Anne de Geierstein/01

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 17-29).

ANNE DE GEIERSTEIN


OU


LA FILLE DU BROUILLARD[1].

CHAPITRE PREMIER.

LES DEUX VOYAGEURS.

Les brouillards bouillonnent autour des glaciers ; des nuages s’élèvent sous moi en tourbillons blancs et sulfureux, comme l’écume de l’Océan irrité… la tête me tourne.
Lord Byron. Manfred.

Un espace de quatre siècles s’est à peu près écoulé depuis que la série des événements qui sont rapportés dans les chapitres qu’on va lire se passa sur le continent. Les chroniques relatives au fond de cette histoire, et que l’on pourrait consulter en preuve de sa véracité, ont été long-temps conservées dans la superbe bibliothèque du monastère de Saint-Gall ; mais elles ont péri avec la plupart des trésors littéraires de cet établissement, lorsque le couvent fut pillé par les armées révolutionnaires de France. La date historique des faits doit être fixée au milieu du quinzième siècle, cette importante époque où la chevalerie brillait encore d’un dernier éclat que devait bientôt totalement éclipser, dans certaines contrées, l’établissement d’institutions libres ; dans d’autres, ce pouvoir arbitraire qui vraisemblablement rendait inutile l’intervention de ces redresseurs des torts dont l’unique mandat d’autorité était le glaive.

Au milieu de la lumière générale qui avait récemment brillé sur l’Europe, la France, la Bourgogne et l’Italie, mais plus spécialement l’Autriche, avaient commencé à connaître le caractère d’un peuple dont l’existence même avait été jusqu’alors presque ignorée. Il est vrai que les habitants de ces contrées voisines des Alpes, barrière immense, savaient bien que, malgré leur apparence de misère et de désolation, les vallées profondes qui serpentaient autour de ces montagnes gigantesques nourrissaient une race de chasseurs et de bergers, hommes qui, vivant dans un état de simplicité primitive, tiraient du sol, par de rudes travaux, une chétive subsistance, poursuivaient le gibier au milieu des plus sauvages précipices et à travers les plus noires forêts de pins, ou conduisaient leurs troupeaux en des lieux qui leur présentaient de stériles pâturages, même dans le voisinage des neiges éternelles. Mais l’existence d’un pareil peuple, ou plutôt d’une réunion de petites communautés suivant presque le même genre de vie, pauvre et difficile, avait paru aux princes opulents et puissants des alentours une affaire de peu d’importance : ainsi de magnifiques troupeaux qui paissent dans une plaine fertile s’inquiètent peu qu’une bande de chèvres à demi mortes de faim prennent leur maigre nourriture sur les rochers qui bornent leur riche domaine.

Mais ces montagnards commencèrent à exciter l’étonnement et l’attention vers le milieu du quinzième siècle, lorsque courut le bruit de plusieurs engagements sérieux où la chevalerie allemande, s’efforçant de comprimer des insurrections parmi ses vassaux alpins, avait essuyé des défaites réitérées et sanglantes, quoiqu’elle eût de son côté le nombre, la discipline et l’avantage du plus parfait équipement militaire. Grande fut la surprise quand on sut que la chevalerie, qui formait la seule partie formidable des armées féodales, avait été mise en déroute par de simples fantassins, et que des guerriers revêtus des pieds à la tête d’une armure de fer pussent être vaincus par des hommes qui ne portaient aucune arme défensive, qui n’étaient même qu’irrégulièrement munis de piques, de hallebardes et de bâtons, pour attaquer l’ennemi ; surtout on regardait comme une espèce de miracle que des chevaliers et des nobles fussent battus par des paysans et des bergers. Toutefois les victoires successives des Suisses à Laufen, à Sempach, et d’autres moins éclatantes, montrèrent clairement qu’un nouveau système d’organisation civile, une nouvelle stratégie venaient de naître au milieu des régions orageuses de l’Helvétie.

