Anecdotes normandes (Floquet)/L’Aveugle d’Argenteuil

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Texte établi par Charles de BeaurepaireCagniard (p. 95-118).


L’Aveugle d’Argenteuil


ANECDOTE NORMANDE


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Au fond d’un vaste et sombre hôtel de Rouen, dans le silence d’une immense bibliothèque ornée des portraits de quelques magistrats revêtus de robes d’écarlate, à la lueur d’une lampe, un homme âgé, de l’extérieur le plus vénérable, paraissait livré à la méditation et à l’étude. Aux insignes dont il était revêtu, on voyait que lui-même devait appartenir aux premiers rangs d’une cour souveraine ; et, en effet, ce vieillard était Laurent Bigot de Thibermesnil, premier avocat du Roi au Parlement de Normandie, homme d’un grand savoir, d’une vertu plus grande encore, l’un de ces doctes magistrats du seizième siècle, où l’ordre judiciaire brilla d’un si vif éclat. Sa longue journée de labeur avait commencé au palais, dès cinq heures du matin. Là il avait, par de lumineux réquisitoires, suggéré au Parlement des arrêts destinés à devenir lois dans la province ; et, maintenant, l’infatigable vieillard se livrait à d’autres travaux qui lui semblaient des loisirs ; il jetait les fondements d’une riche collection de livres et de manuscrits, qui plus tard devait être célèbre, dont on parle encore aujourd’hui qu’elle est dispersée, et dont le souvenir demeurera tant que, dans notre France, les lettres seront en honneur. Appliqué, en ce moment, à examiner un manuscrit fort ancien, que venait de lui envoyer son ami Turnèbe, il fut interrompu subitement par le bruit que faisaient deux jeunes gens qui, assis non loin de lui, lisaient Horace, et se récriaient, enchantés qu’ils étaient des vers du grand poète. Ces deux jeunes gens étaient Émeric Bigot, son fils, et Étienne Pasquier, condisciple d’Émeric. Élèves d’Hotoman, de Cujas et de Balduin, les deux amis étaient venus à Rouen passer ensemble leurs vacances. Cette ode qui les électrisait ainsi, Laurent Bigot voulut la voir, et bientôt l’enthousiasme du vieillard le disputa à celui des adolescents. Et qui pourrait ne pas tressaillir à l’aspect du vrai mérite, tel que nous le montre Horace, « cheminant loin des sentiers vulgaires, loin des intrigues, des cabales, des suffrages mendiés, des refus dégradants, renversant tous les obstacles, s’élevant d’un vol généreux au-dessus des turpitudes de la terre, resplendissant d’une gloire sans tache, et conquérant l’immortalité. »

Laurent Bigot, continuant cette ode si belle, venait de lire la strophe énergique où le poète peint le châtiment boiteux, saisissant d’une main ferme le coupable qui s’était cru sauvé, lorsque, tout-à-coup, un bruit se fit entendre à la porte de la galerie, et un magistrat fut introduit ; du moins son costume ne permettait pas de s’y méprendre ; car, en cet instant, à son extrême pâleur, à l’altération de ses traits, à son attitude humiliée, on aurait cru voir, non le lieutenant-criminel de Rouen, juge intègre et révéré, mais plutôt un de ces grands coupables qui, chaque jour, venaient trembler devant lui.

« J’ai failli, dit-il tout d’abord à Laurent Bigot, j’ai failli, je le confesse ; mais, de grâce, ne me condamnez pas sans m’entendre. »

Alors, le lieutenant-criminel commença son récit, que l’avocat du Roi écouta avec calme, tandis que les deux jeunes gens prêtaient l’oreille avec l’avide curiosité de leur âge.

