Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 06/Arithmétique politique, article 1

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ANNALES
DE MATHÉMATIQUES
PURES ET APPLIQUÉES.

ARITHMÉTIQUE POLITIQUE.

Quelques remarques sur les élections, les assemblées
délibérantes et le système représentatif ;

Par M. Gergonne.
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Je faisais partie en 1791 de la garde nationale de Nancy, laquelle à cette époque se trouvait composée de 32 compagnies de 80 hommes chacune, formant quatre bataillons ; en tout 2560 individus.

Cette institution, comme tant d’autres de la même date, était, comme l’on sait, extrêmement démocratique ; tous les chefs, depuis le caporal jusqu’au colonel, étaient élus par ceux-là même qui devaient ensuite devenir leur subordonnés, et pour une année seulement, sauf réélection. Était-ce un mal ? était-ce un bien ? c’est là une question tout à fait étrangère à mon sujet.

Le grade de colonel ne pouvait être postulé par beaucoup de gens ; il exigeait quelques talens militaires, de l’aisance, du loisir et une sorte de crédit et de considération dans le public. Les suffrages ne roulaient donc guère, à chaque élection, que sur deux individus entre lesquels les votans prenaient parti, souvent assez chaudement, se traitant réciproquement de mauvais citoyens, et se donnant même quelquefois des épithètes moins honnêtes encore, comme cela se pratique en pareil cas.

Le colonel en charge cette année-là ayant donné sa démission, les compagnies furent convoquées, chez leurs capitaines respectifs, pour procéder à son remplacement. J'obtins, non sans quelque peine, que le procès-verbal des opérations de la compagnie dont je faisais partie, demeurerait chargé de la totalité des votes émis, et dont la plupart étaient réputés voix perdues, par la majorité des votans.

Mais on n’avait pas pris la même précaution partout ; et, lorsque les 32 procès-verbaux des compagnies furent entre les mains du conseil d’administration, qui devait en faire le recensement, on s’aperçut que la plupart se bornaient à énoncer le nom du candidat qui avait réuni en sa faveur le vœu de la majorité.

Quelques membres du conseil, en fort petit nombre au surplus, proposèrent de faire recommencer les opérations, mais on était pressé d’en finir ; et il fut conséquemment décidé que, dans chaque procès-verbal, on réputerait candidat élu par la compagnie celui qui aurait réuni le plus de voix en sa faveur ; et que, sans égard aux suffrages tombés sur d’autres, celui qui aurait été désigné par la majorité absolue des compagnies serait définitivement élu.

On supposa donc tacitement, et on crut bonnement en effet, que la majorité absolue des suffrages de la majorité absolue des compagnies devait former la majorité absolue des suffrages des votans. Cependant, pendant qu’on procédait au recensement des procès-verbaux, je fis en moi-même le petit calcul que voici :

La majorité absolue des suffrages dans une compagnie étant 41 et la majorité absolue des compagnies étant 17, il s’ensuit que la majorité absolue des suffrages de la majorité absolue des compagnies ne s’élève qu’à suffrages ; et l’élu peut, en toute rigueur, n’en avoir, pas obtenu davantage.

Mais, ajoutai-je, s’il n’y a que deux concurrens ; comme il est très-possible et même très-probable, le compétiteur rejeté peut avoir eu en sa faveur d’abord 39 suffrages dans 17 compagnies et ensuite la totalité dans les 15 autres, ce qui fait d’une part 663 et de l’autre 1200 ; en tout 1863.

Ainsi, dans cette hypothèse, un candidat, avec 697 suffrages seulement, est admis, et un autre, avec 1863 suffrages, c’est-à-dire, près du triple, est rejeté. Je rédigeai, sur ce sujet, une courte note que je remis au conseil d’administration ; les yeux furent aussitôt désillés, et il fut décidé qu’à l’avenir on procéderait d’une manière un peu plus régulière.

Je sens qu’on aurait pu m’objecter que je supposais les choses dans une limite extrême assez peu probable ; mais j’aurais pu répondre à mon tour que du nombre de 697 suffrages que je supposais à l’élu au nombre de 1281 qui lui aurait été nécessaire pour l’être régulièrement, il y avait une latitude assez raisonnable ; et que, quand bien même tout ne se serait pas exactement passé comme je le supposais, toujours demeurait-il extrêmement possible que l’élu eût eu moins de voix que son adversaire.

On aurait pu m’objecter aussi que je supposais tous les suffrages partagés entre deux concurrens seulement, ce qui pouvait fort bien n’être point rigoureusement vrai ; mais, outre que, comme je l’ai déjà observé, cette supposition ne devait guère s’écarter de la vérité ; le cas de plus de deux candidats pouvait offrir un inconvénient beaucoup plus grave encore ; celui de présenter comme candidat ayant obtenu la majorité absolue des suffrages d’une compagnie, un individu réellement repoussé par cette majorité.