Mais quoique les victoires décisives qui avaient conquis la liberté aux cantons suisses, aussi bien que l’esprit de résolution et de sagesse avec lequel les membres de la petite confédération s’étaient maintenus contre les plus violents efforts de l’Autriche, eussent répandu leur renommée à travers toutes les contrées environnantes ; et quoiqu’ils eussent eux-mêmes conscience du pouvoir que leurs victoires répétées leur avaient assuré, pourtant, jusqu’au milieu du quinzième siècle et plus tard encore, ils conservèrent en grande partie la sagesse, la modération et la simplicité primitives de leurs mœurs ; au point que les généraux à qui l’on confiait le commandement des troupes de la république dans le combat, avaient coutume de venir reprendre la houlette de berger quand ils déposaient l’épée, et, comme les dictateurs romains, en quittant le poste éminent où les avaient élevés leur mérite et l’appel de leur pays, de redescendre à une égalité complète avec leurs concitoyens.

C’est donc dans les cantons des forêts de la Suisse, et dans l’automne de 1472 que commence notre récit.


Deux voyageurs, l’un déjà loin du printemps de la vie, l’autre probablement âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, avaient passé la nuit dans la petite ville de Lucerne, capitale de l’état du même nom, et magnifiquement située sur le lac des quatre cantons. Leur costume et leur extérieur paraissaient indiquer des marchands de première classe, et tandis qu’eux-mêmes voyageaient à pied, la nature du pays rendant cette manière de voyager plus commode, un jeune paysan, né du côté italien des Alpes, les suivait sur un mulet de somme, qu’il montait parfois, mais qu’il conduisait plus fréquemment par la bride.

Les voyageurs étaient des gens de fort bonne mine, et semblaient unis par les liens d’une très proche parenté : probablement celle de père et de fils ; car, à la petite auberge où ils avaient logé le soir précédent, les marques de déférence et de respect données par le plus jeune au plus vieux n’avaient pas échappé à l’attention des naturels du pays, qui, comme tous les êtres vivant loin de la société, étaient curieux en proportion du peu de moyens qu’ils avaient de connaître les choses extérieures. Ils observèrent aussi que les marchands, sous prétexte qu’ils étaient pressés, avaient refusé d’ouvrir leurs balles ou d’offrir des marchandises aux habitants de Lucerne, alléguant pour excuse qu’ils n’avaient rien de convenable à leur vendre. Les femmes de la ville furent d’autant plus mécontentes de la réserve des marchands voyageurs, qu’on leur donna à entendre que le motif en était que les marchandises dont ils faisaient commerce étaient trop chères pour trouver des acheteurs dans les montagnes de l’Helvétie : car on avait appris, grâce au jeune garçon qui les accompagnait, que les étrangers avaient visité Venise, et y avaient acheté des objets d’une grande richesse, apportés de l’Inde et de l’Égypte à ce célèbre marché comme à une foire perpétuelle du monde occidental, et dispersés ensuite dans toutes les parties de l’Europe. Or les jeunes filles suisses avaient depuis long-temps découvert que des colifichets et des pierreries étaient choses belles à voir, et, quoique sans espérance de pouvoir jamais posséder elles-mêmes de tels ornements, elles éprouvaient un désir naturel d’examiner et de manier les riches parures des marchands, et quelque déplaisir de ce qu’on les empêchât de le faire. On avait aussi remarqué que, si les étrangers étaient suffisamment courtois dans leurs manières, ils ne déployaient pas ce zèle ardent de plaire que montraient les colporteurs et les marchands de Lombardie ou de Savoie, par qui les habitants des montagnes étaient quelquefois visités, et qui avaient depuis peu d’années fait des rondes plus fréquentes, attendu que le butin de leurs victoires avait répandu parmi les Suisses une certaine richesse, et leur avait créé une foule de nouveaux besoins. Ces négociants ambulants étaient polis et pleins d’attentions comme leur état l’exigeait ; mais les derniers marchands semblaient être des hommes que leur commerce n’intéressait guère, ou qui du moins se souciaient peu du profit qu’ils auraient pu faire dans la Suisse.

