Angéline Guillou/28

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 78-82).

VII


Angéline n’avait pas été sans être l’objet de l’attention des jeunes gens du village depuis son retour sur la Côte, mais surtout depuis qu’elle se mêlait plus souvent aux autres dans leurs réunions. Douée d’un caractère naturellement jovial, le naturel reprenait le dessus à mesure que le temps faisait son œuvre, chassant graduellement sa mélancolie. Jean-Baptiste Benoit entr’autres, qui se piquait d’être le plus beau gas du bourg, tenait habituellement le haut du pavé quand il s’agissait de faire la cour aux demoiselles ; mais il se sentait toujours mal à l’aise quand il se trouvait en présence d’Angéline. Quoiqu’il fût naturellement spirituel, il semblait perdre ses bons mots. Ses compagnons se moquaient de lui, en lui disant qu’il avait le trac, et qu’il était pris au cœur. Il se défendait du mieux qu’il le pouvait, sans cependant oser l’avouer ni le nier, de crainte que la jeune fille ne réponde pas à ses avances et d’être ensuite l’objet des railleries de ses compagnons.

Une occasion fortuite se présenta cependant d’ouvrir son cœur à celle qui avait été la compagne de son enfance et qui avait semblé lui témoigner plus d’attention qu’aux autres jeunes gens.

Un jour qu’Angéline arrosait amoureusement son petit jardin de fleurs qu’elle avait réussi, à force de transplantation et de soins minutieux, à rendre attrayant, au grand étonnement des vieux habitants qui n’en pouvaient croire leurs yeux en voyant un si bel étalage de fleurs en plein air, passa Jean-Baptiste coiffé d’un chapeau à la mode des pêcheurs, s’en allant à sa barque pour y préparer ses agrès de pêche pour le lendemain. Arrivé près de la demeure des Guillou, il s’arrêta près de la jeune fille. Comme elle avait le dos tourné il l’observait en silence. Les forces faillirent lui manquer quand elle se retourna de son côté.

— Bonjour,… Angéline, fit-il d’un air gauche.

— Bonjour, Jean-Baptiste ! Quel bon vent t’amène si matin de ce côté ?

— Je viens gréer pour la pêche.

— Pars-tu ce matin ?

— Non, mais le temps s’annonce beau pour demain et je veux être prêt. Il ne faut pas perdre l’occasion de reprendre le temps perdu, maintenant que le capitaine Vigneault nous a délivrés des marsouins. Il faut… que… je commence à songer à mon avenir aussi, dit-il d’un air hésitant.

— En effet, Jean-Baptiste, il est temps d’y penser. Songerais-tu à te marier bientôt ?

Jean-Baptiste faillit s’évanouir à cette question inattendue.

— « Si », Mademoiselle Angéline, mais il faut commencer par trouver.

— Ça ne doit pas être Baptiste Benoit qui est en peine de trouver femme ! Tu as la réputation d’être un bon travailleur ! On dit même dans le village que tu dames le pion aux vieux pêcheurs, ce qui n’est pas à ton désavantage !

— Vous savez ça ? reprit-il d’un air joyeux.

— Mais, tout le monde le sait ! C’est un secret de polichinelle. N’est-ce pas vrai que tu as rapporté l’autre jour, à toi seul, deux quintaux de morues dans une seule journée ?

— Qui vous a dit cela, Mademoiselle ?

— Mais c’est mon père qui m’a dit cela en louant ta vaillance et ton adresse.

— En effet, Mademoiselle, j’aime le travail ! Surtout quand ça réussit. Mais je vous avoue que l’année dernière c’était pas mal décourageant de partir pour la pêche aux petites heures et, rendu au large, de se trouver en face d’un banc de marsouins ; mais cette année on y va le cœur plus gai.

— Le capitaine nous a sauvé la vie, dit Angéline ; avec les idées de Monsieur le Curé qui a toujours un tour nouveau dans son sac.

— Il paraît, Angéline, que tu n’es pas tout à fait étrangère au succès du capitaine, puisque le curé dit que c’est Notre-Dame de la Garde qui l’a inspiré et que c’est toi qui a inspiré Notre-Dame de la Garde.

Angéline, s’apercevant que ce pauvre Jean-Baptiste parlait sans trop se rendre compte de ce qu’il disait, éclata de son franc rire qui désarmait immédiatement ceux qui tentaient de lui faire la cour. Elle continua tout de même la conversation.

— Mais tu es tout blême, Jean-Baptiste ! aurais-tu quelque chose de grave à me confier ?

— Oui, Angéline, il y a que je suis amoureux.

— Eh bien ! fais ta déclaration d’amour quand tu rencontreras celle que tu aimes. Tu n’as pas l’habitude d’être gêné ?

— C’est justement ce que je voulais faire, Angéline, mais dans d’autres circonstances que celle-ci. En disant cela, il faisait tourner son chapeau sur son index avec une telle rapidité que le vent l’emporta de l’autre côté de la clôture et l’envoya choir aux pieds d’Angéline.

Voyant l’embarras de son amoureux et ne voulant pas trop le chagriner, elle lui dit avec bonté :

— Je te comprends ; mais je regrette beaucoup, mon cher Jean-Baptiste, de ne pouvoir répondre à tes sentiments malgré toute la considération que je puisse avoir pour toi qui as été le compagnon de mon enfance. Je ne suis pas encore décidée à me marier et peut-être ne me marierai-je jamais ?

À ce moment, le capitaine Vigneault passa outre près d’Angéline qu’il salua respectueusement. Les joues d’Angéline se colorèrent en lui rendant son salut.

Jean-Baptiste, qui jusque-là regardait bas, leva soudainement la vue et saisit sur les joues d’Angéline l’émotion qui s’était emparée d’elle au passage de Jacques.

— Peut-être préférerais-tu un monsieur comme le capitaine Vigneault ? dit Jean-Baptiste d’un air résigné. Je comprends qu’une jeune fille instruite comme toi peut viser plus haut qu’un pauvre petit gas de la Rivière-au-Tonnerre.

— Je suis encore libre, fut la simple réponse d’Angéline, qui se sentait embarrassée à son tour, à la question de Jean-Baptiste.

— Eh bien, sans rancune ! dit Jean-Baptiste, et je te demande comme faveur de tenir cette conversation secrète.

— Compte sur moi. Je te comprends, mais je suis peinée de ne pouvoir répondre à ton amour. Je n’ai pas l’intention de me marier, pour le présent du moins.

Jean-Baptiste ramassa son chapeau, puis continua tête baissée son chemin vers son embarcation.