Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 07/Philosophie mathématique, article 1

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PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.

De l’analise et de la synthèse, dans les sciences
mathématiques[1] ;

Par M. Gergonne.
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1. Démontrer un théorème, c’est en général prouver, par un raisonnement exact, que ce théorème est une conséquence inévitable d’un ou de plusieurs autres théorèmes antérieurement admis. Résoudre un problème, c’est en ramener la solution à celle d’un ou de plusieurs autres problèmes qu’on sait déjà résoudre.

2. Il suit de ces notions, généralement admises, qu’aucun théorème ne pourrait être démontré ni aucun problème résolu, et que conséquemment toute science certaine serait impossible, si tous les théorèmes avaient besoin de démonstration, et tous les problèmes de solution. Mais il existe heureusement des théorèmes dont il suffit de connaître l’énoncé pour en apercevoir la vérité, et des problèmes qu’il suffit également d’énoncer pour que chacun comprenne clairement ce qu’il faut faire pour les résoudre.

3. Les théorèmes dont la vérité s’aperçoit à leur seul énoncé, sont ce qu’on appelle des Axiomes ; et les problèmes dont l’énoncé fait suffisamment comprendre de quelle manière ils doivent être résolus sont ce qu’on appelle Pétitions, Demandes ou Postulatum. Les axiomes et les demandes sont donc les bases de toutes nos connaissances ; par leur secours on parvient à des théorèmes et à des problèmes : ceux-ci conduisent à d’autres qui eux-mêmes en font éclore de nouveaux ; et c’est ainsi que l’édifice des sciences s’élève peu à peu[2].

4. Un théorème ou un problème peut résulter si prochainement, soit d’un autre théorème ou problème, antérieurement démontré ou résolu, soit d’un axiome ou d’une demande, qu’il suffise de l’énoncer à sa suite pour faire clairement apercevoir la liaison qui existe entre l’un et l’autre : un théorème ou problème qui dépend d’un autre d’une manière aussi immédiate en est dit un Corollaire.

5. Mais souvent un théorème à démontrer ou un problème à résoudre, quoique dépendant bien réellement de quelque autre théorème ou problème déjà démontré ou résolu, n’a point avec lui une liaison aussi apparente. Alors, pour rendre manifeste la dépendance entre l’un et l’autre ; il devient nécessaire de combler l’intervalle qui les sépare par une suite plus ou moins étendue d’autres théorèmes ou problèmes, tels qu’on puisse dire de chacun qu’il est un corollaire de celui qui le précède et qu’il a pour corollaire celui qui le suit. Il est évident, en effet, qu’au moyen de ce procédé la liaison entre les propositions extrêmes se trouvera solidement établie. C’est dans le choix tant du point de départ que des intermédiaires que consiste proprement l’art de démontrer les théorèmes et de résoudre les problèmes[3].

6. Supposons que, cette liaison étant déjà établie, il soit question de montrer à quelqu’un comment un théorème de la vérité duquel il doute encore se trouve dépendre d’un autre théorème qu’il a déjà admis, ou comment un problème qu’il ne sait point encore résoudre se ramène à d’autres dont il connaît déjà la solution ; il est clair qu’il faudra pour cela lui faire faire une revue exacte des intermédiaires qui lient l’un à l’autre et lui montrer que, dans la chaîne de ces intermédiaires, deux propositions consécutives quelconques, sont une conséquence nécessaire l’une de l’autre[4].

7. Mais il est clair que cette revue peut être faite dans deux sens différens ; et qu’on peut établir une vérité nouvelle soit en montrant qu’elle est une conséquence inévitable d’autres vérités déjà admises, soit en faisant voir, au contraire ; qu’elle se réduit au fond à ces mêmes vérités.

8. Ces deux manières inverses de procéder ont reçu, dès la plus haute antiquité, des dénominations différentes. On a appelé Synthèse ou Méthode synthétique, le procédé par lequel on s’élève ; par degrés, des vérités les plus élémentaires à celles qui le sont moins ; et on a appelé Analise ou Méthode analitique, la méthode qui consiste, au contraire, à redescendre des vérités les plus élevées aux plus élémentaires, dans la vue de faire voir que les premières se réduisent, au fond à celles-ci. Ces deux méthodes font donc parcourir la même route, mais dans des directions tout-à-fait inverses ; et elles n’ont absolument aucun avantage l’une sur l’autre, soit sous le rapport de la rigueur, soit sous celui de la brièveté.

9. Pour faire apercevoir plus clairement la marche et le caractère propre de ces deux méthodes, appliquons-les successivement aux théorèmes et aux problèmes. Soient en premier lieu une vérité à établir, une vérité dont on veut la faire dépendre, et les intermédiaires qu’on a choisis pour les lier l’une à l’autre. La démonstration synthétique du théorème aura la forme que voici :

Si est vraie, le sera aussi ;

Si est vraie, le sera aussi ;

Si est vraie, le sera aussi ;

Si est vraie, le sera aussi ;

Or est vraie,

Donc l’est aussi.

La démonstration analitique du même théorème aurait, au contraire, la forme suivante :

serait vraie, si l’était ;

serait vraie, si l’était ;

serait vraie, si l’était ;

serait vraie, si l’était ;

Or, est vraie,

Donc l’est aussi.

10. Supposons, en second lieu, qu’il soit question de résoudra un problème ; que soit la chose qu’il s’agit de trouver ; une chose qu’on sait trouver et au moyen de laquelle on veut parvenir à l’autre ; enfin les choses à l’aide desquelles on s’est déterminé à établir la liaison entre celles-là. La solution synthétique du problème aura la forme que voici :

étant connue, on peut trouver

étant connue, on peut trouver

étant connue, on peut trouver

étant connue, on peut trouver

Or, on sait trouver

Donc on sait trouver

Si, au contraire, on voulait procéder analitiquement, il faudrait raisonner de cette autre manière :

sera connu, si l’on sait trouver

sera connu, si l’on sait trouver

sera connu, si l’on sait trouver

sera connu, si l’on sait trouver

Or, on sait trouver

Donc on sait trouver

11. Il paraît évident, d’après ces notions, consacrées depuis vingt siècles, que lorsqu’on sait bien par quels intermédiaires les vérités, soit théoriques soit pratiques, sont enchaînées les unes aux autres ; on peut toujours, à volonté, dans l’exposition de ces vérités, suivre la méthode analitique ou la méthode synthétique. Il n’est pas moins évident que rien n’est plus aisé que de rendre analitique une démonstration ou une solution synthétique, et vice versa. Enfin l’on conçoit qu’on peut même, dans l’exposition de la vérité, mélanger entre elles ces deux méthodes d’une multitude de manières diverses. Ainsi, par exemple, si est une vérité élémentaire de laquelle on se propose de déduire une autre vérité d’un ordre plus élevé, et que soit une des vérités intermédiaires par lesquelles on veut parvenir de l’une à l’autre ; on pourra s’élever synthétiquement de à et descendre ensuite analitiquement de à ou bien on pourra descendre d’abord analitiquement de à et monter ensuite synthétiquement de à

12. Il paraît donc incontestable que l’analise est, tout aussi bien que la synthèse, une méthode de doctrine ; que chacune de ces deux méthodes est de nature à se suffire à elle-même ; et qu’enfin, lorsqu’on les emploie concurremment dans un même raisonnement, il suffit, à la rigueur, que l’une d’elles parcourre tout l’espace que l’autre n’aura pas parcouru[5].