La curiosité était encore excitée par une autre circonstance : ils parlaient entre eux une langue qui certainement n’était ni l’allemand, ni l’italien, ni le français, mais d’après laquelle un vieux garçon de cabaret, qui jadis était allé jusqu’à Paris, supposait qu’ils pouvaient bien être Anglais : peuple dont on ne savait autre chose sinon qu’il était une race insulaire et superbe, en guerre avec la France depuis plusieurs années, et dont un corps considérable qui avait envahi les cantons de Forêts avait essuyé une telle défaite dans la vallée de Ruswil, qu’elle n’était pas encore oubliée par les vieillards à cheveux gris de Lucerne, à qui leurs pères avaient conté cette histoire.

Le jeune homme qui accompagnait les étrangers fut bientôt reconnu pour un naturel du pays des Grisons, qui leur servait de guide autant que sa connaissance des montagnes le lui permettait. Il disait qu’ils voulaient aller à Bâle, mais qu’ils semblaient désirer prendre des routes de traverse et peu fréquentées. Ces dernières circonstances augmentèrent le désir général d’en savoir davantage sur les voyageurs et sur leurs marchandises. Aucune balle ne fut ouverte pourtant, et les marchands, quittant Lucerne le lendemain matin de leur arrivée, reprirent leur pénible route, aimant mieux faire un circuit et suivre de mauvais chemins à travers les cantons pacifiques de la Suisse, que s’exposer aux exactions et aux rapines des chevaliers voleurs de l’Allemagne, qui, comme tant de souverains, faisaient la guerre chacun suivant son bon plaisir, levant des taxes et des impôts avec l’insolence de petits tyrans sur tous les voyageurs qui passaient à un mille de leurs domaines.

Après avoir quitté Lucerne, les voyageurs continuèrent heureusement leur route pendant quelques heures. Le chemin, quoique escarpé et difficile, était rendu intéressant par les grands phénomènes qu’aucune contrée ne déploie d’une manière plus étonnante que les montagnes de la Suisse, où les sentiers ouverts dans le roc, les vallées verdoyantes, les larges lacs et les torrents rapides, attributs des autres montagnes aussi bien que de celles-ci, sont entremêlés des horreurs magnifiques et pourtant effrayantes de glaciers, très particuliers aux monts helvétiques.

Ce n’était pas un temps où les beautés et la grandeur d’un paysage produisaient beaucoup d’impression sur les esprits des gens qui parcouraient la campagne et qui l’habitaient. Pour eux, ces objets, quelle qu’en fût la dignité, leur étaient familiers et s’associaient à des habitudes journalières, à des travaux quotidiens, et les voyageurs trouvaient peut-être plus terrible que belle la région sauvage qu’ils traversaient, et s’inquiétaient plus d’arriver sains et saufs à l’endroit où ils devaient passer la nuit que d’admirer en détail la magnificence des scènes qui les séparaient du lieu de leur destination. Néanmoins nos marchands ne pouvaient, en continuant leur voyage, s’empêcher d’être fortement frappés du genre de spectacle qui les entourait. Leur route passait au bord d’un lac, tantôt uni et se rapprochant tout-à-fait de la rive, tantôt s’élevant à une grande hauteur sur la pente de la montagne, et serpentant au faîte de précipices qui dominaient les eaux du lac perpendiculairement, comme les murailles d’un château sortent du fossé qui le défend. D’autres fois, elle traversait des lieux d’un caractère plus gai, de délicieuses pelouses vertes, et des vallées descendant en pente douce, présentant des pâturages et des terres labourables, parfois arrosés par de petits ruisseaux qui serpentaient dans des hameaux de huttes en bois, d’où s’élevaient une petite église et un clocher capricieusement bâti, s’arrêtaient autour des vergers et des coteaux de vignes, et qui, produisant un doux murmure lorsqu’ils coulaient, se frayaient un passage tranquille vers le lac.

