Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 07/Analise transcendante, article 2

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ANALISE TRANSCENDANTE.

Sur la manière d’intégrer, par approximation, entre
deux limites données, toute fonction différentielle
d’une seule variable ;

Par M. Chrétien Kramp, professeur doyen de la faculté
des sciences de Strasbourg, chevalier de l’Ordre royal
de la légion d’honneur.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

I. Dans un premier mémoire (Annales, tom. VI, pag. 372-388), j’ai donné la solution du problème indéterminé d’intégrer numériquement, par approximation, une fonction différentielle quelconque d’une seule variable, entre des limites données. En prenant pour unité l’intervalle constant qui sépare les ordonnées extrêmes, en supposant que la première se confond avec l’axe des et en les représentant consécutivement par  ; j’ai fait voir qu’on aura

formule dans laquelle sont données par les équations

2. Si l’on veut faire usage de ces formules, il faut d’abord s’entendre sur le diviseur général qu’on veut choisir. En supposant que ce diviseur doive être le membre entier on mettra partout et on arrêtera la série à Prenons pour exemple  ; on aura

ou bien, en substituant et chassant les dénominateurs,

ou, en réduisant,

L’unité de cette expression étant la septième partie de l’intervalle qui sépare les ordonnées extrêmes ; si l’on veut prendre pour unité cet intervalle entier, on aura finalement

3. On reconnaît que le calcul est bien fait, et à l’abri de toute erreur, lorsque les ordonnées également distantes des extrêmes, telles que et et et et sont multipliées par le même coefficient numérique, et lorsque, de plus, en faisant les huit ordonnées égales à l’unité, l’intégrale devient elle-même égale à l’unité. Un autre avantage de cette méthode, c’est que les valeurs numériques des coefficiens de paraissent toutes développées, sans être déduites d’aucun système d’équations du premier degré qu’il faille préalablement résoudre. C’est là principalement ce qui m’a permis de calculer mes formules depuis le diviseur un jusqu’au diviseur douze. J’aurais été plus loin que douze, et jusqu’au diviseur vingt-quatre, si la longueur présumée des calculs ne m’avait effrayé. J’observai, au surplus, qu’il devait inévitablement y avoir quelque autre méthode, beaucoup plus abrégée, pour parvenir au but dans tous les cas ; mais que, jusqu’ici du moins, j’avais fait de vains efforts pour la découvrir.

4. J’avais lieu d’espérer que quelques géomètres jugeraient cette recherche d’un assez haut intérêt pour en faire le sujet de leurs méditations. M. Bérard, principal du collége de Briançon, dans un mémoire ayant pour titre ; Méthode nouvelle pour quarrer les courbes, et intégrer, entre des limites données, toute fonction différentielle d’une seule variable (Annales, tom. VII, pag. 101 et suiv.), prétend être parvenu au but. Il trouve, pour le diviseur général six, les quatre équations

d’où il tire, par l’élimination,

et, après avoir multiplié par il a finalement

Il aurait sept de ces équations, dans le cas du diviseur général douze, et treize dans le cas du diviseur général vingt-quatre. Il faut observer que, dans ce dernier cas, l’une des treize équations renfermera toutes les inconnues, et que chacune des douze autres en renfermera une de moins, c’est-à-dire douze. Il faut remarquer de plus que l’opération connue des soustractions réitérées ne suffira pas pour diminuer chaque fois d’une unité le nombre des inconnues, ce qui rendra la résolution complète des treize équations beaucoup plus laborieuse qu’on ne pense. Tout cela n’empêche pas M. Bérard de dire (pag. 103) : « J’ai donc cherché à perfectionner un travail si utile ; j’ai vaincu la difficulté qui avait arrêté M. Kramp ; et j’ai eu la satisfaction de rencontrer une nouvelle manière de procéder, qui n’a rien de commun avec celle de cet habile géomètre, et qui permet de pousser l’approximation aussi loin qu’on le désire ». Examinons, au vrai, ce qu’il en est.

5. Premièrement. La méthode de M. Bérard n’est immédiatement applicable qu’à un diviseur pair. Dans le cas d’un diviseur impair, l’auteur serait un peu embarrassé, peut-être, de nous indiquer la modification qu’il faudrait faire subir à ses formules, pour les rendre également applicables[1].

