Anne de Geierstein/13

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 167-179).

CHAPITRE XIII.

LE GOUVERNEUR.

L’inimitié et la colère sont récemment entrées dans l’esprit de votre duc soi-disant offensé ; il sévit contre les marchands, nos honnêtes concitoyens, qui, manquant d’or pour racheter leur vie, ont scellé de leur sang ses rigoureuses lois.
Shakspeare, Comédie des Erreurs.

L’aurore commençait à peine à dominer l’horizon lointain qu’Arthur Philipson était sur pied, préparant tout pour le départ de son père et le sien, qui, suivant les conventions de la nuit précédente, devait avoir lieu deux heures avant celle où le landamman et sa suite se proposaient de quitter le château ruiné de Graff’s-Lust. Il ne lui fut pas difficile de séparer les paquets soigneusement arrangés qui contenaient les effets de son père, des malles grossières dans lesquelles était renfermé le bagage des Suisses. Les uns étaient confectionnés avec l’attention de gens accoutumés à de longs et périlleux voyages, les autres avec la simple insouciance de ceux qui s’éloignaient rarement de leur maison, et n’étaient que des voyageurs sans la moindre expérience.

Un domestique du landamman seconda Arthur dans cette tâche, et l’aida à placer le bagage de son père sur la mule appartenant au député barbu de Schwitz. Il reçut aussi de ce personnage des instructions concernant la route de Graff’s-Lust à La Ferette, qui était trop simple et trop droite pour rendre vraisemblable qu’ils courussent aucun risque de perdre leur chemin, comme cela leur était arrivé lorsqu’ils voyageaient dans les montagnes de la Suisse. Tout se trouvant alors prêt pour leur départ, le jeune Anglais réveilla son père et lui annonça qu’ils n’avaient plus qu’à partir. Il se retira ensuite vers la cheminée, pendant que son père, suivant son habitude quotidienne, répétait la prière de saint Julien, patron des voyageurs, et s’habillait pour se mettre en route.

On ne s’étonnera point si, pendant que le père s’acquittait de ses dévotions et s’équipait pour le voyage, Arthur, le cœur plein de ce qu’il avait si récemment vu d’Anne de Geierstein, et la tête troublée par le souvenir des événements de la nuit précédente, tint ses yeux constamment fixés sur la porte de la chambre à coucher où il avait vu naguère cette jeune personne disparaître. Cette pâle, et, pour ainsi dire, fantastique figure, qui avait deux fois passé si étrangement devant lui, était-elle un esprit vagabond des éléments, ou bien la substance vivante de la personne dont elle avait pris l’extérieur ? Sa curiosité était si vive sur ce point, qu’il ouvrait ses yeux le plus large possible, comme s’ils eussent pu pénétrer, à travers le bois et la muraille, dans l’appartement de la jeune fille endormie, pour découvrir si ses yeux ou ses joues portaient le moindre indice montrant qu’elle avait veillé ou couru les champs la nuit dernière.

« Mais, » se disait-il intérieurement, « c’est la preuve à laquelle Rudolphe en a appelé, et Rudolphe seul sera à même d’en observer le résultat. Qui sait quel avantage les communications que je lui ai faites peuvent lui donner pour favoriser ses prétentions auprès de cette aimable créature ? et que pensera-t-elle de moi ?… Que j’ai la tête légère et la langue trop longue ; qu’il ne peut rien m’arriver d’extraordinaire sans que j’aille aussitôt le crier aux oreilles de ceux qui se trouvent les plus proches de moi dans le moment ! Je voudrais que ma langue se fût paralysée avant d’avoir dit un mot à ce fier et rusé ferrailleur. Je ne la reverrai plus !… Il faut s’y résoudre comme à une chose certaine. Je ne connaîtrai jamais la véritable interprétation des mystères qui à présent m’environnent. Mais songer que je puis avoir commis une bévue tendant à la mettre au pouvoir de ce féroce rustaud, ce sera pour moi un éternel sujet de remords ! »