« Ce ruisseau, Arthur, » dit le vieux voyageur, tandis que d’un commun accord ils s’étaient arrêtés tous deux pour considérer le paysage que je viens de décrire, « ressemble à la vie d’un homme bon et heureux. — Et le torrent qui se précipite du haut de cette montagne éloignée, marquant sa course par une raie d’écume blanche, répondit Arthur… À quoi ressemble-t-il ? — À la vie d’un homme brave et malheureux, lui répliqua son père. — À moi le torrent !… un cours fougueux qu’aucune force humaine ne peut arrêter ; et alors qu’il soit court et glorieux, n’importe ! — C’est une pensée de jeune homme ; mais je suis convaincu qu’elle est si profondément enracinée dans ton cœur, qu’il ne faudrait rien moins que la main puissante du malheur pour l’en arracher. — Ses racines tiennent encore solidement aux fibres de mon cœur, et il me semble que pourtant la main du malheur a su déjà le déchirer. — Tu parles, mon fils, de ce que tu ne comprends guère. Sache que, tant qu’on n’est pas arrivé au milieu de la vie, on distingue à peine l’adversité véritable de la prospérité réelle, ou plutôt qu’on recherche comme faveur de la fortune des choses qui devraient plus justement passer pour des marques de sa colère. Regarde cette montagne qui porte sur son front sourcilleux un diadème de nuages, s’élevant tantôt et tantôt s’abaissant, selon que le soleil les frappe, mais sans pouvoir jamais les dissiper : un enfant pourrait croire que c’est une couronne de gloire… un homme sait que ce doit être un signe de tempête. »

Arthur suivit la direction des yeux de son père sur le sommet noir et sombre du Mont-Pilate.

« Le brouillard qui recouvre le faîte de cette montagne sauvage est-il donc de si mauvais augure ? demanda le jeune homme. — Interroge Antonio, lui répliqua son père, il te racontera la légende. »

Le jeune marchand s’adressa au Suisse qui les accompagnait, demandant à connaître le nom de cette sombre montagne, qui, de ce côté, semble être la reine superbe de toutes celles qui sont réunies autour de Lucerne.

Le jeune garçon se signa dévotement lorsqu’il lui fallut raconter la légende populaire d’après laquelle l’infâme proconsul de la Judée avait trouvé dans ces lieux le terme de sa vie impie, et après avoir passé bien des années dans les retraites de la montagne qui porte son nom, s’était enfin, par remords et désespoir plutôt que par pénitence, jeté dans le lac horrible qui en occupe le sommet. Si l’eau refusait d’accomplir sur ce misérable le devoir du bourreau, ou si, son corps étant noyé, son esprit, tourmenté sans cesse, continuait à hanter l’endroit où il avait commis le suicide, Antonio ne prétendait pas l’expliquer ; mais on voyait souvent, disait-il, une forme humaine sortir des ondes noirâtres et paraître se laver les mains. Quand le spectre se montrait ainsi, des masses épaisses de brouillard se réunissaient d’abord à l’entour du lac infernal (c’est ainsi qu’on l’appelait jadis), puis, enveloppant la partie supérieure de la montagne, présageait une tempête ou un ouragan qui ne tardait pas long-temps à suivre. Il ajouta que le mauvais esprit était particulièrement irrité de l’audace des voyageurs qui gravissaient la montagne pour contempler le lieu de sa punition, et qu’en conséquence les magistrats de Lucerne avaient défendu sous des peines sévères qu’on approchât du Mont-Pilate. Antonio se signa encore une fois en finissant son récit, et, dans cet acte de dévotion, il fut imité par ses auditeurs, trop bons catholiques pour concevoir aucun doute sur la vérité de l’histoire.

« Comme le maudit païen nous regarde d’un air refrogné, » dit le plus jeune des marchands, tandis que le nuage s’obscurcissait et semblait aller s’asseoir sur le front du Mont-Pilate. « Vade retro… je te défie, pécheur !!! »

Un vent qui s’éleva alors, mais qu’on put entendre plus que sentir, sembla annoncer, en hurlant du ton d’un lion mourant, que l’esprit du coupable acceptait le défi téméraire du jeune Anglais. On vit descendre des flancs raboteux de la montagne des masses lourdes d’un épais brouillard, qui, roulant à travers les hideuses crevasses dont l’affreuse montagne était entrecoupée, ressemblaient à des torrents de lave bouillante vomis par un volcan. Les immenses précipices qui formaient les côtés de ces hauts ravins montraient leurs pointes aiguës et déchiquetées au dessus de la vapeur, comme pour diviser les torrents de brouillards qui descendaient autour d’eux. Par un contraste frappant avec cette scène sombre et menaçante, la chaîne plus éloignée des monts Righi brillait de toutes les nuances d’un soleil d’automne.

