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Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I/II/3

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Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 190-196).
CHAPITRE III


LA ROCHEFOUCAULD



Aucun parallèle n’a peut-être été fait de meilleure heure que celui qui rapproche Nietzsche de La Rochefoucauld. Jacoh Burckhardt déjà, pour complimenter son collègue après la publication des Opinions diverses par lesquelles s’ouvre la seconde moitié des Choses humaines, trop humaines, imaginait un dialogue des morts entre moralistes anciens, où La Rochefoucauld, devant La Bruyère et Vauvenargues ravis, se déclarerait jaloux de plus d’un aphorisme de Nietzsche[1].

L’action de La Rochefoucauld sur Nietzsche n’a pas été de longue haleine, comme celle de Pascal. Elle a été un choc très court, mais décisif ; et elle accuse davantage la différence intellectuelle qui existe entre Nietzsche et son ami Erwin Rohde. Ce dernier, avec la rudesse incompréhensive de la jeunesse, a décrit l’ « impression répugnante » qu’il avait reçue de La Rochefoucauld »[2]. « C’est un pessimiste, ajoutait-il, avec son pathétique schopenhauérien d’alors, mais dont on ne reçoit aucune suggestion morale. » Cette impartialité d’observation, Nietzsche en fit au contraire à La Rochefoucauld un mérite de plus, et, à l’entendre, vers 1876, c’était le fait d’une culture haute et rare que d’avoir lu La Rochefoucauld ; et d’une culture plus rare, de l’avoir lu sans l’insulter[3].

Nietzsche a souffert de la clairvoyance qu’il a apprise du moraliste français ; sa virtuosité d’archer cruel qui. à chaque trait, touche un point vulnérable du cœur, lui arrache, avec de l’admiration, des cris de douleur aussi. Un moment il se demande si cet art de soupçonner les mobiles personnels déguisés sous le nom de vertus, n’a point pour effet de décourager les âmes en les habituant à la petitesse[4]. Mais il s’est ravisé vite. Il a renoncé à la morale facile qui prétend éclairer les âmes en les laissant dans l’erreur. Il a goûté davantage La Rochefoucauld, à mesure qu’il a prisé plus haut les qualités françaises de netteté de l’esprit. Sous les dehors sceptiques de l’homme de cour, Nietzsche a discerné alors un idéalisme désabusé par l’expérience, et une noblesse d’intention qui ne se dément pas[5]. Il n’en a plus voulu à La Rochefoucauld d’une méfiance délicate qui, sans méconnaître la réalité des actes vertueux, se refusait parfois à leur attribuer les mobiles qu’ils affichent[6]. Bien plus, il lui a paru qu’il se cachait du pessimisme chrétien dans cette sévérité sur la nature de nos instincts profonds. Trouver de la laideur dans l’homme, qu’est-ce, sinon le juger au nom d’une morale ? Au regard de l’intelligence pure, il n’y aurait rien d’impur dans l’univers. Comme un peintre hollandais promène sur le réel un regard curieux et amusé qui retient les détails même les plus vulgaires, ainsi le moraliste doit aimer tous les recoins de l’âme, avec leur fumier et leur poussière, leurs cachettes compliquées, leur structure basse ou profonde[7].

La Rochefoucauld, selon Nietzsche, est resté à mi-chemin. Il a nié les bonnes qualités de l’homme en ce qu’il leur découvre une origine différente de celle que leur assigne une commune et pathétique croyance. Il aurait dû nier aussi nos qualités mauvaises, car elles ne sont mauvaises qu’au regard du même pathétique moralisant[8]. Si la méthode de La Rochefoucauld est excellente, son jugement, à l’inverse de ce que pensait Rohde, demeure « contaminé de morale ». Il se fait complice de la grande calomnie chrétienne. Or, en matière morale, les jugements que nous portons ne laissent pas intacte la réalité, elles la transforment peu à peu et en renouvellent la substance. Projeter sur les choses un regard qui les enlaidit, c’est créer de la laideur vraie. Calomnier les hommes, c’est les rendre méchants. Ainsi, par la vanité et l’intolérance des bons, maintes qualités de l’homme se sont trouvées mal famées à la longue, et par là nuisibles. Un moraliste devra surgir, qui prenant le contre-pied de La Rochefoucauld, démontrera cet effet nocif de la vertu chrétienne. Nietzsche a souhaité être ce moraliste[9].