Là il fut tiré de sa rêverie par la voix de son père : « Eh bien ! qu’est-ce donc à dire, mon fils ? Es-tu éveillé, Arthur, ou dors-tu debout des fatigues du service de la nuit précédente ? — Non, mon père, » répondit Arthur revenant soudain à lui-même. « C’est un peu d’engourdissement peut-être ; mais l’air frais du matin le dissipera bientôt. »

Marchant avec précaution au milieu du groupe de dormeurs qui étaient couchés à l’entour, le vieux Philipson, lorsqu’ils eurent gagné la porte de l’appartement, se retourna, et regardant la couche de paille sur laquelle se faisaient remarquer les larges membres du landamman et la barbe argentée de son fidèle compagnon éclairés des premiers rayons du jour, il murmura entre ses lèvres un adieu involontaire :

« Adieu, modèle de la bonne foi et de l’intégrité antiques… adieu, noble Arnold… adieu, âme pleine de vérité et de candeur… à qui lâcheté, égoïsme et fausseté sont assurément inconnus. — Et adieu, pensa son fils, à la plus aimable, à la plus candide, à la plus mystérieuse des vierges… » Mais cet adieu, comme on doit bien le croire, ne fut pas, comme celui de son père, exprimé par des paroles.

Ils eurent bientôt après franchi la porte du château. Le domestique suisse fut libéralement récompensé, et chargé de porter encore des paroles d’adieu et de souvenir au landamman de la part de ses hôtes anglais, ainsi que de l’assurer de leur espérance et de leur désir qu’ils pussent se rejoindre sur le territoire de Bourgogne. Le jeune homme prit alors la bride de la mule, et conduisit l’animal d’un pas ordinaire, son père marchant à côté de lui.

Après un silence de plusieurs minutes, le vieux Philipson s’adressa à Arthur : « Je crains, dit-il, que nous ne revoyions plus le digne landamman. Les jeunes gens qui l’accompagnent sont disposés à ressentir vivement un affront… le duc de Bourgogne, j’en ai peur, ne manquera pas de leur en donner un ample prétexte… et la paix que désire l’excellent homme pour la terre de ses pères sera devenue impossible avant qu’ils paraissent devant le duc ; et quand même il en serait autrement, le prince le plus fier de l’Europe supportera-t-il les réprimandes de bourgeois et de paysans, comme Charles de Bourgogne appelle les amis que nous venons de quitter ? C’est une question à laquelle il est trop aisé de répondre. Une guerre fatale aux intérêts de toutes les parties, sauf à Louis de France, aura certainement lieu, et elle sera terrible la mêlée, si les rangs de la chevalerie bourguignonne rencontrent les hommes de fer des montagnes, devant qui sont tombés coup sur coup tant de nobles Allemands. — Je suis tellement convaincu de la vérité de vos paroles, mon père, qu’à mon avis ce jour ne se passera point sans une rupture de la trêve. J’ai déjà mis ma cotte de mailles en cas que nous rencontrions mauvaise compagnie entre Graff’s-Lust et La Ferette ; et plût au ciel que vous prissiez la même précaution ! Cela ne nous retardera guère, et je vous avoue que moi, du moins, je voyagerai alors avec plus de sécurité. — Je vous comprends, mon fils ; mais je suis un pacifique voyageur sur le territoire du duc de Bourgogne, et je ne dois pas supposer trop promptement que sous l’ombre de sa bannière il faille me mettre en garde contre des bandits, comme si j’étais dans les déserts de la Palestine. Quant à l’autorité de ses officiers et à l’étendue de leurs exactions, je n’ai pas besoin de vous dire que, dans notre position, ce sont des choses auxquelles il faut nous soumettre sans colère et sans murmure. »

Laissant les deux voyageurs se diriger vers La Ferette à loisir, je vais transporter mes lecteurs à la porte orientale de cette petite ville qui, située sur une éminence, domine le pays dans toutes les directions, mais particulièrement dans celle de Bâle. Elle ne faisait pas, à proprement parler, partie des domaines du duc de Bourgogne, mais lui avait été remise comme gage ou garantie du paiement d’une somme considérable due à Charles par l’empereur Sigismond d’Autriche, à qui la seigneurie de la place appartenait en propriété. Mais la ville était si convenablement située pour nuire au commerce de la Suisse et infliger à ce peuple, qu’il haïssait et méprisait, des marques de sa malveillance, qu’on croyait généralement que le duc de Bourgogne ne consentirait jamais à aucune condition de rachat, si équitables et si avantageuses qu’elles fussent, qui auraient pour résultat de rendre à l’empereur un poste avancé, aussi favorable à ses projets haineux que la petite ville de La Ferette.