« Un citoyen de Lucques, nommé Zambelli, était allé fonder une maison de commerce en Angleterre, où ses affaires avaient prospéré. À cinquante ans, sa fortune étant faite, il sentit le besoin de retourner à Lucques finir ses jours auprès d’un frère qu’il chérissait. Il l’écrivit à sa famille, que cette nouvelle combla de joie. Bientôt une seconde lettre, datée de Rouen, où il était venu à son arrivée d’Angleterre, annonça qu’il serait à Lucques dans deux mois environ. Il lui fallait ce temps pour terminer ses affaires à Paris, et pour faire le voyage. À Lucques, on s’empressa de lui retenir une maison ; de jour en jour il était attendu ; mais deux mois, quatre mois, six mois s’écoulèrent ; Zambelli n’avait point paru, et même, chose étrange, aucune nouvelle lettre de lui n’était parvenue à Lucques. L’inquiétude de la famille était extrême. Cornélio, son frère, se rendit à Paris, où il fit des recherches inouïes. Il alla dans toutes les maisons avec lesquelles Zambelli devait être en rapport à raison de la nature de son commerce. Dans ces maisons, on avait vu, du moins on avait cru voir Zambelli. Un individu était venu, sous ce nom, toucher le montant d’obligations dont la somme totale était considérable ; les marchands montraient la signature Zambelli, apposée au bas des quittances. « Toutes ces signatures sont fausses, s’écria Cornélio indigné ; dépeignez-moi le faussaire, pour que je le cherche en tous lieux, et que je le confonde. » Mais on ne put le satisfaire : il n’était resté de cet homme aucun souvenir.

« Ainsi, un vol audacieux avait été commis, et on entrevoyait un autre crime plus affreux encore. Cornélio, poursuivant ses recherches, se rend de Paris à Rouen ; il visite successivement toutes les hôtelleries de cette ville. À l’hôtel de la Crosse, on a vu Zambelli ; il a fait quelque séjour ; puis il est parti pour Paris avec un valet : ce valet, on ne l’a point remarqué ; d’ailleurs, sept ou huit mois se sont écoulés depuis ce départ, et comment se rappeler un domestique entre mille que l’on voit se succéder sans cesse avec les gentilshommes et les marchands qui affluent dans cette hôtellerie, l’une des plus fréquentées de Rouen ?

« Ce fut alors, dit le lieutenant-criminel, que Cornélio vint me porter plainte ; je pressentis, comme lui, qu’un grand crime avait dû être commis entre Rouen et Paris ; mais comment s’en assurer ? comment, surtout, découvrir le coupable ? Enfin, au milieu de mes recherches multipliées et sans résultat, une pensée soudaine vint un jour m’assaillir, et je n’y pus résister. Il y avait six ou sept mois, un orfèvre, nommé Martel, entièrement inconnu à Rouen jusque-là, était venu y ouvrir boutique ; on ne savait d’où venait cet homme ; son air, l’expression de sa physionomie, avaient quelque chose d’étrange ; il ne disait rien de ses antécédents ; et ceux qui avaient hasardé des questions sur ce point n’avaient reçu que des réponses évasives, faites avec un embarras mal déguisé. Frappé de l’analogie de son commerce avec celui qu’avait fait Zambelli, averti par un sentiment involontaire, je lui envoyai quelqu’un, qui, sous prétexte de faire des emplettes, s’entretint longuement avec lui, et, dans la conversation, prononça le nom de Zambelli. A ce nom, il vit Martel pâlir et le regarder d’un air d’inquiétude et d’angoisse. Ce fait, qui me fut rapporté, ne pouvait que fortifier mes soupçons. Je résolus donc de passer outre ; mais ici (je le reconnais), l’excès de mon zèle m’a égaré. Par mon ordre, un sergent alla chez Martel réclamer le montant d’une obligation fausse de quatre cents écus que j’avais fait fabriquer sous un nom supposé, et qui était payable par corps. Martel, aussitôt qu’il vit ce billet, cria à la fausseté, et refusa de payer. Sommé par ce sergent de se rendre en prison, Martel, n’obéissant qu’à un premier mouvement, suivit aussitôt le sergent avec la sécurité d’un homme certain qu’il ne doit rien ; mais, bientôt, s’arrêtant tout-à-coup, et laissant apercevoir un trouble extrême : « Je suis bien tranquille quant à cette obligation, dit-il ; elle est de toute fausseté, et je saurai le prouver ; mais n’y aurait-il point quelque autre chose ? Ne vous a-t-on parlé de rien ? » Le sergent jouant l’étonné, et protestant qu’il ne sait ce qu’on veut lui dire, Martel se rassure et le suit d’un pas plus ferme jusqu’à la geôle, où on l’écroue. Une heure après, on me l’amène : Il n’est plus temps de feindre, lui dis-je d’un ton impératif ; oui, l’obligation que l’on vous a montrée est fausse ; mais, ainsi que vous avez paru le craindre, il s’agit de tout autre chose. Un citoyen de Lucques, nommé Zambelli, est mort, et c’est vous qui l’avez assassiné ; ne cherchez pas à le nier, j’en ai la preuve. Mais, calmez votre frayeur : Zambelli était un étranger ; personne ici ne songe à venger sa mort ; avec quelques sacrifices de votre part, on pourrait assoupir cette fâcheuse affaire ; seulement il faut tout avouer avec sincérité ; votre vie est à ce prix. »

