Anne Boleyn/02

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DEUXIÈME PARTIE


« … Ce faucon blanc qui défie de ses yeux ardents le soleil… »















DEUXIÈME PARTIE


I

LES TROIS JOURS DU COURONNEMENT



Anne, Reine d’Angleterre, prend possession de sa bonne ville de Londres.

Elle quittera Greenwich dès l’aube et rejoindra Henri VIII, qui l’attend dans la Tour de Londres…

… Dans cette même Tour de Londres où s’accomplirent tant de crimes, où elle-même plus tard redouta l’heure finale…

Car les Princes triomphants et les Princes emprisonnés en attendaient leur consécration ou leur sort.



Voici que la cité de Londres s’agite et se pare. L’on répand sur le pavé inégal le sable épais et doux.

Les fenêtres sont tendues de pourpre et d’écarlate, — parfois même de soie et de velours.

Et depuis longtemps déjà l’on attend la procession royale.

Voici enfin le cortège.

C’est, le premier, l’ambassadeur de France, qui précède les autres.

Ses gens portent les deux couleurs de France : bleu et or.

Puis, deux gentilshommes, à cheval, portent la couronne ducale de Normandie et d’Aquitaine, cette couronne tant convoitée jadis par l’Angleterre ! L’un de ces deux gentilshommes porte la croix, l’autre le manteau, pliés et attachés sur le sein gauche.

Suivent les juges et les avocats, puis les chevaliers de Bath, dont le vêtement ressemble trop à celui des jeunes prêtres.

Suivent les cardinaux, les abbés, princes de monastère, qui ne sont inférieurs qu’aux seuls cardinaux eux-mêmes, puis les évêques, puis les nobles.


Voici enfin la Reine.

Étendue dans une litière, Anne Boleyn, la jeune Reine charmante et bien-aimée, se montre aux innombrables regards de son peuple.

La litière de la Reine est toute de drap d’or mêlé de drap d’argent. Les deux coursiers blancs qui la portent sont harnachés d’argent et recouverts tout entiers de drap neigeux. Les écuyers de la Reine les conduisent.

Sous un dais de drap d’or, porté par quatre chevaliers qui marchent à pas cadencés, repose la Reine.

Ses grands cheveux noirs sont dénoués et se répandent, comme un long voile d’épaisses ténèbres. Sa robe est toute de drap d’argent : elle a revêtu le manteau virginal des royales épousées : ce manteau de drap d’argent doublé d’hermine.

Et la Reine porte la coiffe charmante qu’imagina cette Anne Boleyn d’hier, fille d’honneur à la cour de France, parure adorable, d’une invention gracieuse !

Cette coiffe est surmontée d’un cercle de rubis.

Anne, reine d’Angleterre, est belle dans son triomphe… Un peuple l’admire… Tout un peuple célèbre les longs cheveux de la jeune Reine et ses yeux noirs…


Et voici la Reine


L’écuyer de la Reine conduit cette jument blanche que montait avec tant d’adresse et de courage Anne Boleyn, chasseresse hardie. La belle bête est toute harnachée d’or et semble, en caracolant, prendre part au triomphe de sa vaillante et fière maîtresse.

Viennent sept dames dont les chevaux sont sellés de velours rouge et caparaçonnés de drap d’or.

Puis, deux carrosses. Dans le premier, la vieille duchesse de Norfolk, tante de la Reine, et la vieille marquise de Dorset.

Dans le second ont pris place quatre dames attachées à la personne de la Reine.

Suivent quatorze grandes dames de la cour, puis la garde royale, chamarrés d’or martelé.

Et voici la première étape.

Une troupe d’enfants travestis en marchands de Londres les attend dans Fenchurch street. Ces enfants de marchands, futurs marchands eux-mêmes, récitent un double compliment.

La première partie de ce beau discours est en anglais, la seconde partie en français, — compliment délicat à l’adresse de la Reine, dont on connaît le goût pour la belle langue française qu’elle apprit en son enfance.

Voici cette Gracechurch street, où les marchands de Steelyard se sont surpassés. Ces grands manieurs d’acier joignent à la force des muscles une fort agréable imagination de poésie.


La Reine se repose un instant…

Voici, pour la divertir, la fontaine de l’Hélicon.

Voici le blanc faucon, tel qu’il fut représenté dans le cortège fluvial, mais avec cette légère inégalité que voici : Le faucon blanc d’aujourd’hui qui émerge d’un buisson de roses rouges et blanches n’est point couronné.

Lorsque la Reine passe, un ange s’envole du cœur de ce buisson de roses royales, et, aux sons d’une grande musique, place une couronne minuscule, imitant parfaitement la couronne du sacre, sur la tête du beau faucon blanc, image de la Reine.



Voici sainte Anne, entourée de ses descendants et, comme lui, sa fertilité est glorifiée en paroles pompeuses.

