Anne Mérival/Chapitre IV

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 14-17).

IV


Montréal, le 20 février 1914.


« Mon âme timide et tendre, dites-vous… Jean, ai-je jamais eu cette âme-là… le croyez-vous sincèrement.. N’étais-je pas plutôt l’eau dormante, sous laquelle s’agite un rêve tourmenté ?… Je ne sais plus bien moi-même, ce que j’étais, alors que petite fille, et petit garçon, nous allions la main dans la main, dans nos sentiers fleurant le sapinage, alors que vous cherchiez toujours à m’entraîner du côté de la petite rivière, tandis que moi, je tirais fortement pour aller jusqu’au bout de la route où s’apercevait la baie merveilleuse qui nous ouvre le Saint-Laurent… J’étouffais au fond de notre petite vallée, et j’avais cette crainte insensée des grosses montagnes qui descendaient et m’écrasaient tout au fond du val, d’où jamais plus je ne pourrais sortir… Je subissais déjà l’attirance des grands horizons, j’avais déjà, mon pauvre Jean, cette âme qui vole vers les espaces, et réclame de l’air et de la lumière… Et tandis que je me grisais de la brise qui fouettait mes cheveux, et que les yeux affamés d’horizons, je voulais voir si loin, si loin, vous, petit Jeannot rêveur et mystique, vous tourniez le dos au grand fleuve, et vous contempliez la ligne bleue-fachée que tracent les montagnes de chez nous en touchant au ciel… Et lorsque je vous parlais des palais magnifiques qu’une fée pouvait bien me bâtir, vous n’osiez pas rire, parce que toujours vous fûtes respectueux de mes songeries, mais je sentais que mes contes vous endormaient, et que vous n’aimiez ni les châteaux, ni les fées… Voilà, Jean, et je les aime toujours, moi, les fées et les châteaux… N’en doutez pas, l’on ne change pas d’âme.

« Oui, je vous trouve vieux-jeu, et je déteste cette façon mesquine dont vous jugez ma vie, ma carrière, et même mes amies. Cette Claire Benjamin, entre autres que vous abîmez, et qui est bien l’âme la plus droite et la plus sincère qui soit. Elle n’a pas vos idées, certes, et pourquoi souhaiterait-elle être une femme asservie, alors qu’elle se sent des ressources d’intelligence et d’énergie incalculables. La route est ouverte, pourquoi n’y marcherait-elle pas, elle qui a charge d’âme, et qui veut vivre sa vie. Voilà le grand mot lâché, n’est-ce pas ; vivre sa vie… Et pourquoi pas ? Toutes les femmes ne peuvent être des épouses et des mères. Quelques-unes sont condamnées au rôle ingrat du célibat. Pourquoi vouloir les retenir dans les besognes infimes et déprimantes quand elles aussi ont du talent et de l’avenir ? Mais si vous saviez combien peu j’envie le rôle dont rêve en effet cette pauvre et vaillante Claire. Instinctivement, voyez-vous, je la plains… Alors, c’est bien que je ne l’envie pas. Oh ! pas, à un point que vous ne pouvez imaginer. J’aurais l’horreur d’être seule dans la vie, de n’avoir ni bras pour m’appuyer, ni cœur pour me recevoir. J’ai un tel besoin de tendresse ! Vous le savez bien, que je suis une toute petite fille qui a besoin d’être aimée, dorlotée, choyée… Le féminisme, oui ! je m’en moque pour moi, mais je ne veux pas que l’on raille ou méprise le courage et l’intelligence de la femme. Je trouve le procédé mesquin, indigne même. Seulement, je serais désolée de voir les projets de Claire Benjamin se développer, et détourner de leur vraie voie, des vocations meilleures et plus simples, plus féminines enfin. Et je ne voudrais pas écrire un seul mot qui soit une invitation à cette vie libre, indépendante si l’on veut, mais privée des joies qui sont toute notre vie, à nous : un foyer un mari, des enfants… Allez, je reste encore bien modeste dans mes prétentions, et je ne suis pas féministe pour deux sous. Seulement le sort a voulu me contraindre à la lutte, et dans cette lutte, je veux user des armes les meilleures pour triompher. Voilà tout, mon ami, et vous êtes cruel quand vous me reprochez, — avec des larmes dans la voix, je le sais bien, — de me révéler à un public. Il ne faut plus que reviennent ces discussions qui me peinent, mais n’entament nullement mon énergie, Jean, nullement. Vous me pardonnerez de vous le dire ainsi, mais j’ai pris vis-à-vis de vous depuis trop longtemps des habitudes de franchise, pour y manquer aujourd’hui. Et je sens absolument, que si par faiblesse, je vous promettais le contraire, je faillirais à ma parole… J’aime que vous priez pour moi, Jean, et que vous évoquiez les heures, où ensemble nous montions vers la petite chapelle… Quels doux moments, nous avons vécus là dans le soir expirant… Et nous y retournerons à la petite chapelle du Cap, nous y retournerons, Jean, porter notre joie et notre dévotion…