« Atterré et comme fasciné par l’assurance avec laquelle je parlais, souriant à l’espoir de racheter avec de l’or sa vie pour laquelle il tremblait : Je vois bien, s’écria-t-il, qu’il y a, en cela, de l’œuvre de Dieu, puisque là où il n’y avait autre témoin que moi, cela est venu à connaissance. Je vais donc tout vous avouer ; ma fortune est à vous : que peut-on refuser à celui qui donne la vie ? »

« Sa résolution était prise, et il allait tout dire, lorsque l’apparition subite du greffier, qui, averti par moi, venait recevoir sa déclaration, le réveilla comme d’un songe. Il avait aperçu le piège, et, lorsque je l’invitai à lever la main et à jurer de dire la vérité : « Non, je n’ai rien à dire, je n’ai rien dit, s’écria-t-il ; je suis innocent ! »

« Tous mes efforts, toutes mes sollicitations pour en obtenir davantage étant superflus, je le fis descendre dans les prisons, comptant encore qu’il pourrait changer de dessein. Mais qu’avais-je espéré ? Aujourd’hui, soufflé par les scélérats aguerris dont regorgent les prisons du Bailliage, il proteste contre son incarcération, il s’inscrit en faux contre l’obligation par corps qu’on lui a présentée, il me prend à partie, moi, lieutenant-criminel, et le sergent qui l’a arrêté.

« Voilà ma faute ; la pureté de mes motifs ne peut être douteuse pour vous. Mais que diront messieurs du Parlement, si rigides envers les officiers inférieurs ? Faudra-t-il que trente années de travaux soient tout-à-coup effacées et ma vie flétrie pour m’être laissé emporter une fois à l’excès d’un zèle qui m’a souvent si bien servi ? M. l’avocat du Roi, j’ai tout dit ; veuillez prononcer. »

— « Rassurez-vous, lui dit Laurent Bigot, et pardonnez-moi de n’avoir point abrégé vos angoisses. Le Parlement sait tout, et vous excuse. Aujourd’hui même, les Chambres se sont assemblées à ma demande, pour statuer sur cette affaire. J’ai parlé pour vous avec toute la chaleur d’un homme qui vous estime et vous aime ; mais vos trente années de travaux et d’intégrité ont plaidé bien plus éloquemment que je n’aurais su le faire. La procédure que Martel a osé commencer contre vous est suspendue pour trois mois ; le procès relatif à l’assassinat de Zambelli est évoqué au Parlement ; Martel va être transféré à la Conciergerie. Tout me dit qu’en lui vous avez trouvé le vrai coupable ; mais où sont les preuves ? où est le corps du délit ? c’est ce qu’il faut découvrir. Dans deux jours je partirai ; j’irai sur la route de Rouen à Paris, chercher, de village en village, les traces d’un grand crime qui doit y avoir été commis. Espérons que mes soins ne seront point perdus. Instruit de tout, j’aurais dû, sans doute, vous interrompre et vous rassurer ; mais j’ai obéi à un sentiment que vous comprendrez, puisque vous êtes magistrat et père. Émeric, mon fils, et vous, Étienne Pasquier, destinés tous deux à revêtir un jour la toge ; vous, Émeric, à me succéder peut-être ; vous, Pasquier, à briller au parlement de Paris ou dans quelque autre cour souveraine, sachez que, s’il n’est permis à personne de faire le mal en vue d’un bien, le juge, surtout, ne doit jamais chercher la vérité par le mensonge, et taire lui-même ce qu’il est de son devoir de poursuivre, de condamner dans les autres. De tels moyens sont indignes d’un magistrat ; le succès le plus éclatant ne saurait les absoudre. La justice et la vérité sont sœurs, le juge ne doit point les séparer. Attendons tout du temps qui dévoile bien des mystères. Horace, votre poète, le disait tout-à-l’heure : rarement le coupable a pu se soustraire au supplice qu’avait mérité son crime. »

