Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I/I/2

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Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 43-67).
CHAPITRE II


SCHILLER



Il faut faire très grande sur Nietzsche l’influence de Schiller[1]. On se méprendrait si l’on croyait que le sarcasme, sous lequel Nietzsche a voulu anéantir Schiller en l’appelant der Moraltrompeter von Saekkingen[2], a pu être le jugement de ses années de début. Ce sont les Brigands de Schiller qui, en 1859, donnent à Nietzsche adolescent une impression de surhumanité ; et le mot d’Uebermenschlich, c’est à leur occasion que Nietzsche le prononce pour la première fois. Ses travaux philologiques eux-mêmes, d’une façon imprévue, reproduisent des citations de Schiller. Il avait comparé paradoxalement Théognis au marquis de Posa en 1864, et ce fut bien juste s’il se ravisa pour biffer la citation[3]. On pourrait négliger ces anecdotes. Mais ce que nous n’avons pas le droit d’oublier, c’est que le nom de Schiller est associé à l’une des plus hautes et des plus fortes émotions que Nietzsche ait ressenties à l’époque où il cherchait encore sa voie. Le 22 mai 1872, quand il entendra à Bayreuth cette exécution de la IXe Symphonie, où éclatent, pour finir, les strophes de l’Hymne à la joie de Schiller, il eut la révélation d’un sentiment de la vie qui en lui restera durable. Il frissonna de la joie tragique qui accompagne l’abnégation du savant, et suit sur leur calvaire les martyrs. De ce jour-là le problème de la valeur de l’existence se posa pour Nietzsche dans les termes où il l’a posé toujours. Nous suivons une orbite tracée par des nécessités aussi certaines que celles qui entraînent les astres. Il s’agit d’accepter ces nécessités, et de courir notre destinée avec la certitude que notre vie individuelle a valu la peine d’être vécue, quand elle devrait, au terme, s’abîmer dans un néant éternel.


Froh, wie deine Sonnen fliegen
Durch des Himmels prächtgen Plan,
Wandelt, Brüder, eure Bahn
Freudig, wie ein Held zum Siegen.


À l’époque même où il est détaché de Wagner depuis longtemps, entre 1876 et 1879, Nietzsche se réconforte encore de cette tragique joie schillérienne[4]. L’affinité la plus profonde qu’il y ait eue entre Schiller et Nietzsche tient à ce pessimisme intellectuel que Nietzsche a appelé depuis l’« héroïsme de la vérité ». Il arrive périodiquement, quand les sciences de la nature font un progrès soudain par lequel se modifient les principes généraux de la physique ou de la physiologie générale, que les hommes de sentiment tremblent pour les croyances qui soutiennent la vie morale des hommes. Le xviiie siècle de Leibniz à Werther, est rempli d’efforts pour justifier le monde après toutes les raisons d’en désespérer que le savoir avait accumulées. Schiller est de ceux qui se méfient des forces mauvaises cachées dans le réel. La vie lui paraît un mystère redoutable, qu’il ne faut pas scruter trop profondément. Qui sait le visage de pourriture que nous montrerait la vie dévoilée ? Qui sait s’il n’y a pas crime à tenter cette aventure de connaître la réalité toute nue, comme ce jeune héros de la vérité qui lève le voile de l’idole de Saïs, et succombe de douleur et d’effroi[5] ? Et ce plongeur qui affronte les profondeurs de la mer, fourmillante de monstres, n’est-il pas coupable de sonder d’un regard indiscret ce que les dieux couvrent de ténèbres propices ? Or, la vie humaine est pleine d’horribles secrets comme la vie naturelle. Cassandre, dans la fête qui unit Achille à la fille de Priam, entend déjà le pas du Dieu destructeur qui approche. Seule, elle est triste dans sa clairvoyance et traîne sa douloureuse destinée de voyante.


Nur der Irrtum ist das Leben
Und das Wissen ist der Tod.


Mais ces affabulations imagées ont pour mission, chez Schiller, d’illustrer une doctrine à laquelle il reste fidèle depuis sa jeunesse. La vérité sur le monde et sur la société, si nous la connaissions toute, détruirait en nous l’illusion vitale. Il serait à craindre que la majorité des hommes, imprégnée de cette science, n’abdiquât la vie. C’est cela précisément qui a été le tourment de Nietzsche à l’époque où il se demandait quelles conséquences lointaines résulteraient d’une liberté absolue de l’esprit. Et il a conclu, comme Schiller, que la science ne donnerait à la majorité des hommes que désespoir.

Elle inspire ce désespoir aux âmes d’élite aussi ; mais en elles ce désespoir peut être une force, et un grand remède. Dans sa lutte contre les puissances formidables du mal, l’homme peut-être succombera, mais il prend conscience de sa liberté. Cette conscience, qui s’acquiert en affrontant la mort, est une récompense qui rachète toutes les souffrances et la mort même. À mesure que notre sensibilité se sent plus opprimée par la puissance des forces naturelles, notre pensée prend un essor d’autant plus illimité qu’il est plus intérieur. Les grandes ballades et les tragédies de Schiller enseignent cette doctrine. Et une grande consolation, a-t-il pensé, devait sortir pour tous les hommes de ce spectacle de la liberté, victorieuse alors même que le corps périt.