La situation de cette ville était forte par elle-même ; les fortifications qui l’entouraient, à peine suffisantes pour repousser toute attaque soudaine, n’étaient pas capables de résister le moins du monde à un siège en règle. Les rayons du matin brillaient sur le clocher de l’église depuis plus d’une heure, lorsqu’un homme grand, maigre et assez vieux, enveloppé dans une robe de chambre par dessus laquelle était agrafé un large ceinturon soutenant à gauche une épée et à droite un poignard, s’approcha de la barbacane de la porte orientale. Sur sa toque se balançait une plume qui, de même qu’une queue de renard, était un emblème de noblesse dans toute l’Allemagne, et un ornement fort prisé par ceux qui avaient le droit de le porter.

La petite troupe de soldats qui avait occupé ce poste pendant le cours de la nuit précédente, et fourni des sentinelles pour la garde du dedans et du dehors, prit les armes en apercevant ce personnage, et s’aligna en rang comme une compagnie qui reçoit, avec le respect militaire, un officier d’importance. La physionomie d’Archibald d’Hagenbach (car c’était le gouverneur lui-même) exprimait cette morosité bourrue et ce penchant à la colère qui caractérisent le lever d’un libertin maladif. Sa tête tremblait, son pouls était fiévreux, et ses joues étaient pâles… symptômes dénotant qu’il avait passé la dernière nuit, selon son habitude, au milieu des coupes et des flacons. À en juger par la promptitude des soldats à prendre leurs rangs, par la crainte respectueuse respirant sur leurs visages, et par le silence qui régnait parmi eux, il semblait qu’ils fussent accoutumés à attendre et à redouter sa mauvaise humeur en pareille occasion. En effet, il leur lança un regard scrutateur et mécontent, comme s’il cherchait quelqu’un sur qui exhaler sa bile, puis il demanda où était « Kilian, ce chien de paresseux. »

Kilian se présenta aussitôt : c’était un vigoureux homme d’armes, à l’air farouche. Bavarois de naissance, et remplissant les fonctions d’écuyer près du gouverneur.

