Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I/II/6

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Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 233-259).
CHAPITRE VI


STENDHAL[1].



QUAND Nietzsche, vers la trente-cinquième année, découvrit le Rouge et le Noir, il en eut une surprise, dont sa correspondance et l’Ecce Homo gardent le souvenir ravi[2]. Ce fut pour lui une révélation comparable à celle qu’il eut de Schopenhauer en 1865 et de Dostoïewsky en 1887. Il se fit en Allemagne l’apôtre de la petite religion stendhalienne, qui, en France, se propageait dans de délicats cénacles. Les spécialistes allemands de la psychologie professorale ne savaient pas encore épeler le nom de l’inconnu si étrangement dénommé Stendhal, que Nietzsche le considérait déjà comme « le dernier psychologue » qui eût paru, et comme « le dernier grand événement de l’esprit français »[3]. Au temps où il médite Der Wanderer und sein Schatten et Morgenrœthe, déjà Nietzsche est plein de citations stendhaliennes[4]. Quand il prépare son dernier système, il tient Stendhal pour l’homme qui a eu, au XIXe siècle, « les yeux les plus intelligents et les oreilles les plus pensives »[5].

Dans la grande guerre entreprise par Nietzsche contre « le goût allemand » et la fumeuse pensée de la métaphysique allemande, il voulut Stendhal pour allié. « Être sec, clair, sans illusion », comme un banquier qui a fait fortune, ce sont là les qualités d’intelligence requises, au dire de Stendhal, « pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est »; et ce n’en sont pas d’autres qu’il faut à la « liberté de l’esprit », selon Nietzsche[6].

Une curiosité française un peu cynique y est nécessaire avec cette pudeur paradoxale, qui refuse de « faire halte devant les recoins secrets de la grande passion ». Pour explorer jusqu’au fond « ce royaume des frissons délicats », qui est celui de l’âme humaine, il faut l’attention divinatoire des précurseurs, un épicurisme de gourmet fureteur, le don de flairer les problèmes cachés et de les faire lever comme des lièvres[7], enfin cette volonté et ce courageux caractère, qui sont la vraie raison pour laquelle la critique douillette d’un Sainte-Beuve ou l’esthétisme confus et truculent d’un Flaubert redoutaient la lucidité forte et voltairienne de Stendhal[8]. Dans cette « hiérarchie des esprits », auxquels Nietzsche songeait à demander conseil pour le prochain avenir, il attribuait à Stendhal un des rangs les plus hauts. Il le surfait comme ce fut depuis la mode en France après un long oubli. Il veut en faire « un chef pour commander à l’élite la plus rare ». Il était souhaitable, certes, que dans la triste Europe bismarckienne, les influences intellectualistes fussent renforcées par le crédit croissant de cette claire pensée stendhalienne. Il méritait une influence européenne, lui, dont la vie entière avait pour devise cette maxime citée par son biographe Colomb :

L’univers est une espèce de livre dont on n’a lu que la première page, quand on n’a vu que son pays[9].

D’un « rythme napoléonien » Stendhal avait dû parcourir cette Europe qui fut la sienne, c’est-à-dire, plusieurs siècles de l’âme européenne[10] ; et il avait fallu deux générations pour rattraper son avance audacieuse. C’est parce qu’il se croit arrivé sur la même ligne et capable de prolonger son aventureuse exploration, que Nietzsche l’appelle son « ami défunt »[11].

I. L’idéologie de Stendhal, — Pour définir la communauté d’idées et de desseins que Nietzsche appelle leur « amitié », disons qu’elle consiste d’abord en une pareille notion de la science de l’âme. Pour Stendhal, il y a deux subdivisions à la connaissance de l’homme : 1o  La science de connaître les motifs des actions des hommes ; 2o  La logique ou l’art de ne pas nous tromper en marchant vers le bonheur.

Tout est dit aujourd’hui sur ce que Stendhal doit à Helvétius, à Cabanis, à Bichat, à Destutt de Tracy, à qui il emprunte cette conception de la psychologie et de la morale[12].

Le sensualisme biologique qui est au fond de cette conception, ne fait la distinction du physique et du moral que pour la commodité du langage. Ces termes usuels traduisent en deux langues différentes une réalité unique, mais inconnaissable. La vie de l’organisme se manifeste à la fois par des actes physiques et par des opérations mentales et volontaires. Nous pouvons saisir le lien de fait entre le mental et le physique, sans approcher l’unité profonde où ils se joignent substantiellement. Une analyse descriptive qui, dans l’ordre des faits de l’esprit, décompose et isole les actes et leurs mobiles ; une synthèse qui reconstruit ce mécanisme et le montre en action ; une anatomie et une physiologie de l’âme, voilà tout ce que nous pouvons connaître de l’homme moral. Cette vie mentale est liée à la vie du corps ; le Vinci déjà l’avait su :

Probablement Léonard approcha d’une partie de la science de l’homme qui, même aujourd’hui, est encore vierge : la connaissance des faits qui lient intimement la science des passions, la science des idées et la médecine[13].

Science sèche et décourageante qui semble dénier aux hommes toute noblesse de cœur : car nous sentons que des hommes tels que Condillac ont la vue très nette[14]. Or, chez Nietzsche aussi, dans sa période intellectualiste, il y a avant tout de ce besoin de voir clair ; et son premier postulat, c’est d’admettre que l’homme est un animal. Sans avoir connu des devanciers de Stendhal autre chose peut-être que l’œuvre d’Helvétius, la pensée que Nietzsche leur emprunte le plus souvent, c’est que « pour avoir de la morale une opinion équitable, il faut substituer aux notions morales des notions zoologiques »[15].

Les fonctions animales dépassent plusieurs millions de fois eu importance tous les beaux états de l’âme, toutes les cimes de la conscience[16].

Car les états de conscience, l’esprit, le cœur, la bonté et la vertu servent à intensifier la vie, c’est-à-dire qu’elles sont un autre aspect des fonctions animales qu’elles servent ou qu’elles guident, qu’elles traduisent ou dont elles sont un reflet. Ce corps, dont le Zarathustra chantera la gloire[17] n’est donc pas une matière au sens des matérialistes ; et l’esprit ailé qui en est le symbole, n’est pas immatériel au sens des spiritualistes. Il faut seulement dire que la conscience n’éclaire qu’une faible partie des profondeurs dont elle émane et où vivent les forces qui, mystérieusement, l’alimentent. Cette théorie nietzschéenne, sans doute renforcée par des emprunts à la psychologie physiologique des Français du XIXe siècle, est surtout un écho des idéologues, dont ces théories contemporaines forment elles-mêmes le prolongement.