La philosophie tragique de Nietzsche a un de ses points de départ dans le traité de Schiller sur le Pathétique et dans l’approfondissement de cette notion du tragique par Schopenhauer. C’est pourquoi Nietzsche a observé si curieusement la succession des formes héroïques qui se profilent sur la scène schillérienne. « Les formes que crée un artiste ne sont pas lui-même. Mais la succession des formes auxquelles visiblement il est attaché de l’amour le plus profond, énonce quelque chose sans doute au sujet de l’artiste[6]. »

Une notion de plus en plus épurée du pathétique dont est remplie l’âme de Schiller, voilà, selon Nietzsche, ce dont témoignent ces figures qu’il évoque. Mais, dès Fiesque, la morale contenue dans les drames de Schiller est de « repousser pour le bien de la patrie, la couronne que nous serions capables de conquérir »[7]. Nietzsche estime qu’il y a lieu de reprendre et d’élargir cette œuvre d’éducation commencée par Schiller. Il lui emprunte sa notion d’un héroïsme capable de conquêtes, mais dédaigneux de récompenses et qui met au service de la collectivité, volontairement obéissante, son énergie seulement et sa séduction. Ainsi le marquis de Posa encore ne savait qu’une chose : dire la vérité à un roi d’Espagne au risque de sa vie ; en déposer l’enseignement dans le cœur d’un disciple royal, et périr sous la balle de ses ennemis. Mais c’est pour l’avoir scellée de sa mort qu’il a fait sa pensée immortelle. Nietzsche, à ses débuts, ne tolérait même pas le sourire avec lequel la présomption contemporaine accueille ces héros candides[8]. Schiller est pour lui le type même du lutteur plein d’espérance[9], et c’est Schiller, enlevé trop tôt par la mort, qui a manqué comme organisateur et comme chef à la jeunesse studieuse dans une grande heure, à l’heure où elle se levait dans un triple enthousiasme de croyance philosophique et de croyance d’art fortifiée par l’exemple antique, pour créer la Burschenschaft[10].

Il y a sans doute dans le classicisme de Schiller une sorte de sentiment aristocratique ; mais c’est un aristocratisme humanitaire. Il n’exclut pas les foules de l’enseignement moral et social qu’il donne ; mais il croit que, pour le présent, les hommes capables de prêcher d’exemple sont en petit nombre. C’est en un sens analogue que le livre capital de Nietzsche sera un jour appelé par lui « un livre pour tous et pour personne ». La première tâche de l’âme d’élite, et en particulier du poète, est de déclarer la guerre à son siècle. Cette doctrine a été léguée par Schiller à ses continuateurs Hœlderlin, Schopenhauer et Wagner : mais c’est dans Schiller et dans Gœthe que Nietzsche l’a pour la première fois méditée. Il est impossible de formuler plus clairement le précepte de l’hostilité nécessaire contre le temps présent que n’a fait Schiller dans la IXe Lettre sur l’Éducation esthétique du genre humain. « Comment l’artiste se sauvera-t-il de la corruption de son temps ? En en méprisant le jugement. » Mais il sen ira dans la solitude et sous un ciel lointain se nourrira de la substance d’une époque plus forte. Puis il reviendra porteur d’une vérité belliqueuse. « Et ainsi, il retournera dans son siècle, figure étrangère ; non pas pour le réjouir par sa vue, mais, terrible, comme le fils d’Agamemnon, pour le châtier. » Cette notion de « l’intempestivité » du grand homme, salutaire à ceux-là mêmes qu’il châtie, Nietzsche la devra d’abord aux classiques de Weimar. Et c’est d’eux qu’il a appris que l’hostilité contre la société présente se justifie par la comparaison avec la civilisation grecque.

L’idée que Nietzsche se fera des Grecs sera très différente de celle qui était réputée vraie à Weimar aux temps de Schiller et de Gœthe. Mais les hommes d’aujourd’hui comparés à l’humanité grecque, de quelque façon qu’on la définisse, apparaissent à Schiller et à Nietzsche également misérables. La civilisation présente s’est formée par une croissante spécialisation. L’homme moderne, issu d’elle, est comme mutilé et difforme au physique et au moral, attaché qu’il est à une tâche parcellaire qui ne développe qu’un muscle ou une aptitude. L’État aussi est morcelé, où des classes entières de citoyens sont vouées aux mêmes besognes monotones ; où certains ne sont que des tables de comptabilité et d’autres des habiletés mécaniques. C’est ce qui fait que, dans une telle collectivité, il n’y a jamais d’unité des vouloirs que par l’engrenage des spécialisations. Aucun homme n’est vraiment libre de sa décision et n’a l’intégrité de l’âme qui permettrait de juger des destinées de l’ensemble. La génération présente se disjoint en deux masses : la foule des individus incultes livrés aux instincts d’une sensualité lourde ou aux calculs d’un cœur étroit ; et quelques penseurs abstraits, dont la froide chimère ne rejoint pas le réel et ne touche pas les multitudes. Il n’en était pas ainsi des Grecs, en qui une sensibilité intacte et un esprit attaché à la réalité sauvegardait l’intégrité humaine et faisait l’individu bon juge des intérêts collectifs auxquels le dévouait un heureux instinct. La tâche était pour Schiller de restituer cette humanité intégrale. Il se la représentait comme une République de beauté sans misère ; pareille à la Grèce de la belle époque, mais sans l’esclavage antique, et avec le salariat moderne en moins. Il se figurait rétablie dans cette cité nouvelle l’harmonie première de la sensibilité et de la raison. Il imaginait que l’homme y arriverait à une perfection morale qui abolirait pour lui cette loi du devoir, froide et pleine de reproches, qui est en nous le témoignage humiliant de la discorde intérieure où vivent notre intelligence rationnelle et nos instincts sensibles. Par une noble habitude, qui deviendrait sa nature même, l’homme irait droit aux causes belles ; et cette Grèce nouvelle, qui dirait la réussite magnifique de notre effort artiste et de notre ténacité virile, se maintiendrait par l’adhésion de notre sensibilité séduite. Cet idéal est comme ces collines vertes et jeunes qu’on voit surgir par delà les brumes de notre vallée étroite. Des mélodies nouvelles passent dans les brises qui les effleurent. Des fruits d’or brillent dans les feuillages.


Goldne Früchte seh ich glühen
Winken zwischen dunklem Laub[11].


Une pareille nostalgie des îles bienheureuses vivra aussi en Nietzsche. Comme Schiller il croira que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue sans cette pensée nostalgique. Il croira comme Schiller que la réalisation en est pleine de dangers, et que ces dangers en font la séduction suprême. Il faut croire en la vie, même dure, dangereuse et décevante.


