Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/25

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 190-195).


XXV

Pour se rendre au district de Sourovskï, il n’y avait ni chemin de fer ni route postière, de sorte que Lévine partit en tarantass avec ses chevaux.

À mi-chemin, il s’arrêta chez un riche paysan pour faire manger les chevaux. Un vieillard chauve, encore vert, portant une longue barbe rousse déjà grise près des joues, ouvrit la porte cochère et s’écarta pour laisser passer la troïka, puis, désignant au cocher une place sous l’auvent, dans une vaste cour neuve, propre et bien tenue, il invita Lévine à entrer dans la maison.

Une jeune femme proprement vêtue, les pieds nus dans des galoches, était accroupie pour laver le parquet du vestibule neuf. Elle fut d’abord prise de peur à la vue du chien qui accourait derrière Lévine et poussa un cri, mais, apprenant qu’il ne mordait pas, elle rit aussitôt de son effroi. De son bras droit à la manche retroussée, elle indiqua à Lévine la porte de la chambre, puis, se courbant de nouveau, elle cacha son joli visage et se remit à laver.

— Voulez-vous un samovar ? demanda-t-elle.

— Oui, s’il vous plaît, répondit Lévine.

Dans la chambre qui était spacieuse se trouvait un poêle hollandais et un paravent. Sous les icônes il y avait une table à dessins, un banc et deux chaises, et, près de l’entrée, une petite armoire à vaisselle. Les vasistas étaient fermés, il y avait peu de mouches et tout était si propre que Lévine fit coucher Laska dans un coin près de la porte, afin qu’elle ne salit pas le parquet, car elle avait suivi la voiture en courant et s’était baignée dans toutes les mares de la route.

Après avoir examiné la chambre, Lévine sortit dans l’arrière-cour. La jolie jeune femme en galoches, qui portait en se balançant les seaux vides, courut devant lui pour aller chercher de l’eau au puits.

— Reviens vite ! lui cria gaiement le vieux, et il s’approcha de Lévine : — Eh bien ! monsieur, vous allez chez Nicolas Ivanitch Sviajskï ! Il vient quelquefois chez nous, dit-il ; et il se mit à bavarder, en s’appuyant à la rampe du perron.

Pendant qu’il causait de ses relations avec Sviajskï la porte cochère grinça de nouveau et livra passage aux ouvriers qui revenaient des champs avec les charrues et les herses. Ils devaient être mariés : deux d’entre eux, assez jeunes, portaient des blouses de coton et des bonnets ; deux autres, des ouvriers loués, selon toute apparence, avaient des blouses de toile ; l’un était vieux, l’autre jeune. Le vieillard quitta le perron et s’approcha des chevaux qu’il se mit à dételer.

— Qu’avez-vous labouré ? demanda Lévine.

— Les champs de pommes de terre. Nous louons aussi un terrain. Hé, Fédor, ne laisse pas le hongre, mets-le à l’écurie, nous en attellerons un autre.

— Tu sais, père, j’ai dit d’envoyer des charrues. Nous les a-t-on amenées ? demanda un grand et jeune garçon qui paraissait être le fils du vieux paysan.

— Elles sont là, dans le vestibule, répondit le vieux en enroulant les brides qu’il venait d’ôter et les jetant à terre. Arrange cela avant le dîner.

La belle jeune femme, portant des seaux pleins, sous le poids desquels elle courbait l’épaule, traversa le vestibule ; puis vinrent d’autres femmes, les unes jeunes et jolies, les autres plus âgées, d’autres encore tout à fait vieilles et laides ; quelques-unes portaient des enfants.

Le samovar commençait à chanter. Les ouvriers et les faucheurs, après avoir dételé leurs chevaux, se préparaient à dîner. Lévine alla chercher ses provisions dans sa voiture et invita le vieux à prendre le thé avec lui.