Le mobile le plus profond des actions humaines, au dire de l’idéologie stendhalienne, est la recherche du bonheur. Mais le bonheur où tendent nos actes, comment serait-il analysable ? Il jaillit de la source profonde où coïncident la vie de l’âme et celle du corps. Il y a autant de formes du bonheur qu’il y a d’âmes liées à des corps différents. On peut préciser les conditions sociales que le bonheur suppose. Car le bonheur n’est pas le même dans toutes les sociétés ; il y a donc des façons de gouverner qui produisent un bonheur humain plus général ou plus complet. Il existe une sorte d’échelle sur laquelle on est assuré de monter d’un échelon chaque siècle », et ainsi une petite partie de l’art d’être heureux peut se constituer à l’état de science exacte[18]. La science sociale des idéologues prescrira des réformes ou conseillera des régressions par lesquelles le bonheur sera facilité. Les Vénitiens de 1770 étaient plus heureux sous le Conseil des Dix que de nos jours les Américains de Philadelphie, malgré leur esprit d’ordre et leur austère activité[19]. Mais les gouvernements ne peuvent rien si la plante humaine n’est elle-même vivace ; et elle n’est pas en tous pays d’une égale vigueur, ni de la même qualité.

On découvre ici une difficulté de la conception stendhalienne. La science du bonheur dont l’aspect social est en pleine lumière, plonge aussi dans la psychologie individuelle, c’est-à-dire dans la « science des mobiles de nos actions ». Elle a donc les limites de cette science.

Or, aucune analyse, selon Stendhal, ne peut suivre le travail subconscient où s’élabore le bonheur de chacun. Nous ne savons même pas ce que c’est que le moi[20]. C’est de quoi se souviendra Nietzsche ; et parmi les préjugés qu’il a tenu à extirper, celui du moi est parmi les plus profonds :

Nous mettons un mot où commence notre ignorance, et quand nous ne voyons plus au delà. Par exemple le mot moi, le mot faire, le mot subir. Ce sont là peut-être des ligues d’horizon de notre connaissance, mais non pas des vérités[21].

Les idéologues français aussi avaient cru qu’on ne peut descendre au-dessous de ce que nous révèlent les affleurements superficiels de notre nature profonde. Mais n’est-ce rien que de pouvoir eu décrire la stratification ? Au lieu d’être dans cette grande incertitude où s’étaient trouvés les premiers moralistes, Montaigne ou Pascal, les idéologues occupent donc là un terrain solide. Inconnaissable à la conscience, le moi se décèle par la permanente structure des couches sous-jacentes qu’on reconnaît aux plis de la surface. Une sorte de géologie morale peut en tracer le dessin et en deviner l’inclinaison. Elle découvre notre manière habituelle de chercher le bonheur. Le remplissage entre les aspérités, « c’est ce que la politesse, l’usage du monde, la prudence fait sur un caractère »[22]. Pourtant ce qui décide, c’est l’assise principale du caractère et sa pente. Elle permet de prévoir tout le bien et tout le mal qu’on en peut attendre.

Ce bien ne consiste jamais à suivre un devoir ; ce mal ne consiste jamais à s’y refuser. Autant demander qu’on déplace les arêtes rocheuses du globe. Avant tout, quittons cette manie kantienne ou rousseauiste « de voir des devoirs partout ». La vertu, c’est d’augmenter le bonheur des hommes, et le vice d’augmenter leur malheur. « Tout le reste n’est qu’hypocrisie ou ânerie bourgeoise[23]. » Discerner la quantité de bonheur et de malheur que nous pouvons introduire dans le monde « est donc affaire de supériorité intellectuelle »[24].

C’est une variété de socratisme que l’idéologie, parce que la première condition de la vertu, c’est un savoir, et non pas une croyance : mais ce socratisme n’a rien de commun avec Platon. La philosophie platonicienne qui a toujours entraîné les « âmes tendres », a pour héritière la philosophie allemande, encline à procéder par « emphase ». Ne pouvant satisfaire la raison, elle nous prie « d’avoir de la foi et de la croire sur parole »[25]. L’idéologie s’adresse « aux esprits secs ». Elle prétend raisonner du bonheur qu’elle veut fonder. Elle a pour devanciers : Bayle, Cabanis, Destutt de Tracy et Bentham.

Cette théorie renferme un écheveau de difficultés qu’il ne faut pas éluder ; car le point de départ essentiel de Nietzsche de la seconde manière sera dans cet imbroglio. La science stendhalienne du bonheur est insuffisante à fonder la vertu pour deux raisons : 1o  D’une part, cette science ne suffit même pas à nous guider. Son savoir, très sûr jusqu’aux limites où elle voit clair, nous abandonne vite ; — 2o  L’idée claire n’entraîne pas nécessairement l’acte ; et l’acte exige un effort de volonté que l’idée n’enferme pas seule. La sensibilité intervient ici ; il la faut toute vive et pourtant maîtrisée. Une âme trop ardente « qui se jette aux objets au lieu de les attendre », n’y donnerait pas sa mesure[26]. Les rêves fumeux du désir insatisfait nous emportent dans l’irréel, où nous ne pouvons rencontrer que le malheur. C’est faute de deux ou trois principes de beylisme que Jean-Jacques Rousseau a été si malheureux[27]. La passion satisfaite, au contraire, sera toute lumineuse et d’une « grâce corrégienne ».

Au terme, le bonheur le plus haut est donc plus qu’une science. Il naît du parfait accord entre une sensibilité exaltée, une volonté puissante et un jugement qui se fait jour en nous comme une illumination de génie. Cette intuition presque extatique est permise par instants à tous les hommes :

Le génie est un pouvoir, mais il est encore plus un flambeau pour découvrir le grand art d’être heureux… La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils peuvent faire de grandes choses : C’est celui où rien ne leur semble impossible[28].

Cette illumination passionnée et grosse de vouloirs condense ce que des sorites entiers de raisonnements et des actes partiels lentement amassés ne contiendraient pas.