Du musst glauben, du musst wagen
Denn die Gœtter leihn kein Pfand[12].


Voilà le grand courage où Nietzsche et Schiller sont d’accord. S’il faut un miracle pour nous transporter au rivage d’une autre vie humaine plus haute, il ne peut venir que de l’homme même, et d’une grande « mutation » qui déploie ses énergies brusquement. Nietzsche puise dans Schiller cette foi tenace qui rendra possible le miracle de l’humanité nouvelle.

Si on compare les Lettres sur l’Éducation Esthétique et la doctrine de Nietzsche à l’époque de son premier système, on trouve que, désunis sur la notion qu’il faut se faire des Grecs, ils sont d’accord sur les conditions qui ont amené la civilisation hellénique et en rendront possible le retour. Schiller distinguait ainsi une marche qui allait de la barbarie initiale antérieure aux Grecs à la première civilisation d’art, et une marche qui va de la barbarie nouvelle et réfléchie des modernes à une nouvelle civilisation, dont on doit attendre qu’elle sera à la fois scientifique, morale et esthétique. Entre les deux œuvres civilisatrices, celle qui, de la sauvagerie première, tire l’humanité harmonieuse des Grecs et celle qui, de la dépravation moderne, doit tirer la Grèce nouvelle à venir, quel est le rapport ? Elles consistent l’une et l’autre à achever une humanité imparfaite. On peut dire que Schiller a conçu la civilisation qui est sortie des « fauves blonds » primitifs, comme Nietzsche la concevra. Ainsi décrira-t-il l’humanité dans sa période « titanique » antérieure aux Grecs, livrée au besoin pur, sauvagement déchaînée, mais non libre ; esclave, mais non volontaire servante d’une règle acceptée[13] ; ballottée entre l’avidité impérieuse de son égoïsme conquérant et l’angoisse impuissante où la laisse son ignorance des lois naturelles. L’homme est alors le « Titan » décrit dans l’Iphigénie de Gœthe : de musculature énorme et de moelle robuste, mais effréné dans ses appétits furieux.


Es wird zur Wut ihm jegliche Begier
Und grenzenlos dringt seine Wut umher.


L’œuvre de Schiller était de montrer comment l’humanité sort de cette primitive animalité, où elle vit sans mémoire dans les ténèbres de l’instinct ; et comment, de cet état de discontinuité intérieure où le monde entier à tous les instants s’éteint et renaît du néant, elle passe par degrés à la notion de ce qui, sans cesser de vivre dans la durée, donne l’impression de l’éternel. Ce sera une culture de la réflexion qui n’ira point sans rechutes. Schiller nous enseigne que l’apparition de la raison n’est pas encore l’humanité intégrale. La raison primitive s’appliquant aux intérêts matériels ne fait qu’agrandir le domaine des appétits ; imaginer un égoïsme prolongé dans le temps et qui maintient, entre le souci et la crainte, son empire conçu comme la seule durée du bien-être. Cette Aufklärung, dont quelques modernes veulent faire une philosophie nouvelle, n’est ainsi que de la barbarie soumise à des règles ; et toute morale utilitaire relève de cette barbarie à demi cultivée. Le tâtonnement d’une intelligence qui ne s’élève pas au-dessus des choses sensibles n’arrive pas à concevoir l’enchaînement rationnel des causes. C’est pourquoi cette tâtonnante pensée crée l’idole de ce qui est sans cause. Elle s’agenouille dans l’adoration pure du fait et dans le respect du hasard.

Nietzsche n’oublie pas une seule de ces analyses psychologiques, depuis celle de l’état d’esprit discontinu qui est propre à la première animalité, encore tout attachée « au pieu de l’instant présent », jusqu’à celle de la bassesse calculante, née du demi-savoir et qui s’agenouille devant le fait accompli. Schiller a cru très sérieusement qu’il y a deux instincts en nous, légitimes tous deux, dangereux tous deux par leurs excès : la sensibilité et la réflexion. La barbarie primitive débilite l’homme par l’excès brutal de la passion sensible. Notre barbarie moderne le mutile par l’excès du savoir et du calcul et notre morale abstraite elle-même est sans force. La vie fait défaut au jeu de notre intelligence, devenue toute mécanique. L’art seul sait établir entre la sensibilité et l’intelligence cet équilibre heureux qui est à la fois le naturel et la liberté. Schiller avait enseigné une éducation esthétique du genre humain. Nietzsche là encore définit sa visée dernière comme le prolongement de l’effort de Schiller. « Mon but est le but de Schiller, mais haussé infiniment. Une éducation par l’art, tirée du caractère germanique[14]. » Si teutomane que soit Nietzsche à l’époque où il écrit ces lignes, elles ne peuvent nous faire oublier que la profession de foi contenue en elles, et qu’elles veulent approfondir par une addition de croyance wagnérienne, est empruntée à Schiller. Sa définition d’une civilisation cultivée sous la suprématie de l’art : Cultur ist Beherrschung des Lebens durch die Kunst, n’est que la croyance classique autrement formulée. Objecterons-noue que Schiller attend une régénération morale de cet « influx de beauté et de grandeur », qui s’épanche en nous par l’œuvre d’art ? Mais Nietzsche n’a-t-il pas soutenu aussi qu’il n’est pas d’énergie qui n’ait besoin de se retremper dans la joie exubérante, dans la détente, et dans l’enthousiasme des fêtes ? Savoir goûter la joie et la beauté est une façon de fortifier le ressort intérieur et augmente la sévérité de l’homme pour lui-même[15].