À trois semaines de là, dans le village d’Argenteuil, régnait une agitation extrême. Les habitants avaient suspendu leurs travaux ; ils étaient tous réunis à la porte de l’hôtel du Heaume ; et, à les voir partagés en groupes, s’entretenir avec feu, interroger avidement ceux qui sortaient de l’hôtellerie, il était clair que, dans cette maison, il devait se passer quelque chose d’étrange, d’inaccoutumé. En effet, dans la vaste salle commune de l’hôtellerie, transformée, ce jour-là, en salle d’audience, Laurent Bigot, assisté du bailli d’Argenteuil, interrogeait les nombreux témoins d’un fait déjà un peu ancien.

Combien de démarches, d’efforts, avait fait ce zélé magistrat, depuis le jour où il avait quitté Rouen ! Combien de villages il avait visités ! combien d’officiers subalternes il avait interrogés, sans pouvoir trouver le moindre indice du crime dont il cherchait les traces ! Puis, au moment où, désespérant du succès, il allait songer au retour, soudain un éclair avait lui. On était venu lui dire que, quelques mois avant, un cadavre avait été découvert dans les vignes près d’Argenteuil, Bigot s’était empressé de s’y rendre ; il venait de voir ce corps à demi rongé par les bêtes ; et, dans l’état où étaient ces tristes restes, il lui avait été facile de reconnaître des rapports entre eux et la taille très élevée du malheureux Zambelli, telle qu’elle lui avait été décrite par Cornélio son frère.

Le bailli commentait, à haute voix, la lecture des actes dressés lors de la découverte du cadavre, lorsque tout-à-coup un cri perçant vint l’interrompre ; et, au même instant, un veillard aveugle, que personne n’avait encore remarqué, se présenta aux magistrats et à l’assistance. Il semblait en proie à une vive agitation, et faisait signe qu’il avait quelque chose à dire. C’était le vieux Gervais, pauvre mendiant né dans ce pays, où il était aimé de tous. Lorsque ses courses le ramenaient à Argenteuil, on le logeait dans l’hôtellerie ; il venait d’y arriver, revenant d’une longue tournée, et était allé s’asseoir inaperçu sur un des deux bancs de pierre pratiqués dans l’intérieur de l’immense cheminée. C’était de là qu’il s’était élancé en poussant un cri, lorsqu’en prêtant l’oreille à ce que lisait le bailli, il avait entendu parler d’un cadavre découvert dans les vignes. Mais, absent depuis longtemps d’Argenteuil, que pouvait-il savoir ? Aveugle, d’ailleurs, que pouvait-il avoir à dire ? Laurent Bigot regardait avec une sorte de respect cette belle et noble figure de vieillard, dont la sérénité semblait un défi au malheur. « Infortuné, lui dit-il, que pouvez-vous avoir à nous apprendre ? » Mais, remis d’un premier mouvement dont il n’avait pas été le maître, l’aveugle, maintenant paraissait embarrassé et indécis. « Ah ! Monseigneur, puis-je parler ? dit-il ; n’y a-t-il point de danger pour ma vie ? » Et il tournait de tous côtés sa tête blanchie, d’un air de défiance et d’effroi. — « Parlez, parlez en liberté, lui dit Bigot ; mais, encore une fois, que pouvez-vous savoir ? »

