Anne Mérival/Chapitre V

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 17-23).

V


Madame Paul Rambert,
Recevra le mercredi, vingt-cinq mars,
de
Neuf heures à minuit.


Anne avait trouvé ce petit carton dans son courrier, et le regardait pensivement. Elle ne songeait même pas à accepter. Pourquoi irait-elle dans le monde ? Elle n’en avait ni le désir, ni le besoin. Pour faire de la psychologie mondaine ? Cela ne l’intéressait guère. Et puis à quoi bon nouer des relations qui devaient si peu servir. Dans quelques mois, elle s’en irait, et personne n’entendrait plus parler d’elle. Elle avait peur de tout, depuis quelque temps, peur d’elle surtout, du rêve qui l’emportait, comme du rêve qui la quittait. Elle ne savait plus bien ce qu’elle dirait la pauvre petite Anne, désemparée, craintive devant l’avenir qui s’ouvrirait demain… Demain, ce serait Jean médecin, lui demandant de tenir sa promesse. Alors, elle s’en irait. Elle dirait adieu à son petit bureau clair et joyeux : elle n’entendrait plus le sourd grondement des machines qui faisaient vibrer tout le lourd édifice de leur force agissante : elle n’assisterait plus aux discussions des camarades, n’entendrait plus leurs confidences fraternelles… Elle avait pourtant trouvé cette vie agitée et utile bien agréable, et il lui faudrait s’en aller, briser sa plume, éteindre son talent, et oublier même cette page brillante de sa vie, afin de ne pas trop pleurer dans sa solitude. Le pourrait-elle jamais ? Anne songeait, ce matin-là, combien il est difficile d’être sincère avec soi-même.

Le travail la sollicitait, elle s’arracha à ses pensées tristes, et sitôt qu’elle eût touché sa plume, rien ne subsista plus pour elle que l’article à écrire. Elle connaissait cette joie superbe de s’anéantir dans la tâche, de se confondre avec les personnages qu’elle imaginait, et de si étroite façon qu’elle vivait vraiment les pages qu’elle écrivait, toute à la joie de créer des êtres heureux, elle qui ne savait même plus où était le bonheur. Ce matin-là, elle préparait une nouvelle pascale, et il avait beau neiger au dehors, Anne l’oubliait dans l’allégresse de parler du printemps qui ressusciterait… Le printemps, que lui apporterait-il ? Elle s’arrêta d’écrire, pour penser à Jean dont ce serait bientôt l’examen final. Encore quelques semaines, et il serait peut-être médecin. Peut-être ? Anne s’attarda à ce mot, puis soudain, rougit comme si sa pensée lui faisait honte… Pourtant, si Jean bloquait l’épreuve suprême ? Mais comment ce fier garçon, travailleur et consciencieux, irait-il stupidement échouer dans un examen. Cela se voyait, il est vrai, pour les plus vaillants et les plus studieux… Et c’est curieux, mais voilà maintenant que l’idée d’un insuccès hante l’esprit d’Anne, et lui fait presque plaisir. Elle a honte de ce sentiment qui la gagne, et l’obsède. « Après tout, songea-t-elle, je vivrai un peu plus longtemps la vie que j’aime, et je serai toujours assez jeune pour m’enterrer à Claire-Ruisseau. Jean y gagnera à devenir plus sérieux, et moins intransigeant, sans doute. L’épreuve le trempera, et lui donnera peut-être un peu de cette indulgence que j’aimerais tant chez lui, et qui lui garantirait un avenir plus serein et plus clair… » Mais soudain, la sincérité de la jeune fille s’alarma. N’était-elle pas à se mentir à elle-même ? Cet obscur désir qui montait en elle, d’un échec dans la carrière de son fiancé, n’était-ce pas le reniement de tout son passé, le détachement de son amour, la trahison à sa promesse. Pourrait-elle plus tard, renoncer à cette existence qu’il lui plaisait de vivre dans un milieu pensant et agissant, pour retourner vers le village qu’elle n’aimait plus, et dont tout la détachait. Saurait-elle se plier aux mesquins intérêts de son voisinage, s’intéresser aux menus faits de la vie rurale, reprendre contact avec son terroir, et trouver aux plaisirs de jadis les mêmes joies et les mêmes émotions ? Anne eut un frisson d’angoisse.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! fit-elle, prête à pleurer sur son pauvre Jean.

Elle venait de comprendre que de la réussite prochaine du fiancé dépendrait tout leur avenir. Si elle ne rentrait pas, cet été, à Clair-Ruisseau, pour toujours, jamais, elle ne consentirait à s’y exiler.

