Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 07/Géométrie descriptive, article 6

La bibliothèque libre.

SCÉNOGRAPHIE

Sur la perspective de la sphère ;

Par M. Gergonne.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

Tous les traités de Perspective pratique offrent des méthodes pour mettre en perspective des points, des lignes droites, des figures planes rectilignes, des cercles, des polyèdres ; des prismes, pyramides, des cylindres et des cônes, donnés dans l’espace ; mais dans les ouvrages même les plus étendus sur cette matière, on ne trouve absolument rien sur la perspective de la sphère et des cercles qui peuvent y être tracés.

Un silence aussi général, sur une des questions les plus usuelles que la perspective puisse offrir, ne saurait guère être l’effet du hasard, ou d’une omission volontaire ; et tout porte à croire que si ceux qui ont écrit sur la scénographie n’ont rien dit de la perspective de la sphère, c’est qu’ils ont tacitement supposé, que cette perspective était trop facile à assigner pour qu’il fût nécessaire d’indiquer les méthodes nécessaires pour l’obtenir, sans doute parce qu’ils ont cru que la perspective d’une sphère ne pouvait être qu’un cercle ayant pour centre la perspective du centre de la sphère.

J’ai moi-même long-temps partagé cette opinion, sans trop l’approfondir ; et il n’y a guère plus d’une douzaine d’années qu’en y réfléchissant mieux, j’ai reconnu clairement que le cas où la perspective d’une sphère est un cercle, n’est, pour ainsi dire, qu’un cas d’exception et que, dans les cas les plus ordinaires, cette perspective doit être tout au moins, une ellipse.

Je me suis occupé aussi de la recherche de cette ellipse, pour laquelle j’ai trouvé un procédé assez simple, j’en ai fait le sujet d’une petite note qui a été insérée dans le volume de l’Académie du Gard, pour 1807 ; mais, dans la persuasion où j’étais que tous ceux qui voudraient se donner la peine d’y réfléchir trouveraient comme moi que la perspective d’une sphère n’est pas toujours un cercle, j’ai cru devoir peu insister sur ce point.

J’ai pourtant rencontré, cet égard, un grand nombre d’incrédules ; et la petite note dont je viens de parler m’a presque fait passer pour un visionnaire, auprès de beaucoup de gens. Je n’aurais été aucunement surpris de trouver de l’opposition chez les dessinateurs, chez les peintres, chez les architectes et même chez les ingénieurs civils et militaires de l’ancienne école, que leurs cadets ont laissés, pour la plupart, bien loin derrière eux ; mais ce qui m’a paru tout-à-fait étrange, c’est de rencontrer des géomètres de profession, des professeurs de mathématiques transcendantes, des doyens même de facultés de sciences qui, tout en convenant que je pouvais avoir raison en théorie, prétendirent que, dans la pratique, il fallait absolument faire abstraction de ma doctrine, et représenter généralement une sphère par un cercle ; comme s’il pouvait exister une pratique raisonnable qui ne fût pas fondée sur une saine théorie.

On m’a fait remarquer postérieurement que ’s Gravesande, à la page 31 du 1.er volume de ses Opuscules, a aussi traité le problème de la perspective d’une sphère, qu’il reconnaît, comme moi, devoir être une ellipse ; mais le procédé de ’s Gravesande, assez compliqué d’ailleurs, ne conduit qu’à la détermination de l’un quelconque des points de l’ellipse, et doit conséquemment être répété autant de fois qu’on veut obtenir de points de cette courbe, tandis que le mien conduit directement à la détermination de ses quatre sommets.

D’après ces considérations, je crois donc faire une chose utile en revenant de nouveau, et en insistant, plus fortement que je ne l’avais fait une première fois, sur un point de doctrine qui m’avait d’abord paru à l’abri de toute objection. Je vais donc employer tous les raisonnemens que je croirai les plus concluans pour établir que la perspective d’une sphère est communément une ellipse ; j’indiquerai ensuite brièvement le procédé qu’il faut suivre pour construire cette courbe.

Tout le monde, je pense, est d’accord sur ce point, que la perspective d’un corps de figure quelconque doit avoir pour limite la figure fermée résultant de l’intersection du tableau avec un angle polyèdre ou une surface conique qui, ayant son sommet à l’œil du spectateur, serait exactement circonscrite au corps dont il s’agit.