Alors le vieillard raconta qu’il y avait huit ou neuf mois environ, partant d’Argenteuil pour aller en pèlerinage, il était sur les hauteurs qui dominent la paroisse, lorsque, averti par les aboiements de son chien, il prêta l’oreille et s’arrêta. Une voix d’homme, mais faible, plaintive, suppliante, se faisait entendre : « Monstre ! s’écriait cette voix, ton maître ! ton bienfaiteur ! Grâce !… Faut-il mourir si loin de ma patrie, de mon frère !… » Puis avait retenti un dernier cri, affreux, déchirant, tel que celui d’un mortel qui expire ; et après cela, on n’avait plus entendu que les pas pesants d’un homme qui marchait péniblement, comme chargé d’un lourd fardeau. «  Entraîné, dit Gervais, par un mouvement invincible, je m’étais avancé : « Qu’y a-t-il donc, m’écriai-je, et qui peut se plaindre ainsi ? — Rien, avait répondu une voix troublée, rien ; c’est un malade que l’on transporte, et qui vient de s’évanouir. Bonhomme, allez à vos affaires. » Et j’entendis que cette voix disait tout bas, en menaçant : « Loue Dieu de ce que tu es aveugle ; car c’en était fait aussi de toi. » Je compris qu’un crime affreux venait d’être consommé ; et comment vous peindre l’effroi dont je fus saisi ? Tout contribuait à m’épouvanter, car, en ce moment, un violent orage éclatait sur nos têtes ; le tonnerre grondait à coups terribles et redoublés, et semblait poursuivre le meurtrier ; on eût dit que le monde allait finir. Tremblant et hors de moi, je continuai ma route, et j’avais juré alors de ne jamais révéler ce que je venais d’entendre, car le coupable est peut-être de ces contrées, et la vie d’un pauvre aveugle comme moi n’est-elle pas à la merci de qui la veut prendre ? Mais tout à l’heure, lorsque M. le bailli a parlé d’un cadavre trouvé à si peu de distance de l’endroit où j’avais entendu la voix, je n’ai pu retenir un cri. J’ai tout dit maintenant : puisse-t-il ne m’en point arriver de mal ! »

Pendant ce récit, Laurent Bigot avait paru comme absorbé dans une rêverie profonde, qui se prolongea encore longtemps après que l’aveugle eut cessé de parler. Puis tout-à-coup, s’adressant à Gervais : « Vieillard, dit-il, je vais vous faire une question ; réfléchissez bien avant d’y répondre : cette voix qui se fit entendre à vous sur la montagne, cette voix qui vous a répondu, qui vous a menacé, votre mémoire en a-t-elle conservé un exact souvenir ? Croyez-vous que vous pourriez la reconnaître si elle se faisait encore entendre à vous ; mais la reconnaître au point de ne pas la confondre avec une autre ? » — Oui, M. l’avocat du Roi, s’écria aussitôt Gervais, comme je reconnaîtrais la voix de ma mère si elle vivait encore, la pauvre femme ! » — « Mais, reprit Bigot, y avez-vous assez pensé ? Huit ou neuf mois se sont écoulés depuis ce jour-là. » — « Il me semble qu’il y a peu d’heures, répondit Gervais ; car ma frayeur fut si grande, alors, que je crois toujours entendre, et la voix qui se plaignait, et la voix qui m’a parlé, et le tonnerre qui, ce jour-là, grondait plus fort que d’ordinaire. » Et comme Laurent Bigot allait encore exprimer un doute, l’aveugle, levant les mains vers le Ciel qu’il ne voyait pas : « Dieu est bon, dit-il, et il n’abandonne pas les aveugles ; depuis que je n’y vois plus, j’entends mieux. Mais, ne m’en croyez pas ; tenez, tous les habitants d’Argenteuil sont là ou auprès de cette hôtellerie ; avec moi, dans les jours de fête, ils se sont amusés à m’embarrasser, en contrefaisant leurs voix et en me demandant : « Qui t’a parlé ? » Qu’ils disent si je m’y suis jamais mépris. » Les habitants s’écrièrent tous ensemble que le vieillard disait vrai, et que, quand il était à Argenteuil, c’était un de leurs passe-temps le dimanche, et comme un jeu pour les jeunes gens du village. Quelques heures après, Laurent Bigot sortait d’Argenteuil, retournant à Rouen, où il emmenait avec lui Gervais l’aveugle. Dans le village, si ému tout à l’heure, tout maintenant semblait avoir repris son train accoutumé ; les habitants avaient regagné leurs demeures ; seulement, on se racontait, d’une chaumière à l’autre, ce qu’on avait pu voir ou entendre ; et les habiles de l’endroit se livraient à des conjectures sur ce qu’allait devenir cette affaire.