Pour faire, tout d’un coup, bien ressortir cet inconvénient, poussons les choses à l’extrême ; supposons que les suffrages d’une compagnie, au premier tour de scrutin, se soient répartis entre 78 candidats dont 76 aient obtenu une seule voix chacun et les deux restans chacun  2. Quand bien même ces deux derniers auraient été abhorrés par les 76 votans qui ne leur auraient pas accordé leurs suffrages, ils ne se seraient pas moins trouvé obligés de les faire porter sur eux seuls à un second tour de scrutin, et quel qu’ait été le vainqueur dans la lutte, il n’en eut pas moins eu réellement 76 suffrages contre lui ; et cependant il eut dû être présenté comme ayant la majorité absolue des suffrages en sa faveur.

Faisons une seconde hypothèse, moins éloignée du train ordinaire des choses ; supposons seulement trois candidats A, B, C, dont, à un premier tour de scrutin, le premier ait obtenu 27 suffrages, le second 27 aussi et le troisième 26 seulement ; supposons en outre que le candidat C agrée aux votans qui se sont prononcés en faveur de A et B, mais un peu moins pourtant que ces deux derniers ; supposons qu’au contraire tous ceux qui n’ont pas voté pour A ou pour B aient une extrême répugnance à les voir élus ; il n’en faudra pas moins choisir entre ces deux candidats seulement à un nouveau tour de scrutin ; et l’un d’eux sera alors réputé avoir obtenu la majorité absolue des suffrages : la vérité sera pourtant qu’il n’en aura eu réellement que 27 et que le candidat C qui était préféré par 26 votans, et vu sans répugnance par les 54 autres, aura été écarté dès le premier tour de scrutin.

On voit donc que le cas de plus de deux candidats, loin d’atténuer les vices du système que je viens de combattre, n’est propre le plus souvent, au contraire, qu’à en rendre les conséquences plus dangereuses. Je pourrai donc, dans ce qui va suivre, continuer à supposer qu’il n’y a que deux candidats seulement[1].

Pour mieux faire sentir encore le vice de la substitution des votes par corporation aux votes par individus ; supposons toute la garde nationale d’un département distribuée en 12 régimens composés chacun comme l’était en 1791 la garde nationale de Nancy ; et supposons en outre que, pour l’élection d’un commandant en chef de ces 12 régimens, on veuille suivre un mode analogue à celui que j’ai dit avoir été suivi pour l’élection du colonel de la garde nationale de Nancy ; les suffrages de 8 régimens suffiront à l’élu ; or, nous avons vu ci-dessus que le suffrage de l’un d’eux pouvait, à la rigueur, ne représenter que 697 votes seulement ; d’où il suit que les suffrages de ces 8 régimens pourront n’en représenter que Mais, d’un autre côté, le nombre total des votans est il s’ensuit donc que, dans le cas de deux concurrens seulement, le concurrent rejeté peut avoir en sa faveur un nombre de suffrages égal à c’est-à-dire, près des cinq-sixièmes des voix.

Poussons plus loin encore, et supposons que, voulant élire un généralissime de toutes les gardes nationales de France, on désire en faire un choix conforme au vœu de la majorité absolue des départemens. Nous en comptons 87, il faudra donc que l’élu en réunisse 44 en sa faveur ; mais nous venons de faire voir que dans chacun d’eux 5576 suffrages seulement pouvaient former une majorité apparente : l’élu n’aura donc, à la rigueur, besoin que de suffrages. Or, le nombre total des votans est ici  ; d’où il suit que, dans le cas de deux concurrens seulement, son adversaire aura pu être rejeté avec suffrages, c’est-à-dire, avec près des dix-onzièmes des voix.

Il en serait à peu près de même si, les compagnies n’ayant que la faculté d’élire leurs capitaines, l’assemblée des capitaines élisait le colonel, celle des colonels le général, et celle des généraux le généralissime ; et ceci, en supposant même que chaque capitaine devint le fidèle interprète du vœu de sa compagnie, chaque colonel celui du vœu des capitaines, et chaque général celui du vœu des colonels. Encore ici l’opinion d’un peu plus d’un 11.e des citoyens composant la garde nationale pourrait l’emporter sur celle des dix autres 11.es . Si, au contraire, la plupart des mandataires s’écartaient plus ou moins du vœu de leurs commettans, cela pourrait tantôt ajouter encore aux inconvéniens du système mis en usage, et tantôt en atténuer l’influence.