L’énergie que glorifie Stendhal unit la passion et l’intelligence dans un ardent foyer où brûlent toutes les fureurs sombres des sens et du cœur et que surmontent les lueurs de la froide intelligence. Le bonheur est là, et comme il médite de « grandes choses », il ne peut pas être égoïste.

Cette « justice » où Stendhal voyait la « vraie morale », parce qu’elle est le seul « chemin du bonheur », consiste à laisser chacun choisir sa félicité à sa guise, à la lui souhaiter et à l’y aider. Quelle apparence, en effet, que nous puissions goûter de la joie dans un monde de tristesse ? Le beylisme approuve que les sociétés s’organisent pour rendre possible le bonheur de chacun. Elles pratiqueront ainsi une plus expansive vertu que celle du devoir.

Moi, j’honore du nom de vertu l’habitude de faire des actions pénibles et utiles aux autres[29].

Cette habitude peut faire partie du bonheur. Car être heureux ne veut pas dire lésiner sur sa peine, mais se dépenser passionnément. Et si enfin le malheur vient, le moyen le plus sûr de lui casser sa pointe sera de lui opposer le plus vif courage.

L’âme jouit de sa force et la regarde, au lieu de regarder le malheur et d’en sentir amèrement tous les détails. Il y a du plaisir à avoir la seule qualité qui ne puisse être imitée par l’hypocrisie en ce siècle de comédien[30].

La fierté stoïque de Pascal et de Schiller devant l’univers qui nous écrase, Stendhal sait la transformer en une dernière joie de l’âme, et dans le défi jeté à l’adversité trouver encore un réconfort intelligent. C’est pourquoi ce n’est pas un vulgaire réalisme chez lui que de dire : « J’aime la force », car de cette force qu’il aime, « une fourmi peut en montrer autant qu’un éléphant »[31].

Cette énergie est invisible. Mais, sans elle, il n’y aurait pas de civilisation. Les siècles s’écoulent sans qu’on la voie ; c’est elle pourtant qui galvanise tout, comme une électricité cachée, un courant dynamique obscur, d’où partent des décharges puissantes, puis qui rayonne soudain dans ces lumineux météores, les œuvres d’art. La civilisation d’un peuple se mesure à cette tension intérieure. Écrire une histoire de la peinture italienne, c’est écrire une Histoire de l’énergie en Italie[32]. Un jour viendra où l’on admirera et historiera la grandeur du caractère, où qu’elle se trouve et si méconnue qu’elle ait été. Une telle doctrine complétait à merveille ce qu’avaient enseigné à Nietzsche les moralistes français du passé. Pascal, La Rochefoucauld et Chamfort n’avaient, sous le masque de nos vanités sociales et de nos dissimulations, découvert que des passions pauvres grossièrement envahissantes, et, en dehors d’elles, en de rares recoins perdus, des inspirations d’une moralité unique et presque miraculeuse. Stendhal croit aussi à ces hautes inspirations. Mais il sait que des civilisations entières ont été exemptes de ces conventions vaniteuses sous lesquelles étouffe l’énergie de presque tous les Européens.

Pas de leçon plus lumineuse. Quand il s’en fut imprégné, Nietzsche, en dehors des hypocrisies et des subtils mensonges sociaux, essaya d’atteindre l’instinct pur et sauvage à la fois dévastateur et prodigue de soi. Cette absence d’ « égoïsme » et de calcul lui parut alors le fond de tous les instincts et le propre de la vie même qu’il s’agit d’intensifier jusqu’à la faire grande[33].

« Que va dire Platon et son école ? » s’écriait Stendhal[34], découvrant que toute la beauté des ciels d’Italie rayonnait dans la passion des artistes italiens, que toute grande pensée vibre d’abord dans nos nerfs comme dans les cordes d’une harpe, et que l’inspiré véritable est notre corps. Nietzsche, plus que jamais, le suivit. Il crut comme lui à des heures d’ivresse, où « le corps s’exalte et se trouve ressuscité », où sa joie soulève l’esprit jusqu’à en faire un « créateur, un évaluateur, un amant, un bienfaiteur de toutes choses »[35]. C’est par une philosophie de l’énergie physiquement et moralement enivrée, que Nietzsche, à son tour, combattra son « platonisme » intérieur, et il pensera que dans ces paroxysmes surgissent pour les individus et les peuples les inspirations morales créatrices. Il faudra voir si le vieux sophisme platonicien ne se dissimule pas jusque dans cette nouvelle croyance mystique.

II. La psychologie des peuples dans le beylisme. — Ayant découvert cette double clef, l’analyse qui nous livre les mobiles secrets des hommes, la théorie des caractères qui nous révèle leur manière de chercher le bonheur, Stendhal applique cette découverte à la connaissance non seulement des hommes, mais des peuples. C’est en cela surtout qu’il sera le précepteur de Nietzsche, et après la lecture de Stendhal se multiplient chez Nietzsche ces longs développements de psychologie nationale comparée qui, par la critique du caractère allemand, anglais, français et italien, prétendra fonder le nouvel européanisme. Mais l’arrière-pensée de Stendhal, comme chez Burckhardt qui la lui emprunte, et chez Nietzsche qui en est redevable à tous deux, c’est de découvrir par quels moyens naît dans l’enveloppe des coutumes nationales et des formes politiques la personnalité supérieure.

De tous les écrivains français, Stendhal est celui qui a le mieux fait sentir que l’humanité supérieure est née dans le Midi de l’Europe. Nietzsche, qui fuyait les brumes de la pensée allemande, fut gagné par lui surtout à un idéal plus méditerranéen, plus rempli de lumière et de passion italiennes. Stendhal connaît deux civilisations : celle de l’énergie intacte, qui a été celle de l’Italie ; l’autre, viciée par l’autorité et l’uniformité des convenances tyranniques, qui fut celle de la France depuis Louis XIV. Mais n’est-ce pas déjà l’antithèse que Nietzsche établira entre les civilisations saines et les dégénérées ?

Le premier effort que nous demande Stendhal est de ne pas juger les actions des contemporains de Raphaël d’après la morale et surtout la façon de sentir d’aujourd’hui. Notre pruderie n’a pas la plus petite idée de la civilisation qui a régné à Rome et à Naples en un temps qui ignorait la vanité, le qu’en dira-t-on où l’on ne mettait pas plus d’importance à donner qu’à recevoir la mort, et où la vie toute seule « séparée des choses qui la rendent heureuse », n’était pas estimée une propriété de tant de prix[36]. Car avant de plaindre l’homme qui la perdait, on examinait le degré de bonheur dont cet homme avait joui ; et les hommes, après cinq siècles, restent encore éblouis des formes de bonheur que ces Italiens de 1300 à 1530 ont créées. Leur bonheur était fait de ce qui nous est le plus antipathique, l’énergie passionnée. Or, c’est de ces hommes-là que Nietzsche a dit depuis :

Les hommes du moyen-âge que rien ne ployait, nous mépriseraient. Nous sommes au-dessous de leur goût[37].