Il y a les plus profondes analogies entre la notion du beau dans Schiller et celle que s’en faisait Nietzsche. Tous deux croient que le beau est une illusion heureuse. Mais ce que cette apparence est destinée à masquer, c’est pour Schiller la nécessité brutale qui enchaîne les effets et les causes, et les actes de l’homme avec eux ; c’est pour Nietzsche la détresse d’un vouloir qui crie sa douleur dans tous les êtres. Tous deux ont pensé que l’hostilité des choses, leur difformité agressive n’est que le reflet projeté hors de nous d’une sensibilité barbare encore toute agitée de fureur et d’angoisse. « Dès que la lumière se fera dans l’homme, au dehors de lui il n’y aura plus de nuit ; dès que la paix se fera en lui, la tempête s’apaisera aussi dans l’univers ; et les forces en conflit dans la nature trouveront le repos entre des limites certaines[16]. » Il n’est pas de force monstrueuse au monde, pour une intelligence lumineuse qui sait dominer ses propres impressions, en enseigner la limite, les recueillir dans une forme. L’émotion d’art naît, quand l’homme vit dans cette sécurité nouvelle que lui donne la force dominatrice de son intelligence.

Cette émotion qui, dans une âme affranchie de besoins, se dégage de la contemplation désintéressée des apparences, est donc un signe de force. Il y faut plus de capacité d’abstraire, plus de liberté du cœur, plus d’énergie du vouloir que pour se restreindre à la réalité[17]. Or, la nature vient ici au-devant de l’homme ; elle simule la liberté. L’énergie dont elle déborde est une sorte d’affranchissement. Le rugissement du lion, quand nulle faim ne le tenaille et qu’aucun fauve ne le provoque, est pure dépense d’une force qui trouve de la joie dans son exubérance.

Ainsi en est-il de tous les jeux, de tous les chants des animaux. La nature végétale elle-même déjà se joue et se gaspille comme par bravade. L’arbre épanouit une infinité de fleurs qui ne fructifient point. Il déploie beaucoup plus de racines, de rameaux et de feuilles qu’il ne lui en faut pour se nourrir. Dans cette prodigalité qui dépasse infiniment le besoin réel, la vie s’affranchit comme par avance des lois de la nécessité. L’imagination humaine, la faculté de se jouer des images indépendamment des lois prescrites par l’expérience ; le goût d’une parure qui enrichira, selon une fantaisie qui ne s’assujettit à aucun besoin précis, les objets même de la plus commune utilité ; l’aptitude aux sentiments délicats qui parent les relations entre les hommes d’une douceur où rien ne reste des appétits brutaux des temps primitifs ; voilà ce qui chez l’homme atteste cette profusion intérieure d’une vitalité affranchie par son énergie profonde. Nietzsche se souviendra de cette théorie quand il dira qu’il y a comme des moments de trêve à l’universel conflit des forces et où notre douleur, un instant charmée, s’apaise aussi, en sorte que notre imagination tout de suite s’épanouit en images radieuses. Il pensera que tout ce qui dans la nature donne ainsi le sentiment d’une profusion, par où se trouve annihilée la mort omniprésente, produit en nous cet enthousiasme qui sur les choses sait projeter de la beauté[18].

De sa philosophie de la beauté, Schiller a tiré des conséquences graves en ce qui touche la civilisation intellectuelle, la naissance du génie, les types permanents de la moralité humaine. C’est là l’importance de son traité De la Poésie naïve et sentimentale. Nietzsche a médité profondément ce traité avant d’écrire son livre sur la Naissance de la Tragédie. Il est parti de la distinction schillérienne qu’il a seulement voulu pousser à bout[19]. Rien n’a été plus éducatif pour Nietzsche que cette psychologie de la réflexion humaine, mise en présence des êtres naturels. Ce que nous aimons dans les plus humbles d’entre eux, dans la pierre couverte de mousse, dans la fleur, dans le gazouillement des oiseaux, c’est, par comparaison avec notre pensée factice et notre manière d’agir conventionnelle, la solidité avec laquelle ils plongent dans la substance même des choses : tous les êtres naturels existent par eux-mêmes, selon des lois qui leur sont propres et qui sont immuables. Ils évoquent ainsi en nous l’image d’une vie qui consentirait à sa destinée. Si humbles qu’ils soient, ils nous offrent le symbole de l’existence parfaite, et comme une constante révélation du divin. Ils ont tout ce qui nous manque ; cet achèvement qui vient de la nécessité et se repose dans la sécurité de ce qui ne change pas ; tandis que notre changement constant est la rançon de notre liberté.

Si nous pouvions vivre d’une existence assujettie dans son changement à des lois immuables, mais à des lois qui auraient l’adhésion constante et spontanée de notre liberté, notre idée de la vie intégrale serait réalisée. Les êtres naturels nous offrent le symbole de cette vie parfaite. Sans doute, c’est par un effet de notre imagination. Nous faisons à des choses mortes un mérite de leur calme immobile, et aux vivants que pousse leur seul instinct nous attribuerons la résolution préméditée de la direction droite, simple, impossible à fausser, qu’ils suivent. Pourtant la contemplation de leur placidité nous permet de nous figurer un calme pareil dans l’acceptation de notre destin propre : et Schiller ne connaît pas d’attitude intellectuelle supérieure. Ce consentement au destin préconisé par Schiller est l’une des sources où Nietzsche puisera l’enseignement de cet amor fati qui sera l’impératif principal de sa morale.

Par un renversement singulier des termes, les êtres naturels, immuables et achevés, nous prescrivent symboliquement une tâche morale qui est infinie. Nous transportons en eux par l’imagination, un vouloir réfléchi qui n’est qu’en l’homme ; mais nous avons à réaliser en nous-mêmes, c’est-à-dire dans une vie que la liberté rend changeante à l’infini, cette sûreté de démarche qui dans la nature est l’effet du rigoureux enchaînement des causes et des effets. L’enfant est pour nous le meilleur symbole de cette tâche qui nous est dévolue. Il est tout spontané, sans voiles et de réaction immédiate. Et, cependant, il recèle une virtualité infinie d’aptitudes non encore épanouies. Il est dans chacun de ses actes la pure nature, et dans sa destination l’infinie possibilité ; il représente en germe, l’intégrité entière de ce que l’adulte ne réalisera jamais, et la complète mission humaine. Nietzsche dans le Zarathustra n’oubliera pas ce qu’il a appris de Schiller : Par delà la force d’âme de ceux qui acceptent les lourds fardeaux du devoir, de ceux qui s’isolent dans un vouloir aux résolutions intangibles, il glorifiera le consentement insouciant, souriant, de l’enfant à la vie[20].