On voit donc qu’en général les votes recueillis par corporation ou par représentans peuvent être fort différens des votes recueillis par individus. Ainsi, par exemple, le peuple romain qui murmurait de la tenue des comices par centuries, à raison de leur composition hétérogène, aurait pu aussi, à bon droit, réclamer contre la tenue des comices par tribus et même par curies ; mais les vices de ces deux derniers modes de recueillir les suffrages n’étaient sans doute pas assez apparens pour offusquer le peuple-roi. Les suffrages recueillis par cantons, en Suisse, présentent le même inconvénient.

Faisons encore une autre supposition. Nous comptons actuellement en France 87 départemens. Au taux moyen, chacun d’eux a 3 arrondissemens, chaque arrondissement 13 cantons, chaque canton 9 communes, et enfin chaque commune 159 votans ; ce qui porte le nombre total des citoyens français ayant droit de voter, à Supposons ensuite qu’il soit statué qu’il y aura des assemblées primaires, des collèges électoraux de cantons, d’arrondissement et de département, subordonnés les uns aux autres, et une chambre de députés élus uniquement par ces derniers ; lesquels, à leur tour, seront nommés par les collèges d’arrondissemens, ceux-ci par les collèges de cantons et ces derniers par les assemblées primaires.

La majorité absolue sera, savoir :

Pour les communes
80 votans,
Pour les cantons
5 communes,
Pour les arrondissemens
7 cantons,
Pour les départemens
2 arrondissemens,
Pour la chambre des députés
44 départemens ;

d’où il suit, en raisonnant comme ci-dessus, qu’en supposant même que les mandataires de chaque ordre remplissent fidèlement le vœu de leurs commettans, une délibération prise ou une élection faite dans la chambre des représentans, à la majorité absolue des suffrages, pourra à la rigueur ne représenter que l’opinion d’un nombre des citoyens exprimé par

c’est-à-dire, l’opinion d’environ un vingtième des citoyens exerçant leurs droits politiques ; tandis que les dix-neuf autres vingtièmes pourraient être unanimes dans l’opinion diamétralement opposée à celle-là, et conséquemment rejetée.

Voilà donc un vice assez grave absolument inhérent au système représentatif. On a quelquefois objecté contre ce système que les mandataires pouvaient s’écarter plus ou moins du mandat formel ou tacite qu’ils avaient reçu ; mais il avait été peu remarqué jusqu’ici que, même en demeurant scrupuleusement fidèles à ce mandat, leurs déterminations pouvaient très-bien être en opposition avec ce qu’on doit appeler l’opinion publique ; je veux dire avec l’opinion de la majorité des citoyens admis à voter dans les assemblées du peuple.

Soient, en général, le nombre des votans dans les assemblées primaires, le nombre de celles de ces assemblées qui doivent nommer les électeurs d’une même assemblée du second ordre, le nombre des assemblées du second ordre qui doivent concourir à l’élection d’une même assemblée du troisième, et ainsi de suite, jusqu’à l’assemblée centrale qui seule est supposée avoir le droit de prendre des déterminations obligatoires pour tous les votans ; le nombre total de ces votans sera

et une décision prise à la majorité absolue des suffrages dans l’assemblée centrale pourra, à la rigueur, ne représenter que le vœu d’un nombre de citoyens exprimé par

c’est-à-dire, le vœu d’une fraction du nombre des citoyens ayant droit de suffrage exprimée par

Si sont de très-grands nombres, on pourra, sans erreur sensible, négliger l’unité vis-à-vis de chacun d’eux, et, à plus forte raison, vis-à-vis de leurs doubles ; en sorte que, exprimant le nombre des assemblées successives, subordonnées les unes aux autres, la fraction ci-dessus deviendra sensiblement

fraction d’autant plus petite que sera plus grand. Ainsi, le vœu manifesté par la puissance législative pourra être opposé à celui d’une majorité d’autant plus grande des citoyens ayant droit de concourir médiatement à la formation de la loi, qu’on aura employé un plus grand nombre d’intermédiaires dans l’élection des fonctionnaires composent cette puissance.

Si l’état est très-étendu, on ne pourra guère se dispenser, même en prenant pour de très-grands nombres, de prendre aussi assez grand. Ainsi, l’inconvénient que je signale ici, comme étant inévitablement attaché au système représentatif, pourra devenir de plus en plus sensible, à mesure que l’état sera plus étendu.