Donc, en particulier, la perspective d’une sphère doit être bornée par l’intersection du plan du tableau avec une surface conique qui, ayant son sommet à l’œil du spectateur, serait circonscrite à la sphère.

Mais, toute surface conique circonscrite à la sphère est une surface conique de révolution, un cône droit dont l’axe passe par le centre de celle sphère.

Donc la perspective d’une sphère est l’intersection du plan du tableau avec un cône droit dont l’axe passe par l’œil et par le centre de la sphère.

Mais la section d’un cône droit par un plan ne peut être un cercle qu’autant que le plan coupant est perpendiculaire à l’axe du cône.

Donc, la perspective d’une sphère ne peut être un cercle qu’autant que le plan du tableau est perpendiculaire à la droite qui va de l’œil au centre de la sphère, ou, ce qui revient au même, qu’autant que la droite qui mène de l’œil au centre de la sphère est perpendiculaire au plan du tableau, ou, enfin, qu’autant que le centre de la sphère est sur la perpendiculaire indéfinie abaissée de l’œil sur le tableau.

On objecte que, de quelque part que l’on envisage une sphère, on la voit toujours terminée par un cercle : je l’accorde, et j’en tire une nouvelle preuve de mon assertion.

De quelque part qu’on envisage une sphère, on la voit toujours terminée par le cercle suivant lequel elle est touchée par le cône circonscrit ayant son sommet à l’œil.

Donc la perspective de la sphère ne doit être autre que celle de ce cercle.

Mais la perspective d’un cercle ne peut être un cercle qu’autant que le plan de ce cercle est parallèle au plan du tableau.

Donc la perspective d’une sphère ne saurait être un cercle qu’autant que le plan du cercle suivant lequel cette sphère est touchée par un cône circonscrit ayant son sommet à l’œil est parallèle au plan du tableau. Mais le plan de ce cercle est perpendiculaire à la droite qui va de l’œil au centre de la sphère.

Donc, de nouveau, la perspective d’une sphère ne sera un cercle qu’autant que le centre de cette sphère sera sur la direction de la perpendiculaire abaissée de l’œil sur le plan du tableau.

On peut prouver, à l’inverse, comme il suit, qu’un cercle tracé sur le tableau, s’il n’a pas son centre au pied de la perpendiculaire abaissée de l’œil sur le tableau, c’est-à-dire, au point que les praticiens ont nommé point de vue, ne saurait être la perspective d’une sphère.

Si, ayant tracé sur le tableau une figure fermée quelconque, on fait passer par cette figure une surface pyramidale ou conique indéfinie, ayant son sommet à l’œil ; cette figure pourra être indistinctement la perspective de tous les corps auxquels la surface pyramidale ou conique se trouverait exactement circonscrite, mais ne pourra être la perspective que de ces seuls corps.

Donc, en particulier, un cercle tracé sur le plan du tableau pourra être indistinctement la perspective de tous les corps auxquels serait exactement circonscrit le cône qui, passant par ce cercle, aurait son sommet à l’œil, et ne pourra être la perspective que de ces seuls corps.

Mais toutes les fois que ce cercle a son centre hors du point de vue, le cône est nécessairement oblique.

Donc, tout cercle tracé sur le tableau, d’un centre autre que le point de vue, ne saurait être la perspective que des seuls corps auxquels un cône oblique peut être exactement circonscrit.

Mais un cône oblique ne saurait être exactement circonscrit à une sphère.

Donc enfin, le cercle décrit sur le tableau de tout autre centre que le point de vue, ne saurait être la perspective d’aucune sphère.

Donc, en particulier, quelle que soit la situation de l’œil, deux cercles, non concentriques, tracés sur le même tableau, ne sauraient être les perspectives de deux sphères.

Confirmons encore cette conclusion par de nouvelles considérations.

Aucun praticien n’oserait soutenir sérieusement que l’ombre d’une sphère sur un plan est constamment un cercle ; et ils conviennent tous que cela ne peut avoir lieu que dans le cas, très-particulier, où la droite menée par la lumière et par le centre de la sphère est perpendiculaire au plan sur lequel l’ombre se projette.

Tous les praticiens conviennent également qu’il y a une exacte parité entre la théorie des ombres et la perspective, et que, pour passer de l’une à l’autre, il suffit de considérer la lumière comme l’œil du spectateur, le plan où l’ombre se projette comme le plan du tableau, et l’ombre projetée comme la perspective du corps qui la projette.