Plus loin, voici les trois Grâces, grandement assises sur un trône unique. À leurs pieds coule une fontaine de vin généreux. Le poète assis à leurs pieds se lève et célèbre la beauté particulière et le mérite de chacune de ces trois Demi-Déesses dont il est le serviteur.

Chacune des trois kharites offre son don d’avènement à la Reine : le don de grâce.

Pendant tout ce glorieux jour, des deux belles fontaines coulera, pour la joie de la multitude, le doux vin blanc et le vin rouge.

Devant Cheapside Cross sont assemblés les aldemen. Sort de leurs rangs Maître Walter, recorder de la cité, lequel inscrit les naissances, les mariages et les morts dans le Grand Livre de la cité. Maître Walter offre à la Reine le don de la ville de Londres : une bourse contenant mille pièces d’or.

Et, souriant avec sa grâce accoutumée, Anne daigne exprimer la satisfaction royale.

Voici plus loin trois Déesses assises, qui, à l’approche de la Reine, se lèvent et lui offrent une curieuse pomme d’or, divisée en trois parts, dont chacune porte cette inscription :

Sagesse, opulence, félicité.

Voici la cathédrale de Saint-Paul. Devant la grande porte sont assises trois femmes, auréolées d’un grand are blanc sur lequel est inscrit, en caractères latins :

Avance, toi la Reine, Anne, et gouverne dans la prospérité.

Toutes trois portent des tablettes sur lesquelles sont inscrites des phrases de bienvenue.

Celle qui semble, d’entre les trois, la plus royale, celle qui semble régner, assise entre les deux autres, se lève et tend à la Reine une tablette d’argent sur laquelle est inscrite, en caractères latins, cette devise de bienvenue : Avance, Reine, et reçois la couronne. La seconde porte entre ses mains cette autre tablette sur laquelle est inscrite une seconde devise : Seigneur, dirige mes pas. Et sur la tablette de la troisième sont gravés ces mots : Repose-toi dans le Seigneur.

Ces trois belles dames jettent ensuite au milieu de la foule, qui s’en empare, une neige de petites hosties profanes, façonnées à l’exemple des véritables et saintes hosties, sur lesquelles sont imprimées les paroles qu’elles viennent de prononcer devant la Reine.

Sur un échafaudage élevé à la hâte pour le jour triomphal sont assemblés deux cents enfants vêtus de blanc clair, qui récitent des poèmes latins traduits en anglais. Anne dit aussitôt les paroles exactes, les paroles mesurées à la fois et gracieuses infiniment, qui trouvent un écho lointain dans les mémoires.

Et voici que la grande porte de Ludgate est toute fraîchement dorée. Sur les plombs de l’église de Saint-Martin un chœur d’hommes et d’enfants chante un cantique à la louange de la Reine.

Fleet street, avec ses maisons repeintes aux couleurs rafraîchies, accueille joyeusement Anne Boleyn. Les écussons et les anges qui ornent les maisons sont redorés en son honneur, et les cloches sonnent, sonnent, proclamant l’allégresse.

Au coin de la rue, sont, rudement bâties, quatre tours artificielles. De chacune de ces tours s’échappe, sous d’invisibles mains, une musique. Et voici qu’à la porte de chaque tour apparaît une vertu cardinale sous les traits charmants d’une jeune fille, qui, s’adressant à la jeune souveraine, lui donne l’assurance de l’accompagner, de la guider et de la conseiller pendant toute sa vie.

Et voici que du fond de la petite tour s’élève une harmonie solennelle. Anne, musicienne accomplie, s’arrête pour écouter… Avec joie elle accueille les beaux sons graves.

Elle donne aux musiciens de royaux éloges et poursuit son magnifique chemin de Reine…

Ainsi vint Anne Boleyn, glorieusement, jusqu’à Westminster-Hall, pavoisé de tapisseries aux fils d’or.

Les courtisans choisis pour cet office d’honneur la portent dans sa litière, jusqu’au centre de la cour d’honneur, et la font asseoir sur un trône, surmonté par un beau dais de pourpre et d’or. À la gauche de la souveraine est dressé un buffet immense, regorgeant de vaisselle d’or. Car il fallait au Roi d’Angleterre un grand étalage de vaisselle pour démontrer sa richesse et sa puissance.

Il est apporté à la Reine de grands plats d’or surhaussés, portant les épices. Des gentilshommes lui offrent l’hypocras, cette boisson du nord, sorte de bière mêlée de miel.

Ils lui offrent aussi des vins.

La Reine, n’y goûtant qu’à peine, pria qu’on les fît porter vers ses femmes et filles d’honneur.

Elle attendit la fin de ce repas de friandises et d’hypocras, cette sorte de bière du nord mêlée de miel.

Puis la Reine, très gracieusement, dit au Lord-maire quelques compliments de circonstance, et se retira, entourée de ses filles. Elle changea de robe.

Et la nouvelle Reine s’en fut rejoindre le Roi à Westminster, cette nuit-là.