Tandis que les voyageurs épiaient ce contraste bizarre et varié, qui semblait annoncer un combat prochain entre les puissances de la lumière et des ténèbres, leur guide, dans son jargon mêlé d’italien et d’allemand, les exhortait à doubler le pas. « Le village auquel il se proposait de les conduire, disait-il, était encore éloigné, la route était mauvaise et difficile à reconnaître ; et si le méchant Esprit, » ajouta-t-il en regardant le Mont-Pilate et en se signant, « envoyait ses ténèbres sur la vallée, le chemin serait alors doublement incertain et dangereux. » Les voyageurs, après cette admonition, s’enfoncèrent plus avant dans le collet de leurs manteaux, abaissèrent leurs bonnets sur leurs yeux d’un air résolu, resserrèrent la boucle des larges ceintures qui retenaient les manteaux eux-mêmes. Ayant chacun un bâton de montagnard muni d’une bonne pointe de fer dans la main, ils continuèrent leur route avec une activité intrépide et un courage inébranlable.

À chaque pas, la scène semblait changer autour d’eux. Chaque montagne, comme si sa forme roide et immuable était flexible et changeante, variait en apparence comme celle d’une apparition infernale, suivant que la position des étrangers, par rapport à elles, changeait avec leurs mouvements, et que le brouillard, qui continuait lentement, quoique constamment, à descendre, influait sur l’aspect rocailleux des monts et des vallées qu’il recouvrait de son manteau vaporeux. La nature de leur marche aussi, jamais directe, mais serpentant par un étroit sentier qui suivait les sinuosités de la vallée et faisait de nombreux circuits autour des précipices et d’autres obstacles qu’il était impossible de surmonter, ajoutait à la variété sauvage d’un voyage où les étrangers finirent par perdre entièrement toute idée vague de la terreur qu’ils avaient précédemment conçue touchant la direction dans laquelle la route les conduisait.

« Je voudrais, dit le plus âgé, que nous eussions cette aiguille mystique dont parlent les marins, qui se tourne toujours vers le nord, et qui les met à même de tenir leur route au milieu des mers, lorsqu’il n’y a ni cap, ni promontoire, ni soleil, ni lune, ni étoile, ni aucun signe au ciel et sur la terre pour leur dire comment ils doivent se diriger. — Elle nous serait presque inutile au milieu de ces montagnes, répondit le jeune homme ; car, quoique cette merveilleuse aiguille puisse maintenir sa pointe vers l’étoile polaire du nord, lorsqu’elle est sur une surface unie comme la mer, on ne doit pas penser qu’elle le ferait encore lorsque ces hautes montagnes s’élèvent comme des murs entre l’acier et l’objet de sa sympathie. — J’ai bien peur que notre guide, qui s’est montré d’heure en heure plus stupide depuis qu’il a quitté sa vallée natale, ne devienne aussi inutile que vous supposez devoir le devenir la boussole au milieu des montagnes de ce pays sauvage… Pouvez-vous dire, mon garçon, » demanda-t-il en s’adressant à Antonio en mauvais italien, « si nous sommes dans la route que nous voulons suivre. — S’il plaît à saint Antonio, » répondit le guide qui était évidemment trop troublé pour répondre directement à la question.

« Et cette eau à demi couverte de brouillard qui reluit à travers la vapeur, au pied de ce grand précipice noir… est-ce encore une partie du lac de Lucerne, ou avons-nous encore découvert un autre lac depuis que nous avons gravi cette dernière montagne ? »

Antonio put seulement répondre qu’ils devaient être encore près du lac de Lucerne, et qu’il espérait que l’eau qu’ils apercevaient au dessous d’eux n’était qu’une branche se détachant du même réservoir. Mais il ne pouvait rien assurer.

