Anne de Geierstein/02

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 30-44).

CHAPITRE II.

ANNE.

… Venez avec moi, les nuages s’amoncèlent plus épais… Par ici maintenant… Appuyez-vous sur moi. Placez ici votre pied… prenez ce bâton-ci, et accrochez-vous un moment à ce buisson… Maintenant, donnez-moi la main… nous serons au chalet dans une demi-heure.
Lord Byron. Manfred.

Après avoir examiné la scène affreuse qui les environnait aussi attentivement que pouvait le permettre l’état orageux de l’atmosphère, le plus jeune des voyageurs observa : « Dans tout autre pays, je dirais que la tempête commence à s’affaiblir ; mais à quoi faut-il s’attendre sur cette terre de désolation ? Il est impossible de le prévoir. Si l’esprit apostat de Pilate est réellement ballotté par la tempête, ces bouffées de vent, mourantes et plus lointaines, semblent annoncer qu’il retourne au lieu de sa punition. Le sentier s’est écroulé avec la terre sur laquelle il passait… Je puis en apercevoir une partie encore étendue dans l’abîme, et marquant comme d’une ligne de craie cette masse de terre et de pierres. Mais je crois qu’il me serait encore possible, avec votre permission, mon père, de me glisser le long du bord de ce précipice, jusqu’à ce que j’arrivasse en vue de l’habitation dont le guide nous a parlé. S’il existe réellement une habitation pareille, il faut qu’elle soit accessible par quelque côté ; et si je ne puis découvrir le chemin qui y mène, je peux du moins faire des signaux de manière à être vu des personnes qui demeurent près de ce nid de vautour, et obtenir d’elles quelque indication amicale. — Je ne puis consentir à ce que vous couriez un tel risque, répondit son père : que notre guide aille en avant, s’il peut et s’il veut. Il a été élevé dans les montagnes, et je le récompenserai richement. »

Mais Antonio refusa la proposition d’un air résolu et décidé. « J’ai bien été, dit-il, élevé dans les montagnes ; mais je ne suis pas chasseur de chamois, et je n’ai pas d’ailes pour me transporter de pic en pic, comme un corbeau… L’or est moins précieux que la vie. — Dieu me garde, repartit signor Philipson, de vouloir t’engager à les mettre l’un et l’autre dans la balance ! Marchez donc, mon fils, je vous suis. — Non, je vous en conjure, non, mon cher père, répliqua le jeune homme ; c’est assez d’exposer la vie d’un seul… et la mienne, de beaucoup moins précieuse, doit, d’après toutes les règles de la sagesse aussi bien que de la nature, être hasardée la première. — Non, Arthur, » répliqua à son tour le père d’un ton déterminé, « non, mon fils ; j’ai survécu à bien des personnes, mais je ne veux pas vous survivre. — Je ne crains pas pour l’issue de mon entreprise, si vous me permettez d’aller seul, mon père ; mais je ne puis, je n’ose entreprendre une tâche si périlleuse, si vous persistez à vouloir en partager le péril avec une aussi faible assistance que la mienne. Tandis que je chercherais à faire un nouveau pas, je serais toujours à regarder derrière moi pour voir comment vous pourriez atteindre vous-même l’endroit que je me préparerais à quitter… Et songez, mon cher père, que si je péris, il ne périra avec moi qu’une chose sans valeur, sans plus d’importance que le rocher ou l’arbre qui est tombé dans l’abîme avant moi. Mais vous… si votre pied glissait, si la main venait à vous manquer, réfléchissez combien de choses et d’individus vous entraîneriez nécessairement dans votre chute. — Vous avez raison, mon enfant… j’aurais encore motif de tenir à la vie, dussé-je même perdre en vous tout ce qui m’est cher… Notre-Dame, et le chevalier de Notre-Dame vous bénissent et vous protègent, mon enfant ! Votre pied est jeune, votre main forte… vous n’avez pas gravi le Plynlimmon[1] en vain : soyez hardi, mais prudent… N’oubliez pas qu’il existe un homme qui, après vous avoir perdu, n’a plus qu’un devoir à remplir qui l’attache à la terre, et que, ce devoir rempli, il vous suivra bientôt. »