Mais de quelle source avait jailli cette énergie ? Tout Jacob Burckhardt dérivera de l’enseignement donné ici par Stendhal. Une vie pleine de dangers faisait de chacune de ces républiques italiennes de la Renaissance un foyer de passion et de génie :

En Italie, tous les caractères, tous les esprits actifs étaient infailliblement entraînés à se disputer le pouvoir ; cette jouissance délicieuse est peut-être au-dessus de toutes les autres[38].

Pas une propriété, pas une liberté, pas même la sûreté des personnes qui ne fût menacée chaque jour. À chaque révolution d’une ville, la volonté du vainqueur réglait tous les droits et tous les devoirs. Dans ce remous permanent de guerres se forment des âmes pleines de haine, défiantes et lucides, indomptables dans la passion. Dans les courtes accalmies du danger, elles sont tout à la sensation, à la volupté présente ; et, nation moins grossière, moins adoratrice de la force physique, moins féodale que les autres Occidentaux, les Italiens font aux femmes, dans toute la vie sociale de la Renaissance, une place qu’elles n’ont retrouvée dans aucune société à ce degré. L’existence entière en revêtait un romanesque tendre et impétueux dont Stendhal ne se lassait pas de rêver. Il en tirait des observations si précieuses pour la liberté de l’esprit, qu’il avait recueilli deux volumes in-folio d’anecdotes passionnées comme celles qu’il a publiées dans ses chroniques italiennes.

Il n’y a pas d’admiration stendhalienne que Nietzsche ait davantage partagée. Les mœurs du pape Alexandre VI ne le scandalisaient pas. S’il s’amuse à l’idée que César Borgia, parricide et incestueux, ait pu être désigné pour la tiare, il ne trouve pas déplacée son ambition de devenir roi d’Italie, et il l’a toujours, comme héros, préféré à Parsifal[39].

D’une si vigoureuse floraison d’humanité, comment ne resterait-il rien ? Non seulement, au sud du Tibre, Stendhal a trouvé « l’énergie et le bonheur des sauvages », mais il juge que, de tous les peuples modernes, les Italiens sont celui qui ressemble le plus aux Anciens. Très étrangers au faux honneur, dédaigneux des monarchies, des conventions mondaines introduites par Louis XIV, ils ont gardé intactes la simplicité et la force de caractère. Insoucieux du voisin, chacun, dans ce pays resté antique, suit sa passion farouche et solitaire, ou rayonnante et sociable. Chez les tempéraments les mieux équilibrés, comme à Milan, le naturel, la bonhomie, la candeur passionnée, ajoutent une parure à toutes les actions d’un homme.

Le grand art d’être heureux est mis en pratique, avec ce charme de plus que ces bonnes gens ne savent pas que ce soit un art, et le plus difficile de tous[40].

Et que dire des femmes, incomprises de tous nos voyageurs, âmes de feu, où il n’y a point de gêne, point de contrainte ; dont chacune a des manières à elle, des idées à elle, des discours à elle, une façon naïve et folle d’aimer, étrangère à la vertu et même à la décence, mais toute sincère, désintéressée et droite[41] ? Stendhal a semé dans ses recueils des histoires d’héroïnes italiennes, tragiques et fières comme leurs aïeules du XVIe siècle, et telles que « si on fouillait toutes les femmes à sentiment de Paris et de Londres, on n’en tirerait pas un caractère de cette profondeur et de cette énergie »[42]. Un sentiment pareil a fait admirer à Nietzsche dans l’Espagnole Carmen « une sensibilité plus méridionale, plus brune, plus hâlée… l’amour fatalité, cynique, innocent, cruel — et par là redevenu nature »[43] ; et, comme Stendhal, malgré le sang mêlé à la volupté, il trouve enviables ces hommes du Midi qui, le soir, arrivent chez leur maîtresse « avec une âme vierge d’émotion »[44].

C’est aussi pourquoi les accusations de Stendhal contre la France de son temps ont laissé leur trace dans le réquisitoire de Nietzsche contre la modernité, dont les Français sont les principaux, sinon les seuls représentants.

Au moyen-âge, en France aussi, le danger trempait les cœurs. Les dangers du XIIIe siècle nous ont valu les grands hommes du XIVe. Au XIVe siècle encore, en un temps de vigueur et de force, les Français n’étaient pas des poupées. « Leur vie n’était pas emprisonnée, comme une momie d’Égypte, sous une enveloppe toujours commune à tous, toujours la même[45]. »

La pacification monarchique, en chassant l’imprévu hasardeux et redoutable, a détrempé la vigueur morale. Une éducation conventionnelle a ôté à tous les jeunes Français le courage d’oser et de souffrir pour une cause choisie par leur cœur. Ils auront de la bonté et une bravoure brillante. Rien ne les rendra tristes. Ils iront jusqu’au bout du monde, si on les y mène, mais ils ne savent marcher qu’en troupe. L’idée seule d’une aventure singulière les fait pâlir :

Beaucoup de nos jeunes gens, si brades d’ailleurs, à Montmirail…, ont peur d’aimer…[46]

Dans une société vieillie, qui ne prise que les convenances, toutes les âmes sont froides :

Ce qui frappe surtout, lorsqu’on revient de Rome à Paris, c’est l’extrême politesse et les yeux éteints de toutes les personnes qu’on rencontre[47].

Les femmes, moins aimées, y sont aussi moins puissantes. Pour trouver de l’amour à Paris, il faut descendre jusqu’aux classes où la lutte avec les vrais besoins a laissé plus d’énergie. Pour trouver de la force de caractère, il faut en chercher parmi les galériens[48]. Dans les classes hautes et moyennes, la sécurité, la politesse et la civilisation élèvent tous les hommes à la médiocrité, mais gâtent et ravalent ceux qui seraient excellents. Car il est interdit de se distinguer. Différence engendre haine[49], haine de la pensée neuve, haine de la générosité, haine de l’audace, haine de l’amour.