Des sueurs perlaient au front de la jeune fille. Elle les essuya d’un geste rapide, et se remit à écrire… Mais les mots ne venaient plus. Anne pensait à son pauvre petit roman à elle, et une envie folle de pleurer la serrait à la gorge. Elle sentit qu’il lui devenait impossible de travailler, et soigneusement elle réunit ses feuillets, les glissa dans un tiroir et se mit à lire des lettres. C’était une de ses meilleures distractions que la lecture des missives qui, chaque jour, venaient à la journaliste ; quelques-unes simplement gentilles, d’autres insignifiantes, mais touchantes quand même dans leur naïve confiance ; d’autres enfin qui s’offraient à sa fine psychologie et l’intéressaient prodigieusement. À ceux qui lui demandaient : « Vous n’êtes pas ennuyée de toutes ces lettres », elle avait l’habitude d’expliquer le bien qu’elle retirait de cet échange d’impressions avec ses lectrices, et quelle joie lui donnaient des affections dont elle pouvait mesurer la sincérité, par leur parfait désintéressement.

Une voix l’arracha à sa lecture :

— Vous n’êtes pas fatiguée. Mademoiselle Anne, et vous ne déjeunez donc pas aujourd’hui ? Savez-vous qu’il est tout près d’une heure ?

Non, Anne ne savait pas. Elle avait tant voyagé, ce matin, la pauvrette, qu’elle en avait perdu la notion du temps. Elle sourit doucement au camarade qu’elle estimait le plus profondément, et dont les conseils venaient souvent au secours de ses inexpériences du métier. Henri Daunois admirait cette petite fille frêle et vaillante, arrivée parmi eux dans la grâce de ses vingt ans, et il s’attendrissait à constater la confiance qu’instinctivement elle avait tout de suite tournée vers lui. Elle ne savait rien de sa vie, sinon qu’il venait d’une ville voisine et qu’il avait du talent, énormément de talent. Lui, ne savait d’elle que son sourire, que déjà il comprit combien il pourrait l’aimer. Ce travailleur austère, qui avait des idées et des habitudes ascétiques, s’émouvait à regarder Anne passer à travers le grand bureau de rédaction avec le bonjour sur les lèvres. Elle lui faisait l’effet d’une fée rieuse qui distribuerait de la joie à tous les pauvres qui tendraient la main. Elle allait plus volontiers vers lui, s’arrêtait à causer, écoutait l’article du jour que le prote tantôt réclamerait, lisait volontiers sa copie à elle et, toute fraternelle, regardait jusqu’au fond des yeux violets où se perdait le reflet vert de son regard à elle. Henri Daunois avait cru accepter une petite sœur ; il sentit bientôt que d’elle il voulait toute la vie. Saurait-il le lui dire ? Il attendait. Peut-être plus tard, quand il serait sûr de ne pas effaroucher la petite fille qui si volontiers faisait de lui son ami. Ne lui avait-elle pas dit, maintes fois, combien elle aurait été heureuse d’avoir un frère qui lui ressemblât. Le jeune homme voulait bien attendre. Il n’était pas de ceux qui commandent au destin, mais il avait foi en son amour.

Anne se hâtait de tout remettre en ordre sur sa table. Et de la petite main qui fourrageait vivement parmi les paperasses, Henri s’empara, l’emprisonna un moment dans la sienne, et regardant Anne attentivement, il demanda :

— Vous êtes toute pâle, ce matin… Malade ? Fatiguée ?… Triste ?…

— Triste ! lui répondit-elle, sans détourner son regard.

Il ne questionna plus, mais ses yeux l’enveloppèrent d’une sympathie si chaude qu’Anne eut soudain la clarté de ce qui se passait en son cœur, et, d’un geste rapide, elle retira sa main.

— Vous m’attendez, n’est-ce pas ? Je file avec vous.

L’habitude leur était venue de cheminer ensemble vers leur pension respective. Ils aimaient ces minutes de causeries le travail se racontait, où des projets s’ébauchaient, où le passé se narrait un peu… C’est ainsi qu’il lui avait livré de sa vie sentimentale. Une cousine aimée chèrement, puis morte toute jeune encore ; il laissait deviner qu’il avait un autre sentiment, mais n’osait rien dire de plus. Anne imaginait qu’il avait un amour au cœur, et elle respectait ce secret tout comme elle gardait le sien. Il aurait bien voulu entendre l’histoire de sa vie, savoir si elle aimait, si elle avait souffert, elle aussi, tout comme lui ; mais Anne ne disait jamais rien de son amour. Sa pudeur se serait effarouchée de tels aveux, et Henri ne sut pas deviner ce sentiment. Il rêva alors d’éveiller ce jeune cœur à la vie.

— Vous ne savez pas — fit Anne se rappelant soudain le petit carton reçu le matin. — Voilà que l’on m’invite dans le grand monde, et pour une réception du soir, s’il vous plaît…

Elle riait, gamine, et lui s’amusait de cette gaieté.

— C’est Madame Rambert qui vous invite, j’imagine ?

— Elle-même, fit Anne, un peu étonnée.

