier. D’ailleurs, pour rendre la prise de Pierre immanquable, Henry fit batir un mur assez haut tout autour du château de Montiel, et les assiegeans veilloient avec touttes les precautions imaginables afin que personne n’entrât dedans, ny n’en sortît. Pierre voyant que la garnison, pressée par la famine, parloit secrettement de se rendre et de le livrer, il assembla les principaux officiers qui commandoient sous luy dans ce château, les conjura de tenir encore durant quinze jours, et les assûra qu’avant que ce terme fut expiré, il leur ameneroit un secours si considérable, qu’il tailleroit les assiegeans en pièces, et feroit lever le siege de la place. Ces gens luy remontrerent qu’il étoit absolument necessaire qu’il leur vint bientôt un renfort, parce qu’ils seroient aux abois avant quinze jours, et que dans ce besoin pressant ils seroient forcez de capituler avec Henry pour faire avec luy leur condition la meilleure qu’il leur seroit possible.

Pierre leur promit qu’il reviendroit si tôt, qu’il les tireroit de cet embarras. Il concerta donc avec eux qu’il partiroit la nuit, luy sixième. Il fit charger sur des fourgons, son or, son argent et ses meubles les plus precieux, dans le dessein de lever de nouvelles troupes, quand même il devroit épuiser pour cela tous ses coffres. Les assiegeans ne sçavoient pas que Pierre avoit la pensée de tenter une évasion ; car ils avoient seulement appris qu’il y avoit dans la place une grande disette. Cependant Bertrand croyant cette place imprenable, à moins que ce ne fût par assaut, voulut abreger chemin, disant à Henry qu’il luy conseilloit d’envoyer un trompette à Pierre pour le sommer de luy rendre la place, et luy proposer un accommodement entr’eux, qui seroit : Que Pierre luy cederoit la Couronne, à condition qu’Henry luy donneroit quelque duché dans l’Espagne pour avoir dequoy subsister honorablement. Ce conseil n’étoit pas fort agreable à Henry, qui avoit tout à craindre de Pierre s’il avoit une fois la vie et la liberté ; car il le connoissoit remuant, ambitieux et perfide. Mais les obligations qu’il avoit à Bertrand luy firent avoir pour luy la complaisance de prêter l’oreille à cet avis, et de le suivre avec beaucoup de docilité, quoy que ce fut avec quelque repugnance. Il donna l’ordre à l’un de ses gens de s’aller présenter aux barrieres pour faire à ce prince une proposition qui luy devoit être fort agreable et fort avantageuse, puis qu’il étoit perdu sans ressource. Cet homme se coula jusques sous les murailles de la place, et fit signe de son chapeau qu’il avoit à parler au roy Pierre.

Ce malheureux prince ne pouvant s’imaginer que, dans l’état où étoient les choses, Henry voulût avoir pour luy la moindre indulgence, regarda ce message comme un piege qu’on luy tendoit, et se persuada qu’il ne se faisoit que pour apprendre au vray s’il étoit dans la place en personne. C’est ce qui le fit resoudre à se faire celer, commandant que l’on répondît qu’il y avoit longtemps qu’il en étoit sorty : car il se promettoit sur ce pied que les assiegeans le croyans dehors, leveroient le piquet de devant ce château pour le chercher ailleurs, et qu’il pouroit par là s’évader ensuite à coup sûr. En effet, le commandant vint parler au trompette pour l’assurer qu’il y avoit plus de douze jours que le roy Pierre étoit party pour aller chercher du secours, pretendant revenir bientôt sur ses pas avec de si grandes forces, que les assiegeans seroient trop foibles pour luy résister. Cette nouvelle étoit assez plausible pour y ajoûter foy. Henry la croyant véritable, en tomba dans un grand chagrin, craignant d’avoir manqué le plus beau coup du monde, et dont l’occasion ne se pouroit de longtemps recouvrer. Le comte d’Aine comptant là dessus, luy conseilla de lever le siege. Mais Bertrand opina bien plus juste et plus judicieusement, quand il luy dit qu’il étoit persuadé que Pierre étoit encore là dedans, et que comme il apprehendoit de tomber vif entre ses mains, il avoit inventé cette ruse et ce mensonge pour le faire décamper de là ; qu’il ne luy conseilloit pas de donner si bonnement dans ce paneau ; car quand même la sortie de Pierre seroit veritable, il ne devoit pas abandonner pour cela le siege qu’il avoit entrepris, puisque ce seroit faire un arrière-pied qui seroit capable de decrediter la reputation de ses armes, qu’il falloit entretenir dans le public, de peur qu’on ne vînt à rabattre beaucoup de l’estime qu’on avoit de sa valeur. Ces raisons parurent si fortes à Henry, qu’il prit la resolution de ne jamais partir de là qu’il ne se fût rendu tout à fait maître de Montiel, quand il se devroit morfondre devant avec touttes ses troupes durant tout l’hyver. Voulant enfin trouver dans la mort et le supplice de Pierre le couronnement de tous ses désirs, et la fin de tous ses peines, il donna donc tous les ordres nécessaires afin qu’on fit de nouveaux efforts contre cette place, et qu’on employât toute la vigilance possible pour empêcher ce prince apostat de sortir de Montiel, qu’il vouloit avoir vif ou mort, afin qu’il ne restât plus personne capable de luy disputer la couronne qui luy appartenoit.


  1. Moult estoit le Besgue de Villaines bien armé, et tout à pié estoit, et ses gens aussi, l’escu au col, et le glaive ou poing : dont il fey un paien, nepveu du roy de Belmarin, si raidement, qu’il le perça tout oultre, et toutes ses armures, et le rua jus tout mort : puis retira son glaive, et en occist aussi le second et le tiers, en escriant : « Nostre Dame aye au roy Henry. ! Huy verra l’en qui aquerra houneur. » (Ménard, p. 357.)
  2. Le Bègue de Vilaines s’étant apperçu le premier de la fuite de Pierre, le suivit de si près qu’il le contraignit de se jetter dans le château de Montiel… de Vilaines en courant l’avoit toûjours observé de l’œil, de maniere qu’ayant remarqué que le gros de poussière qu’il faisoit eu fuiant tournoit vers ce château, il jugea qu’il y étoit entré. Il pousse jusqu’à la porte ; mais l’ayant trouvée fermée, il mit son fils devant avec quatre cents chevaux ; et lui avec sa cavalerie investit la place de tous côtés…

    Cette fameuse bataille, dite la bataille de Montiel, se donna le 13 août 1368. (Du Chaslelet, p. 166, 167.)