Qu’elle était belle, au seizième siècle, la grande salle d’audience du Parlement de Normandie, avec son noir plafond d’ébène, semé de gracieuses arabesques et de mille pendentifs aux formes bizarres, où brillaient, d’un éclat tout récent alors, le vermillon, l’or et l’azur ; avec ses tapisseries fleurdelisées ; sa vaste cheminée qui semblait un monument, ses lambris dorés, ses porches ou lanternes où resplendissaient les armes des Rois et des Dauphins de France ; le dais violet que l’on appendait lorsque le Roi était dans la province ; et, en tout temps, cet immense tableau, où l’on voyait Louis XII, le père du peuple, et son vertueux ministre, son fidèle ami, le bon cardinal d’Amboise, lui qui avait doté la province d’un échiquier permanent, de la justice tous les jours et à toute heure ! Lorsque, dans un grand jour de solennité judiciaire, cent magistrats étaient là assis en jugement, avec leurs longues barbes blanches et leurs robes d’écarlate, ayant à leur tête leurs présidents revêtus de manteaux fourrés d’hermine, et que, devant le premier président, assis dans l’angle, on voyait resplendir deux mains de justice croisées sous un mortier ; saisis de respect, étonnés de tant de magnificence et de majesté, les justiciables s’inclinaient devant ce sénat imposant. Mais qu’était-ce, lorsqu’en levant les yeux, on voyait, au-dessus de tous ces magistrats assemblés, ce beau tableau du Crucifix, où paraissait Moïse le législateur, les quatre Évangélistes, et au premier plan, le Christ entre sa mère et l’apôtre ? À cet aspect, on ne pouvait se défendre d’un mouvement de crainte, et tout-à-coup revenaient en mémoire ces beaux vers où le Psalmiste nous peint Dieu opinant et rendant la justice avec eux.

C’était dans ce sanctuaire auguste que, la veille de Noël, au matin, Messieurs de la grand’chambre et de la tournelle étaient réunis à l’extraordinaire. Mais, cette fois, ils avaient revêtu leurs robes noires ; et, à leur attitude triste et pensive, on pouvait pressentir qu’ils allaient remplir un ministère de rigueur. Par toute la ville on s’interrogeait, avec curiosité, sur ce qui pouvait se passer au Parlement dans le secret du conseil. L’assassinat du marchand de Lucques, l’arrestation du coupable présumé, la découverte du cadavre de la victime, le témoignage inespéré rendu à Argenteuil par un aveugle, étaient un texte inépuisable d’entretiens et de conjectures pour une foule immense, qui se pressait dans la cour et dans toutes les avenues du Palais ; et chacun se disait que le jour était venu, sans doute, où enfin toutes les indécisions allaient cesser, le jour qui devait rendre à la liberté un innocent, ou envoyer un monstre à l’échafaud.

Au Parlement, après de longs débats, on s’était décidé à entendre l’aveugle d’Argenteuil. Gervais avait paru devant les chambres assemblées. Sa déposition, naïve et circonstanciée, avait fait une impression profonde ; mais des doutes préoccupaient encore les esprits. Quelle apparence d’aller mettre la vie d’un homme à la merci des réminiscences fugitives d’un mendiant aveugle, qui n’avait qu’entendu, qui n’avait pu qu’entendre ? Était-il possible que cet homme fût assez sûr de son ouïe, de sa mémoire, pour reconnaître une voix qui n’avait retenti qu’une seule fois à ses oreilles ? Il fallait l’éprouver ; il fallait faire monter successivement tous les prisonniers de la conciergerie du Palais, et avec eux Martel ; si, après les avoir entendus parler, l’aveugle, spontanément et sans faillir, sans hésiter une seule fois, distinguait toujours et reconnaissait constamment la voix qui, naguère, l’avait tant frappé, ce dernier indice, réuni à tous les autres, ne permettrait plus d’incertitude, et enfin un grand exemple serait donné. Ce n’était pas sans dessein que la veille de Noël avait été choisie pour cette épreuve, inouïe jusqu’alors dans les fastes judiciaires. Faire venir ainsi tous les prisonniers un jour ordinaire, eût été éveiller leurs soupçons, leur suggérer des ruses, et mettre à l’aventure le succès de l’expérience toute nouvelle qui allait être tentée. La veille de Noël, au contraire, il y aurait eu grand étonnement à la conciergerie, si l’ordre n’y fût pas arrivé de faire monter tous les détenus au palais ; l’usage voulant que, la veille des grandes fêtes, Messieurs de la grand’chambre mandassent successivement devant eux chacun des prisonniers. Quelquefois même, ces magistrats souverains, à l’occasion et pour révérence de la feste (comme on parlait alors), donnaient la liberté à des prisonniers détenus pour des causes légères.