Le jeune homme se prépara donc à son dangereux voyage, et se débarrassant de son vaste manteau, montra des membres bien proportionnés que recouvrait un justaucorps étroit et dessinant toutes ses formes. Cependant le père changea de résolution lorsqu’il vit son fils se retourner pour lui dire adieu ; il retira la permission qu’il lui avait donnée, et lui défendit d’un ton péremptoire d’avancer d’un pas. Mais, sans écouter cette défense, Arthur avait déjà commencé la périlleuse entreprise. Descendant de la plate-forme où il se trouvait, grâce aux branches d’un vieux frêne qui poussait par une fente de rocher, le jeune homme parvint, quoique à grands risques, à gagner un étroit sentier, au bord même du précipice, le long duquel il espérait se traîner en rampant jusqu’à ce qu’il pût se faire entendre ou voir de l’habitation que le guide leur avait dit exister en cet endroit. Sa situation, pendant qu’il poursuivait sa marche audacieuse, semblait si précaire, que même son compagnon payé osait à peine respirer en le suivant des yeux. La rampe qui le soutenait paraissait devenir tellement étroite à mesure qu’il avançait, qu’elle finit par ne plus être visible. Cependant il continuait toujours sa route, tantôt avançant la tête au dessus du précipice, tantôt regardant devant lui, tantôt levant les yeux au ciel ; mais ne s’aventurant jamais à jeter un regard au dessous de lui, de peur que la tête ne lui tournât à la vue d’un abîme aussi effrayant. Pour le père et le guide qui observaient sa marche, c’était moins celle d’un homme avançant à la manière ordinaire, et s’accrochant à quelque chose qui tient à la terre ferme, que celle d’un insecte grimpant sur la surface d’un mur perpendiculaire, dont les mouvements progressifs sont à la vérité sensibles, mais dont nous ne pouvons apercevoir les moyens d’appui. Ce fut donc amèrement, très amèrement, que le malheureux père se lamenta alors de n’avoir pas persisté dans son projet de faire adopter la mesure ennuyeuse et périlleuse même qui consistait à regagner l’habitation de la nuit précédente, en revenant sur leurs pas. Il aurait du moins alors voulu avoir partagé le destin du fils de sa tendresse.

Cependant le courage du jeune homme était énergiquement soutenu par sa ferme détermination de remplir sa dangereuse tâche. Il exerça un puissant empire sur ses idées, qui d’habitude étaient passablement vives, et refusa d’écouter, même un instant, aucune des appréhensions pleines d’effroi par lesquelles l’imagination augmente un véritable danger. Il s’efforça bravement de réduire tout ce qui l’entourait à l’échelle de la stricte raison, comme meilleur soutien du vrai courage. « Cette rampe de rocher, se représenta-t-il à lui-même, est sans doute étroite ; mais elle a encore assez de largeur pour me soutenir ; ces pointes et ces crevasses qui rompent la surface unie sont petites et éloignées ; mais les unes présentent à mon pied, pour qu’il s’y pose, un espace assez sûr, et les autres à ma main, pour qu’elle le saisisse, un objet aussi solide que si je me tenais sur une plate-forme large d’une coudée, et si j’appuyais mon bras sur une balustrade de marbre. Ma sûreté dépend donc de moi-même. Si mes mouvements sont hardis, mon pas ferme, et ma main vigoureuse, qu’importe que je sois plus eu moins près de l’ouverture d’un abîme ? »

Évaluant ainsi l’étendue de son danger d’après la mesure du bon sens et de la réalité, soutenu aussi par une certaine pratique des exercices de ce genre, le brave jeune homme accomplissait son terrible voyage, pas à pas, poursuivant sa route avec une circonspection, une valeur et une présence d’esprit qui pouvaient seules le sauver d’une ruine immédiate. Enfin il gagna un point où une roche saillante formait l’angle du précipice, autant qu’il avait pu le remarquer de la plate-forme. Le mérite consistait à surmonter cet obstacle, le plus grand sans doute de l’entreprise. La roche s’avançait de plus de six pieds au dessus du torrent qu’il entendait bouillonner à ses pieds à une profondeur de soixante toises, avec un bruit pareil à celui d’un tonnerre souterrain. Il examina le lieu avec la plus scrupuleuse attention, et fut induit, par l’existence des ronces, des herbes et même des arbres rabougris qu’on y voyait, à croire que cette roche marquait la dernière extrémité de l’éboulement ou de la chute des terres, et que, s’il pouvait seulement tourner l’angle qui le terminait, il lui serait permis d’espérer qu’il atteindrait la continuation du sentier qui avait été si étrangement interrompu par cette convulsion de la nature. Mais la roche se projetait tellement, qu’il était impossible de passer dessous ou autour ; et comme elle s’élevait de plusieurs pieds au dessus de la position qu’avait atteinte Arthur, ce n’était pas chose aisée que de la gravir. Il adopta cependant ce parti comme le seul moyen de surmonter le dernier obstacle qu’il espérait devoir rencontrer dans son voyage de découverte. Un arbre faisant saillie lui fut de grande utilité pour se hisser et parvenir au faîte de la roche. Mais il s’y était à peine établi, il avait à peine eu un moment pour se féliciter en voyant, au milieu d’un chaos horrible de rocs et de bois, les ruines lugubres de Geierstein, d’où s’élevait du moins une fumée indiquant qu’il s’y trouvait quelque habitation humaine, quand, à son extrême surprise, il sentit le pic élevé sur lequel il se tenait, trembler, s’abaisser lentement en avant, et changer peu à peu de place. Saillant comme il était, et de plus ébranlé dans son équilibre par un tremblement de terre récent, il était demeuré dans une position si peu solide que son centre de gravité était entièrement détruit, malgré même l’addition du poids du jeune homme.

