Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I/II/1

La bibliothèque libre.
Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 157-169).
CHAPITRE PREMIER


MONTAIGNE



Nous ne savons pas si la lecture de Montaigne remonte chez Nietzsche au delà de ce jour où Cosima Wagner lui fit don de l’exemplaire qu’il a, depuis lors, aimé à feuilleter. Mais nous savons qu’il l’a souvent relu, dans le texte sans doute pour l’ordinaire (quelques contre-sens l’attestent)[1], et parfois, pour alléger sa peine, dans la traduction allemande[2]. Parmi « les hommes qu’il aimait et qui tous étaient morts depuis longtemps », il citait Montaigne[3]. Une recherche préoccupée de déterminer ce que Nietzsche doit à Montaigne ne peut se borner à relever les passages où il le cite. L’aveu que fait Nietzsche de sa dette à l’égard de Montaigne nous autorise à interpréter les coïncidences, par delà les citations explicites : Elles attestent des affinités. Elles marquent les points de contact, par où pouvaient passer les ondes d’une action plus profonde. Ce qui attirait Nietzsche dans Montaigne, c’est l’intelligence souriante. Il n’y avait rien qui fût plus propre à équilibrer sa confuse passion wagnérienne, ni dont il eût davantage besoin ensuite pour sortir de cette confusion. La grande importance de Montaigne se trouve formulée à merveille par Nietzsche : « Il est, quand on le compare aux Anciens, un naturaliste de la morale[4]. » Cela est beaucoup dire. Le « naturaliste » réintègre la morale dans la nature ; et il sait les mobiles naturels qui meuvent tous nos actes. Et pourtant il s’agit de maintenir, en s’appuyant sur la nature, des impératifs moraux. Schopenhauer ne l’avait pas su. Il classait les tempéraments moraux en leur donnant des qualificatifs de distinction ou de vulgarité. Sa philosophie admirait, dans un silence satisfait, les âmes capables de sacrifice et ne disposait d’aucun précepte pour redresser ou élever les âmes basses. Montaigne survient pour dire : « Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. »

Nietzsche lui emprunte cette consolation, d’autant plus efficace qu’il la tire d’une expérience très avertie de la brutalité naturelle et humaine. Montaigne a su parler de morale, parce qu’il a connu les passions de l’homme. Shakespeare, s’il n’avait lu Montaigne, n’aurait pas su parler des passions avec cette force et cette clairvoyance[5]. Ajoutons que Montaigne venait à la rencontre de Nietzsche par sa vision réaliste de la civilisation grecque. Plutarque resta toujours le manuel où s’exaltait son goût de la grandeur d’âme. Mais il savait aussi la sauvagerie, la violence basse, l’improbité sournoise dont est capable la passion grecque[6]. Par cette intelligence, il est de ceux qui « montrent le chemin du socratisme. (Ein Wegweiser zum Verständniss des Sokrates) »[7]. « Dans l’agitation qui souleva l’esprit de la réforme, Montaigne marque un recueillement, un moment de calme pour reprendre haleine[8]. » Ces trêves, où l’esprit atteint à la supériorité, Schopenhauer avait enseigné qu’on les doit à une contemplation toute intellectuelle : Montaigne a gravi une des cimes de cette contemplation.

Ainsi le scepticisme de Montaigne enveloppe une affirmation ; et il nous élève d’un échelon dans la culture de l’esprit, parce qu’il n’est asservi à aucun intérêt ni à aucune croyance établie.