« Quelles nouvelles de ces rustres suisses, Kilian ? demanda Archibald d’Hagenbach. Il y a deux heures, suivant leurs habitudes frugales, qu’ils devraient être en route. Ces lourds paysans prétendraient-ils singer les manières des gentilshommes, et rester devant leur bouteille jusqu’au chant du coq ? — Sur ma foi ! ce pourrait bien être, répondit Kilian ; les bourgeois de Bâle leur ont donné tous les moyens de faire une orgie. — Comment cela, Kilian ?… Auraient-ils osé offrir l’hospitalité à ce troupeau de taureaux suisses, après l’ordre que je leur ai transmis d’agir tout autrement. — Les Bâlois ne les ont pas reçus dans leur ville ; mais j’ai appris par un espion sûr, qu’ils les ont mis à même de se loger à Graffs’-Lust qui était pourvu d’un bon nombre de jambons et de pâtés, pour ne rien dire des flacons de vin du Rhin, des barils de bière et des tonnes d’eau-de-vie. — Les Bâlois m’en répondront ! S’imaginent-ils que je vais toujours être à m’interposer en leur faveur entre le duc et son bon plaisir ?… Ces gros porchers ont pris trop de hardiesse depuis que nous avons bien voulu recevoir leurs méchants cadeaux, plutôt pour leur faire plaisir que pour les avantages que nous avons pu retirer de leurs misérables dons. N’était-ce pas le vin de Bâle que nous fûmes obligés de boire dans des gobelets d’une pinte, de peur qu’il n’aigrît avant le matin ? — Il a été bu en effet, et dans des gobelets d’une pinte encore, autant que je puis me le rappeler. — Eh bien ! allez donc ; ils apprendront, ces animaux de Bâle, que je ne me tiens nullement pour obligé par des présents comme ceux-là, et que le souvenir des vins que j’expédie ne me reste pas plus longtemps que le mal de tête dont les boissons frelatées qu’ils m’envoient ne manquent jamais de m’avantager depuis un certain temps pour le plaisir du lendemain. — Votre Excellence compte-t-elle exciter une querelle entre le duc de Bourgogne et la ville de Bâle, parce qu’elle a donné indirectement secours et assistance à la députation suisse ? — Eh oui, vraiment, à moins qu’il ne se trouve parmi eux des hommes sages qui me donnent de bonnes raisons pour les protéger. Oh ! les Bâlois ne connaissent pas notre noble duc, ni le talent qu’il possède pour châtier les citoyens récalcitrants d’une ville libre. Tu peux leur dire, Kilian, aussi bien que personne, comment il a traité les vilains de Liège, lorsqu’ils ont voulu faire les raisonneurs[1]. — Je leur apprendrai la chose quand l’occasion s’en présentera, et j’espère que je les trouverai disposés à cultiver votre honorable amitié. — Vois-tu, si c’est la même chose peureux, cela m’est tout-à-fait indifférent, à moi, Kilian ; mais il me semble qu’un gosier bien sain et sauf a certainement son prix, ne fût-ce que pour avaler du boudin noir et de la bière piquante, pour ne rien dire des jambons de Westphalie et de Hierensteiner… Enfin, Kilian, je l’ai toujours dit, un cou entamé est chose inutile. — Je ferai comprendre à ces gras bourgeois leur danger et la nécessité de s’acquérir vos bonnes grâces. Pour sûr, je n’en suis pas à apprendre comment on envoie la balle du côté de Votre Excellence. — Vous parlez bien ;… mais comment se fait-il que vous ayez si peu de chose à dire de cette compagnie suisse ? J’aurais cru qu’un vieux troupier comme vous leur aurait raccourci les ailes au milieu de la bonne chère dont vous parliez. — J’aurais aussi bien pu effaroucher un hérisson en colère avec mon simple doigt. J’ai surveillé Graff’s-Lust moi-même… il y avait des sentinelles sur les murailles du château, une sentinelle sur le pont, outre une patrouille régulière de ces damnés de Suisses qui faisait bonne garde : aussi n’y avait il rien à faire ; autrement, moi qui connais l’ancienne querelle de Votre Excellence, je