« Les grands temples ne vous plaisent pas ? C’est curieux ! Moi, lorsqu’au sortir de mon travail, je vais prier la Vierge de Notre-Dame, je sens une émotion indéfinissable m’étreindre. Quelle grandeur dans le style de cette belle église, quelle majesté dans cette nef si vaste, quelle émotion mystique plane sur tout ce sanctuaire, immense et sombre, où tout est harmonie et splendeur… Non, je ne puis alors regretter notre petite église avec ses statues tout autour, ses cadres naïfs, ses dorures criardes, non ! Mon pauvre Jean, voilà encore que nous ne pensons pas ensemble, mais qu’importe tout cela si nous nous aimons. L’amour n’est-il pas supérieur à toutes les opinions, à toutes les impressions, à toutes les ambitions… Laissons passer les jours, mon ami, demain vous aurez gagné votre place au soleil, et lorsque vous connaîtrez cette joie ineffable du labeur productif, peut-être comprendrez-vous alors de quelle satisfaction une âme de femme peut être soudain inondée… J’aurai connu avant vous cette fierté incomparable d’être le maître de sa vie, ne soyez pas, jaloux de cette avance, Jean. Bientôt vous aurez pour me juger, un esprit tout autre que celui qui vous anime en ce moment, et vous rend sensible maladivement…

« Et puis, il est une chose que je ne veux pas qui se détruise, Jean, une chose sacrée, ma confiance, et si vous ne cessez de vous faire du chagrin de tout ce que je vous avoue, insensiblement, je glisserai à la cachotterie, et vous n’apprendrez plus que ce que je voudrai bien dire. Mes lettres cesseront d’être le reflet de mes pensées et de mes actes, elles deviendront hypocrites, et peut-être mensongères, tant le besoin de ne pas envenimer votre angoisse dominera toutes mes impressions. Et j’en arriverai à vous en vouloir d’avoir détruit le lien si sincère qui a jusqu’ici joint nos deux pensées, et les a fait se confondre, en dépit de nos façons si diverses pourtant de comprendre et de vouloir la vie…

« Je n’oublie rien de ce qui a fait notre enfance rieuse et douce, nos courses partout dans la neige, dans les foins, sur les grèves et tout en haut des énormes falaises… Je n’oublie pas plus les légendes de notre village… Celles du Clair-Ruisseau et de la petite roche blanche que l’on y jette le premier jour de mai, et qui doit faire rire l’eau follette, autant de fois qu’il y a de lettres dans le nom du futur… Vous rappelez-vous d’avoir boudé tout un jour, parce que ma petite roche n’avait pas opéré la réponse que vous en attendiez… Et moi qui pour vous faire enrager, riait, riait… C’est que je savais bien qu’il radotait, moi, le petit caillou blanc, et que je ne croyais guère à ce qu’il racontait… Et le moulin qui bat son grain à l’heure tragique de minuit… Vous rappelez-vous le soir qu’il fallut passer devant, à l’heure fatidique, après s’être attardés, comme des jeunes fous à la soirée des Norient. Le cœur me battait dans la poitrine, et je croyais mourir sous ses grands coups. Vous me disiez bien : « N’aie pas peur, Annette, » mais votre grosse voix tremblait malgré vous. Par malheur, la nuit était noire, et nous avions tout le long chemin à passer sans une maison où brillait une lumière. Le trottoir était étroit et tortueux par places, nous trébuchâmes plus d’une fois. Dans le noir nous voyions déjà les Buttes dont les têtes crépues mettaient une tache plus sombre encore dans toute cette obscurité. C’était là l’endroit redoutable… Je sentais qu’au bruit du moulin, j’allais m’évanouir, et je priais tout bas la bonne Vierge de nous protéger. Nous passâmes en courant, tous les deux, affolés, et le moulin n’avait pas bronché.