La parole empruntée par Montaigne à Apollonius de Tyane : « que c’était aux serfs de mentir et aux libres de dire vérité »[9], paraîtra aussi à Nietzsche « la première et fondamentale partie de la vertu ». La « liberté de l’esprit » nietzschéenne, définie comme un goût de la vérité si rigoureux et pur, que les intérêts les plus hauts de la vie humaine lui doivent céder, a quelques-unes de ses racines dans la pensée de Montaigne. La difficulté de trouver un fondement à la vérité fut la même pour tous deux. Ensemble ils pensaient que le soin de s’augmenter en sagesse et en science, si douloureux au genre humain, constitue pourtant la principale dignité de l’homme. Et ils s’étaient aperçus l’un et l’autre que la pensée est, à l’origine inconsistante, incomplètement dégagée des brumes de l’instinct : « Outil vagabond, dangereux et téméraire, corps vain qui n’a pas su être saisi et asséné[10] », disait Montaigne, avant de savoir comme Nietzsche par quelles épreuves une lente évolution biologique a peu à peu consolidé ce corps spirituel et adapté ses organes. Des poussées de passion purement animales aujourd’hui encore, font dévier les réactions lentement apprises. Combien d’émotions « nous animent vers les créances ! » Que de « cupidités » entrent même dans les travaux et veillées des philosophes et leur voilent la vérité pure[11] ! Que d’imposteurs savent exploiter notre passion du nouveau, si respectable, mais si aisément transformée en goût de l’étrangeté fabuleuse ? La suspicion, que Montaigne nourrit à l’endroit de toute prêtrise, Nietzsche l’aura comme lui[12] et il lui prendra l’idée qu’il y a danger à user de la pensée, mais que la pensée découvre elle-même les limites qui lui sont salutaires.

La pensée disciplinée qui bride notre esprit, et y « joint l’ordre et la mesure », « s’appelle raison », selon Montaigne ; et il ne conçoit pas que la philosophie puisse avoir un autre emploi que de donner à cette raison « la souveraine maîtrise de notre âme »[13]. Cette raison, toutefois, comment la définir ? Elle consiste à tâcher de regarder les choses « telles qu’elles sont en elles-mêmes », sans nous laisser tourmenter par l’opinion que nous en avons ; à les considérer « dans leurs qualités et utilités », à cesser d’appeler valeur en elles, non ce qu’elles apportent, mais ce que nous y apportons[14]. Voilà la limite où Montaigne et Nietzsche se sépareront. Quelques années, Nietzsche suivra son maître gascon : Il croira qu’il y a moyen de clarifier notre vision des choses, jusqu’à les voir dégagées de tout rapport à nous-mêmes et dans une lumière que ne voile aucune passion. Puis le temps viendra où il estimera que nous produisons la vérité qu’il nous est donné de discerner, et que nous ne découvrons que des valeurs, c’est-à-dire des relations émotionnelles que nous soutenons avec la réalité du dehors dans l’effort accompli pour la transformer.

Provisoirement, ce qui préoccupa Nietzsche, ce fut la pensée de la complexité humaine. Loin d’être des âmes simples et indivisibles, nous sommes des « dividus », dira-t-il dans les Choses humaines, trop humaines. Nietzsche reprend ainsi la plainte de Montaigne qui nous trouvait « d’une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment fait son jeu »[15]. C’est avec une virtuosité joviale, que Montaigne détaille « toutes les contrariétés » qu’il trouve en lui « selon quelque coin et en quelque façon : honteux, insolent ; chaste, luxurieux ; bavard, taciturne »[16]. Nietzsche dans cette société intérieure de nos instincts n’aura plus qu’à découvrir l’antagonisme darwinien qui les met aux prises, dans un enchevêtrement de bataille, où grandissent les passions fortes, mais où aussi les meilleurs instincts parfois s’étouffent et se brisent.

Ce qui atteste la clairvoyance naturaliste de Montaigne, c’est que dans cette discorde intérieure, il ne méconnaît pas l’unité foncière, qui est organique. « Le corps a une grande part à notre estre ; il y tient un grand rang. Ceulx qui veulent despendre nos deux pièces principales et les séquestrer l’ung de l’aultre, ils ont tort : au rebours il les fault raccoupler et rejoindre : il fault ordonner à l’âme non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mépriser et abandonner le corps, mais de se rallier à lui, de l’embrasser, le chérir, lui assister[17]. » Aucune lecture ne pouvait mieux préparer Nietzsche aux affirmations par lesquelles il fait du corps notre sagesse vraie, plus subtile et impeccable que les meilleurs raisonnements.