les aurais étrillés de la belle manière, sans qu’ils sussent jamais d’où leur venaient les coups. — Baste ! ils vaudront davantage la peine qu’on épie leur arrivée. Ils vont venir tout tranquilles et confiants, dans toute leur splendeur, avec les chaînes d’argent de leurs femmes, leurs médailles, leurs anneaux de plomb et de cuivre… Ah, les vils manants ! ils sont indignes qu’un homme de sang noble veuille bien les débarrasser de leurs friperies ! — Ils ont avec eux de meilleures marchandises, si l’on ne m’a pas trompé. Il y a des marchands… — Bah ! les bêtes de somme de Berne et de Soleure, avec leurs pitoyables effets, leur drap trop grossier pour faire des couvertures à des chevaux de bonne race, et leur toile qui a l’air d’être plutôt faite de crin que de chanvre : je les dépouillerai pourtant, ne fût-ce que pour les vexer, les coquins ! Quoi ! non contents d’être traités comme un peuple indépendant et d’envoyer dans les cours étrangères députations et ambassades, ils comptent, j’en suis certain, faire entrer, sous leur nom d’ambassadeurs, tout une cargaison de marchandises de contrebande, et insulter ainsi le noble duc en même temps qu’ils le volent ? Mais d’Hagenbach n’est ni chevalier ni gentilhomme s’il les laisse passer sans leur rien dire. — Et ils valent bien plus la peine d’être arrêtés que ne le suppose Votre Excellence, car ils ont des marchands anglais avec eux et sous leur protection. — Des marchands anglais ! » s’écria d’Hagenbach les yeux étincelants de joie ; « des marchands anglais, Kilian ! On parle du Cathay et de l’Inde, où il y a des mines d’argent, d’or et de diamants ; sur mon honneur de gentilhomme, je crois que ces animaux d’insulaires ont des caves de trésors dans leur vilain pays ! Et puis la variété de leurs riches marchandises… Ah ! Kilian, y a-t-il une longue suite de mulets… un joyeux tintement de grelots ? Par le gant de Notre-Dame ! le son en retentit déjà à mes oreilles, plus harmonieusement que toutes les harpes de tous les troubadours d’Heilbron ! — Non, monseigneur, la file n’est pas longue… seulement deux hommes, à ce que j’ai pu savoir, avec à peine assez de bagage pour en charger une mule ; mais ce bagage est, dit-on, d’une valeur infinie : des soies et du satin, des broderies et des fourrures, des diamants et des bijoux… des parfums d’Orient et de l’orfévrerie de Venise. — Ravissement et paradis !… N’ajoutez pas un seul mot, » s’écria le rapace chevalier d’Hagenbach : « tout va nous appartenir, Kilian ! Vrai, ce sont précisément les deux hommes dont j’ai rêvé deux fois par semaine le mois dernier… Oui, deux hommes de moyenne taille, ou un peu au dessus de la moyenne… avec des figures tranquilles, belles, rondes, avenantes, avec des estomacs dodus comme des perdrix, et des bourses aussi dodues que leurs estomacs… Ah ! que dites-vous de mon rêve, Kilian ? — Seulement que, pour être tout-à-fait exact, il aurait fallu que vous y vissiez aussi une vingtaine, ou environ, de jeunes et vigoureux géants, comme jamais pareils ne gravirent un rocher, ou ne décochèrent une flèche sur un chamois… tous équipés de gourdins, de massues, de pertuisanes à faire craquer des boucliers comme des gâteaux d’avoine, et résonner des casques comme des cloches d’église. — Tant mieux, coquin, tant mieux ! » s’écria le gouverneur en se frottant les mains. « Des colporteurs anglais à piller, des fanfarons suisses à rosser d’importance ! Je le savais bien, nous ne pouvons rien avoir de ces porcs helvétiques que leurs soies de cochon… Il est heureux qu’ils nous amènent avec eux ces deux moutons des îles ; mais il faut que nous apprêtions nos grands couteaux de cuisine, et que nous aiguisions nos ciseaux de tonte pour notre besogne… Holà ! lieutenant Schonfeld ! »