13. Mais remarquons bien que nous n’avons encore considéré, dans tout ce qui précède, que le cas où il s’agit d’enseigner à autrui des vérités déjà découvertes, et dont l’enchaînement est bien connu. Voyons présentement de quelle manière on devra se conduire dans le cas où, au contraire, il s’agira d’ajouter des vérités nouvelles aux vérités déjà découvertes, et d’élever ainsi, de plus en plus, l’édifice de nos connaissances.

14. Ici il se présente deux cas très-distincts ; tantôt, en effet, on n’a d’autre but que de découvrir des vérités nouvelles sans en avoir spécialement aucune en vue ; tandis que d’autres fois, au contraire, l’analogie ou le besoin nous conduit à pressentir quelque vérité dont nous désirons nous assurer, sans savoir précisément à quelle vérité antérieurement établie elle peut se rattacher, ou à désirer la solution de quelque problème, sans connaître de quel problème déjà résolu on peut le faire dépendre.

15. Dans le premier cas, c’est-à-dire, lorsqu’on n’est mu que par le désir vague de parvenir à des vérités nouvelles, ce qu’il y a de mieux à faire est sans doute de tirer des vérités déjà découvertes, toutes les conséquences qui pourront en être déduites, dans l’espoir d’en rencontrer quelques-unes qui soient dignes de remarque ; c’est-à-dire qu’il faut s’abandonner alors à la méthode synthétique. Mais on conçoit que, dans ce cas même, on ne saurait se promettre des fruits précieux de cette méthode si elle n’est employée avec un talent convenable. Elle conduira bien, de quelque manière qu’on l’emploie, à des vérités nouvelles ; mais toutes les vérités nouvelles ne sont point également dignes de remarque ; et il serait fort possible qu’on n’en rencontrât aucune qui valût la peine d’être remarquée. Voilà aussi, sans doute, pourquoi, dans le grand nombre de ceux qui cultivent les sciences, il en est si peu qui leur fassent faire des progrès de quelque importance.

16. Dans le cas où, au contraire, on a besoin de s’assurer, en particulier, de la vérité d’une certaine proposition, ou de parvenir à la découverte d’une chose inconnue ; on ne voit guère d’autre moyen de parvenir au but ; s’il s’agit d’un théorème à démontrer, que d’en faire passer l’énoncé par une suite de traductions de plus en plus simples, et qui soient telles que chaque énoncé nouveau, supposé vrai, entraîne la vérité de celui dont il est la traduction immédiate, en continuant ainsi, jusqu’à ce qu’on arrive à quelque proposition de la vérité de laquelle on se soit préalablement assuré. Est-il question, au contraire, de résoudre un problème, on tentera de ramener la découverte de la chose cherchée à celle d’une autre chose, la découverte de celle-ci à celle d’une troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à une chose qu’on ait antérieurement appris à trouver ; d’où l’on voit que, dans l’un et dans l’autre cas, c’est la méthode analitique qu’il convient ici de préférer[6]. Mais on conçoit qu’ici encore on pourra passer éternellement de traduction en traduction sans rencontrer sur sa route aucun théorème antérieurement démontré ou aucun problème antérieurement résolu. Ainsi, dans la découverte de la vérité, on ne saurait se promettre plus de succès de l’analise que de la synthèse, si cet instrument de découverte n’est manié, tout comme l’autre, par une main habile et exercée. Voilà sans doute pourquoi tant de problèmes sont demeurés jusqu’ici, et demeureront encore longtemps peut-être sans être résolus.

17. Dans l’exposition des vérités déjà découvertes, on tient entre ses mains la chaîne du raisonnement ; et il n’est question que de la montrer à ceux qu’on enseigne, et de leur faire parcourir successivement les divers anneaux qui la composent, ce qui se peut faire d’un grand nombre de manières diverses, partie dans un sens et partie dans un autre. Mais, dans la recherche des vérités nouvelles, on n’a plus la même liberté. On ne connaît alors, en effet, que l’une des deux extrémités de cette chaîne ; et, suivant que c’est le premier ou le dernier anneau qui est connu, c’est la synthèse ou l’analise qu’il faut employer.

18. On a comparé, avec beaucoup de vérité, ces deux méthodes à celles qu’on peut suivre dans la recherche et dans l’exposition des généalogies. Il est certain, en effet, que celui qui connaît bien une généalogie, pourra indifféremment la faire connaître aux autres en descendant sans cesse du père au fils ou en remontant sans cesse du fils au père ; mais il n’en sera plus ainsi s’il veut lui-même découvrir une généalogie qui lui est inconnue. Il est évident, en effet, que ce sera uniquement en descendant sans cesse du père au fils qu’il parviendra à connaître les descendans actuels d’un homme qui a vécu dans des temps antérieurs ; tandis que ce sera au contraire en remontant sans cesse du fils au père qu’il pourra découvrir quels devaient être, à une époque éloignée, les ancêtres d’un homme vivant qu’on lui désigne.

19. Il paraît résulter clairement de ces notions que, de même que l’analise est, tout aussi bien que la synthèse, une méthode de doctrine, la synthèse est à son tour, tout aussi bien que l’analise, une méthode d’invention[7] ; mais, tandis que, dans l’exposition des vérités déjà découvertes, ces deux méthodes peuvent être indistinctement employées ; on est forcé, au contraire, dans la poursuite des vérités nouvelles, d’employer exclusivement l’une ou l’autre, suivant que les recherches auxquelles on se livre ont un objet vague ou qu’elles sont relatives à une question déterminée. On voit enfin que, quelle que puisse être celle de ces deux méthodes que l’on se détermine à employer, dans quelque recherche que ce soit, son usage ne saurait jamais garantir le succès.

20. Dans la doctrine que je viens de développer, j’ai employé les mots synthèse et analise suivant l’acception qu’on leur a uniformément et constamment donnée, jusqu’à la moitié du dix-huitième siècle[8]. C’est aussi celle qui est la plus rapprochée de l’étymologie de ces deux mots[9]. Mais depuis lors Condillac et les métaphysiciens de son école ont tellement embrouillé toutes ces notions qu’il n’est pas surprennant qu’on soit obligé aujourd’hui d’exposer, avec beaucoup de soin et de détail, des notions qui auraient pu peut-être passer pour triviales il y a environ un siècle. Examinons donc, et réduisons, s’il se peut, à sa juste valeur, la doctrine professée, sur l’analise et la synthèse, par le chef de cette secte philosophique, dans l’ouvrage où il prétend nous donner les seuls véritables préceptes sur l’art de penser ; et que ses trop dociles disciples ont cru un moment, sur sa parole, devoir produire une révolution dans l’esprit humain.