Il reste que ce pessimisme de La Rochefoucauld révèle un homme du xviie siècle, sympathique aux vices robustes plutôt qu’aux défauts faibles. C’en est assez pour que Nietzsche y trouve à glaner. La médiocre estime où La Rochefoucauld tient la pitié, « passion qui n’est bonne à rien au-dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affaiblir le cœur, et qu’on doit laisser au peuple », a eu tout de suite l’adhésion de Nietzsche[10]. Puis, ce qui dénote le grand seigneur, c’est que le ressort le plus ordinaire de tous les actes humains est, pour La Rochefoucauld, l’orgueil[11]. Il le dit égal en tous les hommes, et ne voit de différence « qu’aux moyens et à la manière de le mettre au jour ». L’orgueil se dédommage toujours ; il est la ruse la plus savante de la nature pour nous dissimuler nos imperfections[12]. La magnanimité même le recouvre, et n’est à vrai dire que « le bon sens de l’orgueil ». La générosité n’en est qu’un déguisement, puisqu’elle « méprise de petits intérêts pour aller à de plus grands ». La bonté encore le cache, quand elle ne s’évertue qu’à faire des remontrances à ceux qui commettent des fautes. Elle est un orgueil intelligent et rare, pour lequel les sots n’ont pas assez d’étoffe, et qui suppose en outre « la force d’être méchant ». Faute de quoi, elle n’est que « paresse ou impuissance de la volonté »[13]. Le choix que l’on fait d’un parti et l’opiniâtreté qu’on met à défendre son opinion tient à ce qu’on occupe une place que l’on ne retrouverait pas dans un parti peut-être plus raisonnable. L’amour même, qui semble sacrifier son moi, est encore et surtout quand nous nous en rendons compte, « une passion de régner », et la compassion nous sert à faire sentir à nos semblables malheureux que nous sommes au-dessus d’eux[14].

Un point essentiel de la psychologie de La Rochefoucauld, c’est que nous sommes autres quand nous sommes irréfléchis et seuls, et autres quand nous nous observons devant témoins. La conscience claire que nous prenons de nos actes, est déjà une société et un témoignage dont se préoccupe notre amour-propre. Il s’ensuit que la comédie ordinaire qui se joue en nous consiste en une façon théâtrale de faire valoir nos qualités et en un ingénieux déguisement de nos défauts. Souvent cette dissimulation est encore une façon plus subtile de nous faire distinguer. Il y a des humilités qui sont des artifices ; et de certaines afflictions ne visent qu’à étaler « une belle et immortelle douleur », comme d’autres sont une manière de quémander la pitié, et un essai de tyranniser autrui par notre faiblesse[15].

Tout le jeu de notre vie intérieure est ainsi vanité ou hypocrisie. La vanité n’est absente d’aucune de nos vertus, et nous sommes si habitués à nous masquer devant autrui qu’à la fin nous nous masquons à nous-mêmes[16]. Il n’est pas jusqu’à la sincérité qui ne se réduise tour à tour à une envie de faire voir nos défauts du côté où nous voulons bien les montrer « ou à une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres »[17]. Avec tous nos semblables, nous sommes engagés dans une négociation constante. L’estime d’autrui en est l’enjeu, plus précieux qu’aucun avantage matériel. Voilà ce qui dans le langage de La Rochefoucauld s’appelle l’intérêt ; et c’est en ce sens que « les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer »[18]. L’amitié elle-même « est loin d’être à l’abri de ce subtil calcul ». Elle nous donne l’occasion de nous signaler par notre tendresse, ou de faire juger de notre mérite par la tendresse que nos amis ont pour nous. Elle est un commerce d’amour-propre où l’affection se dose par les témoignages d’estime qu’on a reçus ; et la reconnaissance encore sait prendre des formes si astucieusement orgueilleuses, que, non contente d’acquitter les bienfaits reçus, elle croit obliger envers nous nos bienfaiteurs[19]. Nous agissons toujours pour ce témoin, imaginaire ou présent, et le témoin le plus exigeant que nous tâchions de satisfaire, c’est nous-mêmes. Il n’est pas de courage qui ne soit augmenté par la crainte de la honte et « l’envie d’abaisser les autres » ; si bien qu’ « à une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes »[20].

