Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I/Conclusion

La bibliothèque libre.
Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 371-379).


CONCLUSION




Des idées allemandes, françaises, suisses et américaines préparent, avant la venue de Nietzsche, un nietzschéanisme approximatif, si on les joint. Mais où se rejoignent ces idées, si ce n’est dans l’esprit de quelques Européens cultivés, dont aucun ne se sent la vocation d’y réfléchir, et qui en tirent tout au plus de subtiles jouissances intellectuelles ? Et puis, en se rencontrant, elles ne sont pas pour cela conciliées. Il y faut un travail nouveau, formatif et dirigé.

Nietzsche, en qui se produit cette même rencontre d’idées, sent la nécessité de les unir ; et, comme elles l’obligent à une décision violente au moment où leur contradiction éclate, il construit plusieurs systèmes nouveaux et successifs pour répondre aux questions qui se posent, lorsque « des choses qui ne s’étaient encore jamais regardées face à face, brusquement s’affrontent, s’éclairent et deviennent intelligibles les unes par les autres[1] ».

I

Avant Nietzsche, les classiques et les romantiques allemands refusaient de s’immobiliser sur le plan de la pensée coutumière. Tout jeune encore, Gœthe promène dans la société présente un cœur endolori par la vulgarité des hommes. Hœlderlin pleure sur l’Allemagne de son temps, et déjà ses doléances incriminent non seulement l’Allemagne, mais toute l’humanité moderne. Les civilisations modernes depuis la Révolution ont donné l’influence à la foule ; Schiller et Schopenhauer en avaient décrit en sarcasmes colorés les infirmités d’âme. Pour cette nouvelle barbarie, l’époque classique ne trouvait pas encore le mot de décadence. Mais déjà Gœthe décrivait le rabougrissement des hommes d’à présent ; et Hœlderlin, leur difformité où certaines facultés s’atrophient quand d’autres atteignent un développement monstrueux. Le grand déséquilibre intérieur, qui vient, disait Schiller, de ce que la réflexion l’a emporté sur le sentiment immédiat, est cause que chez les modernes on ne verra plus se produire l’humanité intégrale des Grecs. Jamais, tant que notre humanité-troupeau mènera sur cette terre une existence de convoitise uniforme et grossière, il ne pourra donc surgir un individu vrai.

Emerson mêlait aux doléances des poètes allemands sa lamentation biblique ; et il dénonçait comme notre souillure la plus impure le péché du « conformisme », le fard des conventions, les oripeaux coutumiers dont nous couvrons, pour nous la dissimuler à nous-mêmes, notre âme nue et vivante. Mais s’il surgissait dans ce fourmillement de mensonges un génie, poète ou philosophe, héros ou ascète, il était méconnu, calomnié, mis en croix, encerclé de haines dans sa solitude, jugé intempestif. Le courroux révolté des plus grands, de Gœthe et de Schiller, de Hœlderlin et de Kleist avait dressé un pareil réquisitoire, où éclatait en finissant le rire méphistophélique de Schopenhauer. Le premier état d’esprit des classiques et des romantiques allemands était cette sophistique éclairée, qui battait en brèche la société d’à présent bourgeoisement brutale et indifférente, comme la nature même qu’elle devrait corriger, aux frémissements intérieurs de l’humanité.

À quelles affirmations cependant aboutissait cette polémique de destruction ? Comme toute sophistique a en elle une âme de rationalisme et toute polémique une âme de foi, ainsi cette révolte des poètes est portée par une croyance pathétique. Après avoir bravé l’indifférence ou l’hostilité du monde, ils espèrent le convertir et le régénérer en évoquant des images d’une humanité tendre et héroïque, prête d’avance au martyre auquel est prédestinée toute beauté de l’âme. Ce fut la forme imagée et sentimentale de leur pensée platonicienne.

Car chez Gœthe et Schiller, chez Hœlderlin et Kleist, la moralité supérieure ne se définit pas en raison : elle parle au cœur et éblouit l’imagination. Du séjour profond où elles dorment, les poètes ramènent par la main les vérités éternelles et les archétypes des plus pures vertus humaines ; ils connaissent le sortilège qui anime ces ombres ; et ils les dressent vivantes devant notre sentiment extasié. Ils pensent que, par réminiscence, le divin se réveillera dans notre âme, et que la société, surprise et ravie, ayant pris d’elle-même modèle sur ces visions consolatrices, une Grèce nouvelle sortira du souvenir profond où elle sommeillait.

À cette foi, l’art allemand ressuscité apportait la meilleure des preuves, puisqu’elle la vérifiait par les faits. Et Richard Wagner de notre temps n’avait-il pas renouvelé la grande tentative ? C’est pourquoi Nietzsche, ému du courroux des classiques, partage aussi leur foi en la puissance régénératrice de l’art.

Mais où donc est située cette région mystérieuse, peuplée des formes qui rayonneront sur la civilisation future ? La sagesse des poètes s’épuisait dans le don des images. Pour savoir d’où elles leur viennent, il fallait consulter les philosophes. Ils complètent le message des poètes par une importante révélation.