21. Mais la doctrine de Condillac sur ce point est d’un examen d’autant plus embarrassant et plus difficile, qu’après avoir lu son livre en entier, on ne voit pas encore bien clairement ce qu’il entend proprement par analise et par synthèse ; tout ce qu’on peut en recueillir, c’est qu’il professe pour la dernière de ces deux méthodes le mépris le plus profond, et qu’il regarde l’autre, au contraire, comme la méthode unique, la méthode par excellence ; et on a d’autant plus lieu d’en être surpris que d’une part il considère quelquefois ces deux méthodes comme n’en faisant qu’une, et que d’une autre il confesse ne rien comprendre à la première.

22. On serait même fort tenté de croire que Condillac donne aux mots synthèse et analise des acceptions tout-à-fait différentes de celles que nous avons adoptées ici[10] ; si on ne le voyait chercher l’idée qu’on doit attacher à ces mots dans la Logique de Port-Royal, qui professe, sur ce sujet, une doctrine tout-à-fait conforme à la nôtre[11].

20. Cependant Condillac nous dit sans cesse, sur l’analise et sur la synthèse, des choses qui semblent ne pouvoir aucunement leur convenir. Suivant lui, analiser c’est tantôt observer successivement et avec ordre, et d’autres fois c’est décomposer et recomposer. Nous avons pourtant vu (8) que la synthèse, aussi bien que l’analise, observait successivement et avec ordre ; mais nous avons vu aussi que l’art de décomposer appartenait exclusivement à l’analise et celui de composer à la synthèse.

24. Suivant Condillac, il appartient à la synthèse de décomposer comme de composer ; et il appartient à l’analise de composer comme de décomposer (Part. II, chap. VI) ; et il serait absurde, ajoute-t-il, d’imaginer qu’on pût raisonner en s’interdisant, à son choix, toute composition ou toute décomposition. On a vu pourtant (11) qu’on peut, à volonté, rendre synthétique un raisonnement analitique, et analitique un raisonnement synthétique ; et (12) que chacun de ces deux modes de raisonnement se suffit complètement à lui-même.

25. Condillac reconnaît (même chap.) que l’analise et la synthèse sont deux méthodes inverses l’une de l’autre ; mais il en tire cette étrange conclusion que, si l’une d’elles est bonne, l’autre est nécessairement mauvaise. Comment donc n’a-t-il pas vu, ou plutôt, comment n’a-t-il pas voulu voir qu’on rencontre à chaque pas, dans la plupart des sciences, des méthodes tout-à-fait contraires, que l’on emploie pourtant avec un avantage à peu près égal ? Et, pour n’en citer qu’un exemple, niera-t-on que les deux fameuses expériences par lesquelles on prouve que l’eau n’est point une substance simple ne soient également concluantes, et que chacune d’elles ne mette, à elle seule, cette vérité dans tout son jour ?

26. Suivant Condillac (Part. II, chap. VIII), toutes les questions sont également faciles, lorsqu’on a les données suffisantes pour les résoudre ; mais, à ce compte, pourquoi donc les efforts réunis des plus grands géomètres n’ont-ils pu encore, par exemple, triompher des difficultés que présente la résolution des équations du 5.me degré ? Sont-ce là les données qui manquent ? non sans doute ; mais c’est que, comme nous l’avons déjà fait voir (19), ni l’analise ni la synthèse ne sont et ne sauraient être des méthodes infaillibles.

27. Condillac attribue, avec raison, à l’analise (Part. II, chap. VII) les immenses progrès qu’ont fait les sciences mathématiques dans ces derniers temps ; mais d’abord, s’il regarde comme synthétiques les méthodes suivies par les géomètres de l’antiquité, il faudra reconnaître que, si la marche de la synthèse est plus lente que celle de l’analise, elle est tout au moins aussi sure, et très-certainement plus lumineuse. Si même on considère que nous n’avons fait que continuer ce que les anciens ont commencé, et qu’en toutes choses les premiers pas sont toujours les plus difficiles, on sera tenté d’accorder la préférence à la synthèse, qui a fait faire aux géomètres de l’antiquité tant de difficiles découvertes.

28. Mais il y a, dans tout ceci, une équivoque qu’il est d’abord nécessaire de lever. Ce qu’on appelle vulgairement algèbre se compose de deux parties tout-à-fait distinctes : l’une enseigne à soumettre au calcul les grandeurs indéterminées, tandis que l’autre se borne à enseigner à résoudre des problèmes à l’aide des équations. Cette dernière partie a été la première inventée, et on lui a donné le nom d’analise algébrique, parce que les procédés sont en tout semblables à ceux de l’analise logique. L’autre partie de l’algèbre, au contraire, n’ayant été créée que peu à peu, on n’a pas songé à lui donner un nom particulier ; on l’a regardée simplement comme une sorte de perfectionnement accessoire de l’analise algébrique, dont elle a continué à conserver le nom ; et c’est ainsi qu’en, mathématiques les mots algèbre et analise ont long-temps été réputés, et sont encore regardés aujourd’hui par beaucoup de gens, comme exactement synonymes. Par opposition, les géomètres ont appelé synthétique toute méthode mathématique dans laquelle on parvient à son but sans faire aucun usage des symboles algébriques.

29. Mais, si l’on veut conserver aux mots synthèse et analise l’acception universellement admise, on sera forcé de reconnaître que ce qu’on appelle vulgairement en mathématiques algèbre ou analise se compose de deux parties essentiellement distinctes, qui sont l’art de calculer les grandeurs indéterminées et l’art de résoudre les problèmes à l’aide des équations. La première de ces deux parties, plus synthétique qu’analitique, pourra conserver le nom d’algèbre[12] ; et l’on donnera, si l’on veut, à l’autre, le nom d’analise algébrique ; quoique dans le fait cette analise soit purement arithmétique, du moment que les seules inconnues sont représentées par des lettres. Il sera nécessaire de reconnaître aussi qu’on fait très-souvent de la synthèse en algèbre, même en employant les équations ; tandis que des recherches de géométrie pure sont, le plus souvent, conduites par l’analise, ainsi qu’un examen attentif des ouvrages tant des géomètres de l’antiquité que de ceux d’entre les modernes qui ont marché sur leurs traces, le prouve victorieusement.

30. Condillac dit encore que les langues sont des méthodes analitiques, que toute science se réduit à une langue bien faite ; et que c’est parce que l’algèbre est une langue de cette nature, et même une langue qu’on ne pouvait mal faire, que son usage a si puissamment contribué au progrès des sciences mathématiques ; d’où il tire cette conséquence que, pour parvenir, dans toutes les autres sciences, à la certitude rigoureuse que personne ne conteste à celle-là, il ne s’agit uniquement que d’en refaire la langue.

