Anna Rose-Tree/Lettre 30
XXXme LETTRE.
Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.
Je puis vous donner des inſtructions ſur
ce que vous me demandez, mon Amie, mais
j’exige le plus grand ſecret. Ce n’eſt qu’à
cette condition que Miſtreſs Bertaw m’a
confié ce que je vais vous apprendre ; elle
m’a permis de vous le mander, elle déſire
que cela ne vous paſſe pas. Il y a quatre ou
cinq mois que Betſy fut amenée chez elle
par Miſtreſs Goodneſs ſa Mère, Veuve fort
riche, & encore aſſez jeune. Voici par où
elle débuta lorſqu’elle ſe trouva ſeule avec
notre Maîtreſſe. — On m’a parlé de vous,
Miſtreſs, fort avantageuſement ; c’eſt ce qui
m’a décidée à vous amener ma Fille, de
qui je n’ai point à me louer. Obligée de demeurer
à Londres quelque temps pour y
terminer des affaires, il m’eſt impoſſible de
la garder avec moi. Elle eſt d’une trop grande
coquetterie, ce qui lui donneroit bientôt une
mauvaiſe réputation. Je me vois donc forcée de m’en ſéparer pour quelques mois, & j’ai
choiſi votre Penſion. Je vous la recommande,
Miſtreſs, veillez à ſa conduite avec le plus
grand ſoin. Cependant quand il lui viendra
des viſites elle pourra les recevoir, pourvu
qu’il y ait toujours quelqu’un avec elle.
Après ce préambule, Miſtreſs Goodneſs a remis
à Miſtreſs Bertaw les premiers ſix mois
de la Penſion de ſa Fille, & elle a diſparu.
Quinze jours après, Mylady Stanhope eſt venue
avec ſon Fils paſſer quelques mois chez
un de leurs Parens réſidant à *** ; étant de
la connoiſſance de Miſtreſs Goodneſs, ils
vinrent voir Betſy. Miſtreſs Bertaw a trouvé
comme moi que Lady n’avoit rien qui annonçat
la Femme de condition. Votre Lettre,
ma chère, tourne mes ſoupçons en
certitude. Je vois de l’intrigue dans la conduite
de Mylord Stanhope, & il me paroît
preſqu’impoſſible que Miſs Goodneſs n’en
ſoit pas inſtruite. Notre Maîtreſſe a écrit à
ſa Mère pour l’informer de ce qui ſe paſſe ;
elle n’agira que d’après ſa réponſe.
Quant à Betſy elle a changé ſon amitié pour moi en une froideur affectée. Le haſard me l’a fait accompagner une ſeconde fois à une viſite d’Edward. Il eſt ſûrement inſtruit de ma façon de penſer ſur ſon compte ; car il m’a fait nombre de plaiſanteries. Mes réponſes n’ont pas dû le ſatisfaire : elles étoient fières & un peu méchantes. Ce n’eſt pas, comme vous ſavez, le genre de mon caractère, mais lorſqu’on me cherche, on me trouve ; mes Amies ont ſeules le droit de me plaiſanter. Une ou deux de mes réparties avoient ôté l’envie de rire à mes dépens ; ce n’étoit point aſſez pour moi : j’ai comblé la meſure de leur embarras en faiſant à Mylady pluſieurs queſtions. — Mylady a depuis peu quitté Pretty-Lilly ? — Pretty-Lilly … Oui, je le connois beaucoup. — Je crois, ma Mère, que Miſs veut vous parler de votre Terre de Pretty-Lilly, & non pas de votre Ami qui porte le même nom : — C’eſt, reprit la pauvre ſotte que j’ai tant de Terres que je confonds toujours. — Oſerois-je vous demander, Mylady, des nouvelles de la ſanté de Miſs Jenny ? — Ma Sœur ſe porte bien, dit précipitamment le jeune Lord. — Vraiment oui, elle ſe porte bien, c’eſt de ma Fille Jenny dont vous demandez des nouvelles, n’eſt-ce pas ? — Je penſois, Mylady, que vous n’en aviez pas d’autre : — Je ne crois pas, Miſs : — Mais, ma Mère, vous n’y penſez pas : devez-vous avoir des doutes à cet égard ? Ah ! je vois, ajouta-t-il, Mylady fait quelques plaiſanteries, je ſuis bien aiſe de vous prévenir, Miſs, que ma Mère n’aime pas les queſtions. — Je vois comme vous, Mylord, que Mylady Stanhope a peine à y répondre. — Votre Compagne, dit-il à demi-bas, en s’approchant de Betſy, a l’air de courir après l’eſprit : — Je doute qu’elle l’attrape, répondit-elle, ſpirituellement.
Mylord fit ſigne à ſa Mère de ſe lever, & ils ſortirent. Je me permis de mêler de l’ironie à ma révérence, en la faiſant infiniment profonde. Mylady enchérit ſur mon reſpect, en m’aſſurant de ſes civilités. — Voilà, lui dit Mylord, en ſortant, des politeſſes bien déplacées. Ne voyez-vous pas, pécore, qu’elle ſe moque de vous ? La Mère & le Fils ſe traitent aſſez familièrement. Betſy rougit de l’imprudence de Mylord, & encore plus de ma réflexion, & nous regagnâmes ſans mot dire la ſalle commune.
Je ſuis fort inquiète ſur le ſort de Mylord Clarck, il ne m’a écrit qu’une ſeule Lettre depuis ſon arrivée en Italie : on craint tout quand on n’eſt pas heureux.
Je n’oſe vous parler, Anna, du principal ſujet de votre Lettre. Vous blâmer ſeroit trop inhumain ; vous approuver, la délicateſſe & même l’honnêteté s’y oppoſent. Ô ma tendre Amie ! Combien il doit être pénible d’être forcée de rougir de ſon choix ! Ne me ſachez pas mauvais gré du ſilence que j’obſerve ſur ce point, & ne me retirez pas votre confiance. Mon ſein s’ouvrira toujours pour y recevoir vos ſecrets. Vous êtes ſûre qu’ils ne tranſpireront jamais. Adieu, ma très-chère Anna, aimez celle qui vous chérit plus qu’elle-même.