Donc les praticiens conviennent tacitement que la perspective d’une sphère n’est pas toujours un cercle.

Mais, si la perspective d’une sphère n’est pas toujours un cercle, par quelle autre ligne pourra-t-elle être terminée ? Ce pourra être indistinctement par toutes les lignes qu’on peut obtenir en coupant un cône droit par un plan, sans même en excepter la ligne droite.

Dans le cas le plus ordinaire, c’est-à-dire, dans le cas où la sphère sera entièrement située d’un côté du tableau et l’œil de l’autre, il est évident que sa perspective sera une ellipse.

Si l’on remarque en outre que la section elliptique d’un cône droit par un plan a toujours son grand axe dirigé suivant la projection de l’axe du cône sur le plan coupant, on en conclura que l’ellipse perspective d’une sphère a constamment son grand axe situé sur la droite qui joint la perspective du centre de la sphère au point de vue. Il est de plus aisé de voir que cette ellipse sera d’autant plus alongée qu’elle sera plus distante du point de vue.

On sent que ce que nous venons de dire de la perspective de la sphère, doit, avec les restrictions et modifications convenables, s’entendre également de la perspective de tous les corps de forme analogue ; ainsi, dans un tableau d’histoire, par exemple, point de grâce pour la plus belle tête, pour celle même de Vénus ; et elle devra être un peu alongée vers le point de vue, si elle a l’imprudence de s’écarter tant soit peu de ce point.

En vain objecterait-on que des objets ainsi représentés doivent paraître difformes ? ce serait au contraire en les figurant réguliers qu’ils sembleraient tels. Sans doute, ces objets paraîtraient difformes à celui qui se placerait successivement vis-à-vis de chacun d’eux ; mais on ne doit pas oublier que tout tableau doit être destiné pour un spectateur unique, placé en un lieu déterminé ; et que sa situation doit rectifier les irrégularités apparentes introduites à dessein, dans la représentation des objets, précisément dans la seule vue de produire sur son œil une illusion plus parfaite. Un tableau dont toutes les parties seraient dessinées pour le spectateur placé vis-à-vis d’elles, ferait nécessairement, de quelque part qu’on voulût l’envisager, un effet tout-à-fait insupportable ; à moins pourtant que les objets représentés sur ce tableau, ne fussent de nature à n’avoir aucune forme nécessairement déterminée, tels, par exemple, que des arbres et des rochers.

Passons à la construction de l’ellipse perspective de la sphère.

Soient la ligne horizontale et la ligne verticale (fig. 5) se coupant au point de vue c’est-à-dire, au pied de la perpendiculaire abaissée de l’œil sur le tableau.

Puisque la sphère est donnée, on doit connaître la distance de son centre au tableau, ainsi que le pied de la perpendiculaire abaissée de ce centre sur le tableau. Soit le pied de cette perpendiculaire.

Après avoir mené élevons à cette droite, par son extrémité une perpendiculaire égale à la distante de l’œil au tableau, ou à ce que les praticiens appellent le rayon principal. À son extrémité opposée élevons-lui, du côté opposé, la perpendiculaire égale à la distance du centre de la sphère au tableau ; et soit menée coupant en

Si l’on conçoit que le double triangle rectangle tourne autour de jusqu’à ce que son plan soit perpendiculaire à celui du tableau ; il est clair que le point viendra se placer à l’œil du spectateur, et le point au centre de la sphère, deviendra donc le rayon visuel dirigé vers le centre de la sphère ; mais, dans ce mouvement, le point demeurera immobile ; donc ce point est celui où la plan du tableau est percé par la droite qui joint l’œil au centre de la sphère ; c’est-à-dire, que ce point est la perspective du centre de la sphère, mais non pas le centre de la perspective de cette sphère, ainsi que nous l’allons voir tout-à-l’heure[1]. est donc la direction du grand axe de l’ellipse.

Présentement soit décrit un cercle du point comme centre et avec un rayon égal à celui de la sphère. Soient menées à ce cercle, par le point les deux tangentes coupant en et

Si l’on conçoit un cône circonscrit à la sphère, dont le sommet soit l’œil du spectateur, en imaginant le même mouvement que tout-à-l’heure, nos tangentes deviendront les intersections du cône avec le plan perpendiculaire au tableau conduit par d’où il est aisé de conclure que est le grand axe de l’ellipse cherchée.