31. Mais d’abord, comme, excepté les noms propres et ceux des idées simples, tous les mots de nos langues expriment des collections, des combinaisons d’idées, que nous avons nous-mêmes formées avec des idées simples ; on serait tout aussi bien fondé à regarder les langues comme des méthodes synthétiques qu’à les envisager comme des méthodes analitiques. Quoi qu’il en puisse être d’ailleurs, ces langues sont bien réellement des méthodes, et même des méthodes extrêmement précieuses ; mais dont le caractère essentiel et distinctif consiste à remplacer les objets de nos pensées par des signes purement arbitraires et conventionnels, n’ayant avec eux aucune liaison nécessaire ; et, comme on en use de même en algèbre, il est très-vrai de dire que l’algèbre est aussi une langue ; mais, puisque cette langue s’est perfectionnée peu à peu, et se perfectionne même encore tous les jours, il s’ensuit qu’il est faux de dire qu’on ne pouvait la mal faire. Si, en effet, il en était ainsi, elle aurait dû recevoir d’un premier jet toute la perfection dont elle est susceptible.

32. À la vérité, si, dès l’origine, l’algèbre n’a point été et n’a point pu être une langue parfaite, elle n’en a pas moins été une langue exacte et rigoureuse ; mais, prétendre que c’est à l’exactitude de cette langue que tient la rigueur dès vérités mathématiques, c’est, ce nous semble, prendre l’effet pour la cause et vice versa. Si, en effet, on a pu rendre, dès l’origine, la langue algébrique tout-à-fait rigoureuse ; c’est que cette langue n’avait à exprimer que des objets et des rapports abstraits, tout-à-fait simples et nettement circonscrits. Aussi raisonnait-on déjà très-rigoureusement sur ces objets, au moyen de la langue vulgaire, bien avant l’invention de celle-là, qui n’a fait que rendre les raisonnemens plus aisés, en les rendant plus concis, et en les ramenant à des règles presque mécaniques.

33. Loin donc que l’extrême rigueur que personne n’a jamais songé à contester aux sciences mathématiques ait sa cause dans la perfection du langage de ces sciences ; il y a beaucoup plus d’apparence que c’est au contraire à cause de l’extrême simplicité des objets auxquels ces sciences sont relatives, qu’on a pu parvenir à donner tant de précision à la langue qui en exprime la nature et les propriétés. Mais, du moment que nous voudrons porter nos méditations sur d’autres objets moins simples et moins abstraits, sur des objets réels existant hors de nous, et dont nous ne pouvons apercevoir que les propriétés les plus apparentes, nous aurons beau faire et refaire la langue, nous aurons beau recourir à tout autre expédient quelconque ; nous n’atteindrons jamais à une rigueur comparable à celle qu’on rencontre dans les sciences mathématiques[13].

34. Condillac enfin répète, presque à chaque page de sa logique, qu’on ne peut aller que du connu à l’inconnu ; s’il veut dire par là qu’il faut nous prendre à ce que nous savons pour nous conduire à ce que nous ne savons pas encore ; c’est très-certainement une grande vérité, mais qui, par là même était à peu près inutile à dire[14] : Apollonius comme Euler, Archimède comme Lagrange, n’ont jamais prétendu nous instruire par une autre voie, mais comme Condillac dit quelque part que L’analise commence toujours bien, tandis que la synthèse commence toujours mal ; on est fondé à soupçonner qu’il pense que l’analise seule va du connu à l’inconnu, tandis qu’au contraire la synthèse va de l’inconnu au connu.

35. La vérité est pourtant que c’est précisément l’inverse ; que, s’il est une méthode de laquelle on puisse dire, en quelque sorte, qu’elle va de l’inconnu au connu, c’est tout justement l’analise, tandis que la synthèse, au contraire, procède constamment du connu à l’inconnu. Cette dernière méthode, en effet, comme nous l’avons, déjà remarqué (8), s’élève peu à peu des vérités les plus simples et les plus populaires aux plus sublimes conceptions auxquelles, il soit possible à l’esprit humain de parvenir ; tandis que l’autre, au contraire, redescend par degrés de celles-ci aux notions triviales dans lesquelles toute proposition vraie doit se résoudre en effet.

36, La seule manière de faire de la logique de Condillac un ouvrage raisonnable serait, à ce qu’il nous paraît, d’y remplacer partout les mots analise et synthèse, par ces expressions : bonne méthode et mauvaise méthode, mais, par cette substitution même, on en ferait un ouvrage tout-à-fait inutile ; puisqu’il se réduirait à dire que, dans toutes recherches, il faut soigneusement s’attacher aux bonnes méthodes, et éviter les mauvaises ; ce que personne jusqu’ici n’a probablement encore songé à contester.

37. Nous désirons bien sincèrement que ces réflexions puissent contribuer à détruire l’illusion et l’espèce d’engouement peu philosophique qu’a produit, dans sa nouveauté, la logique de Condillac ; engouement que le talent supérieur de quelques-uns des disciples de ce métaphysicien célèbre, beaucoup plus que le mérite intrinsèque de sa doctrine, à contribué à entretenir. Peut-être se convaincra-t-on, en lisant ceci, que Condillac n’est point un guide aussi sûr et aussi utile qu’il a l’air de l’insinuer dans le dernier chapitre de son ouvrage ; et que, parmi les philosophes qui l’ont précédé, et qu’il traite avec un dédain si superbe, il en est qui ont vu, avant lui, et peut-être mieux que lui, en quoi consiste réellement tout l’artifice du raisonnement. Puisse-t-on aussi se dégoûter enfin de la manie d’employer le mot analise en toutes rencontres, sans aucune sorte de discernement[15].

38. Dans le premier chapitre d’un ouvrage très-recommandable, sous beaucoup de rapports[16] ; M. Carnot a exposé, sur l’analise et sur la synthèse, une doctrine qui lui est propre ; et qui n’a pas plus d’analogie avec celle de Condillac qu’avec la notre. Pour ne rien laisser à désirer sur le sujet qui nous occupe, nous croyons devoir, en terminant, faire quelques réflexions sur cette doctrine. Mais ici du moins nous ne rencontrerons pas des embarras pareils à ceux que nous a donné l’examen des principes de Condillac : M. Carnot, dans l’ouvrage cité, expose sa doctrine de la manière la plus franche et la plus lumineuse.

39. Mais cet illustre géomètre semble ignorer, dès l’abord, ce que pourtant, nous en sommes bien sûrs, il sait tout aussi bien que nous. Nous voulons dire qu’il semble croire que les mots synthèse et analise ont une signification intrinsèque, tout-à-fait indépendante des conventions humaines, et il a l’air de vouloir chercher quelle peut être cette signification[17]. Qu’on se détermine à donner à telle méthode le nom d’analise, et à telle autre le nom de synthèse ; rien de plus libre et de plus légitime sans doute ; mais se demander sérieusement ce que c’est que la synthèse et ce que c’est que l’analise, c’est, ce nous semble, une question à laquelle il est impossible de faire une réponse raisonnable.