« Chien d’Italien ! s’écria le jeune voyageur, tu mériterais qu’on te brisât les os pour avoir entrepris une commission que tu es aussi incapable de remplir que tu l’es de nous conduire au ciel. — Paix, Arthur, dit son père ; si tu effraies ce jeune homme, il va s’enfuir et nous perdrons le petit avantage que nous procure sa connaissance du chemin ; si tu fais usage du bâton, il te récompensera avec la pointe d’un poignard… car, telle est l’humeur d’un Lombard vindicatif, de toute façon tu rendras notre position pire au lieu de l’améliorer… Écoutez ici, jeune homme, continua-t-il en italien toujours aussi mauvais, ne vous effrayez pas des menaces de ce jeune écervelé à qui je ne permettrai pas de vous faire le moindre mal ; mais dites-moi, si vous pouvez, les noms des villages par lesquels nous devons passer aujourd’hui. »

Le ton modéré que prit le vieux voyageur rassura le guide qui avait été quelque peu alarmé de l’accent et des expressions menaçantes de son plus jeune compagnon, et il débita dans son patois une multitude de noms dans lesquels les sons gutturaux de l’allemand se mêlaient d’une manière étrange aux accents si doux de l’italien, mais qui ne donnèrent à l’auditeur aucun renseignement intelligible sur le sujet de sa question, de sorte qu’enfin il fut obligé de conclure en disant : « Conduisez-nous toujours, au nom de Notre-Dame ou de saint Antonio, si vous l’aimez mieux ; nous ne ferons que perdre du temps, je le vois, à essayer de nous comprendre. »

Ils se remirent donc en marche comme auparavant, mais avec cette différence, que le guide, conduisant le mulet, marcha alors en avant et fut suivi par les deux autres, dont il avait d’abord dirigé la marche en la leur indiquant de derrière. Cependant les nuages devenaient de plus en plus épais, et le brouillard, qui n’avait été d’abord qu’une petite vapeur, commença alors à tomber sous la forme d’une pluie très fine qui s’amassait comme la rosée sur les capotes des voyageurs.

Un bruit lointain et des gémissements sourds se faisaient entendre parmi les montagnes éloignées, semblable à ceux par lesquels le mauvais esprit du Mont-Pilate avait paru annoncer la tempête. L’Italien pressa encore ses compagnons d’avancer ; mais en même temps il les empêchait de le faire par la lenteur et l’indécision qu’il montrait en les conduisant.

Après avoir parcouru de cette manière trois ou quatre milles que l’incertitude rendait doublement ennuyeux, les voyageurs s’engagèrent enfin dans un étroit sentier qui passait au bord d’un précipice. Ils apercevaient de l’eau au dessous d’eux, mais de quel genre était-elle ? Ils ne pouvaient s’en assurer. Le vent, il est vrai, qui commençait à se faire sentir par bouffées, balayait parfois le brouillard assez complètement pour leur montrer des vagues qui brillaient ; mais était-ce celles du même lac le long duquel ils avaient voyagé le matin, ou bien une autre surface d’eau différente, ou bien une rivière, un large ruisseau ? Les moments où ils pouvaient voir étaient trop courts pour qu’ils pussent le distinguer : toutefois ils étaient certains de ne plus se trouver au bord du lac de Lucerne, dans un endroit où ses eaux ont la largeur ordinaire, car les mêmes bouffées de vent qui leur montraient de l’eau au fond de la vallée leur permettaient d’apercevoir, par instants, la rive opposée, sans qu’ils pussent discerner exactement à quelle distance, mais assez près pour leur montrer de hauts rochers à pic et de vieux pins, tantôt réunis en groupes, et tantôt plantés solitairement sur les pointes qui dominaient l’eau.