« Mais nous ne pouvons penser au passé toujours et sans cesse. Il y a l’avenir, et il y a bien aussi le présent, celui que vous aimez le moins, et que j’aime, moi, de toute ma joie d’exister. Le présent avec ses fièvres, ses combats, ses travaux, ses espoirs. Mais tout cela est grand et remplit le cœur, ami, et pourquoi toujours soupirer après ce qui est fini. N’avons-nous rien de mieux à espérer ? Vous tremblez en songeant à l’instant qui viendra, et où vous me demanderez de tenir ma promesse, d’être la compagne de toute votre vie… Vous avez peur de ce que sera ma réponse ?… Est-ce que l’on peut connaître les détours du cœur, et ne marche-t-on pas sans cesse dans l’inconnu… Pourquoi ce demain ne serait-il pas tel que nous l’avons voulu ?… En tout cas, vous savez trop bien comment je vous ai aimé, depuis ma petite enfance, et si jamais mon sentiment devait mourir, je ne permettrais à personne autre que vous, de le mettre au tombeau… Je vous le remettrais, Jean, comme une pauvre petite chose flétrie, sous mes soins, et que rien ne peut ranimer, je vous le remettrais en pleurant, mais trop loyale, pour tenter de vous faire croire à vous, que je vous aime encore, pour me faire croire à moi, que je pourrais être heureuse ainsi, sans vous aimer… Et alors, nous irons chacun de notre côté, gardant de notre jeunesse morte, tous les parfums grisants du passé…

« J’ai revu les yeux qui vous ont inquiété, Jean, et si vous saviez combien peu, ils ont pensé à nous émouvoir… C’est ainsi que j’ai su que si l’on m’avait un peu trop regardée, c’était par pure distraction, en pensant à mon père… Et j’ai appris qu’en 1896, papa avait prononcé un discours remarquable, lors d’un banquet politique. Vous savez combien j’ai admiré Papa, et quel souvenir je lui garde, alors vous imaginez facilement combien je me sentis fière de lui. Quel dommage qu’il n’ait pu la vivre sa vie, celui-là, dans un autre centre que celui que sa modestie lui avait fait choisir… Et vous, Jean, qui avez tout l’avenir devant vous, pourquoi vouloir vous ensevelir à Clair-Ruisseau, quand les grands centres absorberaient si bien votre activité intelligente… Mais je sais que je touche là au grand rêve de votre vie, vivre et mourir où ont vécu et sont morts les nôtres, où vous attend votre mère… Vous êtes toujours le Jeannot rêveur, et je suis toujours la petite fille affamée d’horizons… Je ne serai là-bas qu’en juillet, pour ma quinzaine de vacances. Vous savez bien, mon ami, qu’il me sera impossible d’y être plus tôt. J’ai accepté des devoirs, et je n’ai nulle intention de les esquiver. Il est donc inutile de me tourmenter avec cela. Et vous qui serez libre, bien avant moi, puisque vos examens viennent après Pâques, vous ne voudrez pas venir vers moi, rien que parce qu’il vous déplaît de me voir dans le cadre où se vivent actuellement tous mes jours, parce que vos instincts d’aristocrate s’offensent de voir la femme que vous aimez, à son travail… Ne protestez pas, le voilà le fond de votre pensée. Vous en êtes encore à mépriser la femme qui travaille, et sans peut-être vous l’avouer à vous-même. Vous faites une énorme concession à vos préjugés, en ne renonçant pas à moi, parce que, à votre avis, j’ai dérogé, en acceptant de descendre dans l’arène où lutte la femme ; mais afin de ne pas trop souffrir, dans ce que vous appelez si volontiers, votre sensibilité, et que je nomme, moi, sans faiblesse, votre orgueil, vous vous détournez… Vous ne voulez pas regarder, et vous ne voudriez même pas entendre ce qui peut se dire autour de moi… J’ai accepté qu’il en soit ainsi, car j’ai tout de suite deviné ce qui se passait en vous, et loin de me sentir humiliée de votre gêne, j’en fus plutôt amusée… Alors, ne venez pas, Jean, mais travaillez ferme, soyez heureux dans vos examens, donnez à votre mère, cette joie magnifique de voir votre succès…

« J’entends Henriette qui monte en tourbillon, mes trois étages… Elle m’emmène à un concert où elle joue, et je me fais une fête de l’entendre. Son talent se développe prodigieusement. Elle aura sûrement le prix d’Europe, d’ici peu. Avec cela si simple, si digne et si douce toujours. En voilà une qui regrette Clair-Ruisseau, et je la trouve heureuse de n’avoir pas d’ambition… Elle est là, qui réclame le départ, j’obéis.

« Bonsoir Jean, j’aurais voulu vous murmurer beaucoup de choses tendres, pour vous faire oublier les petites duretés que je vous ai dites en passant… Mais il faut toujours regarder en nos deux âmes, loyalement, et ne jamais se dissimuler nos pensées. Bonsoir, mon Jean. Moi aussi, je vous veux heureux, et vous n’imaginez pas combien ! »

ANNE.