40. Pour établir sa doctrine, M. Carnot pose d’abord en principe que l’analise doit être une méthode très-différente de la synthèse ; qu’elle doit lui être de beaucoup supérieure ; et qu’enfin elle doit être en entier l’ouvrage des modernes. Mais on ne conçoit pas trop sur quel fondement il a pu appuyer ces assertions. Il est certain du moins que les anciens employaient une manière de raisonner qu’à tort ou à raison ils avaient appelée analise ; et si l’école de Condillac a considéré l’analise comme une invention moderne, bien supérieure à la synthèse ; on verra bientôt que l’analise de Condillac n’a absolument rien de commun avec celle de M. Carnot, dont Condillac ne pouvait même avoir aucune idée.

41. Ces principes une fois posés, M. Carnot passe successivement en revue toutes les diverses idées qu’on pourrait se former de l’analise ; il observe d’abord, avec beaucoup de fondement, à ce qu’il nous parait, que l’analise ne saurait consister dans l’emploi des signes abréviatifs ; puisqu’alors, par exemple, l’écriture sténographique devrait être réputée un procédé analitique. Nous ajouterons qu’il en devrait être de même des formes elliptiques si souvent employées dans le discours. Il est certain, en effet, que, quelque inappréciable que soit l’avantage des signes abrégés ; le plus ou le moins de brièveté des symboles par lesquels nous représentons nos pensées ne saurait constituer une différence de méthodes, lorsque d’ailleurs il n’y a rien de changé dans la forme du raisonnement.

42. M. Carnot ne dit rien de l’emploi des caractères généraux, laissant aux grandeurs toute leur indétermination ; mais nous suppléerons à son silence sur ce point en observant que, dans la substitution de ces caractères aux symboles des quantités déterminées, il n’y a simplement que l’objet du raisonnement qui change ; et que conséquemment, si le raisonnement demeure d’ailleurs le même, il n’y a point encore là un changement de méthode.

43. M. Carnot examine enfin l’opinion qui fait consister l’analise et la synthèse dans les deux sens, inverses l’un de l’autre, suivant lesquels on peut passer en revue la série des intermédiaires au moyen desquels on lie le connu à l’inconnu ; et il ne croit pas cette opinion plus fondée, que les précédentes. Il en donne deux raisons principales ; la première, c’est qu’en adoptant cette opinion, les modernes ne pourraient s’attribuer l’invention de l’analise ; la seconde, c’est qu’on ne trouverait pas là une raison suffisante de l’immense supériorité de l’analise sur la synthèse.

44. Mais d’abord, on ne voit pas bien clairement pourquoi l’analise devrait être une méthode telle qu’on n’en pût attribuer l’invention qu’aux modernes. Ce sont eux, à la vérité, qui ont généralisé, étendu et perfectionné l’application de ce que les anciens appelaient analise à la résolution des problèmes, application dont Diophante leur avait offert le premier exemple, en réduisant en algorithme l’analise logique de Platon. Mais c’est moins l’invention d’un algorithme que la manière dont on en fait usage, qui constitue une méthode ; tout comme ce n’est pas le choix des caractères ou des sons qui constitue une langue parlée ou écrite.

45. On ne voit pas davantage pourquoi il serait nécessaire que la méthode à laquelle on se déterminerait à donner le nom d’analise eût une supériorité marquée sur celle qu’on appellerait synthèse ; et il suffirait, certes, bien que ces deux méthodes différassent, soit dans le but soit dans les moyens, pour justifier la différence des dénominations qu’on leur aurait données ; or, c’est ce qui a lieu, en effet, lorsqu’on entend les mots synthèse et analise suivant l’acception que nous leur avons données au commencement de cet article.

46. M. Carnot paraît n’avoir envisagé la synthèse et l’analise des anciens que sous l’unique point de vue de l’enseignement des vérités déjà découvertes, et il est bien certain qu’alors, en effet (8), elles n’ont absolument aucune sorte d’avantage l’une sur l’autre, et sont, dans chaque cas particulier, tout aussi propres l’une que l’autre à conduire au but auquel on veut atteindre. Mais il n’en est plus de même (17) lorsqu’il s’agit de découvrir des vérités nouvelles ; et il est, certes, bien permis de regarder alors comme méthodes différentes deux méthodes qu’on ne peut employer indistinctement et entre lesquelles on ne peut se permettre de faire arbitrairement un choix. Il est très-vrai que, dans ce cas, comme dans celui où il s’agit d’exposer des vérités déjà découvertes, l’une des deux méthodes n’a aucune supériorité sur l’autre ; mais encore un coup, rien ne nécessite cette supériorité ; ce sont ici deux instrumens également nécessaires, et que l’inventeur doit employer tour-à-tour, suivant les circonstances dans lesquelles il se trouve.

47. M. Carnot ayant ainsi passé en revue tout ce qu’on a pu appeler analise, et ne découvrant, dans tout cela, rien de conforme à l’idée qu’il s’est formée de cette méthode, se demande enfin quel peut donc être le caractère propre de l’analise ; et il croit le rencontrer dans l’emploi des formes algébriques inintelligibles par elles-mêmes et dans l’application du calcul à ces espèces de symboles hiéroglyphiques. On sait d’ailleurs qu’il appelle ainsi les quantités négatives isolées, et toutes les expressions algébriques auxquelles elles peuvent donner naissance, telles que sont en particulier les expressions imaginaires. Suivant donc la doctrine de M. Carnot, soit qu’on cherche la vérité, soit qu’on veuille la montrer à autrui, soit qu’on parle la langue vulgaire ou qu’on emploie les symboles algébriques ; soit enfin qu’on s’élève des vérités premières à d’autres vérités d’un ordre supérieur ou qu’on redescende de celles-ci aux vérités simples, on procédera synthétiquement toutes les fois qu’on ne perdra pas son objet de vue et que les intermédiaires dont on fera usage seront des êtres réels tout-à-fait concevables pour l’intelligence et de nature à pouvoir être montrés, ainsi qu’il arrive constamment dans la géométrie élémentaire et très-fréquemment en algèbre ; mais lorsque, au contraire, dans la chaîne des intermédiaires auxquels on aura eu recours pour lier deux vérités l’une à l’autre, il s’en trouvera un ou plusieurs, non susceptibles d’être conçus par l’esprit, et tout-à-fait inintelligibles pour lui, la méthode sera dès-lors analitique. D’ailleurs, une fois que, par cette méthode, on sera parvenu au but qu’on se proposait d’atteindre, on pourra, le plus souvent, quoiqu’avec moins de brièveté, substituer à la chaîne analitique une chaîne absolument synthétique ; et c’est probablement, suivant M. Carnot, ce que Newton a fait dans ses Principes ; et c’est ce que nous faisons souvent nous-mêmes, lorsque nous voulons mettre les hautes théories mathématiques à la portée des hommes peu versés dans la science du calcul.