Entraîné par l’imminence du péril, Arthur, cédant à cet instinct qui nous pousse toujours à conserver notre vie, s’élança avec précaution du rocher détaché de la terre sur l’arbre par lequel il était monté, et retourna la tête, comme obéissant à un charme, pour voir tomber le roc fatal d’où il venait de se retirer. Le roc vacilla pendant deux ou trois secondes, comme incertain de quel côté il tomberait, et s’il eût pris une direction latérale, il aurait arraché l’aventurier de son lieu de refuge, ou aurait entraîné l’arbre et lui, dans la rivière. Après un moment d’horrible incertitude, la puissance de la gravitation détermina une chute directe. L’énorme fragment qui devait peser au moins quarante milliers, se précipita donc, écrasant et brisant dans sa course rapide les arbres et les broussailles qu’il rencontrait, puis roulant enfin dans le lit du torrent avec un fracas égal à celui d’une décharge de cent pièces d’artillerie. Le son fut répété par l’écho, de rocher en rocher, de précipice en précipice, avec un tumulte effroyable, et comme à l’envi : enfin le bruit ne cessa que lorsqu’il s’éleva jusqu’aux régions des neiges éternelles, qui, insensibles aux sons terrestres, aussi bien que défavorables à la vie animale, écoutèrent le rugissement dans leur majestueuse solitude, mais le laissèrent mourir sans pouvoir y répondre.

Quelles étaient cependant les pensées du malheureux père qui vit bien tomber l’énorme roc, mais ne put distinguer si son fils unique l’avait accompagné dans sa terrible chute ? Son premier mouvement fut de s’élancer aussi sur la rampe étroite du précipice qu’Arthur venait de traverser sous ses yeux ; et lorsque le jeune Antonio l’arrêta en lui jetant ses bras autour du corps, il se retourna vers le guide avec la furie d’une ourse à qui l’on a volé ses petits.

« Lâche-moi, vil paysan, s’écria-t-il, ou tu meurs à l’instant ! — Hélas ! » répliqua le pauvre garçon tombant à genoux devant lui, « j’ai aussi un père ! » — Cet appel alla au cœur du voyageur qui laissa aussitôt le jeune homme s’éloigner, puis joignant les mains et levant les yeux au ciel, il dit avec l’accent de la plus profonde douleur, mêlée d’une pieuse résignation : « Fiat voluntas tua ! C’était le dernier, le plus aimable, le plus chéri, et le plus digne de mon amour… et pourtant, ajouta-t-il, pourtant au fond de cette vallée planent les oiseaux de proie qui boiront à plaisir son jeune sang… Mais je le verrai encore une fois, » s’écria le père infortuné à l’instant où un immense vautour passa près de lui battant l’air de ses ailes… « je verrai encore une fois mon cher Arthur, avant que le loup et l’aigle le déchirent… je reverrai de lui tout ce qui en reste encore sur terre. Ne me retenez pas… mais mettez-vous ici, et regardez-moi avancer. Si je tombe, comme il est fort vraisemblable, je vous charge de prendre les papiers cachetés que vous trouverez dans la valise et de les porter à leur adresse dans le plus bref délai possible. Il y a assez d’argent dans cette bourse pour m’enterrer moi et mon fils, pour faire dire des messes en faveur du repos de nos âmes, et pour qu’il vous reste encore une riche récompense de votre peine. »

L’honnête Suisse, un peu borné sous le rapport de l’intelligence, mais bon et fidèle de caractère, fondit en larmes lorsqu’il entendit son maître ainsi parler, et n’osant plus tenter ni remontrances ni opposition, il vit le signor Philipson se préparer à franchir le précipice fatal à l’extrémité duquel son malheureux fils avait paru aller s’offrir au destin qu’avec tout l’aveuglement de la douleur paternelle son père se hâtait de partager.

Tout-à-coup l’on entendit de dessous l’angle fatal d’où la masse de pierre avait été déplacée par les efforts téméraires d’Arthur, le son rauque et prolongé de ces immenses cornets formés de la dépouille de l’aurochs ou taureau sauvage de Suisse, qui, dans les anciens temps, annonçaient la charge terrible de ces montagnards, et de fait leur tenaient lieu en guerre de tout autre instrument de musique.