Un officier s’avança.

« Combien avez-vous d’hommes ici ? — Une soixantaine. Vingt battent la campagne dans différentes directions, et il peut y en en avoir quarante ou cinquante dans leurs quartiers. — Faites-leur prendre les armes sur-le-champ… Écoutez-moi : qu’on ne sonne pas la trompette ou le cor, mais qu’on les avertisse individuellement dans les quartiers de se mettre sous les armes avec le moins de bruit possible ; le rendez-vous est ici, à la porte orientale. Dites aux coquins qu’il y a du butin à faire et qu’ils en auront leur part. — À ces conditions, ils marcheraient sur une toile d’araignée sans éveiller l’insecte qui l’a tissue. Je vais les réunir sans perdre un instant. — Je te le répète, Kilian, » continua le gouverneur ravi, reprenant sa conversation avec son confident, « rien ne pouvait arriver si heureusement que la chance de cette querelle. Le duc Charles désire insulter les Suisses… Non, voyez-vous, qu’il se soucie qu’on agisse ostensiblement contre eux d’après ses ordres, de manière qu’on puisse ensuite l’accuser d’avoir violé le droit des gens à l’égard d’une ambassade pacifique ; mais le brave serviteur qui épargnera à son prince le scandale d’une pareille affaire, et dont les actes pourront porter le nom de méprise ou d’erreur, sera regardé, je vous en réponds, comme l’ayant servi en digne et loyal chevalier. Peut-être le duc lui froncera-t-il les sourcils en public, mais en particulier il saura lui montrer qu’il l’estime… Pourquoi gardez-vous ainsi le silence, l’ami ? Qu’est-ce qui trouble votre laid et sinistre visage ? Vous n’êtes pas effrayé, je pense, d’une vingtaine de jeunes Suisses, quand nous sommes à la tête d’une pareille bande de soldats ? — Les Suisses donneront et recevront de bons coups ; cependant ils ne me font pas peur. Mais je n’aime pas que nous mettions trop de confiance dans le duc Charles. Qu’il doive être content d’abord d’une insulte faite aux Suisses, c’est assez vraisemblable ; mais si, comme Votre Excellence le donnait à entendre, il trouvait ensuite convenable de désavouer l’action, il est prince à donner une couleur favorable à son désaveu en pendant les acteurs. — Bah ! je sais où je me place. Un pareil tour pourrait être joué par Louis de France, mais le caractère brusque et franc de notre Téméraire de Bourgogne n’en est pas capable. Pourquoi diable, ami, restez-vous encore là, souriant comme un singe devant une châtaigne rôtie, quand il la croit trop chaude pour ses doigts ? — Votre Excellence est sage aussi bien que guerrière, et il ne me convient pas de combattre vos volontés. Mais certe ambassade pacifique…. ces marchands anglais…. Si Charles est en guerre avec Louis, comme le bruit en court, le plus ardent de ses désirs doit être la neutralité de la Suisse et l’assistance de l’Angleterre, dont le roi passe la mer avec une grande armée. Or vous, seigneur Archibald d’Hagenbach, vous pouvez, dans le courant de cette matinée-ci, tenir une conduite qui fera prendre à tous les confédérés les armes contre Charles, et changera les Anglais d’alliés en ennemis. — Peu m’importe ! Je connais bien l’humeur du duc, et si lui, maître de tant de provinces, consent à les risquer par pure fantaisie, dites qu’y perdrait Archibald d’Hagenbach qui ne possède pas un pied de terre ? — Mais vous avez la vie à perdre, monseigneur. — Oui, la vie, un méchant droit d’exister, que j’ai toujours été prêt à jouer contre des dollars, même contre des kreutzers !… Croyez-vous donc que j’hésiterai à la risquer quand il s’agit de jacobus, de joyaux d’Orient et d’orfèvrerie de Venise ? Non, Kilian ; il faut que ces Anglais soient débarrassés de leurs balles, afin qu’Archibald d’Hagenbach puisse boire un vin plus savoureux que le vin léger de la Moselle, et porter un pourpoint de brocard au lieu de velours gras. Et il n’est pas moins nécessaire que Kilian endosse un justaucorps neuf et décent, avec une bourse de ducats qui sonne à sa ceinture. — Sur ma foi ! ce dernier argument a désarmé mes scrupules, et j’abandonne la partie, attendu qu’il ne me convient pas de disputer avec Votre Excellence. — À l’ouvrage donc ! Mais attendez… Il nous faut d’abord mettre l’Église dans nos intérêts. Le curé de Saint-Paul s’est fâché dernièrement ; il a tenu en chaire d’étranges propos, comme si nous ne valions guère mieux que des voleurs et des brigands ordinaires. Même il a eu l’insolence de m’avertir, comme il dit, et deux fois, d’une singulière façon. Il serait bien de casser la tête pelée à ce vieux grognard ; mais comme la chose pourrait être mal prise par le duc, le plus sage parti à prendre est de lui jeter un os. — Il peut être un dangereux ennemi, car son pouvoir est grand sur le peuple, » dit le peureux écuyer.