48. Telle est, en substance, la doctrine de M. Carnot, sur l’analise et sur la synthèse mais d’abord on peut se demander s’il est bien vrai que les quantités négatives isolées et toutes les expressions qui en naissent, soient aussi inintelligibles qu’il le prétend ? Nous croyons du moins avoir prouvé ailleurs[18] qu’on pouvait envisager la théorie des quantités négatives de manière à faire de ces quantités des êtres tout aussi intelligibles que peuvent l’être les quantités positives ; et nous avons prouvé en même temps que, si l’on voulait regarder les quantités négatives isolées comme de simples formes algébriques ; il fallait, pour être conséquent, ranger dans la même cathégorie les quantités fractionnaires et, à plus forte raison, les incommensurables. En outre, quelques tentatives qui ont été faites dans ces derniers temps[19], permettent tout au moins de douter si les imaginaires sont des êtres aussi inintelligibles qu’on l’avait cru jusqu’ici : or, il paraît peu convenable, à ce qu’il nous semble du moins, de fonder une doctrine sur une distinction contestée, et qui pourrait, à la rigueur, être tout-à-fait illusoire.

49. Admettons cependant que cette distinction soit aussi réelle qu’elle peut ne l’être pas ; supposons, pour un moment, qu’il y ait, en effet, des formes algébriques tout-à-fait et à jamais inintelligibles par elles-mêmes. Comme il est toujours permis d’attacher à chacun des mots d’une langue une signification quelconque, et même de changer leur acception vulgaire, pour leur en donner une autre tout-à-fait différente ; en appelant synthétique toute recherche dans laquelle on ne fait aucun usage des formes algébriques, et analitiques les recherches où, au contraire, on les met en œuvre ; quelque loin qu’il se soit d’ailleurs placé des étymologies, M. Carnot n’aura fait qu’user d’un droit tout-à-fait incontestable. Mais aura-t-il fait convenablement d’user de ce droit, et sur-tout d’en user comme il l’a fait ; et ne se sera-t-il pas même mis ainsi dans une sorte d’opposition avec ses principes ? Voilà ce qu’il nous reste présentement à examiner.

50. Lorsque des méthodes ont reçu des noms depuis long-temps, et que d’autres, au contraire, n’ont point encore été qualifiées ; il est certainement bien permis, en toute rigueur, de dépouiller les premières de leurs dénominations pour les transporter aux dernières ; cependant, comme enfin il faut pouvoir dans le discours désigner les unes tout aussi bien que les autres, il deviendra nécessaire de remplacer pour les premières, par des dénominations nouvelles, les dénominations qu’on leur aura ainsi enlevées. Mais alors ne serait-il pas revenu au même dans le fond, et n’aurait-il pas été beaucoup plus raisonnable d’appliquer de suite ces dénominations nouvelles aux dernières méthodes, et de conserver aux premières des dénominations consacrées par un long usage, et tout-à-fait d’accord avec l’étymologie ? Cela devient plus important encore, lorsque ces dénominations sont en usage dans diverses sciences qui peuvent ne pas s’accommoder toutes également bien de cette transposition de noms[20].

51. Pour que deux méthodes puissent être réputées l’une synthétique et l’autre analitique, M. Carnot exige que ces méthodes soient essentiellement différentes ; cependant il résulterait de ses idées sur l’analise et sur la synthèse qu’une même opération serait tantôt analitique et tantôt synthétique, suivant le rapport de grandeur des quantités soumises au calcul ; et que même lorsqu’on opérerait sur des symboles généraux ou indéterminés, on ne pourrait point dire, après l’opération terminée, quel procédé on a suivi ; puisque ce ne serait que par des applications numériques qu’on pourrait savoir si, dans le cours du calcul on a ou on n’a pas passé par des formes algébriques. Or, de quelle importance peut-il être de qualifier par deux dénominations différentes un procédé unique, suivant que les objets auxquels on l’applique ont entre eux tel ou tel autre rapport de grandeur ?

52. Nous comparerions volontiers M. Carnot à un étranger qui, habitant la France depuis peu de temps, et ne connaissant pas encore bien exactement la valeur des mots de la langue française, se serait proposé de deviner de lui-même, par la seule fréquentation du monde, la véritable signification des mots synthèse et analise. Cet étranger, en effet, aurait pu raisonner à peu près comme il suit : « J’entends parler de toutes parts de l’extrême supériorité de l’analise sur la synthèse, et lui attribuer les immenses progrès qu’ont fait les sciences exactes dans ces derniers temps. J’entends dire aussi que l’analise est une invention toute moderne ; que les anciens géomètres n’ont procédé que synthétiquement ; que Newton lui-même n’a point procédé dans ses Principes d’une manière différente ; et que c’est sur-tout entre les mains des Clairaut, des Euler, des Dalembert, des Lagrange et des Laplace que l’analise a reçu un accroissement si prodigieux. Je compare donc les écrits des anciens, et même ceux de Newton aux productions de ces illustres modernes, et je m’aperçois que, tandis que ces derniers me mènent à la vérité à travers une multitude de symboles hiéroglyphiques inintelligibles pour mon esprit, que tandis qu’ils perdent long-temps leur objet de vue, pour s’occuper exclusivement de ces symboles, et des diverses combinaisons dont ils peuvent être susceptibles, les autres, au contraire, n’abandonnent jamais leur objet, et ne m’en montrent jamais que des transformations et combinaisons réalisables, et que mon esprit peut concevoir, mais je vois, en même temps que, tandis que la marche de ceux-ci a quelque chose de traînant et d’embarrassé, celle des autres, au contraire, quoique moins lumineuse, est incomparablement plus rapide, et qu’elle est susceptible de s’élever à des hauteurs où l’autre ne saurait que très-difficilement atteindre ; je me trouve donc fondé à soupçonner, avec beaucoup de vraisemblance, que c’est principalement l’emploi ou le non-usage des symboles hiéroglyphiques, des formes algébriques inintelligibles, qui constitue la différence entre l’analise et la synthèse ».