6. Secondement. Nous pouvons assurer M. Bérard que les valeurs numériques des coefficiens qu’il nous a données, pour les sept termes qui répondent au diviseur général douze, sont entièrement erronées et fausses. Les seules valeurs véritables sont celles que donne notre douzième formule (tom. VI, pag. 377). Elles sont très différentes de celles de M. Bérard ; et, comme elles satisfont à toutes les conditions du problème, qui d’ailleurs ne saurait admettre qu’une solution, il faut nécessairement en conclure que les autres ne sauraient donner que des résultats trompeurs. Nous pouvons donc, à bien plus juste titre que M. Bérard, nous appliquer à nous-mêmes ce qu’il dit (tom. VII, pag. 114) : « Cette singularité semblerait assez difficile à expliquer autrement que par quelque erreur de calcul ; mais le point essentiel est de savoir laquelle des deux formules doit être préférée ; et l’expérience assure l’avantage à la nôtre ». Cette expérience sur laquelle M. Bérard croit pouvoir s’appuyer se réduit au simple calcul du logarithme naturel de deux, qu’il trouve, d’après sa formule et, d’après la mienne, ce qui présente une différence d’une unité dans la dixième décimale. Il en résulte que la mienne laisse une erreur un peu plus grande que celle qui résulte de la formule de M. Bérard, en supposant toutefois que les calculs, de part et d’autre, sont rigoureusement exacts. Mais que peut-on raisonnablement conclure d’une application unique[2] ?

7. Troisièmement. À plus forte raison sera-t-il permis de douter de l’exactitude de la formule () Elle a coûté à son auteur cent heures de travail. Je serais bien fâché que le calcul de mes douze formules m’eût seulement coûté la moitié de ce temps[3].

8. Quatrièmement. En employant successivement toutes mes douze formules, au calcul du huitième de la circonférence entière, qui, comme l’on sait, est l’intégrale de prise depuis jusqu’à et, en mettant en regard de chaque résultat l’erreur dont il se trouve affecté, j’ai eu le tableau suivant :

9. En donnant ce tableau, j’ai fait remarquer que la série des erreurs suivait une marche beaucoup plus irrégulière que la nature du problème et les moyens de solution que j’y avais appliqués ne semblaient devoir le comporter. On voit, en effet, que les erreurs sont négatives pour I, II, III, positives pour IV, V, négatives pour VI, VII, positives pour VIII, IX, X, XI, et négatives de nouveau pour XII. Elles forment ainsi une progression, tantôt croissante et tantôt décroissante. Mais, dans tout ceci, il n’y a rien qui choque le sens commun et qui soit contraire aux principes. Soit ; en effet, (fig. 3) l’arc de courbe  ; rapporté à l’axe Divisons cet axe en deux également en et élevons les trois perpendiculaires Dans ce cas, la première valeur approximative de l’arc sera Divisons le même axe en trois parties égales, aux points et élevons les deux perpendiculaires , et menons les trois cordes la somme représentera la seconde valeur approximative de l’arc et il est très-visible qu’il n’y a aucune sorte de rapport constant et nécessaire entre et et il en irait absolument de même, si l’on multipliait d’avantage le nombre des divisions de [4].

10. M. Bérard n’a pas seulement vu que j’avais manqué ; mais il a de plus découvert la raison de ma méprise ; elle consiste, suivant lui, dans un certain point d’inflexion, dont j’ai négligé la considération ; et faute d’y avoir fait attention, j’ai été entraîné dans de fausses conséquences. « Si la courbe à quarrer, dit-il, présente un point d’inflexion, entre les limites de l’intégrale cherchée, il sera bon d’évaluer séparément les portions d’aire situées de part et d’autre de ce point ; car le défaut de cette attention ne pourrait qu’altérer sensiblement l’exactitude du résultat. On verra ci-après comment M. Kramp, pour avoir négligé cette remarque, a été conduit à de fausses conséquences ; il a cru voir un paradoxe là où il n’en existe pas. Il est presque superflu d’observer qu’il faudrait à plus forte raison en user ainsi, si, entre les limites de l’intégrale, la courbe offrait un ou plusieurs points de rebroussement[5] ».

