Annales de l’Empire/Édition Garnier/État de l’empire

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ÉTAT DE L’EMPIRE SOUS LÉOPOLD Ier,
quarantième-huitième empereur.

On peut d’abord considérer qu’après la mort de Ferdinand III l’empire fut près de sortir de la maison d’Autriche, mais que les électeurs se crurent enfin obligés de choisir en 1658 Léopold-Ignace, fils de Ferdinand III. Il n’avait que dix-huit ans ; mais le bien de l’État, le voisinage des Turcs, les jalousies particulières, contribuèrent à l’élection d’un prince dont la maison était assez puissante pour soutenir l’Allemagne, et pas assez pour l’asservir. On avait autrefois élu Rodolphe de Habsbourg, parce qu’il n’avait presque point de domaine : l’empire était continué à sa race parce qu’elle en avait beaucoup.

Les Turcs, toujours maîtres de Bude, les Français, possesseurs de l’Alsace, les Suédois de la Poméranie et de Brême, rendaient nécessaire cette élection : tant l’idée de l’équilibre est naturelle chez les hommes ! Dix empereurs de suite dans la maison de Léopold étaient encore, en sa faveur, autant de sollicitations qui sont toujours écoutées, quand on ne croit point la liberté publique en danger.

C’est ainsi que le trône, toujours électif en Pologne, fut toujours héréditaire dans la race des Jagellons.

L’Italie ne pouvait être un objet pour le ministère de Léopold ; il n’était plus question de demander une couronne à Rome, encore moins de faire sentir ses droits de suzerain à la branche d’Autriche qui avait Naples et Milan. Mais la France, la Suède, la Turquie, occupèrent toujours les Allemands sous ce règne : ces trois puissances furent, l’une après l’autre, ou contenues, ou repoussées, ou vaincues, sans que Léopold tirât l’épée.

Ce prince, le moins guerrier de son temps, attaqua toujours Louis XIV dans les temps les plus florissants de la France : d’abord après l’invasion de la Hollande, lorsqu’il donna aux Provinces-Unies un secours qu’il n’avait pas donné à sa propre maison dans l’invasion de la Flandre ; ensuite quelques années après la paix de Nimègue, lorsqu’il fit cette fameuse ligue d’Augsbourg contre Louis XIV ; enfin, à l’avènement étonnant du petit-fils du roi de France au trône d’Espagne.

Léopold sut dans toutes ces guerres intéresser le corps de l’Allemagne, et les faire déclarer ce qu’on appelle guerres de l’empire. La première fut assez malheureuse, et l’empereur reçut la loi à la paix de Nimègue. L’intérieur de l’Allemagne ne fut pas saccagé par ces guerres, comme il l’avait été dans celle de trente ans ; mais les frontières du côté du Rhin furent maltraitées. Louis XIV eut toujours la supériorité ; cela ne pouvait arriver autrement : des ministres habiles, de très-grands généraux, un royaume dont toutes les parties étaient réunies, et toutes les places fortifiées, des armées disciplinées, une artillerie formidable, d’excellents ingénieurs, devaient nécessairement l’emporter sur un pays à qui tout cela manquait. Il est même surprenant que la France ne remportât pas de plus grands avantages contre des armées levées à la hâte, souvent mal payées et mal pourvues, et surtout contre des corps de troupes commandés par des princes qui s’accordaient peu, et qui avaient des intérêts différents, La France, dans cette guerre terminée par la paix de Nimègue, triompha, par la supériorité de son gouvernement, de l’Allemagne, de l’Espagne, de la Hollande réunies, mais mal réunies.

La fortune fut moins inégale dans la seconde guerre, produite par la ligue d’Augsbourg. Louis XIV eut alors contre lui l’Angleterre jointe à l’Allemagne et à l’Espagne. Le duc de Savoie entra dans la ligue. La Suède, si longtemps alliée de la France, l’abandonna, et fournit même des troupes contre elle en qualité de membre de l’empire. Cependant tout ce que tant d’alliés purent faire, ce fut de se défendre. On ne put même, à la paix de Rysvick, arracher Strasbourg à Louis XIV.