Ainsi ce grand intellectualiste, Stendhal, en vient à conclure : « La civilisation étiole les âmes. » Et cette conclusion est plus sévère que celle de Rousseau, si l’étiolement est pire que la corruption et si la médiocrité seule est le crime contre la vie de l’âme.

Mais qu’il surgisse un de ces hommes antiques, impassibles, calculateurs, inventifs, emportés sans cesse dans un rêve qui reconstruit l’avenir, et dont la volonté est une « ornière de marbre », un héritier vrai des Sforza et des Castruccio, il semblera, comme Napoléon, un étrange survivant d’une faune humaine éteinte. Le temps qu’il réussira à durer, par un miracle de despotique sagesse, « il sera puni de sa grandeur par la solitude de l’âme »[50] ; puis ce sera contre le grand solitaire une chasse à l’homme organisée par toutes les superstitions coalisées avec toutes les^bassesses.

Il faudrait résumer Nietzsche entier, depuis le Gai Savoir, pour dire l’étendue des emprunts qu’il fait ici à Stendhal. S’il a eu des moments où, en bon Allemand, il a surfait la vertu des méthodes militaires pour la culture (le la personnalité, il a su faire sien le jugement de Napoléon sur Murat :

On peut être brave devant l’ennemi et n’en être pas moins un lâche et un brouillon incapable de décision[51].

C’est par une citation de Stendhal (Différence engendre haine), qu’il explique les jalousies basses qui projettent leur vulgarité « comme un jet d’eau sale » sur l’homme supérieur qui passe. Son mépris de la moralité convenue se sert d’une exagération de langage stendhalienne pour préférer les criminels aux médiocres et affirmer que « tous les grands hommes ont été des criminels »[52]. Si, dans Napoléon, il a admiré l’homme « qui traitait en ennemies personnelles toutes les idées modernes et en particulier la civilisation », le continuateur de la Renaissance, « qui a ramené à la surface tout un fragment d’antiquité, et le plus décisif, le morceau de granit »[53], c’est ici le culte stendhalien du génie latin, fait d’énergie et d’intelligence qui reparaît.

III. L’esthétique du beylisme. — Stendhal et Nietzsche aiment à reposer leur pensée ailée sur des impressions d’art comme sur des ramures odorantes avant de lui faire reprendre son vol. Stendhal goûte davantage les arts plastiques, Nietzsche la littérature. Mais la passion musicale leur est commune, et, par degrés, leurs goûts mêmes se rapprochent. Le beylisme aboutit à une esthétique, comme l’énergie des peuples que Stendhal a aimés s’épanouit en œuvres d’art, parce que rien ne vaut les formes belles pour nous suggérer le bonheur.

Stendhal a ébauché une idéologie des arts, un art de dissection du beau, très technique et aride ; mais il savait admirer avec une fiévreuse exaltation. Il a affirmé avec force que « les arts chez un peuple sont le résultat de son état physique et de sa civilisation tout entière, c’est-à-dire de plusieurs centaines d’habitudes »[54] ; et il s’est proposé de soulever une à une les couches d’habitudes superposées. Mais sitôt débarqué à Florence, il se sentait « dans une sorte d’extase » et « à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes ». Sitôt à Rome, il confesse : « Quelle surprise de parler de ce qu’on aime ! » Il veut qu’on analyse sèchement et, la page d’après, soutient que « pour comprendre les discussions de ce genre, il faut avoir de l’âme »[55]. Il a le souci d’éliminer tout platonisme[56] ; et il déborde d’amour. Est-ce contradictoire ? Non. Car dans le platonisme, il ne combat pas la passion, l’ἔρως, qui attache l’esprit aux idées comme par un lien charnel. Il ne combat que le beau idéal absolu. Il affirme autant de « beaux idéals » différents que de caractères et de goûts divers[57].

La partie scientifique de sa théorie des beaux-arts touche à la réalisation, et aux « mobiles des actes ». Une œuvre d’art vraie traduit un besoin vrai, une utilité, souvent petite dans les arts mineurs, profonde dans les arts majeure. Mais les chefs-d’œuvre les plus hauts ne sont jamais enfantés que par l’énergie des passions. Les Anciens ont donné l’exemple ; et c’est leur exemple qu’il faut suivre en exprimant dans l’art nos propres besoins, nos passions à nous, non en imitant leurs formes. Un vase étrusque, par la justesse de son contour, par la position de ses anses, joint l’utile à l’agréable, sans ornement superfétatif. « Chez les Anciens, le beau n’est que la saillie de l’utile[58]. » L’architecte qui a bâti le Colysée s’est gardé de le surcharger d’effets de décoration. Tout est simplicité et solidité, comme il convient à un édifice destiné à contenir tout un peuple ; et c’est pourquoi ses immenses blocs de travertin sommairement joints prennent un caractère étonnant de grandiose.

Mais cette beauté, il ne faut pas la copier. L’architecture florentine est belle parce qu’elle n’imite pas le grec ; elle rappelle les hommes qui ont bâti et leurs besoins.

Comme on voit bien à la forme solide de ces palais construits d’énormes blocs qui ont conservé brut le côté qui regarde la rue, que souvent le danger a circulé dans les rues[59].

La physionomie d’un bâtiment qui inspire un sentiment d’accord avec sa destination est ce que Stendhal appelle style[60] ; et la perception immédiate de cet accord, visible dans tous les contours, nous donne l’émotion de la beauté.

Ce frisson, cependant, nous prouve que l’esprit même qui a créé l’œuvre belle et réalisé la synthèse ingénieuse ou grande des moyens matériels propres à nous procurer une utilité, un agrément ou une joie, habite encore dans les formes. Il nous saisit par directe suggestion. En découvrant le dôme de Milan, aperçu par dessus les ombrages des jardins Belgiojoso, « il n’est pas besoin de raisonnement pour trouver cela beau ». Sous la coupole de Saint-Pierre de Rome, « la présence du génie de Bramante et de Michel— Ange se fait tellement sentir », qu’on en sent comme le souffle passer[61]. Gœthe, à propos de la cathédrale de Strasbourg, n’avait pas évoqué avec plus d’éloquence « les hommes rares à qui il fut donné d’engendrer dans leur âme une pensée babylonienne, intacte, grande et d’une beauté nécessaire jusque dans les moindres détails, comme des arbres divins, » dans lesquels parle encore l’esprit du créateur[62].