Par quelles ressources de moralité échapperait-on aux tenailles de ce terrible raisonnement ? où trouver l’héroïsme vrai et le désintéressement pur ? L’analyse de La Rochefoucauld les cherche par-delà les formes sociales de la vertu et dans des profondeurs où la conscience elle-même n’atteint plus. Il y a une « valeur parfaite », une intrépidité et une force d’âme qui, dans le calme d’une raison dont elles conservent le libre usage au milieu de tous les périls, restent supérieures aux calculs mesquins de l’intérêt, et indifférentes même au suffrage du moi orgueilleux qui les regarde. La nature « et la fortune avec elle » font de telles âmes de héros[21]. Et il y a aussi sans doute un amour pur, mais peu de gens l’ont vu : « C’est celui qui est caché au fond du cœur et que nous ignorons nous-mêmes[22]. »

Nous ne sommes jamais « en liberté d’aimer ou de cesser d’aimer », quand parle en nous cet amour rare et fatal. L’héroïsme et l’amour pur éclosent comme des fleurs miraculeuses et divines. Leur naissance est un mystère, et La Rochefoucauld de s’apercevoir aussitôt que la nature, qui les crée inexplicablement, ne sait pas si elle les crée pour le bien ou pour le mal. « Il y a des héros en mal comme en bien. » Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts[23]. La nature, qui a prescrit des bornes à chacun, dès sa naissance, pour ses vertus et pour ses vices, est donc seule responsable de ses crimes ou de ses hauts faits, et d’une certaine façon, le « naturalisme » de La Rochefoucauld innocente le mal, contrairement à ce que Nietzsche avait cru d’abord.

Il y a donc déjà une appréciation « immoraliste » dans ce jugement où La Rochefoucauld trouve le vice moins opposé à la vertu que la faiblesse, sous prétexte que la faiblesse qui tient à la nature ne se corrige point[24]. On peut faire de la vertu avec des vices vigoureux ; on ne peut la tirer de l’infirmité inoffensive et mesquine. La Rochefoucauld nous avertit que les épithètes usuelles par lesquelles nous qualifions nos actes, ne dépeignent que la valeur sociale de ces actes et non leur essence. Au regard d’une analyse exacte, les mêmes passions que l’on accuse de tous nos crimes méritent d’être louées de nos bonnes actions. Le fonds d’où elles sortent est le même ; et de cette origine identique il peut naître des contraires[25]. Or, n’est-ce pas là le point de départ de cette philosophie nietzschéenne qui, de tous les faits contradictoires de la moralité, voulait connaître d’abord la généalogie ? « Comment une chose peut-elle sortir de son opposé : la logique sortir de l’illogisme, la contemplation désintéressée sortir du vouloir concupiscent, la vie pour autrui de l’égoïsme ? » Ce fut le problème posé par Nietzsche au seuil de Menschliches, Allzumenschliches.

Il se découvre, à l’examen, qu’il n’y a pas de contradictions dans la nature. Il n’y a que des « sublimations », selon le mot de Nietzsche, où la matière morale initiale s’affine et s’épure jusqu’à ce que les sédiments grossiers n’en soient plus reconnaissables. Le transformisme moral explique cette différenciation des contradictoires. Les moralistes français, et La Rochefoucauld le premier, ont poussé Nietzsche dans la recherche ambitieuse et féconde, par laquelle il a voulu devenir le Lamarck de la morale.


  1. Burckhardt à Nietzsche, 5 avril 1879. {Corr., III, 175.)
  2. Rohde à Nietzsche, 24 nov. 1868. {Corr., II, 99
  3. Menschliches, I, § 35. (II, 58.
  4. Ibid., I, § 36. (II, 59.)
  5. Nachlass de 1882-1888, § 243. (XIII, lO4.)
  6. Morgenröthe, § 103. (IV, 97.)
  7. Morgenröthe, posth., § 214. (XI, 248.)
  8. Nachlass de 1881-1886. (XII, 268.)
  9. Ibid., XII, 269. Wille zur Macht, § 94.
  10. Menschliches, 1, § 50. (II, 71.) — La Rochefoucauld, Portrait par lui-même. Ed. Thénard (Jouaust), p. 6.
  11. La Rochefoucauld, Réflexions morales, § 35, 30.
  12. Ibid., 285, 246, 37.
  13. Ibid., 237, 387, 481.
  14. Ibid., 68, 163.
  15. Réflexions, 234, 233.
  16. Ibid., 200, 119.
  17. Ibid., 383, 62.
  18. Ibid., 171.
  19. Ibid., 83, 235, 279, 296. 488.
  20. Réflexions, 213, 21.
  21. Ibid., 130, 445.
  22. Ibid., 76, 69.
  23. Ibid., 185, 190.
  24. Réflexions, 130, 445.
  25. Ibid., 11 : « Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. »