La troisième guerre fut la plus heureuse pour Léopold et pour l’Allemagne, quand le roi de France était plus puissant que jamais, quand il gouvernait l’Espagne sous le nom de son petit-fils, qu’il avait pour lui tous les Pays-Bas espagnols et la Bavière, que ses armées étaient au milieu de l’Italie et de l’Allemagne. La mémorable bataille d’Hochstedt changea tout. Léopold mourut l’année suivante, en 1705, avec l’idée que la France serait bientôt accablée, et que l’Alsace serait réunie à l’Allemagne.

Ce qui servit le mieux Léopold dans tout le cours de son règne, ce fut la grandeur même de Louis XIV. Cette grandeur se produisit avec tant de faste, avec tant de fierté, qu’elle irrita tous ses voisins, surtout les Anglais, plus qu’elle ne les intimida.

On lui imputait l’idée de la monarchie universelle; mais si Léopold avait eu la succession de l’Autriche espagnole, comme il fut longtemps vraisemblable qu’il l’aurait, alors c’était cet empereur qui, maître absolu de la Hongrie dont les bornes étaient reculées, devenu presque tout-puissant en Allemagne, possédant l’Espagne, le domaine direct de la moitié de l’Italie, souverain de la moitié du nouveau monde, et en état de faire valoir les droits ou les prétentions de l’empire, se serait vu en effet assez près de cette monarchie universelle. On affecta de la craindre dans Louis XIV lorsqu’il voulut, après la paix de Nimègue, faire dépendre des Trois-Évêchés quelques terres qui relevaient de l’empire ; et on ne la craignit ni dans Léopold ni dans ses enfants lorsqu’ils furent près de dominer sur l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie. Louis XIV, en effarouchant trop ses voisins, fit plus de bien à la maison d’Autriche qu’il ne lui avait fait de mal par sa puissance.

DE LA HONGRIE ET DES TURCS DU TEMPS DE LÉOPOLD.

Dans les guerres que Léopold fit de son cabinet à Louis XIV, il ne risqua jamais rien. L’Allemagne et ses alliés portaient tout le fardeau, et défendaient ses pays héréditaires. Mais, du côté de la Hongrie et des Turcs, il n’y eut que du trouble et du danger. Les Hongrois étaient les restes d’une nation nombreuse, échappés aux guerres civiles et au sabre des Ottomans ; ils labouraient, les armes à la main, des campagnes arrosées du sang de leurs pères. Les seigneurs de ces cantons malheureux voulaient à la fois défendre leurs priviléges contre l’autorité de leur roi, et leur liberté contre le Turc, qui protégeait la Hongrie et la dévastait. Le Turc faisait précisément en Hongrie ce que les Suédois et les Français avaient fait en Allemagne ; mais il fut plus dangereux, et les Hongrois furent plus malheureux que les Allemands.

Cent mille Turcs marchent jusqu’à Neuhausel en 1663. Il est vrai qu’ils sont vaincus l’année d’après à Saint-Gothard, sur le Raab, par le fameux Montécuculli. On vante beaucoup cette victoire, mais certainement elle ne fut pas décisive. Quel fruit d’une victoire qu’une trêve honteuse, par laquelle on cède au sultan la Transylvanie avec tout le terrain de Neuhausel, et on rase jusqu’aux fondements des citadelles voisines !

Le Turc donna ou plutôt confirma la Transylvanie à Abaffi, et dévasta toujours la Hongrie, malgré la trêve.

Léopold n’avait alors d’enfant que l’archiduchesse, qui fut depuis électrice de Bavière. Les seigneurs hongrois songent à se donner un roi de leur nation, en cas que Léopold meure.

