Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/26

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 196-204).


XXVI

Sviajskï était maréchal de la noblesse de son district. De cinq ans plus âgé que Lévine, il était marié depuis longtemps. Il avait chez lui sa belle-soeur, une jeune fille pour laquelle Lévine éprouvait beaucoup de sympathie ; il n’ignorait pas que Sviajskï et sa femme désiraient vivement le marier à cette jeune fille ; il en avait même la ferme conviction, semblable en cela aux jeunes gens qui se savent de beaux partis, cependant il n’avait pas le courage de se l’avouer. Malgré son désir de se marier, malgré que, selon toutes les apparences, cette charmante jeune fille semblât destinée à devenir une excellente épouse, l’idée de se marier avec elle, — abstraction faite même de son amour pour mademoiselle Stcherbatzkï — paraissait à Lévine aussi invraisemblable que de s’envoler au ciel. Et cette idée gâtait en partie le plaisir qu’il se promettait de son séjour chez Sviajskï.

En recevant la lettre de Sviajskï, dans laquelle celui-ci l’invitait à venir chasser, Lévine avait aussitôt pensé à cela ; cependant, après réflexion, il se convainquit que les intentions qu’il prêtait à Sviajskï n’étaient en somme que de pures hypothèses, sans aucun fondement sérieux et il résolut de passer outre et de se rendre à son invitation. Il n’était d’ailleurs pas fâché de se soumettre à cette épreuve et de voir de plus près cette jeune fille.

La vie de famille de son ami lui était particulièrement agréable, en outre, il considérait Sviajskï comme le meilleur des membres des zemstvos qu’il connût et il le trouvait excessivement intéressant.

C’était une de ces natures d’hommes qui déconcertaient toujours Lévine ; un de ces hommes dont les raisonnements reflètent une logique ferme bien qu’empruntée et dont la vie, nettement définie d’après des principes fermement arrêtés, s’écoule dans l’indépendance la plus complète, souvent même la plus opposée à leurs raisonnements. Sviajskï était de ceux-là ; il faisait montre d’un caractère excessivement libéral. Tout en méprisant la noblesse et regardant la plupart des gentilshommes comme de vrais planteurs, incapables d’oser s’expliquer à voix haute, tout en considérant la Russie comme un pays perdu et la comparant à la Turquie, tout en trouvant le gouvernement exécrable, au point qu’il ne prenait jamais la peine de critiquer sérieusement ses actes, c’était un fonctionnaire irréprochable et un maréchal de la noblesse modèle, et, en voyage, il n’eût jamais manqué de se coiffer du bonnet à cocarde et à bord rouge.

Il déclarait que la vie n’était possible qu’à l’étranger où il se rendait aussitôt qu’il en trouvait la faculté, ce qui ne l’empêchait pas de diriger en Russie une exploitation très compliquée et des plus perfectionnées, de s’intéresser beaucoup à tout ce qui se passait et de n’ignorer rien de ce qui se faisait en Russie.

Il plaçait le paysan russe, au point de vue du développement intellectuel, entre le singe et l’homme, et, malgré cette opinion, aux élections du zemstvo, il serrait volontiers la main des paysans et prêtait à leurs avis une oreille attentive. Il ne croyait ni au diable ni à l’immortalité, néanmoins il se montrait très soucieux des conditions d’amélioration du clergé et de la diminution du nombre des paroisses et il ne reculait devant aucune démarche pour conserver une église dans son bourg.

Au point de vue féministe, il était avec les partisans extrêmes de la liberté absolue des femmes et surtout de leur droit au travail ; il vivait cependant avec sa femme d’une façon si charmante que tout le monde s’étonnait de les voir demeurer en aussi parfaite harmonie tout en n’ayant pas d’enfants : il ne laissait à sa femme d’autre occupation ni d’autre souci que de s’ingénier sous sa direction à imaginer les passe-temps les plus gais et les plus agréables.