La « naïveté », pour Schiller, est une simplicité enfantine, en des hommes chez qui on n’attend plus cette simplicité. Elle est une force d’innocence et de vérité qu’il est donné à des âmes privilégiées et à des peuples élus de conserver. Les Grecs ont été un peuple « naïf ». C’est pourquoi ils savent si bien décrire la nature dont ils sont voisins. Ils la décrivent dans une mythologie tout humaine, car, leur humanité étant toute naturelle, ils ne voient pas pourquoi la nature ne serait pas elle-même voisine de l’homme ; et ils sont si satisfaits de leur humanité qu’ils ne peuvent rien aimer, même d’inanimé, qu’ils n’essaient de rapprocher d’une condition où ils se sentent si heureux.

Toute humanité supérieure se rapproche des Grecs, par cette ingénuité. C’est de Schiller que Nietzsche apprendra que les Grecs sont un peuple-génie ; et la conclusion s’imposera : tous les génies sont naïfs. La naïveté est la qualité morale qui correspond aux qualités d’intelligence ou d’art où consiste le génie ; et cette sûreté facile, avec laquelle le génie suit sa route, sans règles, mais en l’élargissant à sa mesure, se rapproche de l’heureuse spontanéité des êtres naturels. Il est, lui aussi, un vivant qui porte en lui-même sa loi. Voilà pourquoi il est vain de vouloir recomposer, en partant des éléments, la synthèse vivante du génie. Nietzsche appellera Schiller à la rescousse pour protester contre l’insolence des philologues, qui, ayant déchiqueté l’unité des poèmes d’Homère, prétendaient le refaire par la seule habileté des savants alexandrins[21].

III. — Le génie donne la notion de l’humanité intégrale. C’est par là qu’il importe à la régénération, ou, comme le dit Schiller, à l’éducation esthétique de l’humanité. Les poètes avant tout sont, par définition, les conservateurs de la nature (Die Dichter sind schon ihrem Begriffe nach die Bewahrer der Natur). Il y a toujours des poètes, dès qu’il y a une humanité ; et quand l’humanité s’éloigne de la nature, le poète l’y ramène. Il est le dernier témoin ou le vengeur de la nature oubliée. Donner à l’humanité son expression intégrale (der Menscheit ihren möglichst vollstândigen Ausdruck geben), c’est là sa mission. Toute poésie est ainsi relative à un état donné de la civilisation. Elle est un remède à cette civilisation, si elle se corrompt. Dans un état d’harmonieuse et naïve union de la sensibilité et de la raison, elle imitera cette heureuse réalité pour la conserver. Plus tard, quand le travail de la réflexion aura séparé la sensibilité de la raison, et que leur accord ne sera plus qu’un idéal c’est cet idéal que le poète appellera de ses vœux. Ainsi, dans toute poésie, il faut analyser non seulement ce qu’elle rend de la réalité présente, mais surtout le besoin qu’elle exprime. Aucune doctrine n’a eu plus d’influence sur la jeunesse de Nietzsche ; aucune n’a eu en lui une plus durable persistance. L’art pour lui, comme pour Schiller, sera le plus sûr indice de l’état d’une civilisation. Il sera aussi une force de médication ; et la nature des remèdes administrés par les poètes fait juger de la nature du mal qu’ils sont appelés à guérir. Lentement Schiller acheminait donc Nietzsche vers la doctrine où une nouvelle croyance biologique allait le consolider.

Tous deux pensent que par l’évolution de la poésie, ou peut suivre à la trace la marche de l’humanité entière. La poésie fut, dans son état naïf, parfaite comme la vie même, dont elle était issue. La réflexion disjoint cette coïncidence heureuse et vitalement nécessaire. Mais le besoin profond subsiste en nous de rétablir cette unité rompue. Voilà le mouvement intérieur puissant et sentimental qui anime la poésie moderne. Elle ne se réconcilie plus jamais tout à fait avec la vie réelle. Elle poursuit, dans la méditation solitaire, sa tâche inépuisable. Le charme à la fois et le danger de cette poésie, c’est précisément qu’elle bénéficie de l’immense étendue de la faculté des idées ; et le problème de l’intégrité humaine à restaurer, elle ne le résoudra donc jamais, parce qu’elle l’aborde par la pensée, qui de sa nature ne se propose que l’illimité.

Schiller a bien vu que cette sorte de poésie tend à dépasser les bornes du sensible. Il a averti les poètes : « S’il advient qu’un poète ait l’inspiration malheureuse de choisir pour objet de ses descriptions des natures qui soient absolument surhumaines et qu’on n’ait pas même le droit de se représenter autrement, il ne pourra se mettre à l’abri de l’exagération qu’en sacrifiant la poésie et en renonçant à rendre son objet par l’imagination. » Il suffit d’un tel avertissement pour que Nietzsche le ressente comme un défi. Le péril l’attire par son immensité. Être un de ceux que Schiller appelle les Grenzstörer, qui errent à travers le siècle, farouches et honnis, mais « marqués au front du sceau de la domination » (das Siegel des Herrschers auf der Stirne), n’était-ce pas une vie enviable, quoique prédestinée à la souffrance et à la haine ? Le symbolisme de Wagner n’était-il pas venu ? Sacrifier la poésie, est-ce impossible quand on dispose de la musique ? Rendre par des mythes humains, comme les Grecs, la pensée infinie, quand cette pensée est présente au sentiment par la musique, n’était-ce pas joindre les formes païennes et naïves de l’expression aux formes de sentiment moderne ? Le temps viendra où Nietzsche croira avoir recueilli seul la mission et le pouvoir de faire pressentir, par les ressources de la poésie, le « surhumain ».