II. — S’il apparaissait à Montaigne que l’esprit de l’homme est une société dont les démarches, en dernière instance, ont des mobiles corporels, à plus forte raison la société des hommes, sous l’unité superficielle que lui donnent les croyances, les coutumes et la discipline imposée, lui apparaît-elle diverse et fragile. C’est le problème capital de Montaigne que de découvrir ce qui maintient cette fragile et fallacieuse unité ; et l’une des doctrines les plus importantes de Nietzsche, l’analyse de « l’esprit grégaire », qui fonde les morales et les institutions sociales a dans Montaigne sa source. « Il est croyable qu’il y a des lois naturelles, comme il se veoid ès aultres créatures ; mais en nous elles sont perdues[18]. » « Les petits des ours et des chiens montrent leur inclination naturelle. Mais les hommes se jetant incontinent en des accoustumances, en des opinions, en des lois, se changent ou se déguisent facilement[19]. » Toute la difficulté de dévoiler la « généalogie de la morale » est saisie de la sorte avec la plus lucide précision. « Les loys de la conscience, que nous disons naistre de la nature, naissent de la coustume ; chacun, ayant en vénération interne les opinions et mœurs approuvées et reçues de lui, ne s’en peult desprendre sans remors[20]. » Montaigne ainsi poussera Nietzsche dans le sens de Darwin. Il sait qu’il y a une origine humble et peu respectable des lois et des croyances morales[21]. Quelle est cette origine ? voilà où Montaigne hésite. Il faudra des théoriciens plus profonds et plus modernes pour orienter Nietzsche : Ce sera le moment où il écoutera surtout Pascal et, après Pascal, les transformistes du xixe siècle. Les indications fugitives de Montaigne pourtant, ne seront pas oubliées : « La plupart des règles et préceptes du monde prennent ce train de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à l’usage de la société publique. » Une utilité sociale, chimérique ou réelle, est la raison d’être lointaine de tous les devoirs et de toutes les lois. Cette utilité change, et cependant les contraintes, les croyances qu’elle fondait lui survivent. Nous n’en doutons pas alors même qu’elles ont cessé d’être justifiées : « L’assuéfaction endort la veue de nostre jugement[22]. » Il faudra d’abord « se défaire de ce violent préjudice de la coustume ». On « sentira son jugement tout bouleversé et remis pourtant en bien plus sûr état[23] ». Montaigne croit à une « transvaluation » urgente de toutes les croyances reçues. Mais son terme de comparaison, c’est un bon sens qui s’enquiert des nécessités présentes et de la situation de chacun. Ce « jugement bouleversé », voilà tout ce qui distingue le libre esprit du vulgaire. Pour le vulgaire, « les loix se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont loix. C’est le fondement mystique de leur autorité »[24], et ce qui nous semble lois générales et naturelles ne sont que « communes imaginations infuses en notre âme par la semence de nos pères »[25]. La psychologie morale de Nietzsche, à l’époque où il rédigea les Choses humaines, trop humaines, et dans les aphorismes de l’Aurore connaîtra d’autres aboutissants, mais elle a le même point de départ.

Chez Montaigne et chez Nietzsche, cette psychologie enveloppe une appréciation, puisqu’à cet état de choses historiquement décrit elle trouve des inconvénients. Aucune législation, dit Montaigne, quand « elle y attacherait cent mille loix » ne saisit « l’infinie diversité des actions humaines »[26]. Dans toutes ces « justes sentences » que nous suivons, si chacun de nous « regardait par où elle lui appartient en son propre »[27], il la trouverait peu faite pour ses besoins. Elles sont propres à « nous destourner et distraire de nous »[28]. Elles nous font jouer un rôle, « comme rolle d’un personnage emprunté »[29]; et elles sont causes que « la plupart de nos vocations sont farcesques »[30]. Montaigne voudrait réveiller en nous la conscience de ce que nous sommes et stimuler en nous le courage de montrer notre nature vraie. C’est le privilège de l’homme libre et c’est le secret de la vie. Car, dans ce vieillissement constant qui rend caduques les lois et les croyances, le rajeunissement nécessaire et la détermination des maximes de vie nouvelles ne peut venir que d’un retour sincère à notre naturel intime.

