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Anecdotes historiques et morales/05

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LE PEUPLE D’ATHÈNES.

Les bizarreries d’un peuple flatté sont quelque chose de plus dangereux que celles d’un prince corrompu par l’adulation.
Platon[1].

Toutes les formes de gouvernement ont leurs avantages et leurs inconvénients, et le gouvernement démocratique, c’est-à-dire, celui où tous les citoyens ont des droits politiques égaux, a aussi les siens. Il est plus conforme à la justice, à la dignité de l’homme, en cela qu’il permet à chacun de prendre une part égale à l’administration du pays, et qu’il n’établit pas une classe au-dessus des autres ; mais, par cela même qu’il appelle tout le monde à gouverner, il peut donner naissance à de graves abus. Dans une nation, en effet, combien de gens qui, à raison de leur caractère, de leur condition, de leur profession même, sont et seront toujours peu habiles à décider les questions politiques ! Combien aussi d’ambitieux ou d’envieux, toujours prêts à égarer les autres par des mensonges et des flatteries ! Si les gens simples ne savent pas se garer des séductions de ceux-ci, s’ils se laissent guider par eux, au lieu d’écouter des hommes dont les promesses sont beaucoup moins belles, les discours beaucoup moins séduisants, alors de grands maux s’élèvent dans l’État. Athènes avait un gouvernement démocratique, et le peuple d’Athènes était le plus spirituel de la Grèce ; mais il était léger, vain, crédule et surtout grand ami du changement. Aussi, se trouvait-il comme assiégé par une foule de flatteurs qui, pour gagner ses suffrages, exaltaient sa sagesse, sa force, sa valeur. Quand un homme de vertu et de talent était aux affaires, comme sa présence gênait ceux qui voulaient parvenir au pouvoir, aussitôt on mettait en œuvre les calomnies, les promesses, les adulations, et le grand homme ne tardait pas à tomber devant la volonté populaire.

Vingt ans après l’établissement du gouvernement républicain à Athènes, Miltiade, général illustre qui avait sauvé la Grèce en triomphant des Perses[2] à Marathon[3], échoua dans une expédition peu importante ; il fut à cause de cela accusé par ses ennemis. Le peuple crut ceux-ci, le condamna à une forte amende qu’il ne put payer, et Miltiade mourut en prison.

Sept années plus tard, un homme qui avait aussi contribué beaucoup à la victoire de Marathon, d’une vertu moins brillante que Miltiade, mais peut-être plus pure, Aristide, surnommé le juste, fut condamné à l’exil par le peuple. La cause de son bannissement ne fut autre chose que l’amour inspiré aux Athéniens par son équité. Ses ennemis leur dirent qu’un citoyen aussi aimé pouvait devenir dangereux, et affirmèrent gravement qu’il était sage de s’en défaire. Ils furent crus et obéis.

Thémistocle qui combattit aussi à Marathon, qui sauva la Grèce à Salamine[4] par sa valeur et sa sagesse, fut également banni et mourut en exil. Ses ennemis ne prouvèrent rien contre lui ; il leur suffit de l’accuser pour le faire condamner.

Cimon, fils de Miltiade, héritier des grandes qualités de son père, assure comme lui le triomphe d’Athènes contre les Perses, et place ses compatriotes à la tête des républiques de la Grèce ; mais il a le tort de ne point flatter le peuple comme le fait son rival Périclès. Et celui-ci auquel il porte ombrage, le fait chasser d’Athènes.

Thucydide, habile guerrier et célèbre historien, a le même tort que Cimon et éprouve le même sort.

Périclès, que nous avons nommé plus haut, trouva moyen de rester à la tête des affaires pendant quarante ans et de mourir à ce poste ; et cependant son ambition avait causé de grands maux aux Athéniens en les entraînant dans des guerres désastreuses ; de plus, il avait de brillantes qualités faites pour exciter l’envie. Comment donc arriva-t-il à éviter la commune destinée des hommes de talent ? En employant son éloquence divine à aduler le peuple, et en dépensant en fêtes publiques les contributions que les alliés devaient fournir pour l’entretien de la marine commune de la Grèce.