53. Mais notre étranger aurait pu tout aussi bien raisonner ainsi ; « Je vois chez les modernes un algorithme tout-à-fait inconnu aux anciens ; mais j’aperçois en même temps que cet algorithme ne présente qu’une traduction abrégée de la manière de raisonner et de découvrir la vérité que Platon avait enseignée à ceux-ci, et que son principal avantage est seulement de réduire le raisonnement à des procédés sûrs et purement mécaniques ; ce qui a permis à un plus grand nombre d’hommes de s’occuper des spéculations mathématiques, d’en perfectionner l’instrument, et de les pousser plus avant ; je rencontre en outre parmi les inventions des modernes l’usage de représenter les grandeurs par des symboles généraux et indéterminés ; j’y rencontre aussi les méthodes différentielles et intégrales ; et je suis fondé à croire que c’est à l’ensemble de toutes ces diverses ressources que les modernes doivent leur supériorité en mathématiques. Je sais d’ailleurs fort bien que tous ceux qui parlent la même langue n’attachent pas constamment les mêmes idées aux mêmes mots, que quelquefois même ils négligent d’en faire un usage exactement conforme aux idées qu’il y attachent, et qu’enfin, par répugnance pour les mots nouveaux, ils emploient souvent un même mot sous des acceptions diverses. Il est donc possible et même fort probable que, donnant au tout le nom de la partie, ils auront, par abus de langage, compris sous la dénomination commune d’analise l’ensemble des moyens qu'ils ont créés pour perfectionner les sciences exactes ; mais il s’en suivra uniquement qu’en s’exprimant ainsi, ils s’expriment d’une manière peu rigoureuse ; et que l’analise et la synthèse, proprement dites, n’en demeurent pas moins, suivant l’étymologie, ce qu’elles étaient au temps de Platon ».

54. Nous n’avons pas besoin d’observer, au surplus, que les idées de M. Carnot sur l’analise et sur la synthèse ne sont pas mieux d’accord avec celles de Condillac qu’avec les nôtres. Si on les adoptait, la qualification de méth de ténébreuse que Condillac donne, on ne sait pourquoi, à la synthèse, conviendrait incomparablement mieux à l’analise. Mais une méthode, tout comme une route souterraine, pour être ténébreuse, peut fort bien, malgré cela, n’en être pas moins sure, et c’est là, en effet, le cas de l’analise, dans le sens que M. Carnot attache à cette expression.

55. C’est sans doute une très-heureuse témérité, de la part des géomètres, que d’avoir osé soumettre au calcul certaines expressions, dont ils ne pouvaient eux-mêmes avoir une idée bien nette à l’époque où ils se sont déterminés à en faire usage ; et cette témérité a puissamment contribué au progrès de l’analise. Rien ne s’oppose certainement à ce qu’on caractérise l’usage de ces expressions par une dénomination particulière, mais il nous paraît, encore un coup, souverainement raisonnable de conserver aux mots synthèse et analise une signification à la fois conforme à l’étymologie et consacrée par un long usage. On ne pourrait d’ailleurs leur donner une nouvelle destination, qu’en les remplaçant, dans la leur, par d’autre mots qui, avec quelque soin qu’on les choisisse, aurait long-temps contre eux la défaveur dont nous frappons constamment tout ce qui s’écarte de nos habitudes.


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  1. Ce qu’on va lire n’est que le résumé de la doctrine développée dans un mémoire fort étendu, que l’académie de Bordeaux a bien voulu couronner en 1813, et dont je n’ai pu garder de copie.
  2. Il n’entre point dans mon sujet d’examiner de quelle manière nous parvenons à l’intelligence des axiomes et des demandes ; mais, quelque parti que l’on veuille prendre à leur égard ; qu’on les exprime ou qu’on les sous-entende, dans les traités élémentaires ; il n’en est pas moins vrai, que tout théorème qui ne peut se réduire à un ou plusieurs axiomes est une proposition fausse ; et que tout problème qu’on ne saurait faire dépendre de quelques demandes est un problème tout-à-fait insoluble.

    Au surplus, parmi les axiomes, on doit aussi ranger les définitions. Elles ne sauraient, en effet, être contestées ; car les mots n’ayant d’eux-mêmes aucune signification, il est toujours permis d’en fixer arbitrairement l’acception.

    On comprend, d’ailleurs, par la manière dont je m’exprime ici, que je n’entends parler que des définitions de nom ; mais c’est que je crois aussi qu’il n’y en a proprement que de cette sorte, dans les sciences spéculatives.

    Il n’est qu’un seul cas, je crois, où les définitions ne soient point libres : c’est celui où se trouvent les auteurs de vocabulaires. Leur tâche n’est point en effet d’expliquer le sens qu’ils attachent aux mots ; mais bien celui que toute une nation y attache.

  3. On doit remarquer ici que, dans une science, il est peu de proposition qui ne puisse être considérée comme une espèce de centre où viennent également concourir les conséquences d’une multitude d’autres propositions, dont chacune conséquemment pourrait, à son tour, être prise pour point de départ dans le raisonnement qui doit établir l’autre, De plus, le choix de la proposition de laquelle on veut partir pour parvenir à une proposition nouvelle étant fait, on peut souvent aller de l’une à l’autre par une multitude de routes diverses ; et c’est par l’effet de ces deux causes qu’un même théorème peut souvent être démontré et un même problème résolu de tant de manières différentes. L’art de choisir entre ces divers procédés de démonstration et de solution étant étranger à l’objet que je me propose ici, je ne m’y arrêterai pas.
  4. Il n’est point hors de propos de remarquer que, le plus souvent, deux propositions consécutives ne sont une conséquence nécessaire l’une de l’autre qu’en vertu de quelque autre proposition, exprimée ou sous-entendue, que l’on peut considérer comme auxiliaire ou collatérale de celles qui forment proprement la chaîne du raisonnement.

    On peut remarquer aussi qu’il n’est point généralement vrai, comme quelques métaphysiciens l’ont voulu prétendre, que les propositions dont un raisonnement se compose soient toutes équivalentes, et ne diffèrent uniquement que par l’expression. Cela arrive bien quelque fois ; mais souvent aussi, si une proposition renferme celle qui la suit, celle-ci, à son tour, ne renferme pas l’autre, parce qu’elle n’en est qu’un cas particulier.

    On peut, au surplus, consulter, sur tout ceci, la page 206 de ce volume.