— Nous l’avons déjà pris aujourd’hui, mais cela ne fait rien, nous acceptons avec grand plaisir cette offre. Et si vous voulez… pour la compagnie…

Pendant qu’ils prenaient le thé, Lévine apprit toutes les affaires de son hôte. Dix ans auparavant, il avait affermé d’une dame cent vingt déciatines de terre, et l’année précédente il les avait achetées ; il avait alors affermé trois cents déciatines d’un autre propriétaire. À son tour il sous-louait une petite partie de cette terre, la plus mauvaise, et il labourait lui-même avec toute sa famille et deux ouvriers à son service, une quarantaine de déciatines de champ. Le vieillard se plaignait de l’état des affaires. Mais Lévine vit bien qu’il ne se plaignait que par convenance et que son exploitation était au contraire en pleine prospérité.

Et en effet s’il en eût été autrement, aurait-il pu acheter de la terre à cent cinq roubles la déciatine, marier ses trois fils et un neveu ; enfin aurait-il eu le moyen de faire reconstruire deux fois sa maison détruite par des incendies successifs et chaque fois avec de notables améliorations ? Malgré les lamentations du vieux paysan, on voyait qu’il était justement fier de son bien-être, fier de ses fils, de son neveu et de ses brus, fier aussi de ses chevaux, de ses vaches et surtout de la parfaite harmonie qui régnait dans son ménage.

En causant avec le vieux, Lévine se rendit compte qu’il n’était pas adversaire du progrès ; il se livrait en grand à la culture de la pomme de terre : celles-ci chez lui étaient déjà très avancées tandis que chez Lévine, elles commençaient seulement à fleurir. Il ensemençait du seigle et le sarclait, ce que Lévine n’avait jamais pu obtenir. Combien de fois en effet, en voyant se perdre ce magnifique aliment n’avait-il pas voulu le recueillir, mais sans jamais y parvenir ; chez ce paysan au contraire, tout se faisait comme il faut, et il ne pouvait assez vanter cette nourriture.

— Les femmes n’ont rien à faire, disait-il. Elles portent ces petits tas sur le chemin et les chariots les ramassent en passant.

— Voyez-vous, avec nous, les propriétaires, les ouvriers travaillent mal, dit Lévine en lui passant un verre de thé.

— Merci, dit le vieux en prenant le verre, mais refusant du sucre dont il lui restait un petit morceau déjà rongé. — Oui, les ouvriers travaillent mal. C’est la ruine ; voyez M. Sviajskï, par exemple, nous connaissons sa terre, elle est excellente ; eh bien ! cependant, il n’est pas très content de la récolte. Cela tient au manque de surveillance.

— Mais, toi, pourtant, tu travailles avec les ouvriers ?

— D’accord, mais notre travail est vraiment une besogne de paysans. Nous avons l’œil partout et si les ouvriers sont mauvais, nous nous arrangeons entre nous.

— Père, Phinojène a fait demander du goudron, dit la jeune femme en galoches qui entrait à ce moment.

— C’est ainsi, mon bon monsieur ! dit le vieillard en se levant, et, faisant un large signe de croix, il remercia Lévine et sortit.

Quand Lévine entra dans l’autre pièce de l’isba pour appeler son cocher, il aperçut tous les hommes de la famille assis autour de la table ; debout derrière eux les femmes les servaient. Un jeune et vigoureux garçon, le fils du paysan, la bouche pleine de gruau, racontait quelque histoire gaie à la grande joie de tous ; la jeune femme en galoches riait encore davantage en remplissant les assiettes de stchi.

Le joli visage de cette belle jeune femme ne devait pas être totalement étranger à l’impression de bien-être qu’emporta Lévine en quittant cette maison de paysans ; toujours est-il que cette impression était si vive qu’il ne pouvait s’en défaire et que tout le long du chemin, depuis la demeure du vieux paysan jusqu’à celle de Sviajskï, il ne cessa de penser à cette famille ; une force en quelque sorte invincible l’obligeait à concentrer son attention sur elle.