Selon la pensée classique, le vrai poète en nous est le cœur, tandis que la pensée réfléchie ne prépare que les attitudes et les actes qui mime au dehors nos émotions. Les philosophes romantiques de l’Allemagne ajoutent que toutes les âmes et toutes les pensées individuelles se soudent en une grande âme impersonnelle qui a son imagination, sa mémoire, son intelligence, son vouloir. Cette pensée collective, cette « âme suprême », vient aimanter les pensées des hommes, et c’est d’elle que sortent leurs plus glorieuses visions. Mieux encore, elle plonge elle-même, comme l’avait vu la métaphysique allemande depuis Baader et Schelling, Novalis et Schopenhauer, dans une « âme universelle », où vivent initialement tous nos vouloirs, tous nos songes et nos âmes mêmes. Cette région des idées, nous ne la connaissons pas par raison, mais parfois nous y avons accès dans une intuition mystique. Le résidu de platonisme que Nietzsche conserve longtemps de la philosophie allemande est cette croyance en une étoffe vivante et pensante du monde ; en une région ténébreuse où s’enfantent les idées, mais d’abord sous la forme de qualités pures, qui s’incarneront dans des âmes individuelles.

Cette révélation saisit Nietzsche d’un enthousiasme frissonnant. Elle fait le fond de son dégoût du monde, comme chez ses maîtres. Le scepticisme rationaliste dont il use n’est que l’attitude militante de cet impérieux mysticisme.

II

Mme de Staël avait dit : « Quand la philosophie fait des progrès, tout marche avec elle : les sentiments se développent avec les idées. » Il se peut aussi inversement que les idées se développent avec les sentiments. Au grand rythme de la réflexion humaine, qui veut que la pensée coutumière se dissolve dans le doute, et que du doute sorte l’affirmation rationnelle, se joint ainsi un profond accompagnement d’émotions. Le sentiment coutumier se dissout dans la froideur ou succombe aux attaques d’une indignation qui annonce un nouveau mysticisme où elle aboutira. Cette cadence régulière, Nietzsche la retrouve dans chacune des Renaissances qui ont marqué l’histoire des civilisations.

L’occasion se trouva de mettre à l’épreuve cette généralisation, quand Nietzsche réfléchit sur la grande crise qui remplit le XIXe siècle à son déclin. L’Allemagne vivait dans la certitude que, de Gœthe à Hegel, elle avait eu une Renaissance, qui, par Richard Wagner, serait bientôt suivie d’une Renaissance nouvelle, Nietzsche avait partagé cette enthousiaste croyance. Brusquement la foi lui manqua. Il sentit que, Gœthe mis à part, ni le classicisme ni le romantisme allemands ne soutenaient la comparaison avec la culture française plus ancienne. Le renouveau de poésie philosophique et de romantisme musical qui se produisit vers 1876 résisterait-il mieux ?

À l’examen, Nietzsche y découvre de la vulgarité, de l’impuissance, et infiniment de préjugés dignes de cette foule qui s’éprit de wagnérisme. Il s’aperçut que, au contraire, la philosophie des lumières, héritage du XVIIIe siècle, n’avait pas nécessairement l’aspect grossier qu’elle revêtait chez les vulgarisateurs allemands de 1870, tels que David Strauss. Il fallait donc reprendre à nouveau la besogne sceptique où l’avaient laissée les Français les plus courageux et les plus délicats.

Cette besogne est tragique : l’effroi de Pascal saisit qui la tente. Une tristesse éternelle est le lot, disait Fontenelle, de quiconque porte une main indiscrète sur les illusions dont nous avons vécu. Avec cette fragile raison qui est notre unique instrument, il faut pourtant, selon le mot de Montaigne, essayer de « voir les choses comme elles sont ».

Les moralistes français avaient donné des exemples immortels de la méthode qui démasque le mensonge caché jusque dans les idéals que nous suggèrent les poètes et les philosophes. Ils avaient créé toute une psychologie nouvelle des mobiles humains. Ils essayaient de démonter le fonctionnement secret de nos instincts ; les classaient, en traçaient des diagrammes de plus en plus simplifiés où leur structure se révélait identique. Que le fond en fût « passion de dominer », comme chez Pascal ; « orgueil », comme chez La Rochefoucauld ; « désir de commandement », comme chez Fontenelle, ils étudiaient les variétés écloses de cette passion-souche à chaque changement du terroir social ; et sous les mutations apparentes, on reconnaissait leurs caractères permanents.

Une telle étude de l’homme ne s’acharnait pas à découvrir dans ses mobiles moraux une part de raison qui en est sans doute absente. Elle reconnaît, comme Fontenelle, que les préjugés et les passions sont plus nécessaires à l’action que la raison. Entre les mobiles vrais, qui sont déraisonnables et qu’elle dénomme sans les idéaliser, elle cherche les relations de fait. Elle observe comme les convenances ou les forces sociales les transforment. On peut ainsi établir une généalogie des instincts et des impératifs moraux, comme Pascal avait retracé les origines de la justice, et comme Montaigne avait montré que toutes les lois morales sont issues d’une utilité sociale. Elle met à nu dans les caractères, comme Stendhal, le tuf réel, l’inclinaison que rien ne change, et que les alluvions sociales peuvent recouvrir, non modifier.