11. Je conviens volontiers que je n’entends absolument rien à tous ces points d’inflexion et de rebroussement. J’avais dit d’ailleurs (tom. VI, pag. 299) : « Elle (l’équation de condition) est satisfaite, quoiqu’avec une différence presque insensible, lorsque la portion de courbe qui est comprise entre les limites de l’intégrale est sans asymptote, sans imaginaires, sans points d’inflexion ni de rebroussement ; lorsqu’enfin elle ne s’écarte pas trop de quelque courbe rentrante, telle que les ellipses des différens degrés ». Cependant M. Bérard y revient encore (pag. 110). « Ce géomètre, dit-il, pour n’avoir pas fait attention au point d’inflexion, a tiré de ses résultats des conséquences tout-à-fait fausses. En effet, sa formule n.o 8 lui a donné plus d’exactitude que ses formules n.o 9 et n.o 10, ce qui, au premier abord, présente un vrai paradoxe. Mais il faut remarquer que, par l’emploi de la formule n.o 8, il a pu s’opérer entre les aires des deux branches de la courbe une compensation d’erreurs qui a pu ne pas avoir lieu d’une manière aussi avantageuse dans l’application des formules n.o 9 et 10[6]. Au reste, dans la courbe même qui n’a pas d’inflexion, les résultats successivement obtenus par les diverses formules, ne semblent pas présenter un accroissement régulier d’approximation qui permette l’application de la méthode de M. d’Obenheim, comme M. Kramp l’avait espéré ».

12. Jamais je n’avais espéré une application de la méthode de M. d’Obenheim, tant aux cas qui ne semblent pas présenter un accroissement régulier d’approximation qu’à ceux qui en présentent un ; et du moment que j’avais trouvé ma seconde méthode, exposée dans mon Deuxième recueil de formules, etc. (tom. VI, pag. 372), j’avais parfaitement renoncé à l’autre, à laquelle je ne reviendrai plus[7]. Jamais non plus je n’ai tiré un vrai paradoxe de ce que la formule n.o 8 m’a donné plus d’exactitude que les formules n.o 9 et n.o 10 ; jamais la série des erreurs, telle qu’elle s’était présentée à moi, dans le calcul que j’ai pris la peine d’en faire, ne m’avait paru paradoxale ; et jamais je n’ai rien trouvé là dedans qui fût contraire aux principes[8]. Enfin, s’il faut le dire, il y avait encore assez loin des formules de M. d’Obenheim aux méthodes consignées dans mon premier mémoire. Voici, en effet, de quelle manière s’exprime ce professeur, dans sa Balistique : « Je suppose que l’on partage en un nombre de parties divisibles par 24 (c’est le seul nombre auquel M. d’Obenheim ait fait l’application de sa méthode) l’abscisse à laquelle correspond la surface qu’on veut quarrer ; que représente la somme des trapèzes rectilignes, larges de seulement ; et que représentent respectivement celles des trapèzes larges de et on aura, d’après l’équation précédente,… De ces sept équations on tire rigoureusement

Ce calcul, dont je garantis l’exactitude ; se trouve fait une fois pour toutes, et peut être d’un fréquent usage ». Il y a sans doute prodigieusement loin de cette première esquisse, imparfaite, jusqu’aux méthodes très-générales de mon premier mémoire. Il y a, de plus, une faute d’impression d’une unité dans le septième chiffre de l’un des nombres de la formule précédente ; la somme de ces nombres étant et nullement comme elle devrait l’être ; ce qui me fait présumer que M. d’Obenheim n’a jamais fait l’application de sa formule à aucun exemple numérique quelconque. Enfin, ce qu’il y a de très-singulier, c’est qu’en suivant même les préceptes de M. d’Obenheim, je trouve des nombres entièrement différens des siens ; j’obtiens, en effet,

M. Bérard, comme l’on voit, n’a jamais connu la Balistique de M. d’Obenheim, autrement que par ce que j’en ai dit dans mon premier mémoire.


