Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 16/Correspondance, article 1

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CORRESPONDANCE.

Lettre sur divers sujets traités dans les Annales ;

Par M. Stein, professeur de mathématiques au Gymnase de Trèves,
ancien élève de l’École polytechnique.
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Monsieur,

Les observations que j’ai l’honneur de vous adresser arrivent un peu tard. La raison en est que mon libraire a négligé de renouveler mon abonnement en temps opportun ; de sorte que j’ai reçu à la fois, et depuis quelques jours seulement, les quatre premiers numéros du tome XVI. J’espère cependant que vous voudrez bien accorder à ma lettre une place dans vos Annales.

Je répondrai d’abord à l’objection que vous faites, Monsieur, à la page 47, contre le raisonnement que j’emploie pour démontrer qu’une bande indéfinie, entre parallèles peut égaler ou même surpasser une surface angulaire indéfinie.

Cette objection me paraît bien propre à jeter du jour sur le vrai sens de mon raisonnement, qui ne s’en trouve que plus rigoureusement confirmé. – En effet, en faisant simultanément partir deux mobiles d’un même point, vous mettez en dépendance mutuelle les temps pendant lesquels le mouvement a lieu, c’est-à-dire, que vous ne pouvez donner un temps déterminé à l’un des mobiles, sans l’accorder également à l’autre. Or on voit à l’instant que le rayon du secteur et la hauteur de la bande ne sont, dans mon raisonnement, que ce que sont les temps dans le vôtre. La grande différence consiste en ce que ces lignes sont absolument indépendantes, bien qu’on les suppose toutes deux infinies, tandis qu’un temps infini, donné au mobile qui se meut d’un mouvement uniforme, entraîne un temps infini égal pour le mobile dont le mouvement est uniformément accéléré. – Si vous faisiez mouvoir les deux mobiles indépendamment l’un de l’autre, vous pourriez certainement obtenir un espace infini, parcouru uniformément égal ou plus grand qu’un espace infini parcouru d’un mouvement accéléré, puisqu’il suffirait pour cela de supposer que les temps fussent dans un rapport croissant à l’infini avec le temps même ; et, dans ce cas, mon raisonnement s’applique sans conduire à aucune conséquence fausse ; tandis qu’il ne s’applique pas plus au cas des deux mouvemens dont vous parlez qu’à celui où l’on supposerait un rapport constant entre la hauteur de la bande et le rayon du secteur. – Il résulte donc de tout cela que la vérité ou la fausseté des propositions sur les bandes et les surfaces angulaires dépendent essentiellement du rapport, tout-à-fait arbitraire, que l’on voudra établir entre les dimensions de ces figures.

Je vais maintenant, Monsieur, et suivant le vœu que vous avez paru manifester, exposer mon opinion sur la démonstration de M. Legendre, fondée sur l’algorithme des fonctions ; en observant, toutefois, que je ne connais pas encore ce qui a été dit sur le même sujet à la page 161 du X.e volume des Annales. – D’abord, je ne sais, en vérité, quelle est cette loi des homogènes citée par M. Legendre qui du moins en aurait dû donner, avant tout, et l’énoncé et la démonstration[1]. En attendant, voici comme j’entends la démonstration qui se trouve au commencement de la note II de ses élémens. – D’abord j’observe qu’il ne suffit pas de prendre une unité angulaire pour construire la formule mais qu’il faut adopter également une unité linéaire, pour représenter en nombre la longueur car ce ne sont que des nombres que l’on peut soumettre au calcul (comme M. Legendre le dit lui-même, liv. III, définitions, N. B.)[2]. Cela posé, est un nombre dépendant de l’unité linéaire et sont des nombres dépendant de l’unité angulaire. Or, si l’on avait on en tirerait donc, en conservant l’angle droit comme unité angulaire, on aurait nombre déterminé, constant et indépendant de l’unité linéaire, égal à un nombre variable en même temps que cette unité ; ce qui ne saurait avoir lieu ; de sorte qu’on doit avoir simplement

La démonstration, ainsi présentée, paraît à l’abri de toute objection ; cependant, on en découvre assez facilement le côté faible. On voit, en effet, que, si la forme de la fonction ou, ce qui revient au même, la forme de l’équation pouvait changer, avec l’unité linéaire, la relation n’offrirait plus aucune absurdité ; et comment prouver que la forme de l’équation ne dépend pas de l’unité linéaire ?

La difficulté acquiert une nouvelle force par la considération suivante :

On a certainement or, en prenant et conservant une unité linéaire déterminée, la fonction sera un nombre déterminé, constant et indépendant de l’unité angulaire, d’où il suit que la forme de la fonction doit varier avec l’unité angulaire, sans quoi l’équation serait absurde, aussi bien que [3].