« Arrêtez, monsieur, arrêtez ! s’écria le Grisou, c’est un signal de Geierstein ; quelqu’un va dans un moment venir à notre secours, et nous montrer la route la plus sûre pour retrouver votre fils… Et voyez-vous… voyez-vous ce buisson vert qu’on distingue au milieu du brouillard ? saint Antoine me protège ! j’aperçois une toile blanche qui flotte à côté. C’est précisément derrière la place d’où le roc est tombé. »

Le père tâcha de fixer ses yeux vers cet endroit ; mais ils se remplissaient si vite de larmes, qu’ils ne pouvaient distinguer l’objet que le guide indiquait… « Tout est inutile maintenant, dit-il, en essuyant ses pleurs… je ne reverrai de lui que ses restes inanimés. — Vous le… vous le reverrez en vie ! répliqua le Grisou ; saint Antoine le veut ainsi… Voyez, la toile blanche s’agite encore. — C’est quelque reste de ses vêtements, dit le père désespéré… quelque malheureuse preuve de son destin… Non, mes yeux ne voient rien… ils ont vu la chute de ma maison… Plût à Dieu que les vautours de ces montagnes les eussent plutôt arrachés de leurs orbites ! — Mais regardez encore : la toile n’est pas simplement accrochée aux broussailles… Je puis voir qu’elle est élevée au bout d’un bâton, et qu’elle s’agite distinctement de côté et d’autre. Votre fils fait un signal pour dire qu’il est sauvé. — Et s’il en est ainsi, » répliqua le voyageur en joignant les mains, « bénis soient les yeux qui le voient et la langue qui le dit ! Si nous retrouvons mon fils, si nous le retrouvons vivant, ce jour sera heureux pour vous aussi. — Bah ! je demande seulement que vous restiez tranquille, que vous agissiez prudemment, et je me tiendrai pour payé de mes services. Seulement il ne serait pas honorable à un honnête garçon d’avoir laissé périr des gens par leur propre témérité ; car le blâme, après tout, doit nécessairement retomber sur le guide, comme s’il pouvait empêcher le vieux Ponce de secouer le brouillard qui lui couvre la figure, ou des langues de terre de s’écrouler parfois dans la vallée, ou de jeunes têtes folles de s’aventurer sur des roches aussi étroites que la lame d’un couteau, ou enfin des insensés que leurs cheveux gris devraient rendre plus sages, de tirer leurs poignards comme des fanfarons de Lombardie. »

C’était ainsi que babillait le guide, et son babil aurait continué long-temps, car signor Philipson ne l’écoutait pas. Chaque battement de son pouls, chaque pensée de son cœur, étaient dirigés vers l’objet que le Suisse indiquait être le signal du salut de son fils. Il reconnut enfin que le signal était réellement agité par une main humaine ; et aussi empressé à ressaisir toute lueur d’espérance qu’il l’avait été peu auparavant de céder à l’effroi et au désespoir, il se prépara de nouveau à se rapprocher de son fils, et à l’aider, s’il était possible, à regagner un lieu sûr ; mais les instances et les assurances réitérées de son guide parvinrent encore à le retenir.

« Êtes-vous capable, dit celui-ci, de franchir ce rocher ? Pouvez-vous répéter votre Credo et votre Ave, sans manquer ni déplacer un mot ? Car sinon, nos vieillards disent que votre cou, en eussiez-vous une vingtaine, serait en danger… Votre œil est-il clair, et votre pied solide ? Je trouve, moi, que l’un coule comme une fontaine, et que l’autre remue comme le tremble qui vous ombrage ! Demeurez ici jusqu’à ce que vous y soyez rejoint par des gens beaucoup plus capables de porter secours à votre fils que vous et moi. Je présume, d’après la manière dont il a sonné, que c’est le cornet du digne magistrat de Geierstein, d’Arnold Biederman. Il a vu le danger de votre fils, et maintenant il songe à pourvoir à sa sûreté ainsi qu’à la nôtre. Il y a des cas où le secours d’un étranger, connaissant bien le pays, vaut mieux que l’aide de trois de nos frères, qui n’ont pas l’expérience de ces montagnes. — Mais si ce cornet a réellement sonné un signal, comment se fait-il que mon fils n’y ait pas répondu ? — Et s’il a répondu, comme la chose est fort probable, aurions-nous pu l’entendre ? Le cornet d’Uri, lui-même, a sonné sans que nous l’entendissions plus distinctement, au milieu de cet horrible fracas, de la pluie et de la tempête, que si c’eût été le chalumeau d’un berger : comment voulez-vous donc que nous ayons entendu crier un homme ? — Il me semble pourtant que j’entends, au milieu des éléments qui rugissent, quelque chose qui ressemble à une voix humaine… Mais ce n’est pas celle d’Arthur… — Eh non ! je le sais bien, c’est une voix de femme. Les filles de ce pays correspondent entre elles de cette manière d’un rocher à un autre, malgré l’ouragan et la tempête, fussent-elles à un mille de distance… — Alors, le ciel soit loué de ce secours vraiment dû à la Providence ! J’espère encore que ce terrible jour finira heureusement. Je vais répondre à la voix. »