« Bah ! je connais le moyen de désarmer le tondu. Envoyez-le chercher, et dites-lui de venir me parler ; veillez à ce que la barbacane et la porte soient bien munies d’archers ; apostez des lanciers dans les maisons de chaque côté de la rue ; que la rue elle-même soit barricadée de chariots, bien embarrassés les uns dans les autres, mais comme s’ils se trouvaient là par hasard… Placez un corps de gaillards déterminés sur ces chariots et par derrière. Aussitôt que les marchands et leurs mules entreront, car… les mules… c’est le principal de l’affaire, levez-moi le pont-levis, abaissez-moi la herse, envoyez-moi une pluie de flèches contre les arrivants, s’ils font mine de résister ; si quelques uns entrent, désarmez-les, et qu’ils soient enfermés entre la barricade devant eux et l’embuscade derrière et autour… Et alors, Kilian… — Alors, comme de joyeux compagnons libres, nous fouillerons jusqu’au coude dans les poches anglaises… — Et, comme de gais chasseurs, nous nous baignerons jusqu’aux genoux dans le sang suisse. — Mais le gibier pourra bien ne pas se laisser prendre aisément… Ils sont conduits parce Donnerhugel dont nous avons entendu parler, qu’ils appellent le jeune Ours de Berne. Ils ne manqueront pas de se défendre. — Tant mieux, l’ami ! aimerais-tu mieux tuer des brebis que chasser des loups ? En outre, nos instruments sont prêts, et toute la garnison nous soutiendra. Honte à vous, Kilian !… Vous n’aviez pas coutume d’être si scrupuleux. — Je ne le suis encore guère… Mais ces hallebardes suisses et ces sabres à deux mains ne sont pas des jouets d’enfant… Et puis, si vous appelez toute notre garnison à l’attaque, à qui Votre Excellence confiera-t-elle la défense des autres portes et le tour des murailles ? — Fermez, barrez et enchaînez les portes et qu’on m’apporte les clefs ici. Personne ne sortira de la place avant que cette affaire soit terminée. Faites prendre les armes à quelques vingtaines de citoyens pour garder les murs, et veillez à ce qu’ils remplissent bien ce devoir, ou je les condamnerai à une amende qu’il leur faudra bien payer. — Ils murmureront. Ils disent que, n’étant pas sujets du duc, quoique la place soit provisoirement au pouvoir de Son Altesse, ils ne doivent pas être soumis au service militaire. — Ils mentent, les lâches esclaves ! Si je ne les ai pas employés jusqu’à présent, c’est parce que je méprise leur secours ; et aujourd’hui même, je ne recourrais pas à eux s’il s’agissait de toute autre chose que de regarder tout droit devant eux. Qu’ils obéissent, s’ils tiennent à leurs propriétés, à leurs personnes, à leurs familles ! »

Une voix grave répéta en ce moment derrière eux les paroles emphatiques de l’Écriture : « J’ai vu le méchant fleurir dans sa puissance comme un laurier ; mais je suis revenu, et il n’était plus. Je l’ai cherché, mais il ne s’est trouvé nulle part. »

Archibald d’Hagenbach se retourna d’un air sombre, et rencontra le regard sévère et sinistre du prêtre de Saint-Paul, portant l’habit de son ordre.