CHAPITRE II


Le lendemain fut le jour du couronnement, le jour d’entre les jours…

Et ce fut le dimanche des Rameaux.

Tout semblait donc sourire à la jeune souveraine.


Anne fut à sa toilette de bon matin.

Accompagnée de ses dames et damoiselles, elle entra dans Westminster-Hall un peu avant huit heures.

Puis, devant le peuple assemblé, elle prit place sous le dais royal.

Elle était vêtue de velours violet mêlé d’hermine. Et, sur la belle tête brune, déjà royale, rayonnait superbement le cercle de rubis, que surplombait la couronne d’Angleterre.



II

LE RÈGNE D’ANNE BOLEYN


CHAPITRE PREMIER



Henry VIII rendit à la nouvelle Reine de grands honneurs. Elle a une suite plus nombreuse que celle de la Reine elle-même. Une fille d’honneur lui portait sa traîne et n’avait point d’autre office, trois nobles dames attachées à sa personne et qui la suivaient dans le cérémonial de la chambre presque royale déjà, et quatre filles d’honneur.

Trois gentilshommes de la cour demeuraient à ses ordres. Elle eut encore six gentilshommes officiers et plus de trente serviteurs.

Henri VIII fit graver sur les frontons des palais et des collèges la lettre initiale de ce doux nom, entrelacée avec la sienne. Ces initiales de pierre durent encore. Celui qui passe les peut voir encore.


CHAPITRE II


À son tour, Anne règne et connaît l’horreur et la désolation de régner.

Elle voudrait se prouver véritable princesse, l’étant déjà par la souffrance royale.

Elle écoute donc les réformateurs. Son lourd chagrin s’allège au son creux de leurs paroles. Elle les protège. Mais, dans le fond de son âme catholique, elle ne les croit pas.

Elle les écoute pourtant. Elle écoute le tonitruant Latimer si désagréable, qui mourra pourtant d’une si belle mort ! Elle les écoute tous à la fois.

Peut-être est-elle à demi persuadée. Nul ne le saura, tant elle-même est indécise… Mais son cœur appartient, malgré tout, à la plus ancienne, à la vénérable Église, à celle des Papes que, pourtant, elle fait persécuter.


CHAPITRE III


Anne Boleyn protège son Église et ses prêtres.

Elle sert la religion nouvelle de toute sa puissance.

Peut-être, en d’incertains moments, y croit-elle.

Mais à l’heure de la mort, — l’heure entre toutes, — elle retournera vers la foi première. Elle mourra catholique.


CHAPITRE IV


Voici que se prépare l’expiation d’Anne Boleyn. Elle connaîtra toutes les douleurs que jadis elle osa infliger à la première souveraine, Katherine d’Aragon, sa rivale.

Mais, comme elle fut plus belle et plus intelligente que cette première Reine, Anne Boleyn portera la peine de sa beauté et de son intelligence : elle mourra plus terriblement.


CHAPITRE V


Cette fille d’honneur qui — hantise du passé ! — prend la place d’Anne Boleyn, comme autrefois elle prit celle de Katherine, est une Jane Seymour cauteleuse et sournoise, qui, par une diplomatie froide et calculatrice, parvient à cacher aux yeux de la Reine son intrigue avec le Roi.

Or, Anne est enceinte. Peut-être sera-ce le Fils tant désiré. Elle sera, dès lors, inattaquablement, absolument et divinement protégée.


CHAPITRE VI


Mais voici que, par un jour mauvais, Anne Boleyn, étant enceinte, entre par mégarde dans la chambre où le Roi tint sur ses genoux Mistress Jane Seymour, laquelle recevait avec complaisance ses caresses.

Comme frappée par un coup invisible, la Reine trahie tombe à genoux et pleure sa colère et son désespoir.

Vainement, le Roi — qui désire si ardemment l’héritier — tente de la réconforter, lui disant : « Sois en paix, sweet-heart, tout sera bien pour toi. »

La terrible émotion a secoué tout ce pauvre être féminin. En quelques heures, d’atroce déchirement naît un fils mort-né.


CHAPITRE VII


La malheureuse Reine, dans son désespoir, gît dans ses oreillers lorsque le Roi, très fortement irrité, entre dans la chambre de la malade.

La couleur empourpre son épais visage.

Furieusement, il ose reprocher à la Reine malade la perte de son fils.

Alors, malgré son extrême faiblesse, malgré sa douleur et sa demi-agonie récentes, Anne se soulève, et dit, en de faibles paroles brisées, que seul le Roi doit être blâmé de cette mésaventure, que lui seul en fut cause.

Ces faibles reproches, prononcés par cette voix brisée, irritent fortement le Roi. Il sort, dans une grande colère, grondant entre ses dents serrées : « Vous n’aurez plus jamais un fils de moi[1]. »

La grossièreté de ce temps-là est effroyable.


  1. You will get no more boy’s by me.