Pour ses débuts Nietzsche en reviendra au genre de l’ « idylle héroïque » glorifiée par Schiller comme la conciliation de la poésie naïve et de la poésie sentimentale[22]. L’innocence réalisée même dans la vie ardente et forte et dans la pensée étendue ; le calme qui vient de la profusion de la force, mais d’une force qui se repose après une vie de luttes ; l’héroïsme vaincu sur la terre, mais accueilli dans l’immortalité : voilà les sujets que Schiller proposait au poète de l’avenir. Héraclès entrant dans la vie divine après une vie de labeur, c’était la réalisation que Schiller donnait lui-même à son idée de la poésie nouvelle. Tels drames de Gœthe qui s’achèvent en visions : Götz expirant sur une invocation de la liberté ; et la liberté encore, les semelles sanglantes et les vêtements tachés du sang de la lutte récente, entrant au cachot d’Egmont, sous les traits de Claire, pour lui offrir le laurier éternel, ne sont-ils pas des symboles analogues ? « De la situation la plus vraie et la plus émouvante nous sommes, par un saut périlleux, transportés dans un monde d’opéra, pour apercevoir un rêve. » N’est-ce pas là le monde mélodieux où Nietzsche voudra nous transporter tout de suite et la vision du songe n’en naîtra-t-elle pas d’elle-même ? Les figures wagnériennes sont pour Nietzsche des héros qui entrent dans la gloire du néant, où les appelle l’irrésistible vertige de la mort, après qu’ils ont prodigué leur sang au service d’une grande cause ou d’un grand amour. « Tout ce qui est beau succombe sur la terre » : cet enseignement mélancolique des drames de Schiller[23] est celui que Nietzsche n’oubliera plus.

Il semble bien que toute la pensée de Schiller se disjoigne en deux moitiés éclairées différemment, quand on rapproche des Lettres sur l’Éducation esthétique les traités du Pathétique et Sur le Sublime. Comment est-il possible de soutenir que, pour une intelligence limpide, la nature cesse d’avoir l’aspect d’ « un monstre divin, gouvernant avec la force aveugle d’une bête fauve », s’il est vrai que toutes les belles choses et toutes les belles âmes seront la proie de cette nature brutale ? Il y a là une antinomie que Nietzsche rencontrera à son tour.

La nature n’est harmonieuse qu’au regard d’un esprit harmonieux, et dans les limites restreintes que cet esprit éclaire de sa lumière. Dans son tout et en son fond, la nature reste un conflit mouvant de forces rudes. La pensée y habite en quelques recoins oubliés, et la pensée humaine y prend racine par la vie sensible. Il y germe de frêles créatures de charme et d’harmonieuse vie. Les forces physiques les détruisent l’instant d’après, et elles écrasent avec une égale brutalité les créations de la sagesse et les réussites du hasard. La pensée même qui essaie de projeter un peu de lumière dans le chaos des causes déréglées est détruite par l’écroulement du corps où elle habite. Il reste une dernière consolation et un dernier refuge de l’âme, quand l’univers lui manque : c’est de penser que l’homme, écrasé et humble dans l’ordre naturel, appartient à un ordre supérieur d’intelligence et de liberté, sur lequel la nature ne peut rien. L’illusion de la beauté est salutaire à la vie heureuse. La certitude de la liberté est le dernier réconfort de la vie, même infortunée. Voilà pourquoi Schiller croit qu’un esprit arrivé à sa maturité refusera « de jeter un voile sur le visage sévère de la nécessité ». Il ne s’agit pas d’admettre entre la vertu et le bonheur un rapport que l’espérance quotidienne dément. Pour Schiller, l’art doit nous dévoiler le spectacle somptueux et effroyable que donne l’anéantissement fatal des œuvres de l’homme et de l’homme même. C’est un suprême orgueil, quand déjà les forces hostiles montent à l’assaut de notre dernier réduit, de savoir que du moins la pensée en nous refuse de se courber et c’est un sublime spectacle que ce refus. S’habituer par l’art à cette émotion, c’est s’y préparer pour la vie, La tragédie est « une vaccine contre la destinée inévitable » (eine Inoculation des unvermeidlichen Schicksals). À petites doses, par le drame, l’émotion tragique nous est inoculée, pour qu’elle nous trouve prêts au jour des terreurs réelles.

Les drames de Schiller nous montrent tous une âme forte en lutte contre la destinée. Il prend dans l’histoire ses héros, avec ce sentiment que Nietzsche loue en lui et qui lui fait considérer l’histoire du passé comme un choix d’exemples pour les hommes d’à présent, comme une constatation et comme un enseignement[24]. Il s’agit de dire ce qui advient de ceux qui n’ont pas su créer en eux l’humanité intégrale. La limite intérieure que presque tous les hommes portent en eux les distinguent en deux classes : ceux qui s’attachent à la glèbe du réel, les réalistes ; ceux qui ne poursuivent qu’une chimère exsangue, les idéalistes. Qui triomphera ? Ils succomberont devant les puissances plus fortes, les uns et les autres. Mais Schiller réserve sa préférence à ceux qui meurent pour un rêve.

Cela est clair pour quiconque observe la destinée qu’il fait aux immoralistes géants ou aux grands pétrisseurs de peuples qui se dressent dans les drames de Wallenstein, de Marie Stuart, de Démétrius. Ces grands calculateurs, quand les fatalités hostiles les étreignent, périssent sans dignité. Et ils ne peuvent empêcher ce qui est inévitable. Un Wallenstein qui sait tout et prévoit tout, et qui de son armée a fait un miracle de discipline et de force, croit sa destinée si bien ancrée dans le réel que le cours des astres lui-même aurait besoin de changer pour amener sa défaite. Mais le système du réaliste est incomplet et son calcul erroné. Et notamment ce qu’il oublie, ce sont les « impondérables » qui pèsent, eux aussi, dans la balance, les idées, les sentiments, l’incorruptible fidélité. Combien est plus enviable la défaite de ce sentimental Max Piccolomini qui, déçu sur la moralité de son grand capitaine, ne voit qu’une issue : lancer ses cuirassiers sur les chevaux de frise suédois et mourir dans la dernière charge ! Et comme cet héroïsme, qui renonce à la vie plutôt que de tacher un idéal, est le juge sévère de l’œuvre d’égoïsme colossal échafaudée par le grand réaliste !