Il essaya de crier, mais ignorant tout-à-fait l’art de se faire entendre dans une pareille contrée, il éleva la voix, et la mit dans un ton absolument semblable à celui dans lequel rugissaient l’eau et le vent ; de sorte que, même à vingt pas de l’endroit où il parlait, il aurait été complètement impossible de la distinguer de celle des éléments furieux. Le guide sourit aux efforts infructueux de son patron, puis monta sa propre voix, de manière à produire un cri fort, sauvage et prolongé, qui, formé en apparence avec moins de peine que celui de l’Anglais, était néanmoins un son distinct, ne ressemblant à aucun de ceux qui retentissaient à l’entour, et assez haut pour être certainement entendu à une distance très considérable. On lui répliqua aussitôt par des cris de même nature, qui approchèrent peu à peu de la plate-forme, apportant une espérance de plus en plus vive à l’inquiet voyageur.

Si la détresse du père rendait sa position digne d’une compassion profonde, celle du fils, au même instant, était passablement périlleuse. Nous avons déjà expliqué qu’Arthur Philipson avait commencé son voyage aventureux le long du précipice, avec tout le sang-froid, la résolution et la détermination inébranlables, qui étaient fort essentiels à la réussite d’une entreprise où tout dépendait de la fermeté des nerfs. Mais le formidable accident qui avait arrêté sa marche était d’un caractère assez terrible pour lui faire sentir toute l’horreur d’une mort immédiate, affreuse et, comme il semblait, inévitable. Le roc solide avait tremblé, presque croulé sous ses pieds mêmes, et quoique, par un effort plutôt mécanique que volontaire, il eût échappé à la destruction imminente qui l’attendait s’il eût continué à gravir, il lui semblait que la meilleure partie de lui-même, sa fermeté d’esprit et sa vigueur de corps, s’en était allée avec le roc, qui avait produit un fracas semblable à celui du tonnerre, et des nuages de poussière et de fumée en tombant au milieu des torrents et des tourbillons de l’abîme en furie. En effet, le marin arraché au tillac d’un vaisseau qui fait naufrage, lancé au loin dans les vagues, et froissé contre les rochers du rivage, ne diffère pas plus du même matelot qui, au commencement de la tempête, se tenait sur le pont de son navire favori, fier de sa force et de sa propre dextérité, qu’Arthur commençant son expédition ne différait du même Arthur, lorsque, s’accrochant au tronc pourri d’un vieil arbre, et suspendu entre ciel et terre, il vit rouler le rocher qu’il avait été si près de suivre. Les effets de sa terreur étaient, à la vérité, physiques aussi bien que moraux, car mille couleurs jouaient devant ses yeux ; il était attaqué d’un affreux vertige, et en même temps privé de l’obéissance des membres qui l’avaient jusque-là si admirablement servi. Ses bras et ses mains, comme n’agissant plus dès lors d’après sa volonté, se cramponnaient tantôt aux branches de l’arbre avec une ténacité nerveuse qui paraissait tout-à-fait indépendante de son pouvoir, et tantôt tremblaient dans un état de relâchement des nerfs si complet, qu’il lui était impossible de ne pas craindre que ses membres ne devinssent incapables de le soutenir plus long-temps dans cette position.