Qu’on transpose dans le langage des autres arts cette théorie architecturale, on la retrouvera exacte en tous. Aujourd’hui comme autrefois, « le premier mérite d’un jeune peintre est de savoir imiter parfaitement ce qu’il a sous les yeux », et la qualité touchante des écoles primitives, et encore d’un Ghirlandajo, réside dans cette fidélité qui ne choisit pas et à laquelle le beau idéal eût semblé une incorrection. « L’idée de choisir ne parut que vers 1420. » Le secret, oublié depuis l’antique, de sortir de la froide et minutieuse copie de la nature, Michel-Ange le retrouve. « C’est lui qui, parmi les modernes, a inventé l’idéal[63]. »

S’il y a certes du beau dans la nature, idéaliser, c’est faire du beau en la parachevant, en élaguant ses infirmités, en réunissant ses perfections éparses. Mais le parfait, c’est dans la forme humaine encore, l’utile, c’est-à-dire ce qu’on redoute, et ce qu’on aime.

Il faut considérer comme indissolublement liées ces deux définitions :

La beauté a été, dans tous les âges du monde, la prédiction d’un caractère utile[64].

La beauté n’est que la promesse du bonheur[65].

Mais de l’utilité au bonheur il y a toutes les transitions cjui vont de la défense contre le danger aux plus pures extases de l’amour. Au temps des guerres féodales, on ne concevait pas la beauté virile sans la massive force musculaire de Michel— Ange. Les puissantes jeunes femmes de l’Incendie du Borgo font comprendre que pour Raphaël encore « ce n’est que dans des corps robustes que peuvent se rencontrer les passions fortes et toutes leurs nuances, domaine des beaux arts ».

Cet idéal change avec l’ « utilité » et avec la passion ; et le corps humain lui-même en est transformé. Nous n’avons plus besoin des muscles renflés, qui furent un des moyens de l’idéal michel-angesque. « La poudre à canon a changé la manière d’être utile, la force physique a perdu tous ses droits au respect, » Les Madones du Corrège ou les Madeleines de Pordenone ont des poses et des yeux que ne pouvaient pas avoir les statues antiques, chez un peuple où l’amour féminin était inconnu. Une âme folle, rêveuse et profondément sensible entr’ouvre sur les visages de Canova des lèvres en fleur que la Grèce n’a pas connues[66]. On dirait déjà ces femmes de l’Italie contemporaine, dont Stendhal a aimé la beauté, soit pour son caractère noble et sombre, soit parce qu’il y trouvait l’expression naïve de la grâce la plus douce.

Toutes ces leçons de Stendhal, Nietzsche les a retenues. Son dégoût de l’ornement inutile, du « baroque », du surchargé, s’est fortifié par elles. Sa notion du style s’en est trouvée épurée. À Kant et à Schopenhauer, platoniciens qui, devant la beauté, exigeaient le désintéressement des sens, c’est avec un cri de triomphe qu’il oppose la définition stendhalienne : « Le beau est une promesse (le bonheur[67]. » Avec Stendhal, depuis lors, il range l’esthétique dans la biologie ; et, de tous les arguments pour combattre la théorie platonicienne du beau, ce fut le plus robuste :

Le beau en soi n’existe pas plus que le bien en soi, le vrai en soi. Dans chaque cas, il s’agit des conditions de conservation d’une espèce déterminée d’hommes[68].

Est beau ce qui, en rappelant l’utilité passée, ou le bonheur d’autrefois, pose encore sur la forme des objets ou leur image la lumière des joies qui furent, et par là augmente en nous le sentiment enivré de vivre. Aussi une exubérance sensuelle, vigoureuse, un perpétuel printemps intérieur est le propre de tous les artistes, et c’est là ce qui fait leur force de suggestion.

L’idéologie de la musique paraissait à Stendhal moins avancée que celle des arts plastiques. Il imaginait un Lavoisier de la musique, « qui ferait des expériences sur le cœur humain et sur l’organe de l’ouïe lui-même ». La grammaire musicale d’aujourd’hui, faite de billevesées, mathématique, empirique et compliquée, en acquerrait une certitude plus propre à exprimer ce qu’on lui demande. La musique présente est comme une peinture encore trop primive pour copier avec exactitude :

Dans son ouvrage, au mot colère, il (le futur théoricien) nous présentera les vingt cantilènes qui lui semblent exprimer le mieux le sentiment de la colère… Il les donnera avec leurs accompagnements. Font-elles plus d’effet avec ou sans accompagnements ? Jusqu’à quel point peut-on compliquer ces accompagnements[69] ?

Cet analyste, que Stendhal veut sensible et d’esprit supérieur, déterminerait par expérience les conditions du beau musical. Il discernerait que la musique doit être entendue dans le demi-jour, pour que « l’atmosphère musicale » ne soit pas troublée par des sensations de la vue. Il ferait apercevoir que la musique vit de passion, et que, si on n’a pas senti le feu des passions, « on ne voit pas ce qui en fait le principe ». Les passions varient du sud au nord ; et dès lors, le beau idéal, en musique, varie comme les climats. On ne peut faire la même musique à Rome, chez des hommes d’une sensibilité vive et irritable, nourris de café et de glaces ; et à Darmstadt où tout est bonhomie et imagination, mais « où l’on vit de bière et de choucroute ». On y dosera donc à quantités inégales l’harmonie et la mélodie, car la première est à la musique ce que la description des paysages, nuancée et pleine de clair obscur, est à la littérature, tandis que la mélodie dit l’aventure purement humaine des cœurs [70].

On sait que c’est le grand litige réveillé par le wagnérisme, et ce dont il retournait dans ce litige, ce fut la difficulté de définir ce qui est exprimable par la musique. Or si, dans la nécessité de choisir, Nietzsche a pris parti pour la mélodie méditerranéenne, pour ce Cimarosa si cher à Stendhal, pour Rossini « dont il ne voulait plus se passer », pour une musique simplifiée, « souriante et profonde », une Venise traduite en sonorités, qui osera dire qu’il n’y ait pas eu là une influence stendhalienne ?