Montaigne n’est pas le guide que Nietzsche choisit pour démasquer notre mensonge social sous les « cent mille visages » où il se cache. Il ne retient de lui qu’une méthode pour le démasquer. Il ne croira pas, comme Montaigne, que « en la vertu mesme, notre dernière visée c’est la volupté »[31]. Il a une force d’âme plus ambitieuse. Mais dans plus d’une philosophie du renoncement, il reconnaîtra, comme Montaigne, la lassitude d’un estomac débile et d’une sensualité blasée[32]. Dans plus d’une philosophie de la pitié, Montaigne l’aura habitué à ne voir qu’un « effect de la facilité, débonnaireté et molesse »[33]. Mais où il s’entend avec Nietzsche, c’est sur le sentiment de la vie, mélancolique et courageux, qui sait sourire de plus d’une petite joie accueillie avec reconnaissance, et sait aussi regarder la mort en face. L’essence de ce sentiment, que Nietzsche vérifie dans une existence frêle et traversée de douleurs, c’est que toutes choses sont sujettes à passer. Nous ne pouvons rien appréhender de subsistant. « Ce qui naist ne va pas à perfection et cependant jamais n’arreste. »

Dans cette fuite des événements et des croyances, il faut pourtant garder une contenance digne de l’homme, et qui ait de la sérénité. C’est une incomparable grandeur de notre condition, s’il se vérifie que dans le flux de tout, une chose puisse demeurer, à savoir notre vertu. Mais il la faut « plaisante et gaie », pour qu’elle soit supérieure. « Socrate eut un visage constant, mais serein et riant[34]. » Le socratisme, où doit nous acheminer Montaigne, est pour Nietzsche cette vertu souriante.

Il y a une grave affirmation métaphysique dans une telle attitude. On a parlé excellemment de « l’héraclitéisme » de Montaigne[35]. Il faut ajouter que Montaigne ne se satisfait pas de constater que « tout s’écoule ». Il ne se laisse pas aller à la dérive. Il s’agit de diminuer autant que possible cette part du hasard changeant qui nous entraîne. Dans ce fleuve, il faut essayer de gouverner ; essayer de connaître sa pente et le sens de son courant. « Alles ist im Fluss, es ist wabr ; aber Alles ist auch im Strom : nach einem Ziele hin »,[36] dira Nietzsche. Si étrange que cela semble, après le titre fameux donné par Nietzsche à la IIIe Considération intempestive, Schopenhauer ne peut pas être un « éducateur » ; car dans le remous de l’éternel vouloir— vivre, il ne sait pas où se prendre. Le rôle de l’éducateur, à l’époque de son pessimisme intellectuel, est apparu à Nietzsche par l’exemple de Montaigne.

Il importe assez peu qu’il lui ait emprunté beaucoup de menus enseignements, puisque sa pédagogie entière est imbue de Montaigne. La grâce martiale de ses préceptes exercera sur Nietzsche une durable séduction et le « naturalisme » de la doctrine de Montaigne inspire à Nietzsche le plan d’une éducation, elle aussi, toute naturaliste.

Ce sera une éducation qui fera la part des muscles autant que de l’esprit. Mais dans la contenance extérieure encore, on sentira l’éducation libérale et cette « gracieuse fierté » où se reflète le calme aisé d’une âme maîtresse d’elle-même[37]. Nietzsche ne définira pas autrement la « distinction » de l’aristocratie véritable, au temps où il se demandera : Was ist vornehm ?

Il n’y a pas un détail de l’éducation rationnelle proposé par Montaigne qui n’ait passé dans Nietzsche. Et tout d’abord Nietzsche voudra, comme Montaigne, une éducation « qui nous change en mieux ». Il ne faut pas « l’attacher à l’âme » par la surface ; « il l’y faut incorporer »[38]. Cet art d’apprendre que Nietzsche admirait en quelques génies lucides, comme Raphaël, et qu’il a su pratiquer à merveille : « transformer les pièces empruntées d’autrui et les confondre pour en faire un ouvrage tout sien », c’est dans Montaigne qu’il le trouve formulé et justifié[39].