La république d’Athènes avait seulement cent cinquante années d’existence, et, grâce à l’esprit turbulent et mobile de son peuple, à son engouement pour des orateurs qui exploitaient sans relâche son amour de la nouveauté et de la flatterie, cette république avait perdu sa dignité nationale, son premier rang entre les villes grecques, gaspillé son argent et ses hommes dans des guerres inutiles. Cependant, dans une contrée située en dehors de la Grèce, grandissait un peuple rude et grossier que les Grecs, si policés, mettaient au nombre des barbares. Ce peuple était discipliné, agissait plutôt qu’il ne parlait, et savait obéir à ses chefs. Un d’entre eux, politique, fourbe et opiniâtre, se mêla aux affaires de la Grèce, et menaça la liberté commune. Athènes voulait toujours la guerre contre Philippe[5], ainsi se nommait le prince macédonien[6]. Un illustre orateur, Démosthènes, entretenait cette fougue. Un citoyen plein d’intégrité et de dévoûment, Phocion, conseillait toujours la paix, bien qu’il fût un général heureux, parce qu’il la regardait comme le seul moyen de prolonger l’existence de sa patrie, vieillie et dégénérée.

Le peuple d’Athènes suivit le parti de la guerre, et se fit battre par Philippe, par son fils Alexandre et par leurs successeurs. Vaincu, ce peuple passa de l’audace à la soumission, et, pour complaire au vainqueur, condamna à mort Démosthènes, qui fut réduit à s’empoisonner.

L’adversaire de Démosthènes, cet habile général qui avait eu la sagesse de conseiller la paix, Phocion vit alors les Athéniens le prier de servir de médiateur entre eux et Antipater, roi de Macédoine. Phocion employa tout le crédit que lui donnait sa réputation de vertu, à apaiser l’ennemi de ses concitoyens, et obtint de lui le rappel de beaucoup d’exilés. À partir de ce moment, il eut une grande part au gouvernement de la république, et montra qu’il était aussi bon administrateur que sage conseiller.

Humiliée par les armes de ses adversaires, avilie par elle-même, la république athénienne végéta en quelque sorte sous la domination des princes macédoniens. Après la mort d’Antipater, un autre successeur d’Alexandre vint s’emparer d’Athènes et jugea à propos de chasser le parti politique dont Phocion était un des chefs. Il convoqua le peuple, et celui-ci condamna à mort l’homme qui, d’abord par ses conseils, et ensuite par sa généreuse intercession, avait été, on peut le dire, son génie tutélaire.

Peu de temps après, Cassandre, fils d’Antipater[7], vint à Athènes, chassa, mit à mort les chefs du parti qui lui déplaisait, et imposa à la république un gouvernement à sa façon.


  1. Célèbre philosophe grec, né près d’Athènes, quatre cent trente ans avant Jésus-Christ.
  2. Les Perses, appelés aujourd’hui Persans, étaient alors le peuple le plus puissant de l’Asie. Un de leurs rois, nommé Darius, voulut asservir la Grèce. Malgré des forces considérables, il ne put y parvenir. Son successeur Xercès ne fut pas plus heureux.
  3. Quatre cent quatre-vingt-dix ans avant Jésus-Christ.
  4. La bataille de Salamine se livra sur mer, et contre Xercès, successeur de Darius, quatre cent quatre-vingts ans avant Jésus-Christ.
  5. Philippe fut le père d’Alexandre-le-Grand. Personne n’ignore le nom de ce dernier qui détruisit l’empire des Perses et subjugua presque toute l’Asie.
  6. La Macédoine, aujourd’hui Roumélie, est un pays entouré de montagnes. Elle se trouvait au nord-est de l’ancienne Grèce.
  7. Antipater fut un des successeurs d’Alexandre. Il obtint la Macédoine en partage lorsque les vastes états de ce conquérant furent divisés entre ses généraux.