Leurs projets, leur fermeté à soutenir leurs droits, et enfin leurs complots, coûtent la tête à Serini[1], à Frangipani, à Nadasti, à Tattembach. Les Impériaux s’emparent des châteaux de tous les amis de ces infortunés. On supprime les dignités de palatin de Hongrie, de juge du royaume, de ban de Croatie ; et le pillage est exercé avec les formes de la justice. Cet excès de sévérité produit d’abord la consternation, et ensuite le désespoir. Émérick Tékéli se met à la tête des mécontents : tout est en combustion dans la haute Hongrie.

Tékéli traite avec la Porte. Alors la cour de Vienne ménage les esprits irrités. Elle rétablit la charge de palatin ; elle confirme tous les priviléges pour lesquels on combattait ; elle promet de rendre les biens confisqués ; mais cette condescendance, qui vient après tant de duretés, ne paraît qu’un piége, Tékéli croit plus gagner à la cour ottomane qu’à celle de Vienne. Il est fait prince de Hongrie par les Turcs, moyennant un tribut de quarante mille sequins. Déjà, en 1682, Tékéli, aidé des troupes du hacha de Bude, ravageait la Silésie ; et ce bacha prenait Tokai et Éperies, tandis que le sultan Mahomet IV préparait l’armement le plus formidable que jamais l’empire ottoman ait destiné contre les chrétiens.

Si les Turcs eussent pris ce parti avant la paix de Nimègue, on ne voit pas ce que l’empereur eût pu leur opposer ; car après la paix de Nimègue même il opposait peu de forces.

Le grand-vizir Kara Mustapha traverse la Hongrie avec deux cent cinquante mille hommes d’infanterie, trente mille spahis, une artillerie, un bagage proportionné à cette multitude. Il pousse le duc de Lorraine Charles V devant lui. Il met le siége sans résistance devant Vienne.

SIÉGE DE VIENNE, EN 1683, ET SES SUITES.

Ce siége de Vienne doit fixer les regards de la postérité. La ville était devenue, sous dix empereurs consécutifs de la maison d’Autriche, la capitale de l’empire romain en quelque sorte ; mais elle n’était ni forte ni grande. Cette capitale prise, il n’y avait, jusqu’au Rhin, aucune place capable de résistance.

Vienne et ses faubourgs contenaient environ cent mille citoyens, dont les deux tiers habitaient ces faubourgs sans défense, Kara Mustapha s’avançait sur la droite du Danube, suivi de trois cent trente mille hommes, en comptant tout ce qui servait à cet armement formidable. On a prétendu que le dessein de ce grand-vizir était de prendre Vienne pour lui-même, et d’en faire la capitale d’un nouveau royaume indépendant de son maître. Tékéli, avec ses mécontents de Hongrie, était vers l’autre rive du Danube. Toute la Hongrie était perdue, et Vienne menacée de tous côtés. Le duc Charles de Lorraine n’avait qu’environ vingt-quatre mille combattants à opposer aux Turcs, qui précipitaient leur marche. Un petit combat à Pétronel, non loin de Vienne, venait encore de diminuer la faible armée de ce prince.

Le 7 juillet, l’empereur Léopold, l’Impératrice sa belle-mère, l’impératrice sa femme, les archiducs, les archiduchesses, toute leur maison, abandonnent Vienne et se retirent à Lintz. Les deux tiers des habitants suivent la cour en désordre. On ne voit que des fugitifs, des équipages, des chariots chargés de meubles ; et les derniers tombèrent entre les mains des Tartares. La retraite de l’empereur ne porte à Lintz que la terreur et la désolation. La cour ne s’y croit pas en sûreté. On se réfugie de Lintz à Passau. La consternation en augmente dans Vienne : il faut brûler les faubourgs, les maisons de plaisance, fortifier en hâte le corps de la place, y faire entrer des munitions de guerre et de bouche. On ne s’était préparé à rien, et les Turcs allaient ouvrir la tranchée. Elle fut en effet ouverte le 16 juillet au faubourg Saint-Ulric, à cinquante pas de la contrescarpe.

Le comte de Staremberg, gouverneur de la ville, avait une garnison dont le fonds était de seize mille hommes, mais qui n’en composait pas en effet plus de huit mille. On arma les bourgeois qui étaient restés dans Vienne ; on arma jusqu’à l’université. Les professeurs, les écoliers, montèrent la garde, et ils eurent un médecin pour major.