L’idéal est une force. Une petite bergère rend aux Français la foi en eux-mêmes qu’ils avaient perdue ; Jeanne d’Arc est une croyante ingénue en la vie. Il ne faut pas qu’elle meure brûlée par les Anglais. Le drame de Schiller est plus vrai que l’histoire. Les Français feront l’effort désespéré qui à la fois les délivre et la sauve. Schiller la fait mourir dans « l’idylle héroïque », épuisée par les blessures de la dernière bataille, mais couchée dans sa victoire, sous les plis des drapeaux en deuil.

Et lorsqu’elles ne sont pas renversées par la révolte violente de l’idéalisme, comme dans Jeanne d’Arc et dans Guillaume Tell, les forces oppressives perdent de leur résistance, parce que l’action ennoblissante des idées les débilite. Une race de fauves blonds établie sur une race de vaincus, voilà le thème de la Fiancée de Messine. Ils sont là ces Normands, prodigieux de gloire destructrice, comme le torrent qui vient des monts. La multitude asservie les tolère. Mais Schiller nous montre que ces races indomptables s’entredéchirent avec tout le féroce orgueil qui, un temps, leur assurait le triomphe. Elles seront donc enlacées à leur tour par l’étreinte de la destinée tragique. À la fin, elles se rendront compte des crimes qui ont appelé la Némésis. Alors, si elles gardent un peu de la noblesse dont elles se targuent, elles se feront justice en disparaissant, comme ce Don César qui expie, en se poignardant, les crimes de toute sa race et ses propres crimes, issus de cette fatale hérédité du mal. L’humanité nouvelle sera composée d’hommes libres, et non pas de cette masse grégaire qui se prête aveuglément aux fantaisies des forts.

Ainsi la poésie de Schiller ouvre une perspective sur une humanité à venir ; et ce sera cette œuvre active de foi et d’espérance que Nietzsche estimera le plus en lui[25]. L’humanité essaie de se modeler sur un type entrevu d’abord dans la vision nostalgique d’un artiste. C’est là l’interprétation que Nietzsche fera de la doctrine schillérienne ; et il y est resté fidèle même dans le Zarathustra. Le pathétique noble et monotone de la tragédie de Schiller et de la tragédie française lui paraissait décrire fidèlement cet élan de l’âme, captive d’une réalité dont elle souffre[26]. Toute cette tonalité musicale intérieure qui, chez Schiller, précédait le travail de composition, et d’où surgissaient pour lui, comme d’une buée, les formes plastiques de ses héros, Nietzsche la tenait pour l’état d’esprit normal du poète[27].

Mais Schiller veut aussi que cette émotion musicale passe, magnétiquement, au cœur du spectateur. Ce fut le sens de la tentative qu’il fit dans Die Braut von Messina, pour restaurer le chœur antique. Nietzsche, au temps même où s’élaborent déjà en lui les idées de Geburt der Tragœdie, enseigne devant ses étudiants de Bâle les idées du prologue fameux de cette tragédie[28]. Enveloppées de la mélopée du chœur, qui, dans un langage élevé et ému, dit l’impersonnelle réflexion humaine sur la défaite éternelle de l’action humaine, des figures héroïques se dressent en tableaux calmes. Wagner seul, selon Nietzsche, a su tirer parti de renseignement que Schiller empruntait ainsi à la tragédie antique.

Ainsi l’idéalisme de Schiller passe tout entier dans le Nietzsche de la première période. La rencontre évidente des doctrines de Schiller avec l’illusionnisme esthétique de Schopenhauer facilite l’emprunt. Mais cet idéalisme d’ailleurs consolidait Nietzsche dans sa croyance individualiste, à laquelle Schopenhauer apportait d’insuffisantes satisfactions. L’individu puise son courage dans une grande illusion affirmée par tout le besoin de son être intime. Cette illusion lui assigne sa tâche et cette tâche est individuelle. Il n’appartient pas à tous d’être fascinés par les mêmes idées. Voilà la fatalité dont rien ne console[29].


Alles Hoechste, es komm frei von den Goettern herab.


Chacun est donc à lui-même sa destinée ; aucun de nous ne peut s’affranchir de cette destinée intime. Schiller n’a pas créé le langage par lequel Nietzsche a fait ressortir l’importance d’une évaluation qualitative des hommes et des actes. Mais cette hiérarchie des valeurs est très présente à sa pensée. Et la valeur la plus haute n’existe qu’en un petit nombre d’hommes.


Majestät der Menschennatur ! dich soll ich beim Haufen
Suchen ! Bei wenigen nur hast du seit jeher gewohnt,
Einzelne wenige zählen, die übrigen alle sind blinde
Nieten, ihr leeres Gewühl hüllet die Treffer nur ein[30].


Cette foule subsiste pour que se perpétue la race. Il convient qu’on prenne soin d’elle moralement et matériellement. « Une extension telle du droit de propriété qu’elle laisse mourir de faim une partie des hommes ne peut pas être fondée dans la simple nature[31]. » Il y a chance que des germes de noblesse humaine plus nombreux arrivent à maturité, si la croissance de la race est drue et saine. Mais les pensées créatrices nouvelles ne s’épanouissent qu’à la cime[32]. Une aristocratie intellectuelle, qui plonge par ses racines dans une masse très abondamment pourvue de bien-être, mais qui s’élève au-dessus d’elle par une dure sélection et un robuste effort de sévérité envers soi {Härte gegen sich selbst) : c’est là l’image sous laquelle Schiller se représente la réalité sociale désirable. La vie est un écoulement sans fin de générations, qui s’améliorent. Mais ce qui vaut, c’est la beauté créée par une élite d’hommes voués à une vie de lutte et à une mort précoce. Ces pensées belles, la multitude qui passe, peut les vivre, mais elle ne les crée pas. C’est donc l’élite qui mène le monde invisiblement. Nietzsche, même au temps où sa notion de la beauté et de la morale différait de celle de Schiller, n’a pu oublier que sur le rôle de l’élite humaine dans le monde leur accord était profond.