Le nombre total des citoyens ayant droit de voter demeurant le même, plus les nombres seront petits et plus aussi devra être grand ; sera donc le plus grand possible lorsqu’on prendra pour les plus petits nombres possibles ; c’est-à-dire, lorsque chacun de ces nombres sera l’unité. exprimera alors le nombre total des votans ; et le vœu de l’assemblée législative pourra ne répondre qu’à celui d’une fraction du nombre des citoyens exprimée par

En France, par exemple, le nombre des citoyens exerçant des droits politiques ne s’éloigne guère de . On a donc  ; au moyen de quoi la fraction ci-dessus devient

ou environ

Supposons donc que, la France ayant à élire un chef, il soit réglé que, pour procéder à son élection, les citoyens se réuniront 3 par 3, pour élire un d’entre eux, comme électeur du premier degré ; que les électeurs du premier degré se réuniront également 3 par 3 pour nommer des électeurs du second degré, et ainsi progressivement, jusqu’à ce que toute la France se trouve représentée par une assemblée unique de trois individus, laquelle nommera enfin l’un d’entre eux pour chef de l’état. Beaucoup de gens, j’en suis sûr, seraient tentés de regarder cette opération comme fort régulière ; et pourtant ce qui vient d’être dit prouve évidemment que l’élu pourrait avoir, à la rigueur, les de la nation contre lui.

Tout ce que j’ai dit ci-dessus peut, entre autres choses, concourir à expliquer comment il est souvent arrivé, dans la chambre des députés de 1814, que l’opinion du rapporteur de la commission centrale se trouvait en opposition avec celle de la majorité de cette chambre. Supposons, en effet, une chambre de 369 membres divisée, comme celle-là, en bureaux ; chaque bureau sera composé de 41 membres, dont la majorité absolue sera 21. Pourvu donc que, dans 5 bureaux, 21 membres soient d’un même avis, 5 membres de la commission centrale, formant la majorité de cette commission, et conséquemment le rapporteur nommé par elle, partageront aussi cet avis ; l’avis du rapporteur pourra donc ne représenter que celui de membres, lequel pourra être absolument opposé à celui des 264 membres restans, et formant par conséquent la très-grande majorité de la chambre.

Il est pourtant bien loin de ma pensée que la division d’une assemblée délibérante en bureaux, formés par la voie du sort, et périodiquement renouvelés soit vicieuse ; je la regarde même comme tout à fait indispensable, sur-tout lorsque l’assemblée est nombreuse. Elle régularise les conciliabules qui se formeraient inévitablement, mais qui, composés d’individus attachés aux mêmes idées, loin de s’éclairer par le choc des opinions, ne feraient au contraire que s’obstiner davantage en faveur de celles qu’ils auraient d’abord embrassées. D’ailleurs, la division en bureaux, en ébauchant les discussions, leur donne à la fois plus de décence et de maturité : elle peut mettre des hommes, d’abord peu au courant des matières auxquelles ces discussions sont relatives, mieux en état d’y prendre part ; elle permet de mettre à profit les lumières de beaucoup d’hommes recommandables qui, à des connaissances très-étendues et à un esprit droit, ne joignent pas un talent oratoire très-prononcé ; enfin elle neutralise les efforts que ceux qui ont ce talent en partage pourraient tenter, dans la vue de maîtriser ceux de leurs collègues à qui la tactique de la tribune est peu familière. L’espèce d’opposition qui peut exister quelquefois entre l’avis de la commission centrale et celui de la majorité de la chambre est d’ailleurs sans aucune sorte d’inconvénient, puisqu’en définitif c’est l’avis de cette majorité et non celui de la commission qui est adopté.

Ceci nous montre en même temps le remède naturel à l’inconvénient que j’ai montré être inhérent au système représentatif. Nous voyons que, s’il est à la fois absurde et impraticable d’appeler directement le peuple à discuter et à délibérer sur une multitude de matières tout à fait hors de la portée moyenne de son intelligence, c’est pourtant son opinion qu’il faut en venir à consulter, lorsqu’il s’agit d’objets majeurs et simples à la fois, sur lesquels il peut s’expliquer par oui et non ; et la puissance législative ne doit plus alors se considérer à son égard que comme une simple commission centrale. C’est en particulier ce qu’on devroit toujours faire à l’égard des lois fondamentales de l’état.

15 juin 1815.

  1. Le peu qui précède est propre en même temps à faire entrevoir combien l’art des scrutins est difficile ; et c’est pourtant sur cet art que reposent les destinées des états libres. Les géomètres ont bien trouvé des méthodes parfaites en théorie, mais ces méthodes portent sur une hypothèse malheureusement inadmissible ; celle de votans tous éclairés et de bonne foi. C’est sans doute dans la vue de balancer en partie les inconvéniens que je viens de signaler en passant, qu’on a inventé, à diverses époques, les scrutins de liste, les listes de rejet, etc. ; mais ces palliatifs ne sont pas eux-mêmes sans quelque danger, et veulent être employés avec ménagement. Il serait tout à fait digne, soit des gouvernemens soit des sociétés savantes, de proposer l’intéressant sujet du meilleur mode de scrutin pratique à l’émulation de ceux pour qui les recherches de cette nature peuvent avoir quelque attrait.