Une exploration si défiante rencontrera-t-elle jamais la moralité supérieure ? Le scepticisme se tait devant les faits. Il n’y a pas de moralité plus haute que celle dont la condition, disait Montaigne, est « de se connaître avec sincérité », et qui se prépare en nous si, comme le voulait Pascal, nous avons « travaillé à bien penser ». Au terme, ni La Rochefoucauld, ni Chamfort, ni Stendhal ne méconnaîtront l’héroïsme vrai, le pur amour, la totale générosité, fleurs miraculeuses brusquement ouvertes et dont le dessin imprévu est l’invention propre d’une vie déjà toute spiritualisée.

Ainsi que la morale, c’est ensuite l’art qu’il faut réintégrer dans la nature. Au lieu de faire appel à une âme divine qui remplirait les formes d’art pétries de main humaine, peut-être vaut-il mieux expliquer par des causes la faculté d’idéaliser. Stendhal et Burckhardt considèrent l’idéal comme une fonction de la vie et comme un épanouissement naturel de l’énergie ; et comment contester que l’énergie créatrice d’un Michel— Ange nous saisisse, encore après des siècles, par un magnétisme irrésistible, quoique naturel ?

Les civilisations non plus ne se créent de la seule parole des prophètes et par grâce divine. Elles s’enfantent par des souffrances sans nom. Peut-être pourrons-nous construire une biologie sociale, qui serait, disait Stendhal, une « histoire de l’énergie ». Comme au fronton du temple d’Olympie, Apollon surgit au fort du combat des Lapithes et des Centaures pour l’apaiser, peut-être découvrirait-on que la plus haute culture de l’esprit n’apparaît que dans des cités déchirées de luttes sanglantes. Burckhardt et Stendhal pensaient ainsi, et la civilisation d’Athènes et de Rome ne leur apparaissait pas moins miraculeuse, parce qu’elle naissait du drame violent des désirs aux prises. En ce sens, il serait toujours vrai, comme le croyait Nietzsche, que la tragédie est mère de la civilisation.

Toute notre connaissance de l’homme se réduirait ainsi à notre connaissance de la vie. La science, la morale, la civilisation l’expriment et la servent. Mais c’est là une philosophie que ses devanciers ont suggérée à Nietzsche sans la lui fournir. Ils se posent des questions, et seul il essaie d’y répondre.

Sur cette nature, où s’entrechoquent des forces si brutales, et où la vie, la pensée, la culture apparaissent si menacées, il lui a donc fallu réunir des informations neuves. La vie physiologique, la vie morale, la vie sociale, Nietzsche a tâché de les concevoir dans leur liaison et dans leur devenir qui ne s’arrête pas. Il lui a fallu prendre conseil d’abord du transformisme biologique contemporain. Que peut-il rester alors en lui du platonisme des classiques ?

Il en restait cette vue de Gœthe : Notre faculté la plus haute est de discerner les formes-types (Urtypen) et les événements-types (Urphaenomene). Dans toute ascension biologique et sociale, il y a des paliers d’immobilité. Les formes vivantes, les espèces se reproduisent avec persistance. Les actes des vivants se recommencent avec automatisme. Les sociétés animales et humaines adoptent une structure et une discipline qui leur assure la durée et protège le cercle monotone où elles se meuvent. Les idées platoniciennes que reconnaît le phénoménisme nouveau, ce sont ces durables structures.

Pourtant il naît parfois une espèce et une civilisation nouvelle ; et un grand effort brise les formes ancestralement fixées, dans un élan de passion novatrice. Il ne se courbe pas devant les faits purs ; il y ajoute des jugements de valeur. L’homme supérieur en particulier est le continuateur du mouvement vital qui vient des profondeurs de l’univers. Son action inventive est à la fois raisonnée et accompagnée d’émotion. Peut-être découvrirons-nous le secret de rapprocher les faits et les valeurs, et pourrons-nous insérer un jour dans le réel ce qui le dépasse et mérite de lui survivre.

Selon Nietzsche les grands créateurs de vertu, d’art et de pensée, pour délivrer une vie naissante qui attend, brisent les formes anciennes et les habitudes contractées ; et c’est là leur scepticisme. Mais ils ébauchent des formes nouvelles dans une joie extatique ; c’est là l’Éros ailé qui soulève leur platonisme renouvelé. Nietzsche a cru être un de ces novateurs dont la pensée douloureuse, épanouie en imprévisibles formes, ajoute sans cesse à la vie du monde une richesse qu’elle ne recelait pas.


  1. Nietzsche, Ecce Homo. Die Geburt der Tragödie, § 1. (W., XV, 62.)