Séparateur

  1. Ce ne nous semblerait pas là un très-grave inconvénient, attendu que, le diviseur général étant un nombre arbitraire, on est toujours maître de le choisir pair.
    J. D. G.
  2. Tout ceci nous semble mériter quelque explication.

    D’abord il ne paraît point exact de dire que le problème dont se sont occupés MM. Kramp et Bérard ne puisse admettre qu’une solution unique. Nous en avons déjà fait l’observation dans la note de la page 102, et c’est une vérité reconnue par M. Kramp lui-même qui, au commencement du présent mémoire, le qualifie d’indéterminé. Il n’y aurait donc que la solution rigoureuse de ce problème qui pourrait être unique ; mais cette solution rigoureuse est impossible, tant qu’on ne fixe pas la nature de la fonction

    On ne peut donc rien conclure, pour ou contre les formules de MM. Kramp et Bérard, des différences qu’elles présentent, dans les applications. Celle des deux qui a l’avantage dans un cas peut le perdre dans un autre ; et M. Kramp a grandement raison de dire en ce sens qu’une seule application ne suffit point pour prononcer entre elles. Nous en avions déjà fait la remarque (pag. 112).

    J. D. G.
  3. Nous ne courrions probablement pas un très-grand risque en nous engageant à calculer en moins de cent heures, par la méthode de M. Kramp, la formule qui répond au diviseur 24.
    J. D. G.
  4. Comme il s’agit ici, non pas d’un problème de rectification, mais d’un problème de quadrature ; il nous semblerait plus exact de parler de la détermination de l’aire du segment mixtiiigne en considérant comme première, et comme seconde approximation. Or, tant que, dans toute son étendue, la courbe aura constamment sa convexité tournée dans le même sens, il y aura nécessairement entre ces valeurs approchées successives cette relation qu’elles iront continuellement en croissant, si la première est plus petite que l’aire curviligne, et en décroissant dans le cas contraire. Mais il n’en sera plus ainsi s’il y a, entre les limites de l’intégrale, quelques points d’inflexion. Il n’en sera plus de même non plus, lorsque, comme le fait M. Kramp dans son second mémoire, on substituera aux cordes des courbes paraboliques qui pourront passer tantôt au-dessus et tantôt au-dessous de la courbe qu’il s’agit de quarrer.
    J. D. G.
  5. Il nous paraît qu’en remarquant un point d’inflexion, entre dans la courbe dont l’équation est M. Bérard a donné, en effet, une raison très-plausible des anomalies que présente la série des erreurs des approximations successives de M. Kramp ; et nous pensons même que cette raison serait tout-à-fait péremptoire, dans le cas de l’emploi des trapèzes rectilignes ; mais nous ne saurions partager l’opinion de M. Bérard, sur la nécessité de diviser l’intégrale en plusieurs parties, lorsqu’il se rencontre quelques points d’inflexion entre ses limites. Tout ce qu’il peut résulter de l’existence de ces points, c’est qu’on obtienne accidentellement, par l’emploi de certaines formules, une approximation plus parfaite que celle que, généralement parlant, on serait en droit d’en attendre ; et certes, on conviendra qu’il n’y a pas là un très-grave inconvénient.
    J. D. G.
  6. Nous en demandons bien pardon à M. Kramp, dont la méthode nous paraît, au surplus, préférable à celle de M. Bérard ; mais tout ce qui précède nous parait assez exact. Ce ne sont point les résultats n.o 9 et n.o 10 qui sont trop peu approchés ; c’est le résultat n.o 8 qui l’est plus que ne le comporte la formule sur laquelle il est calculé.
  7. On doit peut-être regretter que M. Kramp, qui était si bien en état de tirer parti de l’idée de M. d’Obenheim, l’ait si vite abandonnée ; cette idée nous a toujours paru extrêmement ingénieuse et originale ; mais nous pensons qu’on ne doit l’appliquer qu’aux approximations faites à l’aide des trapèzes, et avec la précaution encore d’éviter les points d’inflexion.
    J. D. G.
  8. De telles anomalies, dans le cas de l’emploi unique des trapèzes rectilignes, seraient pourtant tout-à-fait inexplicables et paradoxales, sans l’existence d’un point d’inflexion entre les limites de l’intégrale.
    J. D. G.