Pour son œuvre littéraire Stendhal adopte une prose calquée sur ces préférences d’art. Il voit un signe d’aristocratie dans le courage d’écrire en style simple. Il a dit un jour à Balzac son souci de raconter « avec vérité et avec clarté » ce qui se passait dans son cœur[71]. Ses personnages, saisissants de vie, se rendent compte, pour agir, de tous leurs mobiles, et pourtant chez eux « c’est presque tous les jours tempête[72] ». Stendhal groupe dans une affabulation empruntée à quelque anecdote de la Renaissance italienne des personnages modernes auxquels il insuffle une âme digne de ces temps passionnés ; une de ces âmes généreuses qui « dans presque tous les événements de la vie, voient la possibilité d’une action dont l’âme commune n’a pas même ridée »[73]. Elles auraient du remords de ne pas accomplir cette action qui vient de leur apparaître. Il y a en elles de la profondeur et un inconnu effrayant ; et c’est tout cet inconnu qu’il s’agit de rendre transparent. Le fond de ces êtres « c’est un pays où ne pénètre pas le regard des enrichis, le regard des épiciers, des bons pères de famille », et pourtant il faut décrire clairement ce qui s’y passe :

Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti[74].

Depuis Shakespeare aucun écrivain n’avait lutté contre de telles difficultés.

Un Julien Sorel est rempli de tous les rêves de Bonaparte jeune encore. Il met une offensante justesse de raisonnement au service de sa fierté révoltée, et pourtant son ambition fougueuse l’entraîne sans cesse dans de nouveaux pays imaginaires[75]. Stendhal le met aux prises avec des femmes non moins délicates, supérieures d’esprit et courageuses, une Mme de Rénal, et cette admirable Mathilde de la Môle, toute prête, pour un rêve, « à jouer croix ou pile son existence entière[76] ». « Le mot de vertu est bien bourgeois » pour des héroïnes qui obéissent à une loi intérieure si haute. Ce sont des images « tantôt heureuses, tantôt désespérantes, mais toujours sublimes » qui les remplissent ; et elles en sont transformées pour toujours.

Comme la Réformation de Luther…, ébranlant la société jusque dans ses fondements, renouvela et reconstitua le monde…, ainsi un caractère généreux est renouvelé et retrempé par l’amour[77].

Tout l’art de Stendhal, comme son rêve personnel, a consisté à imaginer pour des âmes d’élite une de ces épreuves de feu, douloureuses et régénératrices, où elles apprennent la « grandeur du caractère » inconnue au vulgaire des hommes. Pas de réalité cruelle qui leur soit épargnée ; et le tragique, c’est que la vie les ayant épurées par toutes les flammes du scepticisme, comme Julien Sorel avant de porter sa tête sur l’échafaud, elles meurent délivrées d’illusions :

Il n’y a point de droit naturel. Ce mot n’est qu’une antique niaiserie. Avant la loi, il n’y a de naturel que la force ou bien le besoin de l’être qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot.

J’ai aimé la vérité… Où est-elle ?… Partout hypocrisie, ou du moins charlatanisme, même chez les plus vertueux, même chez les plus grands[78].

Heureux encore un tel homme, si, pour asile et pour sépulture, il trouve une petite grotte sur la pente d’une montagne, où « caché comme un oiseau de proie » il aura pu vivre dans le soliloque de sa rêverie et adonné au bonheur de sa liberté[79]. Ainsi Zarathoustra dans sa solitude alpestre aura cette consolation de songer « qu’au-dessus des vapeurs et des souillures des bas-fonds humains vivra un jour une humanité plus haute et plus lumineuse »[80].

Si les œuvres littéraires de Stendhal ont fortement saisi Nietzsche par le goût d’une prose dépouillée, il y a coïncidence aussi entre leurs idéals. Le « dessin théorique du beylisme » concorde dans plus d’une de ses lignes générales avec la dernière philosophie de Nietzsche. Accumuler les observations sèches, écarter impitoyablement ce qui masque les faits purs et nus, tirer au clair ceux-là de préférence dont tremblent les âmes débiles ; puis, dans une illumination passionnée, concevoir un idéal « qui double la force d’un homme de génie et tue les faibles »[81], n’est-ce pas ce qu’a essayé le philosophe de Jenseits von Gut und Boese ?