« Nous sommes occupés, mon père, dit le gouverneur, et nous écouterons votre sermon une autre fois. — Je viens mandé par vous, monsieur le gouverneur, dit le prêtre, autrement je ne serais pas venu de moi-même dans un lieu où je sais que mes sermons, comme vous dites, ne peuvent faire aucun bien. — Oh ! pardonnez, mon révérend père, dit d’Hagenbach. Oui, il est vrai que je vous ai fait appeler pour vous demander vos prières et votre bienveillante intercession auprès de Notre-Dame et de saint Paul, dans certaine besogne qui doit nous arriver ce matin, et dans laquelle, comme dit le Lombard, je pressens roba di guadagno[2]. — Seigneur Archibald, » répondit tranquillement le prêtre, « je crois et j’espère que vous n’oubliez pas le respect dû aux glorieux saints jusqu’à demander leur bénédiction pour des exploits tels que ceux qui ont été déjà trop souvent par vous accomplis depuis votre arrivée parmi nous… événement qui en lui-même est une preuve de la colère divine. Même permettez-moi de vous dire, si humble que je sois, que le moindre sentiment de décence envers un ministre des autels devrait vous empêcher de m’engager à dire des prières pour la réussite de vos rapines et de vos brigandages. — Je vous comprends, mon père, » répliqua le sordide gouverneur, « et vous verrez si je dis vrai. Tant que vous êtes sujet du duc, vous devez par votre place offrir au ciel vos prières pour son succès dans ces entreprises qui sont légalement conduites. Je reconnais au signe gracieux que fait votre vénérable tête que vous m’accordez ce point. Eh bien ! alors, je serai aussi raisonnable que vous l’êtes. Quand je dis que nous désirons obtenir l’intercession des bons saints et de vous, leur pieux interprète, pour une chose qui sort un peu des voies ordinaires, et qui, si vous le voulez, est d’une nature un peu douteuse… est-ce à dire que nous ayons le droit de les prier, eux ou vous, sans récompenser justement leurs peines ou les vôtres ? Assurément non. Je fais donc vœu et je promets solennellement que, si je termine avec bonheur l’aventure de la matinée, saint Paul aura une nappe d’autel et un bassin d’argent, large ou petit, suivant que mon butin le permettra… Notre-Dame, une pièce de satin assez longue pour rendre sa parure complète, avec un collier de perles pour les dimanches… et vous, prêtre, vous recevrez quelques vingtaines de larges pièces d’or anglaises pour avoir servi d’intermédiaire entre les bienheureux saints et nous, car nous reconnaissons que nous sommes trop indigne et trop profane pour négocier en personne avec eux. Maintenant, seigneur prêtre, nous comprenons-nous bien ? car j’ai peu de temps à perdre. Je sais que vous avez mauvaise opinion de moi, mais vous voyez que le diable n’est pas si horrible qu’on le représente. — Nous comprenons-nous bien ? » répondit le prêtre noir de Saint-Paul, en répétant la question du gouverneur… « Hélas ! non, et j’ai peur que nous ne nous comprenions jamais. Avez-vous jamais entendu les paroles dites par le saint ermite Berchtold d’Offringen à l’implacable reine Agnès, qui avait vengé avec une si effroyable sévérité l’assassinat de son père, l’empereur Albert ? — Non, répliqua le chevalier, je n’ai étudié ni les chroniques des empereurs, ni les légendes des ermites ; c’est pourquoi, seigneur prêtre, si ma proposition ne vous convient pas, n’en parlons pas davantage. Je ne suis pas accoutumé à faire accepter mes faveurs de force, ni à babiller avec des prêtres qu’il faut supplier lorsqu’on leur offre des cadeaux. — Écoutez encore les paroles du saint homme : le temps peut venir, et bientôt, où vous désirerez vivement entendre ce que vous rejetez avec dédain. — Parlez, mais soyez bref ; et sachez, quoiqu’il vous soit possible d’épouvanter ou d’émouvoir la multitude, que vous parlez maintenant à un homme dont la résolution est si bien prise qu’il n’est pas au pouvoir de votre éloquence de la faire changer. — Apprenez donc qu’Agnès, fille d’Albert, assassiné, après avoir versé des flots de sang pour venger sa mort sanglante, fonda enfin la riche abbaye de Kœnigsfeldt, et que, pour lui donner un plus grand renom de sainteté, elle fit en personne un pèlerinage à la cellule du vénérable ermite et le pria d’honorer son monastère en venant y établir sa résidence. Mais quelle fut sa réponse ?… Appliquez-vous-la et tremblez : « Va-t’en, femme impitoyable, dit le saint homme ; Dieu ne veut pas être servi par des mains criminelles, et il rejette les dons qui sont obtenus par la violence et le brigandage. Le Tout-Puissant aime la compassion, la justice et l’humanité, et c’est par ceux-là seulement qui les aiment aussi qu’il veut être adoré. » Maintenant, Archibald d’Hagenbach, voilà une fois, deux fois, trois fois que vous avez été averti : vivez en homme dont la sentence a été rendue, et qui doit en attendre l’exécution. »

Après avoir prononcé ces mots d’un ton menaçant et d’un air sinistre, le prêtre de Saint-Paul se détourna du gouverneur dont le premier mouvement fut de commander qu’on l’arrêtât. Mais lorsqu’il réfléchit aux sérieuses conséquences qui pourraient s’ensuivre s’il usait de violence envers un prêtre, il le laissa partir en paix, convaincu que sa propre impopularité rendrait toute tentative de vengeance extrêmement téméraire. Il se fit donc servir un gobelet de Bourgogne, dans lequel il noya son déplaisir ; et il venait de rendre le vase à Kilian, après l’avoir vidé jusqu’au fond, lorsque la sentinelle de faction sur le haut de la tour sonna sur le cor une note qui annonçait l’arrivée de quelques étrangers à la porte de la ville.



  1. Allusion aux événements racontés dans Quentin Durward. a. m.
  2. Littéralement, bien du profit. a. m.