Imaginons présentement que l’œil se meuve parallèlement à il est aisé de voir que, par l’effet de ce mouvement, le grand axe de l’ellipse changera seul de grandeur et de situation, tandis que la grandeur de son petit axe demeurera invariable.

Cette grandeur doit donc être ce qu’elle serait si l’œil, toujours également distant du tableau, venait se placer sur le prolongement de la perpendiculaire abaissée sur le plan de ce tableau du centre même de la sphère ; auquel cas la perspective de cette sphère se réduirait à un cercle.

Or, de là résulte évidemment la construction suivante :

Prolongez au-delà de d’une quantité par menez au cercle la tangente coupant en et sera le demi-petit axe de l’ellipse.

Élevant donc, sur le milieu de une perpendiculaire double de et ayant son milieu sur les points seront les quatre sommets de la courbe ; il sera donc facile d’en achever la construction.

Lorsque l’on suppose l’œil à une distance infinie, ainsi qu’il arrive souvent, sur-tout dans le dessin des figures de géométrie ; si l’on suppose cet œil situé vis-à-vis du tableau auquel cas les projections des objets sur ce tableau sont purement orthographiques, la perspective de la sphère n’est autre chose que la projection sur le tableau de celui de ses grands cercles qui est parallèle au plan de ce tableau ; c’est-à-dire que la perspective de la sphère est alors un cercle ayant même rayon qu’elle, et ayant pour centre le pied de la perpendiculaire abaissée de son centre sur le tableau.

Mais on évite ordinairement cette disposition de l’œil, qui présente l’inconvénient de n’offrir au spectateur que la seule face des objets qui est directement tournée vers le tableau, et on préfère de projeter les objets sur le tableau par des parallèles à une droite fixe, inclinée à son plan. En adoptant ce système de perspective, voici de quelle manière on devra modifier notre construction.

Soit toujours (fig. 6) le pied de la perpendiculaire abaissée du centre de la sphère sur le plan du tableau, et soit la perspective de ce centre, facile à déterminer par des procédés connus et qui sera, dans le cas présent, le centre de l’ellipse.

Élevons à au point la perpendiculaire égale à la distance du centre de la sphère au tableau ; du point comme centre, et, avec un rayon égal à celui de la sphère, soit décrit un cercle auquel soient menées deux tangentes parallèles à et coupant en et Alors sera le grand axe de l’ellipse ; et son petit axe sera égal au diamètre même de la sphère.

J’invite ceux qui voient mieux par les yeux du corps que par ceux de l’entendement, à vouloir bien prendre la peine de mettre en perspective un cylindre vertical posé sur un socle cubique, et surmonté d’une sphère ; en supposant le plan vertical conduit par l’œil et par l’axe du cylindre oblique au tableau. S’ils construisent successivement la perspective de la sphère par nos méthodes et par un cercle, dont je leur abandonne d’ailleurs le choix du centre et du rayon, ils sentiront bientôt que, tandis que, dans le premier mode de construction, tout se trouve dans une harmonie parfaite, le second, au contraire, est tout-à-fait insoutenable pour la vue.

Je demande bien sincèrement pardon au lecteur, vraiment géomètre, d’avoir insisté aussi long-temps sur une chose si claire et si simple ; mais, d’après l’expérience que j’en ai acquise, loin d’avoir rien dit de trop, j’ai lieu de douter que j’en aie dit assez, pour convaincre certains lecteurs. J’aurai du moins offert des armes de plus d’une sorte à ceux qui voudront essayer de vaincre leur résistance sur ce point de doctrine.


Séparateur

  1. De toutes les méthodes qu’on peut employer pour déterminer la perspective d’un point donné, celle que nous venons d’appliquer à la recherche de la perspective du centre de notre sphère nous paraît, à la fois, la plus naturelle et la plus simple.

    Lorsqu’on veut avoir la perspective d’une droite, on peut, par ce procédé, déterminer la perspective de l’un quelconque de ses points. Alors, si la droite est parallèle, au tableau, on mènera par cette perspective une parallèle à la droite donnée ; laquelle en sera la perspective. Dans le cas contraire, on en obtiendra la perspective, en joignant la perspective du point, au point où la droite donnée perce le tableau.