Un incident, léger en lui-même, augmenta encore la détresse que lui occasionna cette aliénation de ses facultés. Tous les êtres vivants du voisinage avaient été, comme on peut le croire, chassés de leur retraite par la chute épouvantable à laquelle son passage avait donné lieu. Des volées de chats-huants, de chauves-souris et d’autres oiseaux de ténèbres, forcés de voltiger alors au milieu des airs, n’avaient pas tardé long-temps à rentrer dans leurs berceaux de lierre ou dans les abris que leur présentaient les trous et les crevasses des rochers voisins. Un de ces oiseaux sinistres se trouva être un lammergeier ou vautour des Alpes, oiseau plus grand et plus vorace que l’aigle lui-même, et qu’Arthur n’avait pas été accoutumé à voir ou du moins à regarder de près. Avec l’instinct ordinaire à la plupart des animaux de proie, ce lammergeier a coutume, lorsqu’il est gorgé de nourriture, de se choisir une position d’une sécurité inaccessible, et d’y rester stationnaire et immobile des jours entiers, jusqu’à ce que l’œuvre de la digestion soit accomplie, et que l’activité lui revienne aiguillonnée par l’appétit. Troublé dans un tel état de repos, un de ces terribles vautours s’était élancé du ravin qui doit son nom à cette espèce d’oiseau, et après avoir involontairement tourné au dessus, battant des ailes et poussant des cris lugubres, il était venu se percher sur la pointe d’un roc, à quatre pas au plus de l’arbre où Arthur occupait sa précaire position. Quoique encore engourdi, jusqu’à un certain point, par la torpeur, il sembla encouragé par l’état immobile du jeune homme à le supposer mort ou mourant. Il se percha donc, et se mit à le regarder sans ressentir aucunement cette frayeur que les plus fiers animaux éprouvent ordinairement par le voisinage de l’homme.

Lorsqu’Arthur, s’efforçant de se soustraire à l’incapacité que produisait sur ses membres sa terreur panique, leva les yeux pour regarder lentement et avec circonspection autour de lui, il rencontra ceux du vorace et obscène oiseau, que sa tête et son cou dépouillés de plumes, ses yeux entourés d’une iris d’une couleur orange foncée, et sa position plus horizontale que droite, distinguaient autant du port noble et des proportions gracieuses de l’aigle, que celles du lion le placent dans les rangs de la création au dessus du loup maigre, grisâtre, rapace, et néanmoins lâche.

Comme arrêtés par un charme, les yeux du jeune Philipson restèrent fixés sur cet oiseau de sinistre augure, sans qu’il pût les en détourner. La crainte de périls tant imaginaires que réels pesait sur son esprit affaibli, effrayé qu’il était par les circonstances de sa position. Le voisinage si proche d’une créature aussi odieuse à la race humaine que peu disposée à rechercher sa compagnie paraissait aussi effrayant qu’il était extraordinaire. Pourquoi cet oiseau le fixait-il avec tant d’attention et d’avidité, avançant son corps hideux comme pour s’élancer sur sa propre personne ? Ce vautour était-il le démon du lieu auquel il avait donné le nom, et venait-il se réjouir de ce qu’un étranger, téméraire au point d’avoir pénétré dans son domaine, semblait enveloppé des périls qui s’y rencontraient, sans avoir ni espoir, ni chance de salut ; ou était-ce un vautour natif de ces rochers dont la sagacité prévoyait que le hardi voyageur était destiné à devenir bientôt sa victime ? Se pouvait-il que la hideuse bête, dont les sens passent pour être si fins, devinât d’après les circonstances la mort prochaine de l’étranger, et ne différât, comme un corbeau ou la corneille auprès d’une brebis mourante, de commencer son dégoûtant banquet que pour s’en donner ensuite plus à l’aise ? Était-il condamné à sentir le bec et les serres de l’oiseau avant que son cœur cessât de battre ? Avait-il déjà perdu sa dignité d’homme, cette terreur religieuse que l’être formé à l’image de son auteur inspire à toutes les créatures inférieures ?

Des appréhensions si pénibles servirent plus que toutes les tentatives du raisonnement à rétablir un peu l’élasticité d’esprit du jeune homme. En agitant son mouchoir, quoiqu’il usât de la plus grande précaution dans ses mouvements, il réussit à éloigner le vautour de son voisinage. L’oiseau quitta son lieu de repos en poussant des cris rauques et craintifs, et soutenu dans les airs par ses ailes immenses, il alla chercher un endroit où il pût trouver plus de tranquillité, tandis que le téméraire voyageur ressentait un vif plaisir en se voyant délivré de sa hideuse présence.

Après être parvenu à recueillir ses idées, le jeune homme qui pouvait, par sa position, voir en partie la plate-forme d’où il était descendu, s’efforça de faire connaître à son père qu’il était sauvé, en déployant, aussi haut que possible, la bannière par laquelle il avait chassé le vautour. Comme eux, il avait entendu, mais à une distance moindre, le son du grand cornet suisse, qui semblait annoncer qu’il arrivait du secours. Il y répliqua en levant et en agitant son mouchoir pour diriger l’assistance qu’on apportait vers le lieu où elle était si nécessaire ; et, rappelant à lui toutes ses facultés qui l’avaient presque abandonné, il travailla mentalement à recouvrer l’espérance, et avec l’espérance, la force et les moyens de faire de nouveaux efforts.