Pour comble de disgrâce, l’argent manquait, et on eut de la peine à ramasser cent mille risdales.

Le duc de Lorraine avait en vain tenté de conserver une communication de sa petite armée avec la ville ; mais il n’avait pu que protéger la retraite de l’empereur. Forcé enfin de se retirer par les ponts qu’il avait jetés sur le Danube, il était loin au septentrion de la ville, tandis que les Turcs, qui l’environnaient, avançaient leurs tranchées au midi. Il faisait tête aux Hongrois de Tékéli, et défendait la Moravie ; mais la Moravie allait tomber avec Vienne au pouvoir des Ottomans. L’empereur pressait les secours de Bavière, de Saxe, et des cercles, et surtout celui du roi de Pologne, Jean Sobieski, prince longtemps la terreur des Turcs, tandis qu’il avait été général de la couronne, et qui devait son trône à ses victoires ; mais ces secours ne pouvaient arriver que lentement.

On était déjà au mois de septembre, et il y avait enfin une brèche de six toises au corps de la place. La ville paraissait absolument sans ressource. Elle devait tomber sous les Turcs plus aisément que Constantinople ; mais ce n’était pas un Mahomet II qui l’assiégeait. Le mépris brutal du grand-vizir pour les chrétiens, son inactivité, sa mollesse, firent languir le siége.

Son parc, c’est-à-dire l’enclos de ses tentes, était aussi grand que la ville assiégée. Il y avait des bains, des jardins, des fontaines ; on y voyait partout l’excès du luxe, avant-coureur de la ruine.

Enfin, Jean Sobieski ayant passé le Danube quelques lieues au-dessus de Vienne, les troupes de Saxe, de Bavière, et des cercles, étant arrivées, on fit, du haut de la montagne de Calemberg, des signaux aux assiégés. Tout commençait à leur manquer, et il ne leur restait plus que leur courage.

Les armées impériale et polonaise descendirent du haut de cette montagne de Calemberg, dont le grand-vizir avait négligé de s’emparer ; elles s’y étendirent en formant un vaste amphithéâtre. Le roi de Pologne occupait la droite, à la tête d’environ douze mille gendarmes, et de trois à quatre mille hommes de pied. Le prince Alexandre son fils était auprès de lui. L’infanterie de l’empereur et de l’électeur de Saxe marchait à la gauche. Le duc Charles de Lorraine commandait les Impériaux. Les troupes de Bavière montaient à dix mille hommes, celles de Saxe à peu près au même nombre.

Jamais on ne vit plus de grands princes que dans cette journée. L’électeur de Saxe, Jean-George III, était à la tête de ses Saxons. Les Bavarois n’étaient point conduits par l’électeur Marie-Emmanuel[2], leur duc. Ce jeune prince voulut servir comme volontaire auprès du duc de Lorraine. Il avait reçu de l’empereur une épée enrichie de diamants ; et lorsque Léopold revint dans Vienne, après sa délivrance, le jeune électeur, le saluant avec cette même épée, lui fit voir à quel usage il employait ses présents. C’est le même électeur qui fut mis depuis au ban de l’empire[3].

Le prince de Saxe-Lavembourg, de l’ancienne et malheureuse maison d’Ascanie, menait la cavalerie impériale ; le prince Herman de Bade, l’infanterie ; les troupes de Franconie, au nombre d’environ sept mille, marchaient sous le prince de Valdeck.

On distinguait parmi les volontaires trois princes de la maison d’Anhalt, deux de Hanovre, trois de la maison de Saxe, deux de Neubourg, deux de Virtemberg, tandis qu’un troisième se signalait dans la ville, deux de Holstein, un prince de Hesse-Cassel, un prince de Hohenzollern : il n’y manquait que l’empereur.