  1. Udo Gœde, dans le livre ingénieux et mesuré qu’il a publié sous le titre de Schiller und Nietzsche als Verkünder der tragischen Kultur, 1908, était très qualifié pour établir cette influence. Il a mieux aimé traiter de Schiller comme d’un précurseur de Nietzsche, sans se demander le plus souvent si les concordances qu’il note démontrent une action de Schiller sur Nietzsche, ou tiennent à des causes profondes et similaires qui ont dû amener Nietzsche à penser souvent comme Schiller, alors même qu’il ne songeait pas à lui. Pour ma part, je crois à une influence profonde de Schiller sur Nietzsche. L’essentiel des pages qui suivent a paru dans l’Humanité du 14 mai 1903, à l’occasion du centenaire de Schiller. Je suis heureux de voir Gæde, dans le livre précité et Kühnemann dans son Schiller (fin 1905) arriver à des résultats qui coïncident avec mes aperçus d’alors. Il faut protester contre le jugement hâtif de Mœbius : « Schiller den er in der Jugend gelobt, aber wol nicht viel gelesen hatte, wurde ihm ein Gegenstand des Hohns » (Das Pathologische bei Nietzsche, p. 34).
  2. Il va sans dire qu’il n’y a aucun rapport entre Schiller et le mousquetaire jovial, claironnant et tendre dont Victor von Scheffel a fait le héros de son poème.
  3. Deussen, Erinnerungen, p. 12. — Corr., I.
  4. « Erst jetzt fühle ich mich in dieser Bahn. » (Menschliches, Allzumenschliches, posth., § 390 (XI, 123).
  5. Plus tard, en 1886, Nietzsche dira : « On ne nous retrouvera guère sur les sentiers de ses adolescents d’Égypte qui la nuit hantent des temples, embrassent des statues, et veulent à toute force dévoiler, dénuder, tirer à la lumière tout ce qu’on a d’excellentes raisons de tenir caché. Non, ce mauvais goût, cette volonté de la vérité, du « vrai à tout prix », cette folie juvénile dans l’amour de la vérité, — nous en avons assez : nous sommes trop expérimentés pour cela, trop graves, trop gais, touchés d’une trop foncière brûlure, trop profonds. Nous ne croyons pas que la vérité reste encore vérité, quand on lui ôte ses voiles » (Frochliche Wissenschaft, 2e éd., W., V, 10). Il écrit cela quand il a découvert son système illusionniste final, mais il avoue avoir eu « besoin de la vérité sans illusion ». Et ce qui nous importe, c’est qu’il trouve tout naturellement, pour décrire cet enthousiasme du vrai, les métaphores de la ballade de Schiller. — Voir ces mêmes métaphores : Frochliche Wissenschaft, § 57.
  6. Richard Wagner in Bayreuth { W., I, 505).
  7. Zukunft unserer Bildungsanstalten, posth., § 9 (W., IX, 433).
  8. Zukunft unserer Bildungsanstalten {W., IX, 335).
  9. Ibid., IX, 301.
  10. Ibid.{W., IX, 417).
  11. Schiller, Sehnsucht, 1801.
  12. Ibid.
  13. Lettres sur l’Éducation esthétique, XXIVe lettre.
  14. « Ziel : das Schillersche, bedeulend erhoben : Erziehung durch die Kunst, aus dem germanischen Wesen abgeleitet » (W., IX, 126).
  15. Die Philosophie in Bedrängniss, § 42 (W., X, 291, 292).
  16. Schiller, XXVe lettre sur l’Éducation esthétique.
  17. Schiller, Ibid., XXVIIe lettre.
  18. Voir à notre t. III : La métaphysique personnelle de Nietzsche ou philosophie de l’illusion.
  19. « Begriff des Naiven und Sentimentalen ist zu steigern » (W., IX, 210).
  20. Zarathustra, Von den drei Verwandlungen (W., VI, 35).
  21. Homer und die classische Philologie (IX, 5). Il y a allusion évidente à l’épigramme de Schiller intitulée die Homeriden.
  22. Musik und Tragœdie, posth., § 190 (IX, 237) : « Ich denke an den Schillerschen Gedanken einer neuen Idylle. »
  23. Das griechische Musikdrama, § 22, posth. (IX, 67) : « Der platte und dumme Gervinus hat es als einen seltsamen Fehlgriff von Schiller bezeichnet, dass er dem Schônen der Erde das Loos der Vernichtung zutheile… » — Die Tragœdie und die Freigeisler, § 85, posth. (IX, 114) : « Schiller weist auf die tragische Cultur hin. »
  24. Von Nutzen und Nachteil der Historie, § 2 (I, 295).
  25. Richard Wagner in Bayreuth, § 10 (I, 584).
  26. Musik und Tragœdie, § 180 (I, 248).
  27. Geburt der Tragœdie, § 5 (I, 40).
  28. Einleitung zu den Vorlesungen über Sophocles Œdipus Rex, § 5 {Philologica, XVII, 310 sq.).
  29. Ceci a été bien vu par Udo Gæde, Schiller und Nietzsche als Verkünder der tragischen Kultur, p. 170.
  30. Schiller, Votivtaſeln : Majestas populi.
  31. Schiller, Ueber naive und sentimentale Dichtung.
  32. Schiller, Votivtafeln : Die Verschiedene Bestimmung ; — das Belebende.