  1. On a retrouvé dans la bibliothèque de Nietzsche les ouvrages de Stendhal dont les noms suivent : l’Histoire de la peinture en Italie ; les Mémoires d’un Touriste ; les Promenades dans Rome ; Rome, Naples et Florence ; Racine et Shakespeare ; Armance ; la Correspondance inédite (V. le catalogue de sa bibliothèque dans Arthur Berthold, Bücher und Wege zu Büchern, 1900, pp. 433, 435, 439, 442). La correspondance avec Peter Gast atteste qu’il possédait en outre La vie de Haydn, de Mozart et de Métastase (p. 55), qu’il envoie à son ami en 1881. Il relisait encore en 1888 « son livre le plus riche », Rome, Naples et Florence (Ibid., p. 387). Il a connu cette même année 1888 le Journal intime, récemment paru. On voit par cette énumération que plusieurs ouvrages de Stendhal que Nietzsche goûtait fort ont disparu de sa bibliothèque.
  2. Lettres à F. Overbeck (p. 364), 23 fév. 1887. — Ecce Homo ( W., XV, p. 35).
  3. Fragments posthumes du temps de l’Unucertung, 1882-1883. (W., XIV, p. 178.)
  4. V. Der Wanderer und sein Schallen, § 267 {W., III, p. 333) et les fragments posthumes de Morgenrœthe, I, 2 13, et III, 7, § 260 (W., XI, pp. 163 et 266).
  5. Frœhliche Wissenschaft, II, § 95. {W., V, p. 126.)
  6. Jenseits, II, § 60. (W., VII, p. 60; XIII, pp. 108, 109.)
  7. Jenseits, VIII, § 254 (W., VII, p. 226) et les fragments posthumes de l’Umwertungszeit, XIV1 § 350. (W., XIV, p. 178.)
  8. Fragments du temps de l’Umwertung. (W., XIV, pp. 180, 188, 198.)
  9. R. Colomb, Notice biographique placée en tête du roman d’Armance, p. 11.
  10. Ibid. et Jenseits, VIII, § 256. (W., VII, p. 229 ; XIII, p. 357.)
  11. Lettres à Peter Gast, 30 mars 1885.
  12. Sur l’idéologie de Stendhal, voir P. Arbelet, La jeunesse de Stendhal, 1914, pp. 281-284 ; l’Histoire de la peinture en Italie et les plagiats de Stendhal, 1914, p. 204 sq. ; l’éclatant livre de Léon Blum, Stendhal et le Beylisme, 1914, et Henri Delacroix, La Psychologie de Stendhal, 1918 ; enfin l’essai de P. Sabatier, La Morale de Stendhal, 1920. Les définitions de Stendhal sont à vérifier dans sa Correspondance inédite. I, p. 84 ; II, p. 181. Nous citerons Stendhal dans l’édition Galmann-Lévy, la seule que Nietzsche ait connue. Nous ferons exception pour les Promenades dans Rome, citées dans l’édition de 1839.
  13. Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, p. 169.
  14. Ibid., Racine et Shakespeare, p. 98.
  15. Nietzsche, Wille zur Macht, S 397. {W., XV, 128.)
  16. Ibid., § 674. (W., XVI, 136.)
  17. Zarathustra, Von der schenkenden Tugend. (W., VI, p. 111.)
  18. De l’Amour, p. 264.
  19. Rome, Naples et Florence, p. 48.
  20. Rome, Naples et Florence, p. 236 : « Qu’est-ce que le mot ? Je n’en sais rien. Je me suis un jour réveillé sur cette terre. Je me trouve lié à un corps, à un caractère, à une fortune. Je me soumets à leurs défauts.
  21. Nietzsche, Wille zur Macht, § 482. (W., XVI, 12.)
  22. Stendhal, Corr. inéd., I, p. 183.
  23. Corr. inéd., I, p. 15 ; II, p. 197.
  24. Attention : Cette note est à une place supposée, l’éditeur ayant oublié de la positionner : De l’Amour, p. 198.
  25. Promenades dans Rome, I, pp. 399, 400 ; II, p. 62.
  26. De l’Amour, p. 43.
  27. Corr. inéd., I, p. 15.
  28. De l’Amour, I, p. 198. V. Léon Blum, Stendhal et le Beylisme, p. 175 : « Le bonheur, tel que Stendhal l’entend… »
  29. De l’Amour, pp. 198, 301.
  30. Corr. inéd., II, p. 260,
  31. Rome, Naples et Florence, p. 58.
  32. Corr. inéd., I, p. 47.
  33. Nietzsche, Wille zur Macht, § 372. (W., XV, p. 407.)
  34. Promenades dans Rome, II, p. 201.
  35. Nietzsche, Zarathustra. {W., VI, p. 111.)
  36. Corr. inéd., I, pp. 163, 164.
  37. Nietzsche, Fröhliche Wissensckaft, posth., § 425. {W., XII, 200.)
  38. Corr. inéd., I, pp. 47, 48.
  39. Nietzsche, Ecce Homo, Warum ich so gule Bücher schreibe, § 4. (W., XV, 52.)
  40. Rome, Naples et Florence, pp. 23, 85, 99, 293.
  41. Promenades dans Rome, II, p. 411. — Corr. inéd., I, p. 153 ; II, p. 222.
  42. Rome, Naples et Florence, p. 247 ; et Ibid., pp. 125, 145, 160. — Promenades, t. II, p. 1-17.
  43. Nietzsche, Der Fall Wagner. [W., VIII, 9.)
  44. Promenades dans Rome, II, p. 61.
  45. De L’Amour, p. 126. — Le Rouge et le Noir, II, pp. 54, 78.
  46. Promenades dans Rome, II, 61 ; De l’Amour, p. 126 ; Le Rouge et le Noir, II, p. 62.
  47. Promenades, II, p. 74.
  48. De L’Amour, p. 124. — Rome, Naples et Florence, p. 124.
  49. Le Rouge et le Noir, I, p. 184.
  50. De l’Amour, p. 70. — Vie de Napoléon, pp. 17, 29, 30.
  51. Nietzsche, Fröhliche Wissenschaft, § 169. {W., V, p. 185.)
  52. Ibid., Jenseits, § 263. {W., VII, 249). — Wille zur Macht, § 736. {W., XVI, p. 135.)
  53. Ibid., Fröhl. Wissenschaft, § 362. {W., V, 313.)
  54. Vie de Rossini, p. 344.
  55. Rome, Naples et Florence, p. 207. — Promenades dans Rome, I, 24 ; II. p. 438.
  56. Racine et Shakespeare, pp. 106, 108.
  57. Rome, Naples et Florence, pp. 210, 253. — Promenades dans Rome, I, p. 31.
  58. Rome, Naples et Florence, pp. 210, 253. — Promenades dans Rome, I, p. 31.
  59. Rome, Naples et Florence, p. 209.
  60. Ibid., p. 29.
  61. Ibid., p. 41. — Promenades dans Rome, I, pp. 152, 153.
  62. Gœthe, Von deutscher Baukunst (Ed. du Centenaire), XXXIII, pp. 3, 8.
  63. Promenades dans Rome, I, 137 ; II, 515.
  64. Attention : Cette note est à une place supposée, l’éditeur ayant oublié de la positionner : Ibid., II, p. 438.
  65. De l’Amour, p. 34. — Rome, Naples et Florence, p. 30.
  66. Promenades, I, p. 410. — De l’Amour, p. 34. — Rome, Naples et Florence, pp. 52, 95, 111. — Ibid., pp. 22, 31.
  67. Nietzsche, Genealogie der Moral, III, § 6. (W., VII, 408.)
  68. id., Wille zur Macht, § 804. {W., XVI, 234.)
  69. Vie de Rossini, pp. 99, 100.
  70. Vie de Rossini, pp. 13, 34. 47.
  71. Ibid., Ecce Homo, Warum ich so klug bin, § 7. (W., XV, 40.)
  72. Attention : Cette note est à une place supposée, l’éditeur ayant oublié de la positionner : Corr. inéd., II, p. 246, 247, 396.
  73. De l’Amour, p. 252.
  74. Corr. inéd., II, p. 296.
  75. Le Rouge et le Noir, I, pp. 186, 191 ; II, p. 252.
  76. Ibid., II, p. 95.
  77. De l’Amour, pp. 73, 80.
  78. Le Rouge et le Noir, II, pp. 246, 247.
  79. Ibid., I, pp. 70, 71.
  80. Nietzsche, Wille zur Macht, § 993. {W., XVI, p. 357.)
  81. Rome, Naples et Florence, p. 233. V. les rapprochements très probants de Léon Blum, Stendhal et le beylisme, p. 163 sq., 177 sq.