Cette armée montait à soixante et quatre mille combattants. Celle du grand-vizir était supérieure de plus du double ; ainsi cette bataille peut être comptée parmi celles qui font voir que le petit nombre l’a presque toujours emporté sur le grand, peut-être parce qu’il y a trop de confusion dans les armées immenses, et plus d’ordre dans les autres.

Ce fut le 12 septembre que se donna cette bataille, si c’en est une, et que Vienne fut délivrée. Le grand-vizir laissa vingt mille hommes dans les tranchées, et fit donner un assaut à la place, dans le temps même qu’il marchait contre l’armée chrétienne. Ce dernier assaut pouvait réussir contre des assiégés qui commençaient à manquer de poudre, et dont les canons étaient démontés ; mais la vue du secours ranima leurs forces. Cependant, le roi de Pologne, ayant harangué ses troupes de rang en rang, marchait d’un côté contre l’armée ottomane, et le duc de Lorraine de l’autre. Jamais journée ne fut moins meurtrière et plus décisive. Deux postes pris sur les Turcs décidèrent de la victoire. Les chrétiens ne perdirent pas plus de deux cents hommes. Les Ottomans en perdirent à peine mille : c’était sur la fin du jour. La terreur se mit pendant la nuit dans le camp du vizir. Il se retira précipitamment avec toute son armée. Cet aveuglement, qui succédait à une longue sécurité, fut si prodigieux, qu’ils abandonnèrent leurs tentes, leurs bagages, et jusqu’au grand étendard de Mahomet. Il n’y eut, dans cette grande journée, de faute comparable à celle du vizir que celle de ne le point poursuivre.

Le roi de Pologne envoya l’étendard de Mahomet au pape. Les Allemands et les Polonais s’enrichirent des dépouilles des Turcs. Le roi de Pologne écrivit à la reine sa femme, qui était une Française, fille du marquis d’Arquien, que le grand-vizir l’avait fait son héritier, et qu’il avait trouvé dans ses tentes la valeur de plusieurs millions de ducats. On connaît assez cette lettre dans laquelle il lui dit : « Vous ne direz pas de moi ce que disent les femmes tartares quand elles voient rentrer leurs maris les mains vides : « Vous n’êtes pas un homme, puisque vous revenez sans butin. »

Le lendemain 13 septembre, le roi Jean Sobieski fit chanter le Te Deum dans la cathédrale, et l’entonna lui-même. Cette cérémonie fut suivie d’un sermon dont le prédicateur prit pour texte : « Il fut un homme envoyé de Dieu, nommé Jean. »

Toute la ville s’empressait de venir rendre grâce à ce roi, et de baiser les mains de son libérateur, comme il le raconte lui-même. L’empereur arriva le 14, au milieu des acclamations qui n’étaient pas pour lui. Il vit le roi de Pologne hors des murs, et il y eut de la difficulté pour le cérémonial, dans un temps où la reconnaissance devait l’emporter sur les formalités.

Cette gloire et ce bonheur de Jean Sobieski furent bientôt sur le point d’être éclipsés par un désastre qu’on ne devait pas attendre après une victoire si facile. Il s’agissait de soumettre la Hongrie et de marcher à Gran, qui est la même ville que Strigonie. Pour aller à Gran, il fallait passer par Barkan, où un bacha avait un corps de troupes assez considérable. Le roi de Pologne s’avançait de ce côté avec ses gendarmes, et ne voulut point attendre le duc de Lorraine qui le suivait. Les Turcs tombent, auprès de Barkan, sur les troupes polonaises, les chargent en flanc, leur tuent deux mille hommes ; le vainqueur des Ottomans est obligé de fuir ; il est poursuivi, il échappe à peine en laissant son manteau à un Turc qui l’avait déjà joint. Le duc Charles arriva enfin au secours des Polonais, et après avoir eu la gloire de seconder Jean Sobieski dans la délivrance de Vienne, il eut celle de le délivrer lui-même.