— J’ai moi-même une invitation. Irez-vous ?

— Que voulez-vous que j’aille faire à la soirée de Madame Rambert, mon cher ami ? Je ne connais personne ici, j’y serais délaissée ou à peu près. Et puis cela ne m’intéresse pas du tout.

— Mais si je vous demandais la faveur de vous y conduire, Anne, que diriez-vous ? Vous ne me trouvez peut-être pas assez vieux pour servir de mentor. Et vous êtes bien jeune pour sortir dans le monde sans un chaperon. Je sais tout cela, mais vous êtes, outre une petite demoiselle très-sage, une personnalité qui peut se permettre de ne pas agir exactement comme tout le monde. Vous êtes au-dessus des préjugés, des conventions, et même des remarques. L’on nous acceptera comme deux bons camarades, et personne ne songera à dire des méchancetés sur notre compte. Je serais si heureux d’aller là-bas avec vous. Dites donc que vous acceptez ?

— Et vous serez content, très content ?

— Très content, et très fier, affirma-t-il, du rire plein les yeux.

Elle eut soudain une inquiétude :

— Je n’ai pas de jolie robe, savez-vous ? Et je vais avoir l’air de Cendrillon.

— Pas de jolie robe, et la rose que vous portiez à cette conférence, et qui vous faisait si jeune et si élégante. Seriez-vous coquette, par hasard, Mademoiselle Anne ?

— Coquette, non, mais il me déplairait infiniment d’entrer dans un salon où mon inélégance pourrait être notée. Je pense que la femme qui manque de goût est incomplète. Mais trouvez-vous vraiment, vous qui êtes déjà allé dans ce beau monde, que ma robe n’y fera pas triste figure ? Il faut me le dire bien franchement, car je vous en voudrais de me trouver mal à l’aise. Vous m’auriez alors mal conseillée, et ce serait bien la première fois…

Ils se mirent à rire. Il leur sembla drôle à tous deux de causer ensemble de ces choses puériles. Henri souriait doucement à la belle gaieté d’Anne ; il voyait le sang remonter à ses joues, et la joie renaître dans ses yeux. Lui-même se sentait étonnamment heureux d’être jeune, et de marcher à côté de cette belle jeune fille dont on prononçait le nom avec respect et admiration.

— Sommes-nous assez enfants, tout de même ! fit Anne.

— Et si nous le voulions, peut-être pourrions-nous ne pas vieillir, murmura Henri à voix presque basse ?

Anne l’avait entendu. Le même soupçon l’étreignit de ce grave garçon qui allait l’aimer. Sa loyauté lui interdisait de laisser germer un espoir impossible, mais faudrait-il donc abdiquer la joie d’avoir une amitié telle que celle-là ?

Simplement elle répondit :

— À notre tour, il nous faudra vieillir.

Lui, s’enhardit jusqu’à dire :

— Ceux qui s’aiment ne vieillissent jamais… Vous songez à Philémon et à Baucis, moi je songe à mes vieux, papa et maman, qui se regardent toujours avec les yeux de leur jeunesse, se trouvent toujours beaux, et toujours jeunes, je vous l’assure. Maman fait des petites mines à papa qui guette son sourire, et dont la physionomie s’éclaire quand elle est là, et s’embrume lorsqu’il ne la voit pas tout de suite, en entrant dans la maison… C’est ainsi que j’ai toujours rêvé la vie à deux, s’aimant tellement que l’on oublie que les ans ont passé, et que nous sommes devenus de vieilles choses…

Anne souriait. Elle trouvait si joli d’entendre dire papa et maman à ce grand garçon qui avait bien près de trente ans. De la voir gaie lui fit du bien, et il se mit tout doucement à espérer qu’un jour, elle saurait l’aimer. Quelle joie ce serait d’emporter dans la vie cette jeune femme rayonnante de jeunesse et de talent, de l’asseoir à son foyer, d’en faire sa confidente et son amie, de se l’associer, d’intelligence et d’âme, pour faire la vie belle et l’avenir éclatant. D’ailleurs le hasard qui les avait rapprochés n’avait-il pas voulu cette union ? Henri le croyait sincèrement, et il lui semblait impossible qu’Anne n’y eut pas elle-même pensé. Peut-être ne l’aimait-elle pas encore, mais à se sentir enveloppée de tant de tendresse, elle ne saurait résister, et un espoir doux et fort le rendait déjà heureux…

Ils se sourirent plus doucement, ce jour-là, en se séparant, et Henri ne comprit pas tout ce qu’exprimait de mélancolique regret le regard qu’Anne lui donna tandis que leurs mains se rejoignaient spontanément.

Elle avait compris qu’il ne fallait pas s’abandonner à la douceur d’une affection pareille, mais pour la première fois elle eut, devant le sacrifice qui s’imposait, un grand geste de révolte, et de plein gré elle laissa le courant l’emporter…