Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 07/Géométrie transcendante, article 1

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QUESTIONS RÉSOLUES.

Considérations préliminaires ;

Par M. Gergonne.
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Il y a à peu près un an qu’un géomètre très-distingué, auteur d’ouvrages estimés, et attaché, comme professeur, à l’une de nos principales écoles, m’annonça qu’il avait conçu sérieusement des doutes sur la légitimité des procédés du calcul des variations et des résultats qui s’en déduisent ; qu’il avait à opposer à ces procédés des objections d’une nature très-grave, et qu’il était, entre autres choses, en état de prouver que la surface que cette branche d’analise indique comme celle de moindre étendue entre des limites données, ne jouit point constamment de cette propriété.

Toujours empressé de donner accès dans les Annales à toutes les discussions et recherches qui peuvent tendre à jeter plus de lumière sur les doctrines fondamentales, je me hâtai d’écrire à cet estimable géomètre, pour l’engager à faire, des doutes qu’il avait conçus, le sujet d’un mémoire que je lui promettais d’insérer dans ce recueil, aussitôt qu’il me serait parvenu.

Mais, soit que le géomètre qui avait ainsi éveillé ma curiosité ait été détourné, par l’enseignement dont il est chargé, du soin de condescendre à ma prière ; soit que, comme il arrive assez souvent, le champ s’étant agrandi devant lui, à mesure qu’il le parcourait, il n’ait pu encore en atteindre la limite ; soit peut-être aussi que des réflexions nouvelles aient dissipé tout-à-fait les nuages qui s’étaient élevés dans son esprit ; je suis encore à attendre aujourd’hui le mémoire qui m’était presque promis.

Dans l’attente où j’étais de ce mémoire, je pensai convenable de proposer, dans diverses livraisons des Annales, des questions bien circonscrites, relatives à la recherche de la moindre surface entre des limites données. J’étais d’autant plus fondé à le faire que, si ceux qui ont écrit sur le calcul des variations ont donné l’équation de la surface minimum, ainsi que son intégrale générale ; aucun d’eux, du moins que je sache, n’a montré, par des exemples, comment on doit déterminer les fonctions arbitraires qui naissent de son intégration, et combien de conditions sont nécessaires pour déterminer la forme de ces fonctions. Je pensai d’ailleurs que, si effectivement il existait quelque surface moins étendue que celle qu’on donne pour minimum, quelqu’un saurait peut-être la trouver, et que sa quadrature, comparée à celle de l’autre, serait le moyen le plus propre de tous pour renverser les doctrines reçues, ou pour montrer l’impuissance des efforts dirigés contre elles.

C’est faire comprendre assez que j’avais un moment partagé, de très-bonne foi, les scrupules qu’on avait cherché à m’inspirer ; des réflexions ultérieures les ont fait entièrement évanouir ; mais j’ai pensé qu’il n’en serait pas moins utile, avant de présenter la solution qu’a donné M. Tédenat de l’une des questions relatives aux surfaces minimum, d’entrer dans quelques détails sur ce sujet.

Le problème de la moindre surface entre des limites données est évidemment identique avec celui où l’on demanderait quelle courbure doit affecter une toile parfaitement flexible et élastique, tendue par ses extrémités, sur des lignes fixes données, planes ou courbes, à simple ou à double courbure ; et l’on voit par là que ce problème peut être considéré comme n’appartenant pas moins à la mécanique qu’à la géométrie. Mais, quel que soit d’ailleurs celui de ces deux points de vue sous lequel on l’envisage, on voit également que la surface cherchée doit être telle que, si l’on en circonscrit une portion quelconque, par une ou plusieurs lignes droites ou courbes, formant une figure fermée, l’aire de la portion de surface déterminée par cette figure soit moindre que celle de toute autre surface se terminant au même contour.

Cette propriété, qu’on peut regarder comme caractéristique, et sur laquelle M. Monge insiste en plusieurs endroits de son Application de l’analise à la géométrie, paraît précisément avoir été le fondement des scrupules de notre estimable professeur. « Soit tracée en effet, dit-il, sur la surface prétendue minimum, et que nous supposons déterminée par des conditions qui la rende différente d’une surface plane ; soit tracée, dis-je, sur cette surface une courbe plane fermée quelconque ; on pourra à la portion de surface circonscrite par cette courbe substituer une surface plane, se terminant au même contour ; surface de moindre étendue qu’elle, et qui, réunie à la partie excédante, formera conséquemment une surface totale moindre que la surface prétendue minimum. » La conclusion de ce raisonnement serait qu’il n’existe point d’autre surface minimum que le plan, et que conséquemment, lorsque les limites données de la surface minimum demandée sont de nature à ce que cette surface ne puisse être plane, il ne saurait proprement y avoir de surface minimum ; conclusion que la géométrie et la mécanique semblent également s’accorder à repousser.