Si Lévine n’avait pas eu la faculté de voir les gens sous leur aspect le plus favorable, le caractère de Sviajskï n’eût présenté pour lui aucune obscurité. « C’est un imbécile ou une canaille ! » Voilà le jugement qu’il aurait porté sur lui et tout eût été dit. Mais il savait pertinemment que Sviajskï n’était pas un imbécile, il le tenait au contraire pour très intelligent et pour très instruit et il l’estimait en outre, pour sa parfaite simplicité : aucun sujet ne lui était étranger et cependant il ne faisait pas volontairement étalage de ses connaissances.

Encore moins, Lévine pouvait-il dire qu’il fût une canaille ; doué d’une indiscutable honnêteté, d’une grande bonté et d’une intelligence supérieure, il s’adonnait gaîment, passionnément même, à une œuvre très appréciée de tous ceux qui l’entouraient ; bref, c’eût été folie de le croire capable de quelque mauvaise action.

Lévine s’efforçait en vain de le comprendre : Sviajskï et sa vie étaient pour lui comme une énigme vivante. Leur intime liaison l’autorisait à scruter jusqu’au fin fond la vie de son ami, mais c’était toujours sans succès. À chaque nouvelle tentative dans le but de pénétrer les coins les plus cachés de l’esprit de Sviajskï, Lévine constatait chez celui-ci un certain embarras, il lui semblait même remarquer comme une crainte imperceptible dans son regard : il paraissait avoir peur que Lévine ne le comprît ; mais son opposition n’altérait en rien sa gaîté ni sa belle humeur.

À l’heure présente, en raison des désillusions que lui causait l’exploitation, Lévine ressentait un plaisir particulier à aller chez Sviajskï.

En dehors de la joie intense qui émanait de ce ménage heureux et content et de leur intérieur confortable, il éprouvait le désir très vif, augmenté encore par le dégoût que lui inspirait sa propre vie, de surprendre le secret auquel Sviajskï devait son existence heureuse et exempte de difficultés. En outre, Lévine savait qu’il rencontrerait là des voisins de Sviajskï, des propriétaires, il prévoyait que la conversation aurait pour thème inévitable la récolte ou les ouvriers et ces sujets l’intéressaient particulièrement en ce moment, malgré leur apparente banalité.

« À l’époque du servage, ou peut-être encore en Angleterre, on n’eût attaché à cela qu’une faible importance ; dans ces deux cas, en effet, la situation était suffisamment nette pour qu’il fût inutile de la préciser. Mais chez nous, au milieu de la crise de transformation que nous traversons, il est du plus haut intérêt de prévoir la solution que l’avenir réserve à ces questions. » Telles étaient les pensées que Lévine agitait en son esprit.

Contrairement à son espoir, la chasse fut loin d’être belle. La mare était desséchée et les bécasses se faisaient rares. Au bout de la journée il se trouvait n’avoir tué que trois pièces ; mais en revanche, il rapportait, comme de coutume en pareil cas, un vigoureux appétit et une excellente humeur ; il se trouvait en un mot dans cette disposition d’esprit particulièrement favorable que lui procurait toujours l’exercice physique. Pendant la chasse, alors qu’on l’eût dit exempt de toute préoccupation, il ne pouvait se défendre de songer sans cesse au vieux paysan et à sa famille, et cette pensée semblait soulever en lui une question qu’il s’efforçait en vain de résoudre.

Le soir, deux propriétaires vinrent, pendant le thé, causer affaires et la conversation prit naturellement le tour intéressant qu’avait prévu Lévine.