Or, si la forme de la relation entre les côtés et les angles d’un triangle dépend, en effet, de l’unité angulaire, comment osera-t-on affirmer, à l’avance, qu’elle ne dépend point de l’unité linéaire[4] ?

Voilà, Monsieur, ce que j’avais à dire sur la démonstration de M. Legendre, en l’entendant toutefois comme je l’ai expliqué ci-dessus. Mais, de quelque manière d’ailleurs qu’on veuille la développer, on sera toujours conduit à raisonner sur la forme de l’équation qui subsiste entre les côtés et les angles d’un triangle ; et on ne voit guère comment on pourra, à priori, avancer quelque chose de certain sur la forme d’une relation dont la trigonométrie (fondée elle-même sur la similitude des triangles) donne la première idée.

Je terminerai, Monsieur, en essayant de mettre fin à la discussion qui s’est élevée entre M. Vincent et moi, relativement aux exposans fractionnaires. Elle se réduit finalement à la seule question : peut-on réduire un exposant fractionnaire à sa plus simple expression, de même que toute autre fraction quelconque ? En effet, si l’on répond affirmativement, M. Vincent a complètement raison : dans le cas contraire, mes raisonnemens conservent toute leur force. Or, cette réponse, quelle qu’elle soit, ne dépend que de la définition que l’on voudra donner de l’expression Posera-t-on ou bien  ? Si l’on admet la première définition, il n’y a aucun doute sur l’identité entre et ce que l’on prouve, facilement, sans recourir à la formule

qui elle-même n’est exacte qu’en supposant

Mais, si l’on admet l’autre définition, la formule (1) n’est plus exacte ; puisqu’en nommant la valeur arithmétique de on devra écrire

Alors, d’une part, les expressions ne seront plus identiques, et d’une autre, le raisonnement de la page 93, fondé sur la formule (1), ne pourra plus être employé. Voilà donc un choix à faire entre les définitions

Le mien sera bientôt fait ; je me conformerai à l’usage général, en écrivant M. Vincent préférera peut-être l’autre définition, surtout parce qu’elle l’a conduit à des résultats tout nouveaux. Quant à moi, ces résultats même me paraissent un argument puissant en faveur de l’ancienne définition[5].

Agréez, etc.

Trèves, le 20 novembre 1825.

  1. Peut-être l’article de la page 366 du tome VIII des Annales et l’article déjà cité du tome X pourront-ils, sur ce point, suppléer au silence de M. Legendre.
    J. D. G.
  2. Nous ne serions pas tout-à-fait de cet avis, ou pour mieux, dire, nous ne voyons pas trop quel avantage on pourrait trouver à restreindre ainsi la signification du mot calcul. Le serrurier qui soude bout à bout deux barres de fer nous paraît faire une addition ; et il fait une multiplication s’il en soude plusieurs de même longueur. Il fait une soustraction s’il raccourcit un de ces barreaux, et une division, s’il le coupe en plusieurs fragmens d’une même longueur, ou même s’il y applique le mètre pour le mesurer. En géométrie on ajoute, on retranche, on multiplie et on divise graphiquement les longueurs et les surfaces ; et la logique même n’était pas distinguée du calcul, dans l’esprit de Hobbes. Les procédés d’exécution peuvent varier avec la nature des objets sur lesquels on opère : mais le but demeure toujours le même.
    J. D. G.
  3. Cette difficulté a été, sinon complètement résolue, du moins singulièrement éclaircie, dans le mémoire déjà cité du tome X.e
    J. D. G.
  4. Il nous paraît que, si les scrupules de M. Stein étaient fondés, il deviendrait superflu de calculer des formules générales, attendu que ces formules ne pourraient jamais être employées en pleine sécurité. Nous doutons que M. Stein lui-même soit fort disposé à accepter une conséquence aussi fâcheuse et incommode.
    J. D. G.
  5. Sans avoir jamais beaucoup réfléchi sur ce sujet, il nous paraît que demander si les deux expressions et peuvent être indistinctement, substituées l’une à l’autre, revient à demander s’il est indifférent de résoudre par rapport à l’une ou l’autre des équations et Or la seconde peut être mise sous cette forme

    et dès lors il paraît manifeste qu’elle donne d’abord les mêmes valeurs de qu’on tire de la première et en outre toutes celles qu’on déduira de l’égalité du second facteur à zéro. La seconde est donc plus étendue que la première ; elles ne sont donc pas identiquement les mêmes ; elles ne sauraient donc impunément être substituées l’une à l’autre ; et il doit en être de même des expressions et On ne saurait donc se permettre, sans dénaturer une quantité à exposant fractionnaire, de multiplier ou de diviser les deux termes de cet exposant par un même nombre entier.

    J. D. G.