Jusque là, le sentier, quoique rapide et raboteux, était assez clairement indiqué, et des traces manifestes montraient qu’il était suivi ordinairement par les cavaliers et les piétons. Mais tout-à-coup, au moment où Antonio avec le mulet venait d’atteindre une éminence avancée autour de laquelle le chemin faisait un angle aigu, il s’arrêta court avec son exclamation habituelle adressée à son saint patron. Arthur pensa que le mulet partageait la frayeur du guide, car il recula, mit ses pieds de devant à distance l’un de l’autre, et sembla, par l’attitude qu’il prit, annoncer sa détermination de résister à toute invitation d’avancer, en même temps qu’il exprimait son horreur et sa crainte pour le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Arthur se hâta d’aller en avant, non seulement par curiosité, mais encore afin d’affronter lui-même le péril, s’il était possible avant que son père vînt le partager. En moins de temps que nous n’en avons mis à raconter cet incident, le jeune homme se trouva derrière Antonio et le mulet, sur une plate-forme de rochers, où la route semblait absolument finir, et de l’autre côté de laquelle se creusait un immense précipice ; le brouillard ne permettait pas de voir à quelle profondeur, mais c’était certainement à plus de trois cents pieds.

La pâleur qui se répandit sur la figure des voyageurs, et l’embarras qu’on pouvait distinguer sur la physionomie de leur bête de somme annonçaient leur crainte et leur désappointement à la vue d’un obstacle inattendu et insurmontable à ce qu’il semblait. Le visage du père, qui arriva bientôt sur la plate-forme, ne leur procura ni espoir ni consolation. Il resta comme les autres à regarder le gouffre rempli de brouillard ouvert au dessous d’eux, et promenant ses regards autour de lui, mais vainement, pour trouver la continuation du sentier, qui certainement ne devait pas n’avoir été jadis pratiqué que pour n’avoir pas d’autre issue. Tandis qu’ils se tenaient incertains de ce qu’ils avaient à faire, le fils tentant d’inutiles efforts pour découvrir quelques moyens de passer outre, et le père se préparant à leur proposer de revenir sur leurs pas, une furieuse bouffée de vent, plus forte qu’ils n’en avaient encore entendu, balaya toute la vallée. Tous voyant qu’ils couraient risque d’être emportés du haut de la station précaire qu’ils occupaient, s’accrochèrent à des broussailles et à des rocs pour se retenir, et le pauvre mulet lui-même sembla chercher à s’affermir pour mieux résister à l’ouragan qui les menaçait. Les tourbillons de vent se succédèrent avec une telle furie, qu’ils semblèrent aux voyageurs ébranler jusqu’au rocher où ils se trouvaient, et qu’ils les eussent balayés de la surface comme autant de feuilles sèches, sans la précaution qu’ils avaient prise de s’y rendre plus solides. Mais comme le vent se précipitait à travers la vallée, il écarta, durant trois ou quatre minutes, le voile de brouillard que les bouffées précédentes n’avaient servi qu’à remuer et entr’ouvrir, et leur montra la nature et la cause de l’obstacle inattendu qui avait arrêté leur route.

Le coup d’œil rapide mais sûr du jeune homme put alors distinguer que le chemin, après avoir quitté la plate-forme sur laquelle ils étaient arrêtés, avait originairement passé au delà dans la même direction, sur une jetée de terre fort escarpée, qui alors formait, pour ainsi dire, la couverture d’un lit de rochers à pic. Mais il était arrivé, dans quelqu’une de ces convulsions de la nature qui ont si souvent lieu dans ces régions sauvages, où elles se montrent sous une forme si redoutable, que la terre avait glissé, ou même était tombée tout-à-fait du haut des rocs, emportant après elle et le sentier qui était tracé au faîte de la plate-forme, et les broussailles, les arbres, enfin tout ce qui poussait dans le lit du torrent : car ils purent alors reconnaître que telle était l’eau au dessous d’eux, et non un lac ni un bras du lac, comme ils l’avaient jusqu’alors supposé.