Fidèle catholique, il se recommanda, par de ferventes prières, à Notre-Dame d’Ensiedlen, et, faisant des vœux magnifiques pour se la rendre propice, il lui demanda son intercession pour être délivré de sa terrible position. « Ou bien, gracieuse Dame, » dit-il en terminant son oraison, « si je suis destiné à perdre la vie comme un renard chassé par les chiens, au milieu de ce pays sauvage et désert, parmi ces rochers vacillants, rendez-moi au moins ma part de patience et de courage naturels, et ne me laissez pas, moi qui ai vécu en homme, quoique pécheur, mourir comme un lièvre timide ! »

Après s’être dévotement recommandé à cette protectrice dont les légendes de l’Église catholique font une peinture si aimable, Arthur, quoique chacun de ses membres tremblât encore d’émotion et que son cœur battît avec une violence qui menaçait de le suffoquer, tourna ses pensées et son attention vers les moyens d’effectuer sa délivrance. Mais tandis qu’il promenait ses regards autour de lui, il sentit de plus en plus combien il était énervé par les souffrances corporelles et l’agonie mentale qu’il avait supportées durant le péril qu’il venait de courir. Il ne put, malgré tous les efforts dont il était encore capable, fixer ses yeux troublés et hagards sur la scène qui l’entourait… La tête lui tournait et tout le paysage se mit à tourner aussi. Un chaos mouvant de buissons et de grands rochers à pic qui se trouvaient entre lui et le château en ruines de Geierstein se mêlait et dansait en rond dans une telle confusion, que rien, sauf la conscience qu’une telle idée était la suggestion d’une folie partielle, ne l’eût empêché de s’élancer du haut de son arbre, comme pour se joindre à la danse bizarre que son cerveau troublé avait mise en mouvement.

« Que le ciel me protège ! » dit l’infortuné jeune homme, fermant les yeux dans l’espoir qu’en tâchant d’oublier tout l’horrible de sa position, il pourrait mettre un frein à son imagination trop vive ; « mes sens m’abandonnent ! »

Il devint encore plus convaincu que tel était le cas, lorsqu’une voix de femme, avec un accent très haut mais éminemment musical, se fit entendre à peu de distance et sembla l’appeler. Il ouvrit les yeux encore une fois, leva la tête, et regarda vers l’endroit d’où les sons semblaient venir, quoique bien loin de penser qu’ils existassent ailleurs que dans son imagination troublée. La vision qui lui apparut alors était de nature à le confirmer dans l’opinion que son esprit s’égarait, et que ses sens n’étaient plus en état de lui rendre aucun bon service.

Au faîte même d’un roc pyramidal qui s’élançait de la profondeur de la vallée, se montra une figure de femme, tellement environnée de brouillard que le contour seul pouvait être distingué. La forme, se reflétant dans les cieux, ressemblait plutôt aux traits indéfinis d’un esprit qu’à ceux d’une fille mortelle, car son corps paraissait aussi léger et à peine plus opaque que le nuage clair qui entourait son piédestal. La première idée d’Arthur fut que la Vierge avait entendu ses vœux, et était venue eu personne à son secours. Il se préparait déjà à réciter son Ave Maria, lorsque la voix l’appela de nouveau avec cette modulation aiguë propre aux cris des montagnards, cris par lesquels les naturels des Alpes tiennent conversation entre eux d’un sommet de la montagne à un autre par dessus des ravins d’une profondeur et d’une étendue épouvantables.

Tandis qu’il cherchait comment s’adresser à cette apparition inattendue, elle disparut du point qu’elle occupait d’abord, et redevint aussitôt après visible, mais perchée sur la pointe du roc d’où s’élançait l’arbre sur lequel Arthur s’était réfugié. Son extérieur et son costume permirent alors de voir qu’elle était une de ces filles des montagnes, familières avec leurs dangereux sentiers. Il vit qu’une belle jeune femme se tenait devant lui, et le regardait avec un mélange de pitié et d’étonnement.

« Étranger, » dit-elle enfin, « qui êtes-vous et d’où venez-vous ? — Je suis étranger, jeune fille, comme vous m’appelez très justement, » répondit le jeune homme en se soulevant aussi bien que possible. « J’ai quitté Lucerne ce matin avec mon père et un guide ; je les ai laissés à quatre cents pas d’ici environ. Seriez-vous assez complaisante, ma jolie demoiselle, pour les avertir que je suis sauvé, car mon père doit très certainement se désespérer sur mon compte. — Très volontiers ; mais je pense que mon oncle ou quelqu’un de mes parents doit les avoir déjà joints, et il leur servira de guide fidèle. Ne puis-je vous aider ?… êtes-vous blessé ?… avez-vous du mal ? Nous avons été tous alarmés par la chute d’un roc… oui, et le voilà en effet, c’est une masse d’une grosseur peu ordinaire. »

Tout en parlant ainsi, la jeune Suissesse s’approchait tellement du bord de l’abîme et regardait avec un tel air d’indifférence dans le gouffre, que la sympathie dont en pareille occasion l’acteur et le spectateur sont affectés l’un à l’égard de l’autre fit revenir l’éblouissement et le vertige dont Arthur venait d’être délivré, et il retomba dans sa première attitude penchée avec une espèce de faible gémissement.