Bientôt la Hongrie, des deux côtés du Danube jusqu’à Strigonie, retombe sous le pouvoir de l’empereur. On prend Strigonie : elle avait appartenu aux Turcs près de cent cinquante années ; enfin on tente deux fois le siége de Bude, et on le prend d’assaut en 1686 : ce ne fut depuis qu’un enchaînement de victoires. Le duc de Lorraine défait, avec l’électeur de Bavière, les Ottomans dans les mêmes plaines de Mohatz, où Louis II, roi de Hongrie, avait péri, lorsqu’en 1526 Soliman II, vainqueur des chrétiens, couvrit ces plaines de vingt-cinq mille morts.

Les divisions, les séditions de Constantinople, les révoltes des armées ottomanes, combattaient encore pour l’heureux et tranquille Léopold. Le soulèvement des janissaires, la déposition de Mahomet IV, l’imbécile Soliman III placé sur le trône après une prison de quarante années, les troupes ottomanes mal payées, découragées, fuyant devant un petit nombre d’Allemands, tout favorisa Léopold. Un empereur guerrier, secondé des Polonais victorieux, eût pu aller assiéger Constantinople après avoir été sur le point de perdre Vienne.

Léopold jugea plus à propos de se venger sur les Hongrois de la crainte que les Turcs lui avaient donnée. Ses ministres prétendaient qu’on ne pouvait contenir la puissance ottomane si la Hongrie n’était pas réunie sous un pouvoir absolu. Cependant on avait chassé les Turcs devant Vienne avec les troupes de Saxe, de Bavière, de Lorraine, et des autres princes allemands qui n’étaient pas sous un joug despotique ; on avait surtout vaincu avec les secours des Polonais alliés. Les Hongrois auraient donc pu servir l’empereur comme les Allemands le servaient, en demeurant libres comme les Allemands ; mais il y avait trop de factions en Hongrie ; les Turcs n’étaient pas hommes à faire des traites de Vestphalie en faveur de ce royaume, et n’étaient alors en état ni d’opprimer les Hongrois ni de les secourir.

Il n’y eut d’autre congrès entre les mécontents de Hongrie et l’empereur qu’un échafaud ; on l’éleva dans la place publique d’Éperies au mois de mars 1687, et il y resta jusqu’à la fin de l’année.

Les bourreaux[4] furent lassés à immoler les victimes qu’on leur abandonnait sans beaucoup de choix, si l’on en croit plusieurs historiens contemporains. Il n’y a point d’exemple, dans l’antiquité, d’un massacre si long et si terrible : il y a eu des sévérités égales, mais aucune n’a duré si longtemps. L’humanité ne frémit pas du nombre d’hommes qui périssent dans tant de batailles : on y est accoutumé ; ils meurent les armes à la main et vengés ; mais voir pendant neuf mois ses compatriotes traînés juridiquement à une boucherie toujours ouverte, c’était un spectacle qui soulevait la nature, et dont l’atrocité remplit encore aujourd’hui les esprits d’horreur.

Ce qu’il y a de plus affreux pour les peuples, c’est que quelquefois ces cruautés réussissent, et le succès encourage à traiter les hommes comme des bêtes farouches.

La Hongrie fut soumise, le Turc deux fois repoussé, la Transylvanie conquise, occupée par les Impériaux. Enfin, tandis que l’échafaud d’Éperies subsistait encore, on convoqua les principaux de la noblesse de Hongrie à Vienne, qui déclarèrent au nom de la nation la couronne héréditaire ; ensuite les états assemblés à Presbourg en portèrent le décret, et on couronna Joseph, à l’âge de neuf ans, roi héréditaire de Hongrie.

Léopold alors fut le plus puissant empereur depuis Charles-Quint ; un concours de circonstances heureuses le met en état de soutenir à la fois la guerre contre la France jusqu’à la paix de Rysvick, et contre la Turquie jusqu’à la paix de Carlovitz, conclue en 1699. Ces deux paix lui furent avantageuses ; il négocia avec Louis XIV, à Rysvick, sur un pied d’égalité qu’on n’attendait pas après la paix de Nimègue ; et il traita avec le Turc en vainqueur. Ces succès donnèrent à Léopold, dans les diètes d’Allemagne, une supériorité qui n’ôta pas la liberté des suffrages, mais qui les rendit toujours dépendants de l’empereur.