Ce qu’il y a lieu d’apprendre, pour un homme libre, c’est cette sincérité sur le monde et sur soi-même sans quoi il n’est que servitude. À vrai dire, nous n’avons à nous informer que nous-mêmes ; et toutes nos autres études ne sont que des « miroirs », où il nous faut regarder pour nous connaître. « Tant d’humeurs de sectes, de jugements, de lois et coustumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres[40]. » Le postulat socratique de cette morale, c’est que bien se connaître est la première condition pour bien vivre ; et que de tous les arts libéraux, cette connaissance seule nous fait vraiment libres[41]. Elle nous enseignera à « restreindre les appartenances de notre vie à leurs justes et naturelles limites » ; et, nous avertissant de ce que nous sommes capables de faire, nous montrera aussi ce qu’il faudra entreprendre pour compléter, dans le sens de cette douce et prudente et juste nature qui nous guide, notre progressif affranchissement. Mais puisqu’un terme est fixé, dans l’étendue et dans le temps, à cet effort, c’est encore sur cette limite de notre durée qu’il nous faut une clarté. « L’homme marche entier, vers son croist et vers son descroist[42]. » Il ne faut pas tant dire que le terme de sa carrière soit la mort, mais plutôt que « la mort nous est toujours également près »[43]. Elle est le risque constant que nous courons et le salaire final de notre besogne sur terre. L’art de bien vivre se complète ainsi nécessairement par l’art de bien mourir ; et il peut être bon de mourir volontairement. « Le sage vit tant qu’il doibt, non pas tant qu’il peult[44]. » « Il est heureux de mourir, lorsqu’il y a plus de mal que de bien à vivre » ; et « la plus volontaire mort, c’est la plus belle »[45]. La mort de Socrate est celle par où s’achève le mieux une vie passée selon les préceptes socratiques de la vertu issue de la science. Le soupçon de Montaigne au sujet de la mort volontaire de Socrate a passé dans Nietzsche[46] ; et dès le Voyageur et son Ombre, il annoncera la glorification de cette mort volontaire comme une part de la morale future[47].

Pourquoi cependant la lecture de Nietzsche, même à l’époque socratique et française, entre 1876 et 1882, ne laisse-t-elle pas l’impression de Montaigne ? Ce n’est pas forcément à l’éloge de Nietzsche. Disons pourtant qu’ils sont parfois très voisins. Quand Montaigne dit : « La foule me repousse à moi », Nietzsche le sent très près de lui. Il y aura un temps où il aimera cette solitude courageuse et pleine d’abnégation autant que de douceur. Les philosophes, disait Montaigne, refusent la royauté ; et il citait le précédent de cet Empédocle, dont Nietzsche écrira la tragédie pour symboliser son propre renoncement royal[48]. La supériorité, pensera Nietzsche après Montaigne, s’impose d’elle-même par une secrète et toute puissante infiltration de sa pensée ; et les hommes d’une vraie grandeur gouvernent, sans régner ostensiblement. Puis ses impérieuses habitudes germaniques le ressaisissaient. Il se reprenait à vouloir commander, le verbe haut. Montaigne avait dit : « J’écrivis mon livre à peu d’hommes et à peu d’années[49]. » Quand par bouffées, la mégalomanie tudesque remontait en lui, amplifiée par la fièvre et par la neurasthénie, Nietzsche disait qu’il écrivait son livre « pour tous et pour chacun » et il prétendait « poser la main sur des siècles ». Il oubliait alors quelle part il avait faite à la douceur dans sa définition de l’humanité supérieure : et il ne se souvenait pas que le livre de Montaigne, aisé, attique et naturel, lui avait paru compter au nombre de ces rares « livres européens » qu’on lirait après des centaines d’années. Il n’est que juste cependant de dire qu’il approfondissait Montaigne en méditant le plus mélancolique de ses disciples, Pascal.