  5. Toutefois, comme nous ne saurions compter assez sur notre attention pour être certain de ne jamais nous tromper, dans un raisonnement un peu étendu, il peut être bon, et il est même très-convenable de vérifier, par l’une des deux méthodes, les résultats obtenus par l’autre ; à peu près comme le calculateur s’assure, par un calcul inverse, de l’exactitude d’un premier calcul qu’il vient de terminer ; mais il ne faut pas confondre une simple mesure de précaution et de prudence, avec l’essence de la méthode nécessaire pour parvenir à un certain résultat, et regarder cette mesure comme en faisant essentiellement partie.
  6. C’est Platon qui, au rapport de Théon d’Alexandrie, a enseigné le premier aux géomètres de la Grèce cette manière de raisonner.
  7. Je serais même tenté de considérer la synthèse comme étant, plus proprement encore que l’analise, une méthode d’invention ; tant parce qu’il n’est rien de ce qui a été découvert par l’analise qui n’ait pu l’être également par la synthèse ; que parce que le hasard, le plus puissant et le plus universel de tous les agens de découverte, procède toujours synthétiquement.
  8. Voyez, entre autres, l’Essai sur l’enseignement de M. Lacroix, page 234.
  9. À s’en tenir à l’étymologie, le mot synthèse vent dire composition, et le mot analise résolution ; et, sous cette acception, ce n’est guère qu’en chimie qu’ils peuvent être rigoureusement appliqués ; parce que ce n’est guère que là qu’on rencontre des compositions et des décompositions proprement dites. Un chimiste qui combine des substances simples pour en former un mixte, fait proprement une opération synthétique ; tandis qu’au contraire, s’il résout un mixte en ses principes, il fait une véritable analise. Hors de là il faut, dans l’emploi de ces mots, se tenir constamment en garde contre l’abus des comparaisons, qui est une des sources d’erreurs les plus communes.
  10. Soit qu’on s’occupe de la recherche de quelques vérités nouvelles, soit qu’on veuille prouver à autrui une vérité déjà découverte, il n’y a et il ne saurait y avoir qu’une seule méthode, disent également Hobbes et Condillac. Mais quelle est cette méthode unique ? c’est la synthèse suivant Hobbes, et c’est l’analise suivant Condillac.
  11. Pour faire comprendre la différence entre l’analise et la synthèse, les auteurs de la Logique de Port-Royal se sont servis de deux comparaisons, dont la seconde est incomparablement plus claire que la première. Condillac cite tout justement celle-ci, et garde sur l’autre le silence le plus absolu (II.e partie, chap.  VI). Il faudrait, je l’avoue, un grand fond de bon vouloir, pour voir là quelque chose de moins qu’une insigne mauvaise foi.
  12. On comprend assez par là que je ne pense pas qu’il soit nécessaire, ni même convenable de commencer un traité d’algèbre par la résolution analitique d’un problème ; parce que ce n’est point en cela proprement que l’algèbre consiste. Je ne la fais pas même consister dans l’emploi des signes indicateurs des opérations ; signes qui lui sont, à la vérité, indispensablement nécessaires, mais qui ne lui appartiennent pas plus qu’à l’arithmétique, dans laquelle je pense même qu’on ferait fort bien de les introduire généralement. Cette algèbre ; que j’appellerais plus volontiers calcul algorithmique, réside essentiellement dans la représentation des grandeurs par des symboles indéterminés.

    Je sais bien qu’on m’objectera que je m’écarte ici de la marche réellement suivie par les inventeurs ; et que l’invention de ce que j’appelle exclusivement algèbre est bien postérieure à l’analise de Diophante, mais cette objection ne saurait m’arrêter ; parce que je ne pense pas qu’il soit le moins du monde nécessaire de se conformer dans l’exposition de quelque doctrine que ce puisse être à l’ordre chronologique des découvertes. Il est sans doute d’une haute importance de s’assujettir, dans l’enseignement des sciences, à l’esprit d’invention ; mais comme une même science pouvait, suivant les circonstances et la variété des esprits, être inventée d’une multitude de manières diverses ; celui qui veut en développer les principes doit choisir, entre toutes les manières de l’inventer, celle qui peut le mieux se concilier avec l’ordre et la symétrie, et en rendre l’étude aisée et profitable.

  13. On a voulu, il y a une trentaine d’années, suivant le précepte de Condillac, refaire la langue de la chimie ; mais c’est le progrès de la science qui avait précédé et amené cette réforme : a-t-elle rendu cette science plus rigoureuse ? Non, sans doute ; des découvertes postérieures ont montré que la nouvelle langue avait été mal faite, sous beaucoup de rapports ; et les chimistes d’aujourd’hui mettent une partie de leur soin à corriger le travail de leurs prédécesseurs, en attendant que les chimistes à venir leur rendent à eux-mêmes un semblable service. Qu’en faut-il conclure ? C’est que le progrès de la science n’est pas tant l’effet que la cause du perfectionnement de la langue qui lui est propre. La bonne composition de la langue d’une science peut sans doute contribuer puissamment à en faciliter l’étude, tout comme, en mathématiques, des notations bien appropriées à la question dont on s’occupe, en font plus aisément rencontrer la solution ; mais, de même qu’en algèbre, on peut calculer exactement avec des notations mal choisies ; il est possible également, lorsque la nature des objets le permet, de raisonner rigoureusement avec une langue très-imparfaite et les travaux des anciens géomètres en offrent une preuve manifeste.
  14. Il faut pourtant la répéter aux grammairiens, aux praticiens qui écrivent sur la musique, aux arpenteurs qui écrivent sur la géométrie, et aux négocians et financiers qui écrivent sur l’arithmétique. Tous ces gens-là, dans leurs ouvrages, supposent d’ordinaire le lecteur très au courant de ce qu’ils se proposent de lui apprendre.
  15. Aujourd’hui, le métaphysicien qui divise un sujet compliqué en ses parties et celui qui forme des groupes d’idées auxquels il impose des noms, regardent également des opérations si différentes comme des analises. Le commentateur qui développe longuement le texte d’un livre, et l’abréviateur qui, dans un cadre réserré, nous en offre la substance, prétendent l’un et l’autre l’avoir analisé. Le naturaliste qui décrit une plante ou un insecte, tel que la nature l’offre à nos regards, et le chimiste qui, après en avoir détruit l’organisation, en met à nu les principes constitutifs, sont également réputés avoir fait une analise. On analise des pièces de théâtre, des procès, des arrêts, etc. On flatte l’amour-propre d’un homme en disant de lui qu’il a l’esprit analitique ; et un auteur qui veut attirer sur son ouvrage les regards et l’attention du public, ne manque guère d’y écrire en tête : Traité analitique. Certes, si les mots sont autant de signes institués pour différentier et distinguer nos idées les unes des autres, je ne vois pas ce qu’on peut gagner à tout appeler du même nom ? Et quand même on voudrait s’obstiner à voir quelque chose d’analitique dans tous les actes de notre intelligence ; on ne serait pas mieux fondé à les désigner tous par la dénomination commune d’analise que pourrait l’être un bibliothécaire à n’écrire uniquement que le mot livre au dos de chacun des nombreux volumes d’un vaste dépôt littéraire qui serait commis à sa surveillance.
  16. Géométrie de position, in-4.o, Paris, 1803, pages 9 et suivantes.
  17. Cette erreur, très-fréquente chez les philosophes, paraît avoir sa source dans l’habitude où l’on est d’admettre des définitions de choses. Si l’on se persuadait bien qu’il n’y a réellement, dans les sciences abstraites, que des définitions de noms, on éviterait bien des embarras et bien des erreurs.
  18. Voyez la page 6 du IV volume de ce recueil.
  19. Voyez les pages 61, 133, 222 et 364 du IV.e volume de ce recueil, et la page 197 du V.e.
  20. Il est évident, par exemple que, si l’on se détermine avec M. Carnot, à consacrer exclusivement les mots analise et synthèse à désigner l’emploi et le non-usage des formes algébriques, il faudra nécessairement bannir ces mots de la langue de la chimie, puisque là il n’y a et il ne saurait y avoir des formes algébriques. Il est douteux que les chimistes se prêtent volontiers à cet arrangement.