« Vous êtes donc malade ? » lui demanda la jeune fille en le voyant pâlir… « où est le mal que vous ressentez, et quel est-il ? — Aucun, jolie demoiselle, sauf quelques contusions de peu d’importance ; mais la tête me tourne, et mon cœur se soulève quand je vous vois vous pencher si imprudemment sur le précipice. — Est-ce là tout ?… Sachez donc, étranger, que je ne me crois pas plus en sûreté assise au foyer de mon oncle que debout près des précipices, en comparaison desquels celui-ci n’est qu’un saut d’enfant. Vous-même, étranger, si, comme j’en juge d’après ces traces, vous avez pu passer le long de ce précipice dont le tremblement de terre a mis le bord à nu, vous devez pouvoir chasser un tel étourdissement, car vous méritez à coup sûr le titre de montagnard. — J’aurais pu porter ce nom depuis une demi-heure ; mais je crois que j’oserai à peine le reprendre désormais. — Ne perdez pas courage, répondit la douce conseillère, pour un éblouissement passager, pour un vertige qui parfois obscurcit l’esprit et trouble la vue des hommes les plus braves et les plus expérimentés. Levez-vous sur le tronc de l’arbre et approchez-vous davantage du rocher d’où il s’élance. Observez bien la place : il vous sera facile, quand vous aurez atteint le haut de cette branche, d’arriver par un saut hardi jusqu’au roc solide où vous me voyez, après quoi il n’y a plus de péril ni de difficulté valant la peine qu’on en parle pour un jeune homme dont les membres sont vigoureux, dont le courage est actif. — Mes membres sont en effet robustes ; mais je suis honteux de penser combien mon courage est abattu. Pourtant je ne démériterai pas de l’intérêt que vous prenez à un malheureux voyageur, en écoutant plus long-temps les lâches suggestions d’un sentiment qui, jusqu’à ce jour, fut tout-à-fait étranger à mon cœur. »

La jeune fille le regarda avec inquiétude et un air de vif intérêt pendant qu’il se haussait avec circonspection, s’avançant le long de l’arbre qui se projetait presque horizontalement hors du rocher, et semblait plier lorsqu’il changeait de posture. Le jeune homme se plaça enfin de telle sorte qu’en terre ferme il aurait suffi d’une bonne enjambée pour qu’il parvînt lui-même sur le rocher où se tenait l’aimable Helvétienne. Mais au lieu de n’avoir qu’un pas à faire sur un terrain solide et uni, il fallait franchir un noir abîme au fond duquel roulait et tourbillonnait un torrent avec une incroyable furie. Les genoux d’Arthur se choquèrent l’un contre l’autre, ses pieds devinrent de plomb et parurent incapables d’obéir à ses ordres ; enfin il éprouva, mais à un degré plus violent que jamais, cette influence énervante que ne peuvent jamais oublier ceux qui en ressentent les effets dans une situation périlleuse, et que les autres personnes, heureusement étrangères à sa puissance, ne peuvent même que difficilement s’imaginer.

La jeune femme remarqua son émotion, et en prévit les conséquences probables. Comme unique moyen en sa puissance de lui rendre un peu de courage, elle sauta lestement du rocher sur une branche de l’arbre, où elle se percha avec l’aisance et la sécurité d’un oiseau, et au même instant revint par un second saut sur le rocher ; puis, tendant la main à l’étranger : « Mon bras, dit-elle, n’est qu’une frêle balustrade ; pourtant avancez avec courage, et vous trouverez qu’il est encore aussi solide que les fortifications de Berne. » Mais la honte l’emporta tellement alors sur la frayeur, qu’Arthur, refusant un secours qu’il n’aurait pu accepter sans se dégrader à ses propres yeux, reprit du cœur et accomplit heureusement le saut formidable qui le plaça sur le même rocher que sa bienveillante protectrice.

Lui saisir la main et la porter à ses lèvres en signe de reconnaissance et de respect, fut naturellement la première action du jeune homme ; et il n’aurait pas été possible à la jeune fille de l’empêcher d’agir ainsi sans affecter un degré de pruderie qui n’était pas dans son caractère, et occasionner un débat cérémonieux sur une matière de peu d’importance, lorsque le lieu de la scène était un rocher long à peine de cinq pieds sur trois de large.



  1. Montagne du pays de Galles. a. m.