La cause immédiate de ce phénomène devait probablement avoir été un tremblement de terre, car ils sont assez fréquents dans cette contrée. La jetée de terre, qui n’était plus qu’une masse confuse de ruines entraînées dans la chute, montrait quelques arbres poussant dans une position horizontale, et d’autres qui, après s’être fichés en terre par la tête dans leur descente, avaient été mis en pièces et brisés, et gisaient au milieu du torrent, jouets de l’onde qu’ils avaient autrefois couverte d’un épais ombrage. Le rocher nu, qui restait par derrière comme le squelette de quelque monstre énorme dépouillé de ses chairs, formait la muraille d’un effroyable abîme, ressemblant à une carrière récemment ouverte, d’un aspect d’autant plus triste, que sa formation peu ancienne le rendait plus stérile, et qu’il n’était encore nullement recouvert de cette végétation dont la nature revêt promptement la surface nue même des rocs et des précipices les plus arides.

Outre qu’il remarqua tous ces signes tendant à montrer que l’interruption de la route était de date récente, Arthur put encore observer de l’autre côté de la rivière, assez haut dans la vallée, et s’élevant du milieu d’une forêt de pins entremêlés de rochers, un bâtiment carré d’une hauteur considérable, ressemblant à une tour gothique en ruine. Il montra du doigt cet objet remarquable à Antonio, et lui demanda s’il le connaissait, pensant avec raison que cette tour, d’après sa position toute particulière, était fort propre à faire reconnaître le chemin, et qu’il était difficile de l’oublier quand on l’avait vue une fois. En conséquence le guide se reconnut promptement et avec joie, s’écriant avec transport que l’endroit s’appelait Geierstein, c’est-à-dire, comme il l’expliqua, le rocher des Vautours. Il n’en pouvait douter, disait-il, en voyant la tour aussi bien qu’une haute pointe de rocher qui s’élevait à côté presque en forme de clocher, au faîte de laquelle le lammer-geier, un des plus grands oiseaux de proie qui existent, avait jadis transporté l’enfant d’un ancien seigneur du château. Il se mit alors à raconter le vœu fait par le chevalier de Geierstein à Notre-Dame d’Einsiedlen ; et pendant qu’il parlait, le château, les rochers, les bois et les précipices s’évanouirent de nouveau dans le brouillard. Mais à l’instant où il terminait son récit par le miracle qui rendit l’enfant aux bras de son père, il s’écria tout-à-coup : « Prenez garde à vous, l’ouragan !… l’ouragan !… » L’ouragan arriva en effet, et balayant le brouillard devant lui, rendit aux voyageurs la vue des magnifiques horreurs qui les entouraient.

— Oui ! » continua Antonio d’un air triomphant, lorsque le vent s’abattit, « le vieux Ponce n’aime guère à entendre parler de Notre-Dame d’Einsiedlen, mais elle saura bientôt lui tenir tête… Ave Maria ! — Cette tour, dit le jeune voyageur, paraît inhabitée. Je ne puis apercevoir de fumée, et les créneaux semblent être en ruine. — Elle n’a point été habitée depuis long-temps, répondit le guide ; mais je voudrais bien y être, malgré tout. L’honnête Arnold Brederman, landamman[2] du canton d’Unterwalden, demeure près de là, et je vous en réponds, les étrangers auront toujours ce que la cave et le buffet renferment de meilleur, partout où règne son autorité. — J’ai entendu parler de lui, » répliqua le plus âgé des voyageurs, qu’Antonio avait reçu ordre d’appeler signor Philipson ; « c’est un homme bon et hospitalier, qui jouit d’une considération méritée parmi ses concitoyens. — Vous lui rendez bien justice, signor, répondit le guide ; et je voudrais que nous pussions gagner sa maison où vous seriez sûrs de trouver un bon accueil et des renseignements certains sur la route qu’il vous faudra tenir pour continuer demain votre voyage. Mais comment arriverons-nous au château du Vautour à moins d’avoir des ailes comme lui ! C’est une question difficile à résoudre. »

Arthur la résolut par une proposition hardie que le lecteur connaîtra dans le chapitre suivant.



  1. La première traduction de ce roman a été publiée sous le titre de Charles le Téméraire. a. m.
  2. Magistrat principal. a. m.