Avant tout, il fallait faire comprendre à l’aveugle ce qu’il y avait de sacré dans le ministère dont le ciel semblait l’avoir investi. À la tête du Parlement était le président Feu, que sa sagesse et sa gravité avaient fait nommer Caton-le-Censeur. « Gervais, dit-il à l’aveugle d’un ton solennel et pénétré, là, au-dessus de nous, est l’image de l’Homme-Dieu qui fut mis en croix et mourut injustement sur de faux témoignages. Jurez par cette image, jurez par Dieu lui-même, qui est présent ici et nous entend, que vous n’affirmerez rien dont vous ne soyez aussi sûr que vous l’êtes de votre existence, que vous l’êtes du malheur qui vous prive devoir le soleil. » Après ce serment, que le vieillard prêta avec cet accent de l’âme qui ne permet point de mettre en doute la sincérité d’un témoin, commença l’épreuve qu’avaient imaginée les anciens du Parlement. Déjà dix-huit prisonniers avaient comparu et répondu aux questions qu’on leur avait adressées : l’aveugle, en les entendant, n’avait fait aucun mouvement ; de leur côté, en apercevant cet homme qui leur était inconnu, ils étaient restés indifférents et paisibles. Ce fut alors qu’un dix-neuvième prisonnier fut introduit à son tour ; mais qui dira la stupéfaction de celui-ci à la vue de Gervais ? qui peindra le bouleversement soudain de tous ses traits : son visage qui pâlit et se contracte, ses cheveux qui se dressent, la sueur soudaine qui glace son front, et sa défaillance subite, qui fut telle qu’il fallut le soutenir et le mener jusqu’à la sellette, où, encore, il ne put s’asseoir qu’aidé par les porte-clefs ! Et, atterré qu’il était, lorsqu’il revint un peu à lui, on voyait percer, dans ses gestes involontaires, ou le poignant remords d’une âme bourrelée qui se reproche un forfait, ou, peut-être, l’horrible regret d’avoir commis un crime incomplet, de n’avoir pas achevé son oeuvre.

Les présidents et les juges se regardaient entre eux, dans l’attente de ce qui allait suivre. Mais voilà que, dès les premiers mots que répond Martel aux questions du président Feu, l’aveugle, qui, depuis le commencement de cette scène, ignorée de lui, était demeuré froid et impassible, s’émeut tout-à-coup et prête l’oreille ; il écoute avidement, écoute encore, puis recule brusquement, en faisant un geste énergique d’horreur et d’effroi, comme pour repousser de ses deux mains un objet qu’il sait près de lui et qui l’épouvante, cherchant à s’enfuir, et s’écriant : « C’est lui, ou, c’est bien la voix que j’entendis sur les hauteurs d’Argenteuil. » Le geôlier emmenait Martel (car c’était lui) ; il l’emmenait plus mort que vif, obéissant, en cela, au président, qui lui avait enjoint de faire monter un autre prisonnier ; mais cet ordre, prononcé très haut, avait été accompagné d’un signe que le geôlier comprit ; et, quelques minutes après, ce fut encore Martel qu’il amena, qu’il fit asseoir une seconde fois sur la sellette, et qui fut interrogé sous un faux nom. De nouvelles questions amenèrent d’autres réponses ; mais secouant la tête d’un air d’incrédulité : « Non, s’écria l’aveugle, c’est une feinte, je reconnais la voix qui s’entretint avec moi sur les hauteurs d’Argenteuil. » Six fois tous les prisonniers de la conciergerie furent ainsi mandés successivement, mais toujours dans un ordre nouveau, inopiné, de manière, enfin, à bouleverser tous les souvenirs, à rendre toute combinaison impossible ; et même, à quelques-uns des prisonniers étonnés, on adressait des questions qui se rapportaient à l’assassinat de Zambelli ; et, avertis par un signe du président, ils répondaient sur cette accusation, qui leur était étrangère. Mais l’aveugle n’hésita pas un instant ; toujours il reconnut, avec certitude, la voix qu’il avait entendue sur les montagnes d’Argenteuil.