Ne serait-il pas plus exact de remplacer ce raisonnement par le suivant : « Entre des lignes droites ou courbes, planes ou à double courbure, invariables de nature et de situation, il existe toujours une surface de moindre étendue que toute autre surface déterminée par les mêmes lignes ; puisqu’on peut toujours concevoir une toile parfaitement flexible et élastique tendue entre ces limites ; et qu’il se faudra bien enfin que cette toile affecte une forme déterminée. »

« Supposons que ces limites soient telles que la surface minimum ne puisse être plane, si l’on pouvait tracer sur elle une figure plane fermée quelconque ; en substituant à la portion de surface comprise dans l’intérieur de cette figure la surface plane terminée au même contour, on obtiendrait une aire totale moindre que la première, qui conséquemment ne saurait être un minimum.

« Donc la surface minimum, entre des limites données, doit être telle qu’il soit impossible de tracer sur elle aucune figure plane fermée ; ou, ce qui revient au même, d’en détacher aucune portion, limitée dans tous les sens, par une section plane.

« Or, comme c’est là ce qui arriverait infailliblement, si la surface avait, du moins dans quelques points, ses deux courbures dirigées dans le même sens, il en faut conclure que la surface minimum, entre des limites données, doit avoir, dans toute son étendue, ses deux courbures de signes contraires » ; et c’est précisément ce qu’apprend l’analise.

Mais poussons plus loin. Par un point quelconque de cette surface, menons-lui, dans une direction quelconque, deux tangentes perpendiculaires l’une à l’autre ; et considérons les fibres de cette surface, supposée élastique, dont la direction est la même que celle de ces deux tangentes. Ces fibres seront courbées en sens inverse, et ne le seront que par contrainte, à raison de leur élasticité ; chacune d’elles fera donc effort pour se redresser, et conséquemment pour augmenter la courbure de l’autre, et, puisqu’elles se font équilibre, les deux efforts inverses devront être égaux. Mais ils sont évidemment proportionnels aux rayons de courbure des courbes qu’affectent respectivement les deux fibres, au point où elles se coupent ; donc ces deux rayons de courbure doivent être égaux.

Or, si l’on suppose que les deux tangentes dont il s’agit soient, pour chaque point, dirigées suivant les deux courbures de la surface ; les deux rayons de courbure dont il est question ici deviendront les rayons de courbure même de cette surface.

Il résulte donc de ce qui précède que, non seulement la surface minimum doit avoir, en tous ses points, ses deux courbures principales de signes contraires, mais que de plus ces courbures doivent être égales. Nous ne prétendons point, au surplus, donner ce raisonnement pour une démonstration proprement dite ; mais on voit cependant qu’il en renferme le germe, et qu’il suffit du moins pour faire pressentir les résultats d’une analise plus rigoureuse ; ce qui est, dans bien des cas, d’un très-précieux avantage.

Loin donc qu’il soit paradoxal de dire que la surface dont les deux rayons de courbure sont, en chacun de ses points, égaux et de signes contraires, soit en même temps celle dont l’aire est un minimum ; loin que l’on conçoive possible de prouver qu’elle ne l’est pas, il nous semble, au contraire, qu’il est peu de propositions aussi faciles à deviner ; parce qu’il en est peu, en effet, qui soient aussi exactement conformes aux indications du simple bon sens.

Mais, dira-t-on encore, en accordant, si l’on veut qu’il soit impossible de tracer, sur la surface minimum, une figure plane exactement fermée, du moins sera-t-il toujours possible de la couper par un plan, de manière à obtenir, pour ses intersections avec lui, deux courbes distinctes, telles que seraient, par exemple, deux hyperboles opposées ; et si, entre ces deux courbes, on substitue le plan à la portion correspondante de la surface prétendue minimum, on obtiendra un total moindre que cette surface, qui conséquemment ne saurait jouir réellement de la propriété qu’on lui attribue.

Ce raisonnement pourrait être bon, s’il s’agissait d’une surface qui dût jouir indéfiniment de la propriété du minimum ; et, dans ce cas, la surface demandée ne saurait être qu’un plan ; mais il s’agit d’une surface qui jouisse de cette propriété parmi toutes celles qui ont des limites fixes données, c’est-à-dire, parmi toutes celles qui se terminent au même contour. Or, lorsque deux surfaces sont simplement assujetties à passer par deux courbes données, isolées l’une de l’autre, et que ces deux surfaces ne se confondent pas, il est impossible de les comparer sous le rapport de leurs aires ; puisqu’elles sont indéfinies l’une et l’autre, et ne se terminent point au même contour.

Ces difficultés ainsi éclaircies, venons à la solution de la question proposée.