Celui-ci était tout près de la maîtresse de la maison, à la table à thé ; il causait avec la jeune femme dont il avait la sœur pour vis-à-vis. La maîtresse de la maison était une petite blonde, au visage rond, tout en fossettes et en sourires. Lévine l’observait avec soin, espérant découvrir en elle la solution de l’indéchiffrable énigme que représentait pour lui son mari ; mais, malgré tous ses efforts, il ne pouvait parvenir à se rendre maître de ses pensées et il éprouvait une étrange sensation de gêne. Ce trouble était causé uniquement par la toilette de la belle-sœur de son ami ; celle-ci en effet portait une robe décolletée en carré et Lévine s’imaginait que la jeune fille avait revêtu ce costume à son intention. Ce petit carré de chair, malgré la blancheur du cou, ou peut-être même à cause de cette blancheur, paralysait entièrement la pensée de Lévine. Était-ce à tort, toujours est-il qu’il se considérait comme visé par cette coquetterie ; néanmoins il ne se reconnaissait pas le droit de tourner les yeux de ce côté et il s’efforcait de s’en abstenir. Cette toilette, en raison même de l’intention qu’il s’imaginait y découvrir, lui causait des remords ; il se croyait coupable de quelque vilenie et il eût voulu fournir des explications sur sa conduite, mais il se sentait impuissant à le faire. La rougeur qui ne cessait de lui monter au visage, le trouble et la gêne qui l’obsédaient n’avaient pas d’autre cause ; peu à peu cet embarras gagnait la jeune fille, mais sans paraître s’en apercevoir, la maîtresse de la maison continuait de causer avec Lévine.

— Vous croyez, disait-elle, poursuivant le fil de la conversation, que mon mari ne s’intéresse pas à ce qui se passe en Russie ? Détrompez-vous. Il est possible qu’il se plaise beaucoup à l’étranger, il s’y plaît cependant moins qu’ici, où il se trouve dans son véritable milieu. Certes il a beaucoup à faire ; mais il a le don de s’intéresser à tout. À propos ! vous n’avez pas vu notre école ?

— Je crois l’avoir vue… n’est-ce pas cette petite maison entourée de lierre ?

— Effectivement. C’est l’œuvre de Nastia, dit-elle en désignant sa sœur.

— Vous enseignez vous-même ? demanda Lévine s’efforçant, sans pouvoir y parvenir, de fixer son regard plus haut que l’échancrure de la robe.

— J’ai en effet donné des leçons et j’en donne encore, mais nous avons aussi une excellente institutrice. Nous avons même introduit dans cette école l’enseignement de la gymnastique.

— Non, merci, je ne veux plus de thé, dit Lévine. Et, conscient de son impolitesse, mais n’ayant pas la force de poursuivre cette conversation, il se leva en rougissant.

— J’entends là-bas, dit-il, une conversation qui m’intéresse beaucoup.

Et il se dirigea vers l’autre extrémité de la table où se trouvait le maître de la maison en compagnie des deux propriétaires.

Assis auprès de la table, Sviajskï d’une main tenait sa tasse, et de l’autre se caressait la barbe en la remontant vers son nez, puis l’abandonnait pour la reprendre ensuite. De ses yeux noirs et brillants, il fixait l’un de ses interlocuteurs, un homme à moustaches grises, qui paraissait prendre un vif intérêt et un grand plaisir à l’écouter.

Le propriétaire se plaignait du peuple. Lévine ne doutait pas que Sviajskï, sans beaucoup de peine, eût pu faire cesser les jérémiades du propriétaire au moyen de quelques mots d’une logique irréfutable, mais il savait aussi que, lié par sa fonction, son ami devait se borner à écouter les propos comiques du propriétaire, ce qui n’était d’ailleurs pas sans lui causer quelque joie.

L’homme aux moustaches grises devait être une sorte de négrier très convaincu ; c’était à coup sûr un campagnard endurci et un propriétaire rural passionné.

Il suffisait à Lévine de jeter un coup d’œil sur son costume à l’ancienne mode et déjà usé, de mise peu commune parmi les propriétaires, il lui suffisait de voir ses yeux intelligents et plissés, d’écouter son langage dont le ton impérieux semblait le résultat d’une longue habitude, il lui suffisait enfin de remarquer les mouvements brusques de ses longues et belles mains, brunies par le soleil, et qu’ornait seul le vieil anneau de mariage à l’annulaire, pour se convaincre de la véracité de ses suppositions.