Enfin l’horrible mystère était éclairci. Une voix surhumaine semblait retentir dans la vaste grand’chambre d’audience, et dire avec l’aveugle : « C’est lui, c’est l’assassin de Zambelli ! » Ce tonnerre menaçant et vengeur qui, au jour du crime, avait grondé sur les hauteurs d’Argenteuil, venait d’atteindre le coupable ; et ce misérable, terrassé, frémissant, balbutia enfin un aveu tardif, devenu désormais presque inutile ! Car, pour tous les magistrats qui étaient là, assis en jugement, l’effet de l’épreuve avait été tel, le cri naïf et involontaire de la vérité les avait frappés si juste au cœur, qu’il leur semblait que si eux-mêmes eussent vu commettre cet assassinat, dont ils avaient devant eux l’unique et miraculeux témoin, leur certitude n’aurait pas été plus entière.

À peu d’instants de là, dans un noir cachot de la conciergerie, retentissait un arrêt terrible, tandis que, sur une place publique peu éloignée, il se faisait de sinistres apprêts ; car, à cette époque, pour l’homme qui avait entendu une sentence de mort, il n’y avait point de lendemain ; le soleil ne devait plus se lever pour lui. Quelques heures après, les rues avoisinant Saint-Michel, Saint-Sauveur, le Vieux-Palais et la Collégiale de Saint-Georges, ne pouvaient suffire à tous les habitants de la ville qui revenaient du Vieux-Marché, où ils avaient été témoins d’un horrible spectacle ; et ces hommes, ces femmes, pâles, tremblants, terrifiés, se redisaient les uns aux autres, avec effroi, des paroles bien solennelles apparemment, à voir de quel air ils les répétaient. C’est qu’une voix s’était fait entendre à eux du haut d’un théâtre de douleur ; et, toute faible qu’elle était alors, cette voix qui allait s’éteindre, avec quelle autorité, avec quel empire, en ce moment suprême, elle avait retenti tonnante et formidable, planant, comme la voix de Dieu, au-dessus de toute cette immense multitude qui n’était venue que pour voir, et qui ne voyait plus, silencieuse alors, écoutant avidement et n’ayant plus qu’un sens ! Et la voix avait proféré des paroles qui ne devaient pas être oubliées de longtemps. Car quel moraliste, quel philosophe trouvera jamais plus de créance et laissera des impressions plus durables, qu’un condamné forcé et aux abois, confessant, détestant son crime à la face de la terre qui le repousse et du ciel qui le foudroie ; dénonçant la cupidité, la soif de l’or qui l’ont précipité dans l’abîme ; déclarant, lui qui le sait, que, dans quelque désert éloigné que le crime puisse aller accomplir son oeuvre, Dieu s’y trouvera toujours avant lui, et sera là à l’attendre, à l’épier, témoin inaperçu de ce que le reste du monde ignore, voyant tout, n’oubliant rien, plus tard dénonciateur inexorable, et enfin juge terrible et sans merci.

Cinquante ans environ après cette scène, il y avait longtemps que Laurent Bigot n’était plus ; Émeric lui avait succédé, puis était devenu président à mortier. Son ami Étienne Pasquier était un noble et vénérable vieillard, au grand savoir, aux cheveux blancs. Composant alors ses curieuses Recherches sur la France, et voulant montrer, disait-il, « comme Dieu, quelque fois, permet que les crimes soient avérés, lorsque les juges pensent estre les plus esloignez de la preuve », il n’avait garde d’oublier le fait presque miraculeux dont il avait été témoin dans sa jeunesse ; il le raconta, et c’est d’après lui que nous avons écrit.