  1. V. le contre-sens dans Schopenhauer als Erzieher, § 2 (I, 400) et sur lequel il délibère, le 7 avril 1875, avec sa traductrice Marie Baumgartner {Corr., I, 310).
  2. . Il la réclame à sa mère en septembre 1884 {Briefe an Mutter u. Schwester, p. 56S).
  3. Ibid., p. 603 (21 mars 1885).
  4. X, 307. Il va sans dire que Nietzsche a aimé en Montaigne l’écrivain. Nous aurons à y revenir. Entre 1882 et 1888, il transcrira les termes de Doudan, pour louer l’admirable vivacité et l’étrange énergie de sa langue (W., XIV, p. 177).
  5. Menschliches, I, § 176. Il y a là, de la part de Nietzsche, une salutaire réaction contre la critique nationaliste allemande, de l’école de Gervinus et de Julian Schmidt, pour qui Shakespeare est le poète d’un « germanisme » exclusif de toute latinité. On peut voir dans le livre de John M. Robertson, Montaigne and Shakspere, 1897, combien Nietzsche a vu juste.
  6. V. ce qu’il dit de la férocité d’Alexandre ; de l’injustice de la plèbe athénienne contre les stratèges vaincus aux Arginuses ; de Cléomène attaquant les Argiens en pleine trêve. (Essais, I, 11, 25, 35.)
  7. Der Wanderer und sein Schatten, § 86 (III, 248).
  8. Richard Wagner in Bayreuth, § 3 (I, 512).
  9. Essais, II. 343.
  10. Essais, II, 210.
  11. Ibid., I, 223, 225.
  12. Ibid., I, 282. « Le vray champ et sujet de l’imposture, sont les choses incognues ; l’étrangeté même donne crédit. »
  13. Ibid., II, 455.
  14. Ibid., I, 332, 351.
  15. Essais, I, 463.
  16. Ibid., I, 462.
  17. Essais, II. 331 ; et encore : « C’est toujours à l’homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. » Ibid., III, 214.
  18. Ibid., II, 244.
  19. Ibid., I, 174.
  20. Essais, I, 127. C’est le texte que vise Nietzsche, t. XIII, 324 (§ 789).
  21. Ibid., II, 249 : « Il est dangereux de les ramener à leur naissance : elles grossissent et s’ennoblissent en coulant, comme nos rivières ; suyvez les contre-mont jusqu’à, leur source, ce n’est qu’un petit sourgeon d’eau à peine recognoissable. Voyez les anciennes considérations qui ont donné le bransle à ce fameux torrent, plein de dignité, d’horreur et de révérence ; vous les trouverez si légières et si délicates… »
  22. Ibid., I, 121.
  23. Ibid., I, 130.
  24. Essais, III, 424.
  25. Ibid., I, 127.
  26. Ibid., III, 323.
  27. Ibid., III, 414.
  28. Ibid., I, 127.
  29. Ibid., III, 325.
  30. Ibid., III, 334.
  31. Essais, I, 78.
  32. Ibid., III, 43 : « Nous appelons sagesse la difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses présentes. »
  33. Ibid., I, 9.
  34. Ibid., III, 83.
  35. V. F. Strowski, Montaigne, 1906, p. 200-216, et aussi G. Villey, Les Sources et l’Évolution des Essais de Montaigne, 1908, t. II, p. 196 sq
  36. Menschliches. I, § 107 {W., II, 111).
  37. Essais, I, 192 : « L’âme qui loge la philosophie doit par sa santé rendre sain encore le corps ; doit faire luire jusqu’au dehors son repos et son aise. »
  38. Essais, I, 162.
  39. Ibid., I, 178.
  40. Ibid., l, 187.
  41. Ibid., I, 189.
  42. Ibid., III, 43.
  43. Essais, I, 81, 88.
  44. Ibid., I, 480.
  45. Ibid., I, 285, 481.
  46. « À voir la sagesse de Socrate et plusieurs circonstances de sa condamnation, j’oserais croire qu’il s’y presta aulcunement lui-mesme, par prévarication, a desseing. » Essais, III, 43. V. Nietzsche. Geburt der Tragœdie, § 13 {W. 1, 96). Plus tard, dans Frœhliche Wissenschaft, il en a voulu à Socrate de la parole par où, en mourant, il se croit tenu d’offrir un coq à Esculape. C’était avouer son pessimisme ; et se venger de la vie mauvaise par une parole d’une immortelle ironie. Il eût été d’une âme plus haute, pensera Nietzsche alors, de dédaigner cette vengeance.
  47. Der Wanderer u. sein Schatten, § 185 (IV, 294) : « Die weisheitsvolle Anordnung und Verfügung des Todes gehört zu jener jetzt ganz unfassbar und unmoralisch klingenden Moral der Zukunft, in deren Morgenroth zu blicken, ein unbeschreibliches Glück sein muss. »
  48. Essais, I, 155 : « Quelqu’un qui demanda à Cratès jusques à quand il faudrait philosopher, en reçut cette réponse : « Jusques à tant que ce ne « soient plus les asniers qui conduisent nos armées. » La pensée de Nietzsche, c’est que pour la besogne politique et militaire, les âniers suffiront toujours ; mais que c’est aux philosophes à trouver le moyen de conduire, à leur insu, les âniers.
  49. Essais, III, 292.