DE L’EMPIRE ROMAIN SOUS LÉOPOLD Ier.

Ce fut encore sous ce règne que l’Allemagne renoua la chaîne dont elle tenait autrefois l’Italie : car dans la guerre terminée à Rysvick, lorsque Léopold, ligué avec le duc de Savoie, ainsi qu’avec tant de princes contre la France, envoya des troupes vers le Pô, il exigea des contributions de tout ce qui n’appartenait pas à l’Espagne. Les États de Toscane, de Venise en terre ferme, de Gênes, du pape même, payèrent plus de trois cent mille pistoles. Quand il fallut, au commencement du siècle, disputer les provinces de la monarchie d’Espagne au petit-fils de Louis XIV, Léopold exerça l’autorité impériale en proscrivant le duc de Mantoue, en donnant le Montferrat mantouan au duc de Savoie. Ce fut encore en qualité d’empereur romain qu’il donna le titre de roi à l’électeur de Brandebourg[5] : car les nations ne sont pas convenues que le roi d’Allemagne fasse des rois ; mais un ancien usage a voulu que des princes reçussent le titre de roi de celui que ce même usage appelait le successeur des césars.

Ainsi le chef de l’Allemagne, ayant ce nom, donnait des noms ; et Léopold fit un roi sans consulter les trois colléges. Mais quand il créa un neuvième électorat[6] en faveur du duc de Hanovre, il créa cette dignité allemande avec le suffrage de quatre électeurs, en qualité de chef de l’Allemagne ; encore ne put-il le faire admettre dans le collége des électeurs, où le duc de Hanovre n’obtint séance qu’après la mort de Léopold.

Il est vrai que dans toutes les capitulations on appelle l’Allemagne l’Empire ; mais c’est un abus des mots autorisé dès longtemps. Les empereurs jurent dans leurs capitulations de ne faire entrer aucunes troupes dans l’empire sans le consentement des électeurs, princes, et états ; mais il est clair qu’ils entendent alors par ce mot empire, l’Allemagne, et non Milan et Mantoue ; car l’empereur envoie des troupes à Milan sans consulter personne. L’Allemagne est appelée l’empire, comme siége de l’empire romain : étrange révolution dont Auguste ne se doutait pas. Un seigneur italien s’adresse sans difficulté à la diète de Ratisbonne ; il s’adresse aux électeurs de Saxe, de Bavière et du Palatinat, pendant la vacance du trône ; il en obtient des titres et des terres quand personne ne s’y oppose. Le pape, à la vérité, ne demande point à la diète la confirmation de son élection ; mais le duc de Mantoue lui présenta requête quand Léopold l’eut mis au ban de l’empire en 1700. Cet empire est donc le droit du plus fort, le droit de l’opinion, fondé sur les heureuses incursions que Charlemagne et Othon le Grand firent dans l’Italie.

La diète de Ratisbonne est devenue perpétuelle sous ce même Léopold depuis 1664 : il semble qu’elle devrait en avoir plus de puissance, mais c’est précisément ce qui l’a énervée. Les princes qui composaient autrefois ces célèbres assemblées n’y viennent pas plus que les électeurs n’assistent au sacre. Ils ont à la diète des députés ; et tel député agit pour deux ou trois princes. Les grandes affaires, ou ne s’y traitent plus, ou languissent ; et l’Allemagne est en secret divisée sous l’apparence de l’union.


  1. Zrini.
  2. Ou plutôt Maximilien-Marie ; voyez page 214.
  3. Voyez page 608.
  4. Ces bourreaux, aux gages d’un prince élevé par les jésuites dans les minuties de la dévotion, étaient au nombre de trente, sans compter les valets. (Cl.)
  5. Frédéric Ier, voyez, dans le chapitre vi du Précis du Siècle de Louis XV, une note relative aux rois de Prusse.
  6. En 1692. Voyez la liste des Électeurs de Hanovre, page 214.